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Comme un précédent billet le rappelait, je me suis facilement laissé prendre dans l’équipe locale chargée de mettre au point la signalétique à placer dans le village pour que les visiteurs sachent bien qu’ils se trouvent dans un « village de caractère ». Défini par le terme flatteur de « personne ressource », je suis censé apporter une caution scientifique à la réalisation d’un programme prioritairement touristique qui vise à mettre en relief et en valeur les vestiges historiques si nombreux dans le village. Je viens finalement de donner mon accord pour la validation de cette signalétique.

De multiples raisons, effectivement plus ou moins en rapport avec « la science historique », m’y ont incité, notamment l’attention et la compréhension de la Municipalité et de ses conseils. Ont pu ainsi être « sacrifiées » des affirmations, naguère tenues pour démontrées (alors qu’elles ne le sont pas) et qui auraient permis de présenter aux visiteurs un passé à forte valeur ajoutée, mais d’une valeur assez frelatée au regard des exigences scientifiques. Mais surtout, il a été facilement accepté, parce que facilement compris, qu’on peut s’appuyer sur les énigmes de l’histoire locale pour la valoriser ce qui a permis de proposer au public un récit ouvert qui ne dit pas « voici ce qui fut » mais « voilà ce qui reste ».

Cela dit – et il est sans doute impossible qu’il en aille autrement – j’ai éprouvé, au moment de donner mon accord, un agacement certain devant les dernières tentatives, assez efficaces, pour tirer le travail loin de l’histoire « scientifique » vers la promotion très commerciale (sous couvert parfois d’esthétisme ou de moralité) de certains produits locaux tels que le vignoble ou les visions passéistes du passé. Un exemple : j’avais proposé pour les panneaux de la signalétique un texte qui aurait permis d’attirer, sans insistance, l’attention des visiteurs sur le fait que « le château de la Motte », tel qu’on peut le voir actuellement, ne peut pas être dans le droit fil de ce qu’il fut peut-être à la Renaissance, puisqu’à la fin du dix-neuvième siècle, par manque d’entretien (et non à la suite de quelque attaque bien héroïque), il avait été abandonné par ses propriétaires qui avait fait construire une résidence annexe à proximité. Or, le manque d’entretien en question a été ressenti comme une sorte de jugement méprisant sur la gestion des propriétaires de l’époque ! Je n’exclus pas du tout que ce ressentiment soit sincère, mais, outre que je ne vois pas comment un texte du vingt-et-unième siècle peut atteindre des personnes vivant il y a un siècle et demi, je trouve particulièrement vide de sens le concept de « propriétaires du château » : ceux d’aujourd’hui ne sont en rien responsables, ni comptables, ni gratifiables des faits et gestes de leurs prédécesseurs successifs. La valeur marchande du château risque-t-elle d’en souffrir ?

Finalement, le texte a été modifié et j’ai accepté assez sereinement qu’il en soit ainsi, mais je vois encore dans cette intervention tardive un des signes de l’ambiguïté du programme « Village de Caractère » quant à ce que ce programme appelle « l’histoire ». L’histoire (et dans ce cas, il est bon de lui mettre une majuscule), l’Histoire donc devient un produit d’appel, susceptible de draguer le chaland, préalablement formaté, le chaland, par les biais des techniques de la communication, pour demander de bons vestiges bien cartésiens qui s’intégreront facilement dans une Histoire locale, elle-même dérivée de la grande Histoire, elle-même réduite à la Vulgate nationale ou européenne. Et, à partir de ce produit promotionnel, bien empaqueté par la signalétique, notre chalandise va laisser sur place des euros bien sonnants, encore que trébuchants quelque peu.

Je ne feindrai pas de m’indigner plus longtemps d’un processus dont il était évident dès le début qu’il irait jusqu’à son terme. Mais je tenais à manifester fugitivement ce léger mouvement d’humeur pour attirer l’attention – je dirais une fois de plus, si je pouvais ignorer le caractère ultra-confidentiel de « Ailleurs-Sur-Toile » – sur la contradiction que tout historien ou tout lecteur de récit historique rencontre en permanence : il y a quelque chose en chacun de nous qui exige que l’Histoire s’approche au plus près de « ce qui fut réellement », mais plus nous prenons au sérieux ce besoin, plus nous en pressentons le caractère irréalisable. Plus nous progressons dans notre connaissance du Passé, plus nous nous convainquons qu’il n’y a pas de progrès en ce domaine, sauf à considérer comme progrès l’accumulation des archives (nous savons maintenant que tout est archive, y compris l’éphémère fleur de la saponaire qui se greffe sur les échauguettes de la forteresse) ou la multiplication des points de vue dont nous continuons à vouloir croire qu’ils finissent par bâtir une sorte d’image stroboscopique du Passé.

Malgré tout l’injonction demeure, et très forte : les historiens doivent nous restituer le Passé tel qu’il fut quand il était Présent ! Si je passe aujourd’hui devant le château de la Motte, je comprends tout de suite qu’il s’agit d’un vestige, d’un reste, mais je demande à l’histoire de me raconter ce reste de manière que je puisse retrouver ce que fut « un château-fort du Moyen-Âge » avec son village autour. Et si la documentation recensée ne permet pas aux historiens de dater de façon certaine la construction du château, s’ils sont sûrs au contraire que les restes actuels portent les marques de « restaurations » successives (deuxième moitié du seizième siècle et première moitié du vingtième siècle) et si, du coup, ils proposent un récit qui met plutôt l’accent sur les images que Guillaume de la Motte, vers 1580, ou Jacques et Inès Henry, vers 1950, ont pu se faire de ce fameux château-fort, alors je m’agace de toutes ces hésitations, même si je perçois que l’allure « florentine », que tant de mes contemporains lisent dans le château et ses alentours, suggère autre chose que sa supposée vocation de forteresse.

À tant vouloir répondre positivement à cette exigence, on se condamne non seulement à poser des affirmations abusives mais aussi à manquer un des charmes de l’Histoire : la perception que celle-ci est un récit, un roman si l’on veut, et même un conte, qui est toujours en cours d’élaboration, de refonte, de réajustement, un récit qui est en fait en permanence à l’état naissant ou renaissant. Que ces transformations du récit ne nous rapprochent en rien d’une « réalité » insaisissable (à supposer qu’elle fût!) peut décevoir mais permet en même temps de ressentir le surgissement neuf (et assez exaltant) d’un nouveau possible.

À la différence toutefois du conte ou du roman, le récit historique doit aussi prendre en compte ce qui est considéré, au moment où il s’invente, comme de la documentation et c’est cette exigence qui, le corsetant, lui confère son caractère scientifique.

J’ai beau prendre plaisir à proposer de lire dans le Château de la Motte actuel des tentatives successives pour construire une maison-forte sur le modèle des forteresses médiévales, non pas tant pour que ce soit solide mais par plaisir esthétique ; j’ai beau utiliser ce que je sais de la documentation pour proposer même trois moments-clés pour ces tentatives (début du 16ème siècle, fin du 16ème siècle après l’incendie, fin du 19ème siècle, à la suite d’une longue période de mauvais entretien) ; je sais que si un jour quelqu’un produit une pièce attestant que la tour nord existait au 13ème siècle et une autre pièce attestant que la tour sud existait au 14ème siècle, alors je serai bien obligé de revoir ma copie. Tant que ce n’est pas le cas, je maintiens que le récit est plus cohérent (avec lui-même et avec la documentation) quand il suppose qu’en 1396 (date admise de la construction ou de la reconstruction de l’église paroissiale), il n’y avait ni murailles ni château à Chassiers et que ce fut sans doute une des raisons qui obligea la communauté chassiéroise et Jacques de Chalendar à se lancer dans la construction d’une église fortifiée pour participer à « la mise en défense du Royaume » souhaitée par le Roi, en cette période de Guerre de Cent Ans.

Quelques années avant 1396 (en 1384, je crois), Jacques de Chalendar a épousé Jeannette de Chassiers. Il est, à ce moment-là, le représentant d’une famille notariale qui remplit une fonction importante (lieutenant ou « tenant lieu ») au près de la Sénéchaussée de Villeneuve-de-Berg, créée un siècle auparavant. C’est donc un noble par la plume plus que par l’épée et cela ne suffit pas pour garantir qu’il ait eu un château en sa possession. Son mariage avec Jeannette de Chassiers le lui a-t-il apporté ? Ce n’est pas impossible, mais rien ne le prouve. Au contraire. Si on admet que la création de châteaux-forts obéit surtout à des considérations militaires (liaison logique, mais à vérifier) et si on remarque que le dernier épisode guerrier remonte alors au début du treizième siècle – ce fut le long conflit entre les comtes de Toulouse et les évêques de Viviers – on constate que la documentation fait état de plusieurs châteaux dans les environs mais qu’un seul peut correspondre au territoire actuel de Chassiers, celui de Fanjau. Et encore, ce dernier dut être détruit par Amaury de Montfort sur injonction du roi de France, si bien qu’il semble bien n’en rester rien.

Il est donc assez invraisemblable que Jeannette de Chassiers ait apporté à Jacques de Chalendar quelque château que ce fût. Et, du coup, il devient très vraisemblable (mais non prouvé !) que c’est l’arrière-arrière-petit-fils de Jacques de Chalendar, Guillaume, premier du nom, qui, vers 1500, a fait construire l’ancêtre du château actuel, non pas en tant que forteresse mais comme une villégiature s’inspirant largement des représentations que l’on avait alors des châteaux-forts. C’est son fils Guillaume, second du nom, qui a assisté en 1568 à la destruction partielle de la demeure familiale lors d’un des épisodes des guerres religieuses et qui en a entrepris la première reconstruction (probablement sur le même modèle à l’aide de subsides votés par les Etats du Vivarais).

J’ajouterai ici que la documentation existante permet de dresser un portrait humaniste de Guillaume II de la Motte, ami d’Olivier de Serre, essayant comme lui de ne pas envenimer les confits religieux, notamment en 1572, portrait qui aide à comprendre que ce château-fort soit rapidement apparu moins comme une forteresse que comme une sorte de décor pour « Théâtre d’Agriculture » invitant à la mesure et à la méditation, bref au « Mesnage des Champs ». Je rappelle ici pour mémoire le titre de l’ouvrage majeur d’Olivier de Serre : « Théâtre d’Agriculture et Mesnage des Champs ». Cela n’est pas guerrier. Cela n’est pas héroïque. C’est beaucoup mieux. C’est peut-être tout simplement « ailleurs » : là où avoir du caractère ce n’est pas forcément rouler de la mécanique mais savoir entendre et faire entendre la voix de la discrétion.

« Que l’effacement soit ma façon de resplendir (Philippe Jaccottet).

Ce billet, pour être bien compris, doit être relié notamment à Chassiers, village de caractère et à Construction de Saint-Hilaire (et chapitres suivants)
peut-être même avec pour le petit château de la Motte

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Chapitre 11 de l’Histoire de Chassiers.

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Chassiers, dans la Révolution (2)


« Tous, des jean-foutre : »

L’année 1790 voit les provinces du Royaume installer progressivement les nouveaux cadres de l’administration. C’est ainsi que la province du Vivarais devient le département de l’Ardèche, que cette circonscription est divisée entre trois districts dont celui du Tanargue où Largentière va jouer un rôle majeur, en même temps que Joyeuse. Nous avons vu dans le précédent billet que la première municipalité de Chassiers a été élue en janvier 1790 et que le premier maire de la nouvelle commune est Joseph Payan. Comme à Chassiers, les nouvelles autorités du département et du district sont des hommes connus comme petits notables et acceptés comme tels par la majorité de la population.

Seulement, les décrets de l’Assemblée Nationale qui précisent leurs fonctions, leurs droits et leurs devoirs s’inspirent de considérations idéologiques assez neuves (on peut les résumer en disant qu’elles relèvent toutes plus ou moins des « Lumières », inspirées par Montesquieu, Diderot, d’Alembert, Voltaire, Rousseau), encore très controversées en 1790. De plus, ces décrets sont rédigés dans une langue un peu raide, très juridique d’aspect,  et qui s’efforce d’être à la fois générale et précise ! Ils vont ainsi contribuer, malgré leurs rédacteurs, à installer un fossé entre Paris et la Province mais aussi entre les relais provinciaux de la capitale et les gens du peuple. Même des décisions comme l’abolition des titres et des signes extérieurs de noblesse, en juin 1790, peuvent alors paraître incongrues aux yeux des roturiers de Chassiers ! Paradoxalement, on y comprend mieux la confiscation par la Nation des biens ecclésiastiques (novembre 1789), à partir du moment où on sait que la Nation prendra en charge les salaires du clergé.

Dès 1790, les questions liées à la place de la religion catholique dans la société en transformations multiples vont pourtant passer au premier plan et affecter les relations non seulement des Chassiérois avec les autorités dont ils dépendent, notamment celles du district et celles du département, mais aussi des Chassiérois entre eux.

Tenez ! Nous sommes le dimanche 20 mars 1791, à l’issue de la messe dite par le curé Joseph Victor Pavin dans l’église paroissiale. Les fidèles commencent à s’ébrouer pour rentrer chez eux, quand quelqu’un de la municipalité (et ce n’est pas le maire, Joseph Payan, mais Hilaire Brun) leur demande d’attendre un instant. Jean-Baptiste Bellidentis Rouchon « premier officier municipal » (premier adjoint, si on veut) s’avance alors pour faire la lecture du décret du 27 novembre dernier. Par ce décret, l’Assemblée Nationale Constituante demandait aux « fonctionnaires ecclésiastiques », comme à tous les fonctionnaires de prêter serment de fidélité à la Constitution Civile du Clergé, votée quelques mois auparavant. Normalement, cette lecture aurait dû être faite par Pavin (mais il avait refusé) ou, à son défaut, par le vicaire Jean-Baptiste Jossuin (mais il avait refusé arguant qu’il dépendait de son curé) ou, à la rigueur par le maire Joseph Payan (mais celui-ci ne pouvait pas « parce qu’il avait mal aux yeux« ).

Jean-Baptiste Bellidentis-Rouchon va lire le décret jusqu’au bout, mais il sera souvent interrompu par « un murmure confus » de voix discordantes « criant à haute voix » qu’il faut sortir de l’église, que c’est un ministre qui prêche, que la municipalité « ne vaut pas un jean-foutre » (un j.f. dans le texte!), qu’elle doit être « mise à bas« , de même que le Département et le District, qu’ils ont reçu 1900 livres pour ça, que « la Religion est perdue« … Sans micro, difficile de mener à bien cette lecture et Bellidentis-Rouchon est obligé de forcer la voix, ce qui en rajoute sur les propos du décret. Mais enfin, tout est en règle : le décret a été proclamé à Chassiers et tout le monde est rentré, sain et sauf, à la maison. Hilaire Brun est chargé de rédiger le procès-verbal de la proclamation, grâce auquel nous connaissons les détails dont je me suis servi.

*

Chassiers et les deux premiers camps de Jalès.

Ce procès-verbal sera signé par tous les membres de la municipalité sauf un : Bellidentis-Rouchon, Mathieu, les deux Dupuy, Blachère, Roche, Prat, Perbost, Boutière, Bonneton, Radares et, bien entendu Brun ont signé mais Joseph Payan, le maire, n’a pas signé. D’ailleurs huit jours plus tard, il donnera sa démission « à cause de mes infirmités« .
voir ici
C’est en effet un homme âgé et affaibli que les Chassiérois avait choisi pour être leur premier maire et il n’est pas certain – contrairement à ce qu’on est peut-être en train de penser – qu’il s’agisse seulement d’un prétexte. Et même s’il s’agissait d’un prétexte, celui-ci ne renvoie pas seulement à l’attitude psychologique d’un vieillard finaud dont la ruse ne trompe d’ailleurs personne. Il signale un comportement politique que l’historien doit prendre en compte s’il veut interpréter les réactions de la communauté chassiéroise face à ce qu’on commence à peine à appeler en 1790 « la Révolution ».

Les nouveaux notables de Chassiers – qui ne sont nouveaux que parce qu’ils sont reconnus enfin comme notables par les autorités centrales du royaume – savent (ou ne peuvent pas ignorer) qu’il a fallu des générations et des générations pour que les institutions officielles prennent acte de l’existence des communautés de paroisse. J’ai montré, je pense, qu’en 1535, par exemple, on avait déjà conscience (et volonté) à Chassiers de ne former qu’un seul « corps mystique » dont la réalité charnelle avait plus d’importance que les décisions administratives venues d’en haut. Quand celles-ci arrivent à Chassiers (pour recadrer ou pour équarrir), la paroisse ne se révolte pas, n’obéit pas, mais biaise, parfois avec la sourde oreille, parfois avec l’œil aveugle, toujours avec le dos rond. Joseph Payan est bien dans cette logique et ses partenaires de la municipalité de 1790 aussi, qui ne cessent d’improviser des biais pour progressivement intégrer les décisions nationales dans la paroisse tout en les infléchissant aux limites (parfois franchies, mais en douceur) de l’illégalité.

Or, quand la séance évoquée a lieu, à la sortie de la messe, en mars 1791, deux événements récents viennent de marquer les esprits en montrant à la fois la persistance de cette approximation rurale, dans laquelle baignent les Bellidentis-Rouchon, les Hilaire Brun comme les Joseph Payan, et les menaces qui pèsent sur elles. Menaces pas toujours (et en tout cas pas seulement) venues de l’extérieur. Ces deux événements ont eu lieu en août 1790 et en février 1791 et au même endroit, dans la plaine de Jalès, à moins d’une journée de marche de Chassiers. Il s’agit du premier et du deuxième camp de Jalès, à ne pas confondre avec le troisième que la grande Histoire a plutôt retenu et qui se tiendra en juillet 1792.

Les récits historiens qui en ont été présentés reflètent inévitablement l’incertitude et les confusions qu’on peut imaginer chez les protagonistes, à travers la documentation retenue. Le premier camp de Jalès vise officiellement à rassembler, dans un lieu qui peut les contenir tous, les gardes nationales du sud du département, dans le but d’entretenir l’esprit de fédération nationale. Le terme même de fédération désigne seulement, à cette date (il évoluera par la suite), l’enthousiasme de la nation rassemblée. Et il y a beaucoup de rassemblements de ce genre à travers tout le royaume. Au départ, c’est plutôt une fête, à mettre en liaison avec la construction du mythe du 14 juillet, fête nationale.

Chassiers va y envoyer ses gardes nationaux. Peut-être pas tous, car ils sont nombreux (« le nombre d’individus qui composent cette garde s’élève à deux cents », précisera une délibération municipale d’avril 1791), mais une bonne partie d’entre eux. Accompagnés par les plus valides de la municipalité (Joseph Payan ne fait certainement pas partie de la délégation, mais ses deux fils, Pierre et Xavier, probablement oui), les gardes chassiérois partent en fin de nuit, heureux et fiers de se sentir ensemble. Rien de belliqueux pour l’instant, sinon cet espèce d’héroïsme vague qu’inspirent les dernières étoiles et les premières candeurs du jour. « À l’aube, ce qui naît, cherche son nom ». Bien que mal armés (« il serait impossible de trouver 25 bons fusils » selon la même délibération municipale), ils marchent joyeusement vers le midi et viennent renforcer d’autres bataillons.

Combien sont-ils à avoir entendu parler des querelles qui ont présidé à la convocation ? Sans doute, très peu, car apparemment elles ne concernent pas Chassiers. Deux hommes sont à l’origine de la fête : Louis-Bastide de Malbosc, maire de Berrias, et Rivière de Larque, procureur syndic du district de Largentière. Leurs objectifs ne sont pas exactement les mêmes. Je suis sur ce point François de Jouvenel

Pour Malbosc, le but poursuivi est de transformer la fête en une gigantesque manifestation catholique destinée à apporter son soutien à ses coreligionnaires de Montauban et surtout de Nîmes qui sont persécutés par des protestants. Certes des municipalités vivaroises comme celles des Vans et de Vallon vont envoyer certainement des gardes nationales plus ou moins calvinistes, mais elles seront très minoritaires et il ne s’agit pour l’instant que d’exercer une pression.

Pour Rivière de Larque, dont le poste de procureur-syndic du district de Largentière est menacé par le regroupement des districts ardéchois (qui doivent passer de sept à trois), il s’agit d’influencer les autorités départementales en se montrant capable de mobiliser les foules au service de la Nation, de la Loi et du Roi.

Les deux protagonistes peuvent être satisfaits car, en fin de matinée, ce sont plus de vingt mille hommes qui campent dans la plaine. Mais nos Chassiérois n’y sont pas noyés car ils y rencontrent beaucoup de voisins. Il est quand même plus que probable qu’ils s’intéressent plus aux bruits qui courent sur les menaces contre la religion catholique qu’à la division du département en trois ou en sept districts!

Encore une fois, sans les moyens techniques qui permettent d’entendre ceux qui prennent la parole sur les estrades, on bavarde entre soi, on campe, on s’installe comme on peut, on se joint aux applaudissements ou aux huées sans savoir ce qui les provoque. La fête tourne souvent à la foire, parfois à la foire d’empoigne.

Comment, dans ces conditions, suivre le débat juridique qui oppose le maire de Berrias et le procureur syndic du district éphémère de Largentière ! Il a pourtant son importance et Joseph Payan, Hilaire Brun ou Jean-Baptiste Bellidentis-Rouchon auraient eu leur mot à dire. Rivière de Larque semble avoir insisté pour une organisation verticale (et descendante) des nouveaux pouvoirs politiques : l’Assemblée Nationale ordonne à l’assemblée départementale, qui ordonne à l’assemblée de district (et en détermine le nombre), qui ordonne aux municipalités. De Malbosc insiste, lui, beaucoup plus sur le droit des municipalités à adapter le service de la Nation, de la Loi et du Roi aux conditions locales et, dans la foulée, à proposer des mesures pour défendre l’Assemblée ou la Loi quand elles sont menacées, ce qui n’est pas le cas d’après lui, mais aussi la Religion et le Roi, lorsqu’ils sont menacés, ce qui serait le cas, au moins pour la Religion (catholique, bien sûr).

Quand la troupe chassiéroise, sans doute harassée, rentre au bercail, ce 18 août 1790, à la tombée de la nuit, ses membres ignorent probablement ce qui a été décidé (en fait : rien n’a été décidé, sinon le choix d’un comité du camp) mais ils croient savoir qu’il y a de nombreux « mal intentionnés » qui s’en prennent tantôt au Roi, tantôt à la Loi, tantôt et le plus souvent à la Religion, c’est-à-dire pour beaucoup d’entre eux à la Nation.

Quelques mois plus tard, en février 1791, donc quelques jours avant les incidents dans l’église de Chassiers, l’agitation reprend dans le sud du département. Mais cette fois, l’ambiance est différente. Le deuxième camp de Jalès n’est pas une fête. D’abord, la saison ne s’y prête pas : la plaine de Berrias peut être particulièrement froide et désagréable en hiver humide. Ensuite, l’esprit de fédération s’est émoussé en quelques mois : les discours rousseauistes sur l’unité et la force de la nation apparaissent de plus en plus comme écrits et prononcés dans un langage stéréotypé ; la menace extérieure ne les a pas encore réactivés. Et surtout, la convocation à ce second camp émane du comité de Jalès créé à l’issue du premier camp et ne passe pas par les canaux officiels, maintenant mieux en place que l’été d’avant. Le comité de Jalès a installé des réseaux qui vont lancer les convocations et les troupes sans passer par les districts ou les municipalités.

Le deuxième camp de Jalès apparaît ainsi comme une concentration de forces catholiques mobilisées pour défendre les catholiques d’Uzès que des rumeurs soigneusement entretenues présentent comme victimes, de la part des protestants du crû, des mêmes persécutions que celles de Nîmes. La région de Saint-Ambroix sera d’ailleurs très représentée à Jalès, qui relève du diocèse d’Uzès et non de celui de Viviers.

Je n’ai pas trouvé de traces directes de ce second camp à Chassiers, mais il n’est pas du tout impossible que, sans l’aval de la municipalité, des jeunes gens du village aient fait partie de ces bandes qui convergent vers Jalès en passant par les communes où les protestants leur paraissent trop bien représentés. Ce qui est très vraisemblable, c’est que le passage des conjurés dans les alentours a favorisé la diffusion d’un sentiment encore assez vague selon lequel les autorités officiellement reconnues par l’Assemblée nationale constituante ne respectent plus la « vraie » religion, sur deux points principaux : la Constitution Civile du Clergé et le serment demandé aux « fonctionnaires ecclésiastiques ».

Il n’est donc pas étonnant qu’en mars 1791, des incidents bruyants aient éclaté dans l’église de Chassiers pour empêcher Jean-Baptiste Rouchon de lire le décret sur le serment. Mais Rouchon, comme Payan qui ne va pas tarder à démissionner, ou comme Brun ou Mathieu, veulent éviter à la fois les effusions de sang et l’affrontement direct avec le district ou le département. La manière dont les élus de Chassiers vont gérer l’affaire du serment civique demandé aux prêtres illustre bien cette stratégie de prudence et de tergiversations.

*


Jean-Baptiste Jossuin, vicaire

Il se trouve que le secrétaire de la commune, alors membre de la municipalité, Hilaire Brun, ancien recteur de la Confrérie des Pénitents Bleus, a rédigé de nombreux procès-verbaux officiels, d’une plume alerte et qui reste lisible, et que ces documents ont été conservés. Ce qui suit s’appuie sur cette documentation.

Je note d’abord qu’après les incidents de l’église, la municipalité s’est rendue « dans la maison commune » (que je n’ai pas pu identifier) et qu’elle a décidé, malgré l’avis de Payan (qui a refusé de signer), de « se réserver de faire punir et poursuivre les moteurs de ces troubles comme perturbateurs de l’ordre public et infracteurs de la loi ». La condamnation est donc apparemment totale… sauf que les noms des perturbateurs n’apparaissent pas et qu’ils n’apparaîtront jamais. Mais les élus ont fait leur devoir.

Joseph Payan démissionne le 28 mars et le dimanche 10 avril a lieu l’élection de son remplaçant par le collège des citoyens actifs de la commune. Je rappelle que le nombre des chefs de famille chassiérois qui sont imposés pour au moins un « marc d’argent » est officiellement de 203. Mais le 10 avril, le scrutin est organisé dans la « chapelle des Pénitents » et il n’y a que 34 votants ! Que signifie cette abstention massive ? Prudence? Lassitude ? Hostilité aux nouvelles institutions ? Apparemment, la municipalité sortante ne s’attendait pas à la grande foule puisqu’elle a choisi la chapelle plutôt que l’église paroissiale.

Le procès-verbal décrit minutieusement les opérations du scrutin. On choisit d’abord comme scrutateurs les trois personnes les plus âgés de l’assemblée, à savoir Claude Mathieu, de Broche, 67 ans, Louis Dufour, du village, 53 ans, et Hilaire Roure, de Chalabrèges, 57 ans. Ce dernier avait été, trois ans auparavant (déjà!) un des trois délégués du Tiers à l’assemblée de Villeneuve de Berg. Les trois scrutateurs font alors procéder à l’élection (au scrutin de liste, c’est-à-dire en tandem) du président et du secrétaire de séance. Le seul tandem candidat est élu à la quasi unanimité (il y a deux abstentions mais elles peuvent correspondre au vote des deux candidats) : il s’agit de Jean Baptiste Jossuin, vicaire, qui présidera, et Antoine Bompart, qui lui servira de secrétaire.

Le fait que le vicaire (qui refuse toujours le serment civique) ait accepté de présider la séance n’est pas sans importance, loin de là. Car il sait qu’il va être obligé, comme les trois scrutateurs et le secrétaire de prêter « serment devant le corps municipal de maintenir de tout leur pouvoir la Constitution du Royaume d’être fidèles à la nation à la loy et au roy et de remplir avec zele les fonctions civiles et politiques qui leur seront confiées ». C’est un excellent biais pour jurer sans se renier ! Apparemment, l’assemblée toute entière approuve le détournement…

Le vote qui suit n’est pas unanime, bien qu’il semble n’y avoir eu qu’un seul candidat : Jean-Baptiste Rouchon qui réunit sur son nom 23 voix sur 34 votants. Évidemment , par rapport au 203 inscrits, c’est peu. Jean-Baptiste Bellidentis-Rouchon n’est peut-être pas lui-même notaire (ce n’est pas clair dans la documentation) mais il appartient à une famille notariale et il a des liens familiaux que je n’ai pas pu préciser avec Jean-Henri de Belledentis-Rouchon, conseiller au Parlement de Toulouse (avant 1789). Il aura été recteur de la Confrérie des Pénitents Bleus de 1780 jusqu’en 1787, en compagnie d’ailleurs de pratiquement tous les protagonistes cités jusqu’à présent. Son élection gomme au moins partiellement la rupture qu’aurait pu entraîner la démission de Joseph Payan. Chassiers continue à respecter presque la légalité et à presque n’en faire qu’à sa tête ! Voyez la suite immédiate.

Le dimanche suivant (soit le 17 avril 1791), le nouveau maire constate à nouveau avec le reste de la municipalité que le curé Pavin et le vicaire Jossuin n’ont toujours pas prêté le serment civique que la Loi (et la Nation, et le Roi !) exige de tous les fonctionnaires publics. Il s’apprête à en faire dresser procès-verbal par Hilaire Brun, quand, «avant la récitation» du dit procès-verbal, le vicaire Jossuin se présente et déclare : «Messieurs, quoique j’ai différé jusques à aujourd’hui d’obéir au décret de l’Assemblée Nationale….concernant le serment que doivent prêter tous les prêtres fonctionnaires publics, je sais trop ce que je dois au Roi des Rois qui me presse de me soumettre à ce que tout souverain a le droit de m’ordonner pour n’avoir jamais eu l’intention de m’y soustraire…». Début quelque peu tortueux, mais qui a sa signification propre puisque la municipalité sait fort bien qu’il s’agit là d’une formule mise au point à l’évêché de Viviers pour permettre aux prêtres de prêter le serment civique tout en protestant … un peu.

Et Jean-Baptiste Jossuin ajoute très vite (et cela est tout à fait personnel, mais aussi tout à fait … chassiérois) « je prêtai le serment civique comme citoyen le 10 du courant, jour où la Commune m’éleva d’une voix unanime à l’honneur de la présidence dans son assemblée pour l’élection d’un nouveau maire. Je viens aujourd’hui comme fonctionnaire public vous donner des nouvelles preuves de mes sentiments pour tout ce que je dois au Roy. Je déclare qu’attaché de coeur et d’âme à la religion catholique romaine et apostolique je veux y vivre et mourir fidele. C’est dans cet esprit et intentions que je jure de prendre soin des fidèles qui me sont et me seront confiés, d’être fidele à la Nation, à la Loy et au Roy et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par l’Assemblée Nationale et accepté par le Roy » . La boucle est bouclée et avec une certaine élégance.

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Pour une histoire sans majuscules…

L’historien est tenté d’ironiser (ses éventuels lecteurs aussi sans doute) sur ce qui peut apparaître comme de la comédie là où on espèrerait un peu plus d’héroïsme. Mais ne peut-on pas, au contraire, souligner à quel point les non-héros de ce récit ont su, sur le vif, échapper au moins momentanément au dilemme révolutionnaire/contre-révolutionnaire (ou; par rapport au serment : constitutionnel/réfractaire), à cette pensée binaire et meurtrière qui ne va pas tarder à envoyer au massacre, et comme malgré ceux qui l’ont adoptée, des centaines de milliers de personnes au nom de la Nation, ou du Roi, ou de la Religion ou de la Révolution ? N’est-il pas temps que les historiens s’avisent de dresser un récit qui abandonne la séduction de l’héroïsme et du sacrifice pour tenter de suivre les méandres, les zig-zags, les contradictions, les palinodies d’une navigation au plus près, sans boussole et parfois sans points cardinaux?

Mais sans doute est-ce plus facile pour l’historien local que pour les récits qui présentent une histoire nationale. Dans l’exercice de leur art, les historiens de la nation sont soumis (quelle que soit cette nation, mais très spécifiquement, la nation française) à des pressions, parfois grossières (quand il s’agit d’injonctions), parfois plus subtiles (quand il s’agit, par exemple, de récits reconnus « scientifiques », que l’on peut remanier mais avec prudence), parfois quasiment insaisissables (quand il s’agit de l’usage de la pensée binaire) qui les contraignent à verser dans la grandeur et l’héroïsme, ne serait-ce que pour tenter de donner un sens aux sévices infra-humains, subis ou exercés à l’occasion des « grandes dates » de l’histoire nationale. L’historien local, lui, est plus libre (il risque moins !) de s’affranchir de ces pressions, même s’il peut lui arriver de faire faire grise mine à tel office du tourisme ou à tel élu.

Et, s’agissant de Chassiers entre 1790 et 1792, la nuance s’impose ! Au vu de ce que je viens de décrire à propos du serment civique, la pensée binaire pourrait conclure que le vicaire s’en est bien sorti, à l’aide de son tour de passe-passe, alors que le curé Pavin, lui, aurait été obligé de vite quitter le village et de se cacher. Or, la documentation -et notamment les actes décrivant les baptêmes, sépultures et mariages pour les années 1790 et 1791– montre que ce ne fut pas le cas. Ou, pour rester « à la chassiéroise », pas tout à fait le cas…

Les registres paroissiaux des années 1790,1791 et même 1792 servaient d’état-civil, comme auparavant tout au long de l’Ancien Régime. Il faudra attendre la proclamation de la République en septembre 1792 pour que chaque commune tienne ses propres registres indépendamment de la paroisse. Tant que l’église tient le registre de référence, les naissances et les décès ne sont pas enregistrés en tant que tels, mais en tant qu’ils correspondent à l’octroi des sacrements du baptême et de la sépulture. Quand Agathe Brun meurt, par exemple, sans avoir pu recevoir l’extrême-onction, l’acte précise qu’elle est morte « d’une attaque » qui n’a pas laissé le temps au prêtre de faire classiquement son office. Quand on trouve un bébé abandonné, on le baptise automatiquement, même si l’on n’ignore pas qu’il l’a peut-être été ailleurs.

Ces enregistrements sont généralement très brefs pour les baptêmes et les sépultures et un peu plus circonstanciés pour les mariages. Et ils portent la signature du prêtre qui les a rédigés. En 1790 et 1791, quatre signatures apparaissent : celle de « Pavin, curé », de « Jossuin, vicaire », de « Cellier, prêtre » et de « Blachère, prêtre commis ». L’alternance entre le curé et son vicaire est normale et n’a donc pour nous d’autre signification que de signaler que, même non-jureur, Joseph Victor Pavin demeure le curé de Chassiers. C’est même lui qui, en décembre 1791, clôture de son paraphe le registre de l’année.

La présence, rare, de la signature de Cellier n’est signalée ici qu’à cause de ce nom : Cellier est non seulement un patronyme très répandu mais c’est aussi celui d’un prêtre qui, à partir de 1793, semble avoir défrayé la chronique en se jouant des gendarmes que les autorités révolutionnaires du district et du département lançaient contre lui. Mais je ne suis pas sûr qu’il s’agisse de la même personne…

Plus intéressante est la signature de « Blachère, prêtre commis ». Elle apparaît de temps en temps, comme si le curé Pavin s’était absenté par intermittences, tantôt ignorées volontairement par la municipalité (et dans ces cas, le vicaire intervenait), tantôt dûment enregistrées, obligeant alors les autorités à « commettre d’office » un remplaçant. Je n’épiloguerai pas sur ces allées et venues de Joseph Victor Pavin et n’essaierai donc pas d’imaginer où il se rendait : je me contenterai de constater que ce montage souple a au moins permis de gagner du temps. Mais à partir de 1792, l’accélération des événements va obliger l’approximation chassiéroise à prendre de nouvelles formes.

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Quelques précisions sur le cheminement à travers le village de Chassiers, comme « Village de Caractère »

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Chapitre 11 de l’Histoire de Chassiers.

Chassiers, dans la Révolution (1)

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« Aristocrates » et « Patriotes ».

Aucun délégué de Chassiers aux trois assemblées qui se réunirent en mars 1789 à Villeneuve de Berg ne fut choisi pour monter à Versailles à la réunion des Etats-Généraux. Mais, dès leur arrivée à Versailles, les élus avaient organisé (séparément et souvent contradictoirement) des réseaux qui leur permettaient, d’informer par courrier leurs correspondants locaux. De cette manière, chaque ville ou chaque village important pouvait croire connaître les événements de la capitale.

Pour Chassiers même, il est très vraisemblable que le principal relai s’incarnait dans la personne de Jean Henri de Bellidentis-Rouchon. Nous avons vu que ce Bellidentis-Rouchon là, bien qu’élu par le Tiers Etat de Largentière, a joué un rôle important dans l’élaboration du « Cahier de Doléances » de Chassiers. Par son intermédiaire, les nouvelles versaillaises parviendront (déjà sans doute un peu interprétées) aux notables de Chassiers.

Ces notables sont d’ailleurs également soumis, comme leurs homologues du Bas-Vivarais, aux informations fournies par les émissaires du Comte d’Antraigues. Celui-ci s’est fait connaître, dans ce printemps, comme favorable à des réformes profondes du système en place. Ses prises de position, souvent annoncèes avec la désinvolture brillante d’un grand seigneur à la mode, paraissent bien être dans l’air du temps et l’on est très surpris – et déçu – à Chassiers comme à Largentière, d’apprendre qu’en juin, ce député de la Noblesse aux Etats-Généraux de Versailles s’est opposé, sans succès, à la transformation des Etats Généraux en « Assemblée Nationale ». Or, il s’agit d’un thème sensible dans le Largentiérois.

On se souvient peut-être ( voir toujours ici ) qu’en 1787, des débats avaient déchiré le conseil consulaire de Largentière : 116 signataires d’une pétition réclamaient que la Noblesse et le Clergé locaux n’aient, réunis, pas plus de représentants que le Tiers-Etat. Or, les Etats-Généraux de Versailles viennent d’adopter une position similiaire, puisque la quasi-totalité des députés du Tiers, rejoints par une minorité importante de représentants du Clergé et même par quelques députés de la Noblesse, ont décidé de ne plus siéger par Ordres mais de se constituer en représentants de « la Nation » toute entière, en Assemblée Nationale. Bien plus, malgré le Comte d’Antraigues, cette Assemblée affirme son droit de proposer au Roi une Constitution. Ce sera donc une Assemblée Nationale Constituante. Appellation qui sera abrégée en « Constituante ».

Les notables de Chassiers et des environs se sentent alors (alors, c’est-à-dire par exemple dans les premiers jours de juillet) très montés contre ceux qu’on commence à qualifier d’aristocrates. Ce qualificatif ne s’applique pas systématiquement aux nobles ; il désigne seulement et assez vaguement ceux qui critiquent l’Assemblée Nationale et s’oppose au qualificatif antagoniste de patriotes. Pas plus que aristocrate ne renvoie à une réalité sociale, patriote, à ce moment, n’a pas vraiment de connotations guerrières. Tout le monde est patriote : les autres, dont le Comte d’Antraigues, sont des aristocrates.

Il faut bien comprendre que, pour l’instant et dans le Bas-Vivarais, le Roi n’est pas en cause. C’est sans doute une différence qui commence à apparaître par rapport à ce qui se passe à Paris ou à Versailles. On ignore ici que les conseillers de Louis XVI l’ont orienté d’abord vers une attitude hostile aux représentants du Tiers-Etat et qu’il y a eu un début d’affrontement, au moment du « serment du Jeu de Paume ». On ne retient que le ralliement du Roi au contrat proposé implicitement par la Constituante et qui paraît sage : les impositions demandées par le Roi seront votées par l’Assemblée Nationale quand celle-ci aura mis au point une Constitution qui organisera les rapports entre le Roi et la Nation.

*


La Grande Peur.

Ce décalage entre la capitale (où Paris va de plus en plus s’imposer par rapport à Versailles) et la Province la plus profonde se maintient lorsqu’est connue, à Chassiers, vers le 20 juillet, la prise de la Bastille. Telle qu’elle est connue ici, la nouvelle fait état d’une grande fête dans laquelle la Nation toute entière s’est emparée de la prison pour en libérer les prisonniers victimes de l’arbitraire. On met en relief l’aspect symbolique de l’incident et on en ignore les aspects sordides : on s’imagine que c’est comme seulement en chantant que le peuple s’est emparé, sans coup férir, de la lourde prison. On reste persuadé qu’au fond le Roi est d’accord avec ce geste.

L’atmosphère change quand même brutalement dans les jours qui suivent l’annonce de la prise de la Bastille. Celle-ci n’y est pour rien. Les historiens ont d’ailleurs du mal à construire un récit sur ce qui s’est passé en Bas-Vivarais comme en beaucoup d’autres provinces du Royaume. La similitude des évènements, ici et là, inclinerait à faire penser à une sorte de complot général dont personne n’a réussi à connaitre les auteurs. Au point qu’on peut raisonnablement douter de leur existence. Mais la documentation est incontournable : il y a bien eu une « Grande Peur » qui a duré plusieurs semaines et probablement infléchi le cours des événements.

Dans la nuit du 28 juillet, le tocsin aurait sonné sans relâche à Tournon, à Bourg Saint-Andéol, à Villeneuve de Berg. C’est du moins ce qui se dit, l’après-midi du 29 sur la Place de Chassiers et d’un jardin des Fourniols à l’autre. On s’attroupe près des fontaines. On cherche à voir si, des maisons Massot de Lafont ou Payan ou Bellidentis-Rouchon, quelqu’un ne va pas se montrer pour confirmer la rumeur. Mais une rumeur n’a pas besoin d’être confirmée : sa mystérieuse expansion suffit à lui donner une présence intense.

Quelqu’un parle de brigands. Peut-être des Masques Armés, à nouveau mobilisés? Moi, j’ai entendu dire que ces brigands ont à leur tête un certain Degout. Degout? vous n’y pensez pas, ce sont des aristocrates qui les encadrent. D’ailleurs, oui, Degout ou les aristocrates, peu importe, ils s’apprêtent à prêter main forte à des bandes de mercenaires piémontais qui sont déjà en Dauphiné, quelque part vers Valence. Piémontais? qu’est-ce que c’est que ça! Ce sont des espèces de pagels des montagnes de là-bas, aussi abrutis qu’un pagel vivarois : il suffit qu’on leur promette quelques pièces et ils sont prêts à envahir nos campagnes. Des Piémontais ! vous voulez rire! qui serait allé les chercher si loin ?

Peut-être aperçoit-on alors, par exemple, Louis Brun, qui, quelques semaines avant, avait été un des trois délégués du Tiers de Chassiers à Villeneuve, et s’approche-t-on de lui : alors? brigands, aristocrates ou Piémontais ? Le jeune homme s’en tire par une pirouette : pourquoi pas les trois? D’ailleurs ajoute-t-il (comment résister à l’envie de faire l’important?), on dit maintenant que les aristocrates se sont trouvés un chef… Le comte d’Antraigues! Non, pas d’Antraigues, mais bien plus haut que lui ! Un Prince, peut-être un frère du Roi… Un frère du Roi ! alors ce ne peut-être que le mauvais frère : le comte d’Artois. Il vise le trône.

Pour rassurer – et aussi, certainement, pour se rassurer – les deux consuls en exercice, Jean-Baptiste Rouchon et Claude Dupuy, prennent conseil de leurs familiers de la Confrérie des Pénitents Bleus : on va fermer les portes de la muraille et on sonnera le tocsin. On enverra un émissaire à Villeneuve de Berg pour demander des armes. En attendant, on convoque des volontaires pour qu’ils se réunissent sur la Place, avec des faux, des fourches et des gourdins. Autant de mesures à l’efficacité douteuse s’il y a danger véritable, mais qui sont très efficaces pour répandre les rumeurs. Largentière, Vinezac, Laurac réagissent de la même manière que Chassiers. C’est dire à quel point, les nouvelles sont avérées ! Partout, on s’encourage, on s’excite un peu, on admire les vaillants défenseurs de la cité. Dans les tout premiers jours d’août, on apprend que ces « gardes civiques » (qu’on va appeler successivement « gardes bourgeoises » puis « gardes nationales ») sont convoquées à la Chapelle sous Aubenas. On ne sait pas par qui ?

Mais on y va ! Quelques centaines d’hommes plutôt jeunes, probablement, assez excités et qui s’excitent encore plus au contact les uns des autres. L’historien aimerait bien trouver de la documentation sur ce rassemblement et savoir, en particulier, si des mots d’ordre « politiques » y ont été lancés et par qui. Pour être clair : le slogan « Mort aux aristocrates! », qui va beaucoup fleurir par la suite, est-il alors apparu ? On sait seulement que les gardes seront immédiatement renvoyés dans leurs villages, car personne sur place n’a vu arriver ni des brigands de la bande à Degout, ni des mercenaires piémontais. Les vaillants défenseurs de Chassiers et des environs en auront été quittes pour un aller-retour dans la journée, et en plein été. Espérons pour eux qu’ils sont parvenus à se convaincre que leur seule présence a fait peur aux ennemis.

Il semble qu’en maints endroits du Royaume, et en Vivarais notamment, ces rassemblements ont été l’occasion de s’en prendre parfois aux châteaux. A Largentière même, une maison Vésan aurait été attaquée. Pas plus de précisions. Sur Chassiers, comme en beaucoup d’autres endroits, rien de tel : les deux châteaux, les maisons de la Place ne sont pas inquiétés. Les relations aimables des nobles avec les notables non-nobles de la communauté facilitent le franchissement de cette étape dangereuse. Les Payan, les Rouchon, les Brun, les Blachère ne sont pas des sanguinaires assoiffés de changement et l’on croit savoir, dans les châteaux, qu’ils continueront à conduire Chassiers avec modération.

Et ils n’auront pas à craindre d’être débordés par les « ménasgers » chassiérois. Il y a bien parmi eux quelques dangereux, mais dans l’ensemble, l’éducation reçue -le plus souvent oralement, à partir des sermons ou des entretiens du curé Pavin ou de son vicaire Jossuin, à partir aussi des conversations familiales -persuade le paysan chassiérois qu’il ne faut pas bousculer l’ordre social si on ne veut pas déséquilibrer l’ordre naturel et subir alors inondations, sècheresses, grêles et froidures.

*


La première municipalité de Chassiers.

Comme son notable, le paysan de Chassiers sait aussi qu’il lui est possible de profiter des hésitations du moment pour se dispenser de l’impôt qu’il soit royal ou féodal, laïque ou religieux. Ce n’est pas une grève fiscale, c’est une bonne occasion qu’on s’empresse de saisir et qu’on a raison de saisir puisque on apprend, au début du mois d’aôut, que l’Assemblée Nationale a décidé de supprimer les taxes féodales ! Quelques grincheux font bien remarquer qu’il faudra quand même payer pour les racheter, mais on ne veut pas les entendre (et d’ailleurs, personne ne les rachètera!) : on préfère ressentir l’enthousiasme que les récits transmettent et retransmettent sur la séance de La Nuit du 4 août , quand les députés des ordres privilégiés ont, pleurant, riant, chantant, s’embrassant, voté presque comme un seul homme l’abolition des privilèges !

En cette fin d’aôut 1789, les nouvelles décidément sont bonnes pour Bellidentis-Rouchon et ses collègues : la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen affirme solennellement qu’il n’y a plus de « privilégiés » (les notables sont donc désormais les égaux des nobles) et que la propriété est un droit sacré : les notables n’ont donc pas à craindre pour leurs biens.

Ils n’ont pas à craindre non plus pour leur pouvoir politique local, puisqu’en décembre l’Assemblée a décidé que les futures municipalités seront élues seulement par les hommes d’au moins 25 ans, qui ne sont pas « serviteurs à gages » et qui paient au moins trois journées de travail d’impôt royal. On va même jusqu’à inventer pour désigner ces électeurs le terme, involontairement humoristique, de citoyens actifs . On calcule vite pour se rendre compte qu’il va y avoir 203 citoyens actifs à Chassiers. Nombre assez proche du nombre de chefs de famille convoqués pour préparer la réunion des Etats Généraux (225). J’estime que ces 203 citoyens actifs représentent à peu près 80% des familles de Chassiers. Cette mesure, juridiquement importante, ne change pas grand chose à la situation antérieure sur le plan pratique.

Pour preuve : en janvier 1790, la première municipalité se compose de Payan, maire, Hilaire Brun, procureur, Rouchon et Blachère, officiers. Or, en 1787, parmi les derniers responsables de la Confrérie des Pénitents Bleus, on notait déjà la présence des « sieurs » Jean-Baptise Rouchon, Joseph Payan, Louis Dufour et Hilaire Brun. Certes, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen affirme que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » mais, à Chassiers comme ailleurs, les « sieurs » devenus citoyens sont un peu plus égaux que les autres.

Je n’ai pas pu retrouver le procès-verbal de cette première élection « révolutionnaire » et je ne connais donc ni le taux de participation, comme on dirait aujourd’hui, mais on peut le supposer très élevé, ni s’il y a eu des candidatures multiples et par conséquent des candidats malheureux. Je note quand même, mais sans deviner si cette constatation a la moindre importance, que, des trois délégués de Chassiers pour le Tiers-Etat à Villeneuve de Berg, seul Louis Brun est ici représenté par son père : Antoine Mathieu et Hilaire Roure ne sont pas mentionnés.

Entre 1790 et 1792, les nouvelles institutions établies par l’Assemblée Nationale Constituante se mettent en place. Le Vivarais devient le département de l’Ardèche autour de Privas, préférée par l’Assemblée à Aubenas, Villeneuve de Berg ou Annonay. D’abord divisée en sept districts, l’Ardèche le sera finalement en trois seulement, pour des raisons d’économie. Chassiers fait partie du district du Tanargue dont le chef-lieu est partagé- chose étonnante et assez rare, mais plutôt intelligente – entre Joyeuse (où siège le Directoire du district) et Largentière (où siège le Tribunal de district). Chaque district est divisé en cantons, puis en communes. Dans le canton de Largentière, il y a Chassiers, dont les limites sont fixées difficilement après de très nombreuses tractations, de façon que la commune englobe non seulement la paroisse de Chassiers (d’où Tauriers avait été détaché en 1780) mais aussi une grande partie de celle de Trebuols, notamment les hameaux de Luthe, de Joux et de la Rouvière.

N’oublions pas, car personne ne l’oublie à ce moment (fixons-le au milieu de l’année 1790), que cette mise en place s’effectue au nom de Louis XVI, roi par la grâce de Dieu et par la volonté nationale. Même si, on commence à savoir à Chassiers que le Roi, mal conseillé, pense-t-on, a cherché sur de nombreux points à s’opposer aux décisions de la Constituante, presque tout le monde s’accorde à penser que le Roi, l’Assemblée, la Religion et les Patriotes sont d’accord. Quant aux Aristocrates, on ne sait pas où ils sont ! Depuis un an, on est en Révolution, sans le savoir et même sans le vouloir…

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ou encore : comment inventer le début d’une histoire,

ou encore ; Naissance de Chassiers (1)

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Il faudrait pouvoir se faire une raison et admettre que nous ignorons tout de la naissance d’une entité qui pourrait se nommer « Chassiers ».Mais, se faire une raison, ce n’est pas facile quand notre désir d’Histoire nous pousse à croire que le geste initial qui donna lieu et date à cette naissance portait déjà en lui le « destin » de « Chassiers » jusqu’à aujourd’hui et sans doute demain. Alors, on cherche désespérément, même si on devine que « Chassiers » a dû naître sans s’en apercevoir…

«Chassiers » avait déjà de longs siècles d’existence (combien? Ça c’est une autre Histoire!) quand, dans le quatrième quart du dix-neuvième siècle, on lui imagina une naissance qu’on fit alors remonter jusqu’au sixième siècle.

Je vais donc, à mon tour et à ma manière, inventer le récit de la naissance du récit qui raconte la naissance de « Chassiers ». Deux préoccupations seulement me guideront dans ce récit : d’une part, la cohérence des « faits » relatés, d’autre part, la prise en compte de la documentation présentement accessible. Je ne dirai donc jamais que les événements se sont déroulés réellement comme ça, mais seulement (seulement!) que le récit que j’en dresse est vraisemblable.

Et ce récit – j’insiste : il ne s’agit pas, pour l’instant, du récit de la naissance de Chassiers, mais il s’agit du récit qui inventa la naissance de Chassiers – commence vers 1875 dans une maison de la Place qu’on peut voir encore et qui appartenait à ce moment à la famille Payan.

La famille Payan est une famille de notables à revenu relativement modeste qui joue dans la communauté chassiéroise un rôle central depuis au moins le dix-huitième siècle. Dés avant la Révolution, des Payan sont « officiers » de la Confrérie des Pénitents Bleus », une association religieuse très catholique qui a été fondée en 1584, lors des guerres religieuses. En 1790, un Pierre Payan devient le premier maire de la Commune qui vient d’être créée par la Nation et par le Roi. Un petit-fils (ou arrière-petit-fils?) Xavier Payan, percepteur, lui succédera à la Mairie beaucoup plus tard. En 1875, Cyprien Payan meurt sans enfants et la maison de la Place passera à la famille alliée des Soulerin.

Il n’est pas négligeable que l’insertion de ces Payan dans la société chassiéroise se soit faite à la fois par le béchar et par la plume. Les Payan ont des terres qu’ils cultivent eux-mêmes pour la plupart des parcelles, mais leur notoriété et leur notabilité proviennent plutôt de leur aptitude à manier la plume : beaucoup de cadets sont devenus prêtres et les autres membres de la famille ont acquis une instruction bien supérieure à la moyenne. Xavier ou Cyprien Payan ont des relations parfois lointaines mais importantes et, au décès de Cyprien, sa veuve recevra une aimable lettre de condoléances écrite par le comte de Chambord, sur laquelle je vais revenir.

1875 : les dernières années de Cyprien Payan coïncident avec le moment où la France semble hésiter entre République et Monarchie. La chute de Napoléon III, après la défaite de Sedan face à la Prusse en 1870, laisse face à face les courants royalistes et les courants républicains aussi divisés les uns que les autres. Longtemps synonyme de révolution sociale et de troubles, l’idée républicaine progresse en « s’assagissant » sous l’influence de conservateurs comme Adolphe Thiers ou même Jules Ferry. En face, les royalistes sont partagés entre « légitimistes », partisans du Comte de Chambord (qui se fait volontiers appeler Henri V) et les « orléanistes », qui souhaitent le retour sur le trône de France du Comte de Paris, dernier descendant du dernier roi régnant, Louis-Philippe. En 1873 pourtant, les modérés des deux clans royalistes viennent d’obtenir un résultat intéressant : le 5 août, le Comte de Paris est reçu à Froshdorf (en Allemagne) par le Comte de Chambord. Ce qui semble amorcer la réconciliation.

À Chassiers, la vie quotidienne n’a pas été bouleversée par la rencontre des deux princes ! Pourtant, il est vraisemblable qu’au moins Cyprien Payan s’est senti concerné. Nous savons qu’il était « un ami dévoué » du parti du Comte de Chambord qui le considérait comme « un homme de bien…promoteur et protecteur de toutes les bonnes œuvres, serviteur aussi modeste que zélé de toutes les nobles causes… ». Ces citations sont extraites de la lettre de condoléances envoyée par le Comte de Chambord – de Froshdorf justement – à la veuve de Cyprien Payan.

Même si le Comte de Chambord a mis plus d’un mois avant de réconforter la veuve, les termes qu’il emploie sont sans équivoque : « Je reçois tardivement une lettre de Monsieur de Barruel qui m’annonçait dès le mois de septembre votre affreux malheur… Que de fois, le nom de cet homme de bien avait été prononcé devant moi par ceux de ses compatriotes qui le pleurent avec vous… » Autrement dit, si le Prince n’a pas connu personnellement le Chassiérois, certains de ses lieutenants les plus importants (Barruel) savent qu’ils viennent de perdre un fidèle. Et ceci a son importance pour comprendre le récit de la naissance de « Chassiers »

La pensée légitimiste a été déconsidérée par ses outrances, par ses échecs et par l’entêtement archaïque de trop de ses partisans, à commencer par l’obstination du premier d’entre eux. Pourtant, le refus « légitimiste » du monde moderne, de ses usines et de ses cuisines financières, de son centralisme parisien pressentait la face sombre de la modernité d’alors. Pour réactionnaires qu’ils fussent, les tenants de cette idéologie n’étaient pas toujours engoncés dans leur délectation morose. Cyprien Payan pense et agit comme s’il était le porte-parole d’une de ces petites communautés rurales qu’il sent menacées de disparition.

Face au « pays légal » (expression créée par Charles Maurras un peu plus tard mais dans la foulée de ce mouvement) qui est en train de se mettre en place depuis 1871, plus ou moins républicain (avec les « lois constitutionnelles » de 1875), plus ou moins lié à la bourgeoisie industrielle et financière, plus ou moins international par les biais de la colonisation et des placements cosmopolites, Payan et consorts veulent dresser la coalition des paroisses rurales (le « pays réel » de Maurras) dans lesquelles un peuple sain de corps et d’esprit est rassemblé autour de ses bergers « naturels » : le curé, l’instituteur mariste, quelques propriétaires fonciers frottés aux « humanités » et parfois – mais ce n’est plus le cas à Chassiers – l’ancienne dynastie seigneuriale.

De ce point de vue, l’Histoire est jugée une arme efficace si elle montre la permanence des liens paroissiaux et la constance de leur résistance au protestantisme, aux « démagogues » du suffrage universel et de l’école laïque ou même à la bourgeoisie voltairienne, héritière des « Lumières ». Et ce sera encore mieux si l’Histoire peut trouver une origine tellement sacrée qu’elle protège par la suite la communauté contre les entreprises démoniaques qui la menacent.

C’est dans cette ambiance idéologique qu’est né le récit de la naissance de « Chassiers »

Ce récit repose sur une seule archive : un très bref extrait, difficilement lisible, de la « Charta Vetus », recueil de textes très anciens et très mal conservés dont l’évêque de Viviers avait commandé aux environs de 950 une compilation afin d’affirmer la prééminence de la cathédrale de Viviers sur beaucoup de bénéfices liés à des églises du Vivarais. Ensuite, pendant six siècles, la « Charta Vetus » avait dormi dans la bibliothèque de l’évêché, jusqu’à l’incendie de l’édifice lors d’un assaut des calvinistes contre Viviers. Toutefois, malgré son importance, l’incendie semble avoir épargné la « Charta Vetus », puisque un siècle plus tard, Jacques de Banne, un chanoine de la cathédrale le fait lire à son ami, le père Colombi, un jésuite. Encore un siècle et un autre chanoine, Rouchier, publie vers 1850, une « Histoire du Vivarais » dans laquelle il parle assez longuement d’un monastère qui aurait existé à Chassiers et dont les bénéfices auraient été acquis par un évêque de Viviers exerçant son sacerdoce dans la deuxième moitié du sixième siècle.

Par Albin Mazon, nous savons comment le chanoine Rouchier lisait le passage de la « Charta Vetus » qui « concerne » Chassiers. Il lisait : « dompnus melanus ibi monasterium in cassariense sancto vincentio dotavit » qui peut se traduire par « Le seigneur évêque Melanus a confié à la cathédrale (Saint-Vincent) un monastère à Chassiers. » C’est seulement sur ces quelques mots que repose le récit de la naissance de Chassiers autour d’un monastère.

Sur ces quelques mots? Non! Sur un certain agencement de ces quelques lettres ! En effet, Mazon – qui suit la lecture du chanoine Rouchier » – nous confie, sans insister, que le père Colombi – celui auquel Jacques de Banne avait fait lire la « Charta Vetus » – en proposait une autre lecture : non pas « ….monasterium in cassariense » mais « …axnacenum et casanensem » qu’il traduisait par « les Assions et un chazalet » (ou »les Assions et Chassagnes »?).

Une étude paléographique plus fine de ce texte permettrait peut-être d’arbitrer, mais je n’ai pas réussi à trouver la « Charta Vetus » originelle. Quoiqu’il en soit, « la tradition locale » (confortée par Albin Mazon et par les premières livraisons de « La Revue du Vivarais ») tient pour avéré qu’il y avait bien un monastère à Chassiers, dès le sixième siècle, ce qui signifie que « Chassiers » est né autour de ce monastère.

Mais la « tradition locale », qu’est-ce que c’est à Chassiers dans les dernières années du dix-neuvième siècle? C’est d’abord la maison Payan, sur la Place(*). Elle a abrité et elle abrite encore les archives laissées par les offices notariaux qui se sont succédés au village depuis le quinzième siècle, notamment celles de Vincent et de Bellidentis-Rouchon. Cyprien Payan y a pris de nombreuses notes, en fonction de ce qui lui paraissait important, notamment sur la Confrérie des Pénitents Bleus mais aussi sur deux de ses ancêtres Pierre et Xavier Payan, qui furent pris dans les tourments de la Révolution.

(*) Un lecteur, Monsieur Pierre Lemblé, un des petits-enfants de Paul Soulerin, me signale que je fais sans doute ici une confusion entre deux maisons de la Place : Cyprien Payan habitait dans la maison qui se trouve au sud-ouest de la Place et non dans celle qui se trouve à l’est. En tout cas, c’est dans la première qu’il serait décédé en 1875…  Pierre Lemblé met également en doute que Suzanne Soulerin ait pu être le relai entre les familles Payan et Soulerin.Je lui en donne acte.

Après 1875 et le décès de Cyprien Payan, la maison et son contenu appartiennent à la famille Soulerin qui lui est alliée puisque une des grand-mères de Cyprien Payan était Suzanne Soulerin (*). Et le relai de Cyprien Payan est pris par Paul Soulerin.

Paul Soulerin (**) est un personnage d’autant plus intéressant que nous avons sur lui des renseignements plus précis que sur Cyprien Payan. Ingénieur de formation (notamment dans la mécanique des chemins de fer), il semble avoir fait partie de ces penseurs qui auraient voulu concilier les aspects religieux et politiques de la tradition avec l’ingéniosité technique, seul aspect acceptable de la modernité. Il n’est donc pas crispé sur le passé comme pouvait l’être le milieu idéologique de Payan mais il pense qu’il est possible de sauver la tradition en adaptant au monde moderne les structures sociales de l’ancien temps de façon à guider les classes populaires vers l’intelligence de la technique moderne, en leur évitant les « pièges » de la démocratie et du socialisme. Dans cette optique, il créera, équipera et conseillera un syndicat agricole à partir duquel il essaiera d’introduire le monde chassiérois dans une modernité catholique.

(Ajoiuté provisoirement le 9 janvier 2009 :

Je viens de m’apercevoir que j’ai commis une confusion entre Léon Soulerin et Paul Soulerin. C’est Léon Soulerin qui se serait beaucoup occupé de chemins de fer (système de freinage) et de téléphone! Je vais vérifier qu’il s’agit bien de deux parents : ce ne devrait pas être trop difficile…)
(**) C’est encore Monsieur Pierre Lemblé qui me permet de préciser maintenant (19 décembre 2009) que Léon et Paul Soulerin sont deux frères. Paul Soulerin a été successivement géomètre du cadastre en Algérie, notamment, et expert-géomètre près du tribunal de Largentière. Il n’a jamais été maire de Chassiers, mais j’ajoute qu’il s’est plusieurs fois présenté aux élections municipales de Chassiers. Je compte évoquer ces élections dans un chapitre (très) ultérieur…


Ce faisant, Paul Soulerin reste dans le droit fil de l’évolution d’une partie de la Droite française au moment du changement de siècle. De façon générale, cette époque voit le rapprochement et parfois la fusion entre les courants légitimistes, orléanistes et les plus conservateurs des républicains et, à l’intérieur de cette sorte de coalition, un certain nombre de catholiques s’acharnent à construire une doctrine sociale de l’Eglise qui préfigure la « démocratie chrétienne » du vingtième siècle. Paul Soulerin en est plus ou moins.

Et Albin Mazon aussi, qui a probablement accès par l’intermédiaire de Soulerin aux notes que celui-ci a ajoutées à celles de Cyprien Payan sur les archives notariales et familiales que contient la maison de la Place. Albin Mazon jouit dans le « Vivarais » de la fin du dix-neuvième siècle d’une réputation (méritée) d’érudit sérieux, d’écrivain agréable et de bien-pensant hostile à la fois aux formes aliénantes du capitalisme et à toutes les formes de démocratie socialiste. Il a donc facilement sa place dans « La Revue du Vivarais », même si parfois il y apparaît un peu comme le mouton noir.

Et c’est sous cette double caution, que naît et se répand et s’enrichit le récit de la naissance de Chassiers autour d’un monastère du sixième siècle.
Voir Naissance de Chassiers (2)

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Chapitre 10 de l’Histoire de Chassiers.

La réunion des Etats Généraux… de Chassiers.(1)

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Le 8 août 1788, Sa Majesté Louis, seizième du nom, roi de France et de Navarre, par la grâce de Dieu, annonce à ses peuples qu’il convoque les états généraux du Royaume pour le premier mai de l’année suivante. Louis, dont le trésor est vide (ou plus exactement, vidé), a besoin de lever de nouveaux impôts et si, théoriquement, il a le droit d’en décider seul, il ne dispose pas d’une autorité personnelle suffisante pour appliquer ce droit. Depuis une vingtaine d’années, les juristes sont de plus en plus nombreux, et les nobles, et les ecclésiastiques, et les écrivains, et les bourgeois, à affirmer que le Roi doit convoquer ses « états généraux » pour leur demander un avis.

Il faut remonter jusqu’en 1614 (sous la régence qui a suivi l’assassinat de Henri IV) pour retrouver une pareille consultation. C’est pourquoi, à Chassiers comme ailleurs, bien peu de sujets de Louis XVI savent à quoi correspondent ces « Etats Généraux ». En fait, ce sont trois assemblées qui, jusqu’alors, ont surtout siégé séparément : l’une (la première !) formée par les représentants du Clergé (évêques, abbés, religieux, prêtres ou bénéficiaires non ecclésiastiques de postes religieux) ; la seconde, par ceux de la Noblesse… Quant à la troisième, elle est composée par les représentants du troisième ordre, qu’on appelle « le Tiers Etat », ensemble fort nombreux des chefs de famille imposables qui ne relèvent ni de la Noblesse, ni du Clergé. Ce qui exclut les plus pauvres et les femmes.

La décision royale part officiellement de Versailles, arrive à Montpellier, est répercutée sur Villeneuve-de-Berg qui la transmet à Chassiers.. Les nobles du mandement (Charles-Louis de la Motte Chalendar, François Massot de Lafont, Louis-François de Comte, peut-être aussi Augustin de la Vernade) se rendront directement à l’assemblée provinciale de la noblesse qui se tiendra à Villeneuve. C’est aussi à Villeneuve que se rendra le curé Pavin, mais pour l’assemblée du Clergé du Bas-Vivarais.

En ce qui concerne le Tiers-état de Chassiers, beaucoup plus nombreux, bien sûr, le choix des représentants est plus compliqué. Chaque communauté paroissiale devra d’abord se réunir localement, avec deux objectifs : d’une part choisir en son sein deux ou trois délégués, d’autre part, adopter un « cahier de doléances » que les délégués porteront à l’assemblée du Tiers Etat de Villeneuve-de-Berg.

Donc, le 17 mars 1789, à huit heures du matin, au son des cloches et dans les cris de printemps des oiseaux, l’église se remplit. Rien que des hommes. Près de deux centaines sur les 225 convoqués.Tous ceux – ou presque – qui ont plus de 25 ans et qui sont « compris dans le rôle des impositions ». Ce n’est pas une réunion révolutionnaire : le lieu, les circonstances de la convocation, l’habitude d’élire ici les consuls du mandement conduisent au contraire à imaginer l’assemblée à demi chuchotante, sans doute un peu intimidée, certainement pas silencieuse, mais sans cris. On laissera intervenir les notables et on approuvera (plus ou moins) ce qu’ils proposeront.

Les notables ? Ce sont les deux « consuls » (équivalents du maire et de son adjoint) : Jean-Baptiste de Bellidentis-Rouchon (qui n’est pas noble malgré la particule), notaire, et Dupuy – probablement Claude Dupuy, un cultivateur aisé de Chalabrèges .Il faut leur ajouter Jean-Henri de Bellidentis-Rouchon, « avocat au Parlement, juge adjoint de la paroisse », une figure locale mais qui préfèrera se faire élire à Largentière. C’est lui qui sera chargé de rédiger le « cahier de doléances » de Chassiers après l’avoir sans doute inspiré. Il ne sera pas le seul à s’exprimer : Louis Cellier, recteur de la Confrérie des Pénitents Bleus, Etienne Martinesche son vice-recteur, prendront également la parole, de même que les trois délégués choisis par l’assemblée : deux négociants (Jean-Antoine Mathieu et Hilaire Roure) et un « expert » (le juriste, Louis Brun).

*

Avant d’examiner ce qui a pu se dire ou se taire et se décider, ce 17 mars 1789, il est peut-être utile de voir qu’à cette date, la communauté chassiéroise n’est plus tout à fait la même qu’au début du siècle.

Dans le précédent billet ICI, nous avons constaté un essor démographique assez surprenant pour une région que la peste avait frôlée et qui ne semble pas avoir bénéficié de circonstances particulièrement favorables. Cette expansion a continué : entre 1734 et 1780, le nombre de feux du mandement est passé de 200 à 253, soit un accroissement annuel moyen avoisinant les 10 pour 1000, rythme inférieur à celui du début du siècle, mais qui reste encore élevé.

Une population qui augmente vite, ce sont bien entendu des bouches supplémentaires à nourrir, mais aussi des bras supplémentaires pour travailler. On est donc porté à croire que les terrasses se sont multipliées et qu’avec elles, les espaces cultivés s’agrandissent. Le cahier de doléances de Chassiers (et de bien d’autres communautés voisines) parlera de ces terrains qui ne sont « que rocher pillé soutenu par des murs en emphythéatres (orthographe du moment)et que les pluies détruisent »

Chaque famille profite de l’hiver pour entretenir et construire ces terrasses. Le plus souvent, le rocher en place semble avoir été cassé en pierres plus ou moins taillées pour construire le muret qui va retenir la terre du dessus. Avec la hotte, on porte cette terre au fur et à mesure que le muret s’élève. Ce travail pénible, surtout quand la pente est forte, les terrasses étroites et les murets de haute taille, fera un peu plus tard l’admiration étonnée du premier Préfet de l’Ardèche. Il n’est possible qu’avec une main d’œuvre nombreuse et gratuite.

Sur les « clos » ainsi délimités, chaque famille chassiéroise continue alors à essayer de produire un peu de tout. On note cependant qu’à côté des légumes d’autrefois (« racines » et choux ou blettes) semble se développer la pomme de terre dont le cahier de doléances reconnait l’importance : « les châtaignes et la pomme de terre suppléent au bled qu’ils ne peuvent recueillir ». Le « bled », c’est en fait le seigle : il s’en sème quand même un peu sous les jeunes châtaigniers.

Bien que l’olivier soit connu ici depuis au moins deux siècles, la vigne semble rester la culture dominante : le Petit Ribier, la Blavette, le Maréchal, le Pouquet pour le rouge, la Clairette et le Muscat pour le blanc. Ces vignes rendent peu (une dizaine de litres à l’are) parce que les souches sont peu renouvelées et parce que la fumure n’est employée qu’à la plantation. Le manque de fumier est d’ailleurs une des plaies de ces basses pentes cévenoles où les animaux sont relativement peu nombreux : pas de bovins, des chèvres, trois ou quatre cents moutons quand même. Alors, il faut utiliser le buis mélangé à la feuille de châtaignier et piétiné par les passants et les brebis ou laisser la terre se reposer un an ou deux; ce qui diminue encore les rendements.

Heureusement, le mûrier et l’élevage du ver à soie se sont répandus, après des débuts précoces mais lents. Si le « compoix » de 1647 en montre des traces peu abondantes, vers 1780, les paysans des villages environnants apportent environ 900 quintaux de cocons aux moulinages du coin, notamment à celui qui vient juste de s’installer à Lande.

*

Même si, en 1786, les consuls de Largentière protestent contre « le monopole effroyable des acheteurs de cocons envers les particuliers malaisés », les cocons, le vin, un peu de châtaignes, parfois un agneau, permettent d’acquérir l’argent pour payer les impôts et acheter le seigle et les très rares marchandises industrielles qu’il faut se procurer : étoffes, outils en fer… Le cahier rédigé (ou adopté) en mars 1789 insiste sur la misère effroyable du Vivarais. avec des formules trop semblables d’une paroisse à l’autre pour qu’on puisse ne pas se demander s’il n’y aurait pas là quelques copiés/collés à partir de modèles circulant parmi les notables. Parallèlement à ces descriptions apocalyptiques, on constate en effet que le paysan chassiérois semble moins misérable qu’à la fin du règne de Louis VIV et sous celui de Louis XV. La croissance démographique reste plutôt un signe positif.

Toutefois, les signes qui paraissent positifs dans les récits de l’histoire (ou dans les compte-rendus reçus par les intendants de province) s’inversent souvent au niveau de la vie quotidienne. L’augmentation parallèle du nombre des bouches à nourrir et du nombre des bras disponibles pour le travail finit par créer une tension permanente, particulièrement sensible à la saison froide : la langue de bois des cahiers de doléances peut donc, quand elle parle de la misère effroyable du paysan, donner une forme dramatique à cette tension. Comme les impôts royaux augmentent rapidement, comme les anciennes taxes féodales n’ont pas disparu, la paysannerie chassiéroise peut avoir sincèrement le sentiment qu’elle subit de multiples injustices.

Par exemple, les habitants de la Davalade, de Coulens, du Village parfois doivent à la famille noble de Rocher des rentes, « censives » et autres droits seigneuriaux que Jean-François de Rocher acheta en 1740 à un de Chanaleilles pour la somme de 2.071 livres. Or, il s’agit d’une somme considérable (un cheval vaut alors environ 100 livres !) qui signifie que l’acheteur comptait bien toucher un retour sur investissement et sur le dos des manants.

Et quand la nature s’en mêle, les maigres progrès peuvent à tout instant disparaître : après les inondations de l’automne 1788 et les froids de l’hiver, il se trouve bien quelques anciens pour raconter la Peste de 1721. Mais ceux qui les écoutent entendent aussi d’autres bruits… Ils savent qu’il y a peu, dans les premières années 1780, des « Masques Armés » se sont agités entre Joyeuse et Les Vans pour exiger plus de justice sociale. Certes, ni Largentière ni Chassiers n’y ont participé et il est même probable que les récits horrifiques sur les violences des Masques ont plus inquiété qu’entraîné, mais il y avait de quoi hocher la tête.

Surtout qu’en 1786 et 1787, les messieurs de Largentière se sont beaucoup affrontés les uns aux autres, au sein du conseil de consulat : les uns en tiennent pour la règle établie depuis « toujours » et qui veut que la noblesse ait trois fois plus de représentants que la roture ; les autres suivent le consul Bastide qui réunit 116 signatures pour réclamer l’égalité au moins numérique entre la noblesse et le Tiers-Etat. La pétition n’a pas de suite immédiate, puisque la noblesse et le clergé font bloc pour considérer la demande comme « ridicule », mais, à Chassiers, tout cela fait désordre.

Ceux qui ont entendu parler de la déclaration royale d’août 1788 l’entendent comme un appel à mettre fin à toutes les injustices par des réformes que le Roi va prendre, après avoir écouté son bon peuple. Du coup, beaucoup se lancent dans l’écriture de pamphlets et d’affiches. Certes, la plupart des Chassiérois sont « illiterrés » et ne perçoivent que de fort loin l’enthousiasme de cette littérature, mais justement cette distance oriente plus la véhémence des agitateurs vers l’allégresse que vers l’appel au soulèvement populaire.

Un des mystères dont le récit historien doit s’accommoder réside d’ailleurs dans le contraste entre cette alacrité printanière et « la Grande Peur » de juillet, avec son cortège de violences qui vont témoigner d’accès de désirs assez déconcertants.

La suite se trouve ici


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Du compoix de 1647 à la Peste de 1720-1722, Chassiers, comme le reste du Royaume semble être mieux pris en main par une Monarchie qui se réforme. Il est possible qu’en dépit des conséquences négatives de cette reprise en mains, d’autres aspects aient permis une expansion démographique durable sans vraiment de précédent

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La fin de ce huitième chapitre de l’Histoire de Chassiers est centrée sur la révolte du Roure qui, en 1670, mobilisa plusieurs milliers de mousquetaires du Roi chargés de maintenir l’ordre dans un Bas-Vivarais plus sensible aux ombres du Roi-Soleil qu’à ses rayons.

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Ce billet est centré sur le récit d’une procession qui se déroule dans le cadre de la Contre-Réforme et sur laquelle le registre des Pénitents Bleus présente des informations intéressantes

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La création des Pénitents Bleus de Chassiers, en 1584, et son contexte historique.

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1390-1535 : le long quinzième siècle à Chassiers

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J’ai choisi ces deux dates pour définir l’intervalle à présenter dans ce chapitre, parce que leur présence souligne que l’Histoire entre alors dans une période où il est plus facile que auparavant d’affecter des coordonnées temporelles relativement précises aux événements locaux. Cette possibilité nouvelle reflète peut-être autre chose qu’une moindre ignorance de l’historien. Je l’interprète comme le signe que le monde rural d’alors (du moins le monde rural des midis) commence à acquérir des capacités de cadrage qu’il ne possédait pas auparavant. Ou qu’il ne possédait plus. Il est d’ailleurs bien possible que la présence de dynasties notariales au village ait beaucoup contribué à ce genre de précisions.


1396, nous le savons maintenant, est la date très probable du début de la construction ou de la reconstruction de l’église paroissiale, à propos de laquelle les précédents billets ont fait écho. 1535 correspond à un procès qui opposa les représentants de la communauté chassiéroise aux dissidents de Chalabrèges et de Tauriers qui eussent souhaiter, semble-t-il, pouvoir exploiter seuls certains terrains de leur quartier. J’y reviendrai, bien sûr.


Pour l’instant, je me contenterai de souligner déjà qu’à l’occasion de ce procès fut utilisée une expression remarquable : « Tauriers et Chalabrèges forment avec Chassiers un seul corps mystique ». Généralement employée pour désigner l’Église, cette expression me semble signaler qu’en dépit de l’aptitude du monde chassiérois à intégrer les réflexes intellectuels de la Renaissance débutante, ce monde reste très attaché – même sous François Ier – à une conception vitaliste, presque animiste, du réel.

Entre 1396 et 1535, c’est le long quinzième siècle : pour les historiens des Lumières, c’est celui qui voit émerger des obscurités moyenâgeuses une Renaissance toute neuve, encore ruisselante d’énergie printanière. Pour ce qui concerne le Moyen-Âge, les précédents chapitres ont essayé de recenser tout ce qui va (dans la documentation admise) à l’encontre de cette simplification. Mais il faut bien reconnaître qu’il est tentant, pour l’historien d’aujourd’hui, d’insister à son tour sur l’avènement de comportements nouveaux et surtout peut-être sur l’acceptation de la nouveauté comme signe non plus du diable mais du progrès.

*

Même s’il convient comme toujours de se méfier de la médiocrité de nos informations directes sur Chassiers, il semble bien que la période 1400/1420 ait été ici assez calme, surtout si on la compare avec la poursuite des troubles dans une grande partie du Royaume. Le Roi Charles VI, en proie à des crises de démence, tente par instants de s’interposer dans le conflit multiforme qui oppose les Princes de son entourage et dresse l’un contre l’autre le clan des Armagnacs et celui des Bourguignons. Les Parisiens se révoltent. Les Anglais en profitent. Très loin de Chassiers, à Domrémy, un paysan aisé, plus ou moins consul de sa paroisse, fortifie son village contre les « routiers », tandis que Jehanne, sa fille, entend des voix l’inciter à « bouter l’Anglois hors du Royaume ».


Le calme relatif de Chassiers permet d’y achever les travaux de l’église, ce qui rassure et affermit les liens sociaux de la communauté. Celle-ci est soumise à l’autorité des évêques de Viviers, mais en ce début de quinzième siècle la prééminence épiscopale semble devenue théorique et la réalité du pouvoir local appartient maintenant aux co-seigneurs du chef-lieu : les Chalendar de la Motte et les La Vernade et ceux-ci semblent avoir trouvé avantage à laisser la roture s’organiser, sous contrôle, autour des familles les plus notables. Bien entendu, quand une décision importante est prise (le devis de l’église, l’affermage de la boucherie, le choix de nouveaux marguilliers puis de nouveaux consuls, par exemple), la caution des co-seigneurs est requise, mais nous n’avons pas de trace de conflit entre les seigneurs et les représentants de la communauté.

Il faut dire qu’en plus d’une certaine modération, deux facteurs (d’ailleurs probablement liés) ont pu jouer dans ce sens: vers 1400, les paysans de Chassiers sont nettement moins nombreux – et donc plus précieux – qu’un siècle auparavant (à quelques choses, malheurs sont bons !) et le servage (qui avait fait retour aux siècles précédents) est abandonné progressivement au fur et à mesure que les seigneurs maintiennent sur les « manses » les mêmes familles qui, moyennant une partie de leurs récoltes (les « censives »), peuvent à leur guise gérer un bien dont elles finissent par se considérer comme propriétaires.

Par ailleurs, la présence de nombreux prêtres au village mais aussi dans les écarts, ainsi que l’existence de notaires donnent à la communauté chassiéroise une allure moins paysanne que dans les villages des alentours. Les « illiterrés » sont moins nombreux, proportionnellement, à Chassiers qu’à Vinezac. En 1463, à Montcouquiol, Jean Lieutier, dans son testament, donne un muid de vin à l’ « Université de Chassiers » qui semble avoir été une sorte d’association professionnelle des prêtres du lieu, chargée de répartir entre ses adhérents les charges et les bénéfices liés aux sacrements. Au même moment, naît à la Rouvière Antoine Ladet qui deviendra prêtre à son tour et aura quelques démêlés avec la dite Université.

On notera aussi que cette communauté se relie, par l’intermédiaire de ses co-seigneurs, à toute l’administration royale de Villeneuve-de-Berg. Depuis la fin du treizième siècle (j’y ai fait allusion dans des billets antérieurs), le Roi de France dispose à Villeneuve-de-Berg d’un baillage ou sénéchaussée dont le lieutenant est le plus souvent un Chalendar de la Motte. Les retombées locales de cette situation deviendront particulièrement intéressantes à partir de 1453. À cette date, généralement considérée comme la fin de la « Guerre de Cent Ans », le Valois triomphe définitivement du Plantagenêt : Chassiers sera dirigé à partir de Paris, de Montpellier (ou de Toulouse) et de Villeneuve-de-Berg et non à partir de Londres et Bordeaux !

S’il est possible (et même probable) que l’entité chassiéroise correspond à cette communauté dans la tête des habitants, il faut bien comprendre que les limites territoriales n’en sont pas nettement définies et qu’elles ne correspondent pas exactement aux frontières de la commune actuelle. Des écarts comme Perbost (aujourd’hui sur Rocher) ou même Pugnères (aujourd’hui sur Joannas) peuvent avoir été inclus à l’intérieur de ce terroir. Pour l’historien d’aujourd’hui, les choses sont également compliquées par la disparité des découpages administratifs, religieux et judiciaires.

Par exemple, la communauté de Chassiers correspond à deux circonscriptions religieuses : la paroisse de Chassiers et la paroisse de Trebuols (ancien nom de Rocher). C’était encore vrai, il y a guère. Et cela semble avoir très tôt encouragé les habitants de Joux, la Rouvière, Fayssier ou Lutte à se sentir plus proches de Trebuols que de Chassiers. La relative complexité qui en résulte est encore aggravée (ou enrichie, car ce n’est pas forcément un mal!) par l’enchevêtrement des juridictions judiciaires dont les chevauchements permettent parfois aux justiciables de jouer la justice (civile) de l’évêque contre celle du seigneur ou la justice ecclésiastique contre la ou les justices laïques.

Sur le plan du fisc royal, la « taille » (l’impôt royal par excellence) se lève dans le cadre du « mandement ». Le mandement de Chassiers englobe non seulement le terroir de la communauté de Chassiers mais aussi Tauriers. Ses limites (qui doivent être précises, puisque la taille est un impôt de répartition dont la charge doit être divisée par le nombre exact de feux) sont ainsi définies en 1535 :
« (le) mandement (de Chassiers) grand, large, ample et spacieux, contenant plusieurs villages, confrontant du soleil levant le mandement de Vinezac, avec la rivière de Lende estant au milieu,, et avec le mandement aussi d’Uzer, ainsi que certains termes et limites le montrent ; du couchant, avec le mandement de Joannas, comprenant les lieux de Tauriers, Chalabrèges, Pugnères, les Mases avec leurs terroirs ; de la bise (cad du nord), avec les mandements de Prunet et de Chazals, comprenant les villages de Prévost (Perbosc), Joux, des Faysses, semblablement avec leurs terroirs ; et du vent marin et midy, avec les mandements de Sanilhac, Montréal et Chadeyron, ainsi qu’un ruisseau nommé Rieu Bren (le Roubreau) et la rivière de Ligne,…, comprenant semblablement en cet endroit le dit lieu et territoire de Tauriers entièrement… »

Ce passage fait partie du procès-verbal, rédigé en 1535 par le notaire Etienne Vincent à l’occasion d’une transaction sur laquelle je vais maintenant insister.

*


Plus que d’un procès en bonne et due forme, il s’agit d’une transaction qui aboutit à une sorte de compromis, mais qui est entourée d’une certaine solennité étroitement inspirée du déroulement des procès. Nous sommes le 8 septembre 1535, sur la Place de Chassiers et « au devant de la maison des Carons ». Il est possible que cette maison de la Place soit une de celles dont la façade actuelle rappelle la Renaissance. Dans la mesure où le procès-verbal « fait et récité publiquement » a été rédigé par Estienne Vincent, notaire royal à Chassiers, et dans la mesure où les archives de celui-ci sont demeurées jusqu’à aujourd’hui dans la maison Payan/Soulerin/Lemblé, on peut facilement imaginer que le texte de la transaction a été lu à cet endroit.

De quoi s’agissait-il? Apparemment, de deux questions liées entre elles par la définition des limites du mandement de Chassiers : d’une part, les habitants des quartiers de Tauriers et de Chalabrèges continueraient-ils à prendre à leur charge le septième du prélèvement imposé par les Etats du Vivarais au mandement de Chassiers, au titre de la taille due pour les terres non nobles ? d’autre part, « les esplèches communes », c’est-à-dire, semble-t-il, les pâtures collectives (définitivement ou temporairement ?) du terroir englobé par le mandement de Chassiers continueraient-elles à être utilisées pour le bétail par l’ensemble des familles du mandement ?

Les représentants des habitants de Tauriers et de Chalabrèges semblent avoir poussé d’abord le bouchon fort loin puisqu’ils réclament en fait que soit reconnue l’autonomie d’un mandement de Tauriers extrait de celui de Chassiers ! En tout état de cause, cette requête était irrecevable, puisqu’elle mettait en question un découpage administratif qui relevait seulement du fisc royal. Ceux de Tauriers et de Chalabrèges ne pouvaient pas l’ignorer et je pense qu’ils ont avancé cette revendication pour en faire aboutir une autre, plus modérée. Et qui concerne « les esplèches communes ».

Puisque la distance (semblent-ils avoir dit) nous confère une sorte d’autonomie par rapport à Chassiers, au point que nous serions en droit de réclamer la création d’un mandement particulier, accordons-nous pour que les pâtures communes de nos quartiers (bord des chemins, terres après récoltes, éventuellement terres communautaires) nous soient réservées et interdites par conséquent aux « tels étrangers volans user et de fait abusans des dites esplèches dedans le dit mandement de Tauriers » !

Le fond de l’affaire est bien là. Si chacun peut venir pousser sa chèvre, ses brebis, son cochon, voire sa vache ou son âne sur nos « esplèches » communes, cela risque de multiplier les divagations animales qui ne tiennent pas compte de la distinction entre parcelles ouvertes à la communauté et parcelles restées privées. La transaction finale reconnaît d’ailleurs la validité de cette remarque puisqu’elle constate qu’en cas d’abus les habitants de Tauriers et de Chalabrèges peuvent faire appel à des juridictions différentes de celles qui concernent seulement Chassiers ! Ici, le texte fait une allusion difficilement compréhensible qui me semble suggérer que le terroir compris entre Ligne et Roubreau est soumis à un contrôle judiciaire différent de celui de Chassiers. Peut-être moins contrôlé qu’à Chassiers par l’évêque de Viviers? Le second point de la déclaration finale est ainsi rédigé : «  Item, tous les habitants, tant de Chassiers que de Tauriers, ont été de tout temps en possession et saisine, liberté, faculté et droit de user promiscuément de toutes esplèches communes tant dans la dite juridiction des évêques de Viviers que des seigneurs juridictionnels de Tauriers et Chalabrèges… »


Il n’est donc pas sûr que les plaignants de Tauriers et de Chalabrèges aient perdu au compromis que leurs représentants ont signé. Sachant qu’ils ne pouvaient guère espérer ne plus verser le septième de la taille de Chassiers ni, à plus forte raison, obtenir la création d’un nouveau mandement, ils se voient confirmés dans le droit de porter les conflits qui surgissaient à propos de l’usage des esplèches communes devant les « seigneurs juridictionnels » de Tauriers et de Chalabrèges et non devant l’évêque de Viviers. Il est probable qu’ils pouvaient attendre de cette possibilité au moins une instruction plus rapide (et peut-être plus compréhensive) de leurs affaires.

Cet accrochage entre Chassiers et Tauriers (et Chalabrèges !) a peut-être contribué aussi à orienter ces quartiers du mandement dans un sens opposé au choix de Chassiers au moment des conflits qui ne vont pas tarder à éclater pendant « les guerres de religion ». Tauriers sera parpaillot, Chassiers papiste et Chalabrèges disputé entre les deux camps. Mais nous n’en sommes pas encore là en 1535 : si Luther a déjà commencé son combat dans les états allemands, Calvin et ses idées et son organisation ne sont pas encore arrivés en Vivarais.

*


Le premier « item » de la transaction de 1535 affirme clairement :
« Premièrement, (les signataires) déclarent que les habitants de Tauriers et Chalabrèges forment un mesme corps mystique avec ceux de Chassiers… ».

En face d’une telle expression, l’historien a le choix entre plusieurs attitudes.
Il peut ne pas s’y attarder, estimant avec quelque raison que le débat de 1535 ne porte pas sur des questions religieuses ou philosophiques mais bien sur des querelles liées à des divagations animales qu’on laisse plus ou moins aller ou qu’on tolère plus ou moins. Les notaires, consuls, exacteurs et témoins, mobilisés devant la maison des Cairons par l’affaire, ne sont pas des théologiens et si l’un d’entre eux propose la formule magique(sans doute le notaire royal), les autres l’acceptent comme allant de soi et signifiant platement que tout ce monde relève du mandement de Chassiers. Et chacun rentre chez soi.

Attentif quand même au fait que l’expression est reprise plusieurs fois et qu’elle est même, dans un certain passage, comme commentée (« … se sont efforcés se séparer et disjoindre de leur dit corps mystique… »), il peut aussi flairer la rumeur d’encens qui semble en émaner. Il se demandera alors s’il n’y aurait pas là quelque survivance encore bien active (même aujourd’hui!), quelque archaïsme fusionnel témoignant du maintien de l’obscurité médiévale au moment où la Renaissance se lève.

Il y aurait donc plusieurs « corps mystiques » ? Entre autres, celui du mandement de Chassiers au quinzième siècle… Autrement dit : le rapprochement entre l’expression « corps mystique » et son signifié (une bête circonscription administrative, le mandement) soulignerait à quel point, pour beaucoup de Chassiérois du quinzième siècle ou même du début du seizième, le monde qu’ils habitent (au sens le plus mystique du terme, le monde qu’ils hantent et qui les hante) se confond charnellement avec « le monde ». Ce qui implique une grande confiance et deux méfiances.

Le corps mystique de Chassiers est une contradiction dans les termes car si corps mystique il y a, il ne peut être qu’universel. Mais la contradiction n’est pas vécue comme telle : les Chassiérois d’alors s’intègrent totalement dans ce bout de terroir, dans ce « lieu ». Oui, un lieu plus qu’une partie du monde, un lieu, c’est-à-dire une terre qui relie tout ce qui semble vivre sur ou sous elle. Un lien. Un nœud. « L’infini silencieux noué sur soi ». Comme si (mais ce n’est pas comme si, c’est ainsi) l’univers se concentrait ici, à la fois présent dans son immensité (qu’à l’époque et pour longtemps encore on ne pensait pas infinie) et réduit à ce lieu si familier qu’on s’y sent parfois – par instants de bonheur – dans une confiance totale qui abolit les frontières entre les choses du monde, entre les choses et les êtres.

Mais les instants de bonheur ne durent pas (bien qu’ils l’exigent) et les Chassiérois ne veulent pas ignorer qu’ils doivent se méfier d’une double intrusion. Celle de l’étranger d’abord. Et l’étranger commence très tôt : à Tauriers par exemple. Et sur Tauriers, il peut venir de Chassiers ! Et il est ressenti comme une menace : même s’il vient à Chassiers « pour gendre » ou « pour bru », il risque de fragiliser les équilibres du lieu (ne serait-ce que sa venue s’accompagne souvent d’un échange de parcelles et d’usages) et il faudra toute une initiation pour qu’il s’intègre dans le corps mystique.

La transaction de 1535 révèle aussi un autre type d’intrusion dans le lieu. Il s’agit cette fois de cette étrangeté radicale constituée par ce que nous appellerions de nos jours la Loi. Celle-ci définit l’espace et la répartition des êtres à sa surface de manière fondamentalement étrangère aux liens qui font la solidité et la force de protection de la communauté : le mandement est une abstraction extraite, à la différence de la communauté, non pas de l’immanence du corps mystique mais d’une transcendance dont on ne comprend pas, ici, les motivations. La Loi est le monstre froid dont le glaive tranche à tort et à travers les liens de la communauté. D’où cet effort, un rien désespéré, pour l’humaniser en lui conférant un visage plus familier : l’évêque de Viviers est bien loin pour ça, alors que pour Tauriers ou Chalabrèges du moins les « seigneurs juridictionnels » qui tranchent des conflits du quotidien sont connus. Les sieurs de Brison ou de Montréal ou les Rochemure font partie -sauf leur respect – de Tauriers ou de Chalabrèges. Mais pas l’évêque de Viviers, même si, par extraordinaire, il est possible deux ou trois fois par siècle d’embrasser son anneau.

*

Pour le début du seizième siècle,il est donc possible d’imaginer – tout en respectant ce que semble nous suggérer la documentation répertoriée – une véritable communauté chassiéroise, certes plus réduite que le territoire du « mandement de Chassiers », mais constituant une matrice pour les familles et les personnes qui s’y sentent chez elles. Quand les « marguilliers » de l’année (ou déjà, les consuls ?) sont choisis (dans l’église ou sur la Place) par les chefs de famille – sans doute une centaine de personnes – et en présence du curé et des représentants des La Vernade et des Chalendar de la Motte, on a le sentiment d’être entre soi et d’y avoir toujours été malgré les menaces qu’on attribue plus volontiers à l’extérieur qu’aux querelles intestines.

En 1529, dans des conditions que nous ne connaissons pas, cette communauté décide de se construire enfin une muraille qui, vaille que vaille, tiendra à peu près quatre siècles. Comme nous le verrons, cette muraille n’empêchera pas le sac du village pendant les Guerres de Religion, mais elle a pu avoir au moins le mérite, avec ses portes qu’on « barrait » le soir, de renforcer le sentiment d’intimité, fait à la fois de sécurité et de contrôle du groupe sur les éventuelles dissidences des individualités. La « première pierre » en fut posée par Mathieu de Chalendar, Guillaume de la Vernade et Claude de Chalendar-Cornilhon.

Cette dernière précision permet de poser la question des châteaux de Chassiers. À ma connaissance, aucune archive ne donne de précision sur la date de leur construction. Toutefois, il semble que la tradition familiale des Chalendar de la Motte considère que celui de cette dynastie remonte au quatorzième siècle. Il serait intéressant de savoir sur quoi s’appuie cette conviction. Qu’ils soient co-seigneurs de Chassiers donne de la consistance à celle-ci mais ne suffit pas à l’établir : comme les La Vernade, les Chalendar ont été successivement des notaires puis des agents de l’administration royale ; ce ne sont pas tellement, comme on dira plus tard, des « nobles d’épée ». Pour ma part, je continue à penser (et il me faudra peut-être, un jour, réviser ce point de vue !) que l’un et l’autre château, dans leurs parties les plus anciennes, ont pu apparaître (justement, plus comme édifice d’apparat que comme défense) dans ces moments de relative tranquillité où se construisent les murailles de Chassiers. Et nous sommes, aujourd’hui tellement habitués à les voir parties intégrées et intégrantes de Chassiers que nous avons tendance à les considérer comme aussi anciens que le village !

la tour de la Vernade


la tour du château de la Vernade, en haut du village, semble être la partie la plus ancienne de cet édifice : on peut y voir encore un très bel escalier de pierre, escalier à vis. (Cette image a été empruntée, et considérablement modifiée, au blog suivant, dont je salue l’auteure :Mouneluna

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L’église de Chassiers : ogivale ou gothique?

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La partie précédente de ce chapitre a insisté (un peu lourdement, trouveront sans doute certains) sur l’arriération de la société médiévale et elle pourrait suggérer une humanité souffreteuse et maladroite, incapable de s’élever au dessus des préoccupations élémentaires de la survie. Et c’est vrai : la malnutrition, le goître exophtalmique, le rachitisme, la disparition précoce des dents, les affaissements qui en résultent pour le visage, les conjonctivtes, les fièvres, le danger … semblent réduire les “nichils” du chantier et beaucoup de Chassiérois à un état où alternent moments de torpeur et accès de délire. Voir le précédent billet et son fichier .pdf attaché .

Pourtant , l’œuvre est là, accomplie à la fois dans sa signification d’ensemble et dans beaucoup de ses détails. Du coup, plus de six siècles plus tard, on a du mal à croire que ce matériau humain a pu, se coltinant presque à mains nues avec les blocs de grès et les abrupts de la pente, édifier une forteresse qui est aussi une maison de prière.

Alors, on est tenté de tourner la difficulté : on suppose que la main d’œuvre n’a fait qu’obéir aux consignes des maîtres tailleurs de pierres, de Messire Jacques de Chalendar, voire des “marguilliers” de la paroisse. Soit. N’éliminons pas complètement cette éventualité : elle correspond bien à l’idée de “partie sayne et honneste de la population” (les clercs, les seigneurs, les maîtres artisans, les coqs de village…) s’organisant, sous la houlette conjuguée de l’autorité religieuse et du pouvoir royal, pour encadrer, canaliser, cadenasser la masse et lui faire accomplir bon gré mal gré des travaux qui utilisent sa dangerosité comme force motrice. Soit.

Mais je crois qu’il ne faut pas oublier qu’un autre cheminement intellectuel est possible, qui présuppose une continuité immanente entre le bloc de grès extrait, brut, des carrières chassiéroises et la clé de voûte au centre et au cœur de la croisée d’ogives, entre l’asphyxie silicosée du brassier et l’élégance épurée des voussures de la nef.

petite image


En fait, je voudrais essayer de montrer que la synonymie entre “art gothique” et “art ogival”, ordinairement admise, s’applique difficilement à l’église Saint-Hilaire, incontestablement ogivale mais dont l’unité renvoie plus au “roman” qu’au gothique. La “démonstration” en sera tentée ici (attention! fichier de 4,1 Mo). Mais, le lecteur curieux et qui aura du temps se reportera aussi à ce fichier consacré à ma conception de l’art roman
Voir la suite ICI

(modifié, le 31 juillet 2009 :
Madame Monique Faltret (voir, cette page de son blog signale une parenté de style très frappante entre le dessin de la pierre énigmatique évoquée page 3 du fichier .pdf cons&cré à Saint-Hilaire de Chassiers et une image qu’elle a saisie sur la façade de l’église de Saint-Pierre de Rhèdes, à Lamalou-les-Bains. Or, cette église-ci est datée du douzième siècle… Cette parenté de style confirmerait donc l’hypothèse d’une église romane à Chassiers, plus ou moins reprise dans l’église ogivale qui lui aurait succédé. Merci à Monique Faltret pour cette précieuse indication…)

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Au temps où se construisait Saint-Hilaire

Le chantier de l’église

vignette temple Jérusalem

La reproduction ci-dessus est une photographie d’un célèbre tableau de Jean Fouquet : il ne s’agit évidemment pas du chantier de Chassiers, mais de la construction du « Temple de Jérusalem » . Jean Fouquet s’est inspiré pour ce tableau (et cela est éclatant) de la construction des églises ou cathédrales gothiques de son époque. Bien qu’exerçant son art environ cinquante ans après le chantier de Saint-Hilaire, il fournit dans ce tableau, notamment dans la partie inférieure (mais aussi pour le palan qu’on aperçoit au niveau supérieur) des indications précieuses pour comprendre la construction de l’église fortifiée de Chassiers.

De nombreuses miniatures ont également été conservées de cette époque et elles nous fournissent des indications sur le travail des bâtisseurs du quinzième siècle. Bien entendu, les intentions de leurs auteurs n’étaient pas d’informer la postérité et il faut faire appel à d’autres sources pour les compléter.

C’est ce que vous pourrez constater en lisant ce fichier .pdf. Et il y a de la lecture ! Lecture à compléter par la page suivante

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Au temps où se construisait Saint-Hilaire

La vie à Chassiers, vers 1396

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Il est possible, je crois, d’accepter 1396 comme date du début de l’édification de la nouvelle église paroissiale. Au dix-huitième siècle, l’abbé Servant, curé de Chassiers, dit avoir vu le devis (le “prix faict”) de la commande passée par Jacques de Chalendar et les “marguilliers” de la paroisse à deux entrepreneurs largentiérois. Ce devis a disparu, semble-t-il, mais il aurait été daté de 1396, selon le curé Servant. Comme cette date correspond à une relative rémission dans les malheurs du temps, elle est généralement admise.

C’est donc l’occasion de marquer une pause dans le récit du déroulement du passé de Chassiers. Je vais en profiter pour essayer de condenser en trois billets successifs ce qu’on peut appeler la construction de l’église paroissiale Saint-Hilaire. Le premier billet tentera de décrire (de façon fort hypothétique) la vie quotidienne des Chassiérois à la fin du quatorzième siècle. Le second imaginera une journée sur le chantier de l’église. Le troisième s’attardera plus sur les caractéristiques de cet édifice ogival qu’on serait tenté de qualifier de “gothique”, s’il n’était pas aussi imprégné d’art roman, au sens que j’ai tenté de donner à cette expression dans les billets consacrés à la chapelle Saint-Benoît.

***


Dans la seconde moitié du quatorzième siècle, la guerre continue entre les clans des Valois et des Plantagenêts. Avec, de plus en plus souvent, l’intervention d’un tiers-clan hétéroclite formé par les « Grandes Compagnies » de routiers, sans doute encore plus destructrices que les « osts » officiels. Par exemple, dans les montagnes et collines du Lyonnais, les routes de «Tard Venus » battent l’armée valoisienne à Brignais, en 1362.

C’est en partie pour mettre fin à ce fléau que Charles V nomme Duguesclin connétable : il est chargé de rassembler les routiers sous la bannière des Valois. Peine presque perdue : dès 1380, à partir de son château de Chalusset, près de Limoges, Perrot le Béarnais lance ses bandes vers l’est, en direction de l’Auvergne.

Vinrent-elles jamais en Vivarais ? On ne le sait pas. Mais, ces années 1380 virent le Bas-Vivarais atteint par une révolte dont les victimes se composaient plus spécialement des seigneurs ou des agents du fisc royal. Même si cette sélection semble indiquer que les « Tuchins » n’étaient pas seulement animés par l’intention de piller et que leur soulèvement avait le caractère d’une Jacquerie, leur intervention ajoute aux troubles. Sévèrement pourchassés (et avec plus d’efficacité que l’Anglois ou le routier), les derniers Tuchins se réfugient, vers 1382, sur le rocher de Sampzon.

S’il ne reçut par leur visite, Chassiers en entendit parler et le sentiment, permanent, d’insécurité s’en accrut d’autant. À ce moment, la paroisse n’a pas de château à l’intérieur duquel se réfugier en cas d’agression extérieure. L’église Saint-Benoît est beaucoup trop exigüe, même pour servir de simple abri aux quelques deux cents survivants de ce terrible quatorzième siècle. Il est même vraisemblable que son faible volume a rendu nécessaire de construire un autre bâtiment. Mais, vers 1390, ce dernier est déjà trop vétuste : on ne peut pas lui faire confiance pour protéger matériellement les villageois contre d’éventuels agresseurs, Tuchins, routiers ou Anglois. C’est sans doute pourquoi la communauté, d’accord avec Jacques de Chalendar, prend contact, en 1396, avec deux entrepreneurs, Jean Chabrol et Etienne Archer (ou Archier) pour la construction d’une nouvelle église, fortifiée cette fois, en lieu et place de l’ancienne.
Pour commencer, rendez-vous sur ce fichier .pdf. et pour continuer aller là

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Chassiers entre Saint-Benoît et Saint-Hilaire

3.Temps de Peste et temps de Guerre

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Contrairement au siècle précédent, se reporter ici le quatorzième siècle est généralement considéré comme une période de dépression démographique liée à une accumulation de détresses : « Peste Noire » et autres « pestilences » ; « Guerre de Cent Ans » ; brigandages des « routiers » et des révoltés… Chassiers n’y échappe pas. C’est ce que rappelle ce récit que vous pouvez atteindre en cliquant ici

Pour la suite cliquer ici

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Chassiers entre Saint-Benoît et Saint-Hilaire

2. Chassiers au treizième siècle.

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La Croisade contre les Albigeois semble avoir définitivement ruiné les espoirs des Comtes de Toulouse pour contrôler les mines de Largentière. Même si la maison de Monfort en profite pour mettre la main sur le patrimoine de la dynastie comtale traditionnelle et si elle essaie de reprendre le flambeau, elle n’y parviendra pas. Chassiers restera donc en dehors du contrôle toulousain et les évêques de Vivers, avec l’appui conjugué du Pape, du Roi de France et de l’Empereur du Saint-Empire semblent reprendre la main pendant quelques décennies.

Maintenu quand même à l’écart du Royaume de France (puisqu’il dépend encore théoriquement de l’Empire !), le Largentiérois (et donc Chassiers) échappera aux terribles enquêtes de l’Inquisition. Mais l’Empereur est loin, très loin et il ne s’oppose pas véritablement à la pénétration française dans ces règions encore indécises. Cette évolution culmine en 1284, quand la création de Villeneuve-de-Berg par Philippe III fait entrer Chassiers en France.

Autrement dit : Chassiers n’a jamais fait partie du Royaume de Saint-Louis. En revanche il a bénéficié, comme le reste de l’Europe Occidentale, de cette époque d’expansion démographique et de relative amélioration que l’on appelle parfois « Le Siècle de Saint-Louis » pour désigner le treizième siècle.

Le fichier suivant fournit quelques explications supplémentaires

qui sont la suite de ce précédent billet et l’annonce du billet suivant

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Chassiers entre Saint-Benoît et Saint-Hilaire

1. Chassiers entre Viviers et Toulouse.

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Bien qu’on ne sache pas dater de façon certaine l’édification de Saint-Benoît ( voir ), on peut considérer qu’il s’est écoulé à peu près deux siècles entre cette construction et 1396, date plus précise où l’édification de l’église Saint-Hilaire a été décidée. Ces deux siècles ne peuvent pas être condensés (sauf en rêve) en un seul instant où le récit ramasserait toutes les informations (relativement peu nombreuses) que la documentation fournit sur cet intervalle.

C’est pourquoi le chapitre qui leur est consacré dans cette histoire sera subdivisé en trois sous-chapitres qui porteront successivement sur la période pendant laquelle Chassiers n’appartient pas encore au Royaume de France, sur celle qui vit le Largentiérois bénéficier d’abord (durant « le siècle de Saint-Louis ») de son annexion à ce Royaume et enfin sur celle, beaucoup plus tragique, où Chassiers et la région se trouvent embarqués dans la triste « Guerre de Cent Ans », alors qu’ils reçoivent de plein fouet les effets de « pestilences » multiples (dont « la Peste Noire » de 1348).

Pour chacune de ces étapes, et afin d’alléger si possible la lecture, on trouvera un court résumé qui renverra à un fichier .pdf beaucoup plus circonstancié. Par exemple, je vais insister d’abord sur ce moment de tension locale qui a vu s’opposer les évêques de Viviers (Nicolas puis Burnon) et les comtes de Toulouse (Raymond V puis VI, puis Aymard de Montfort). Vous en trouverez un récit dans ce fichier

Ce fichier ne parle pas d’une éventualité non négligeable, qui ne passerait pas sous silence- comme on l’a fait jusqu’ici – l’influence qu’ont pu avoir les Cathares sur le Largentiérois, par l’intermédiaire de la présence toulousaine. Comme celle-ci s’opposait aux droits de l’évêché de Viviers, l’historiographie locale (très marquée, je l’ai montré, par la défense du catholicisme) a eu peut-être trop tendance à gommer (ou à ne pas vouloir voir) ce qu’il en reste. Par exemple, je m’étonne que personne ne se soit étonné (à ma connaissance) que des noms comme « Fanjaux », « Laurac » ou même « Montréal » se trouvent déjà en pays cathare. S’il s’avérait que ces noms ont été importés en même temps que la présence toulousaine, il y aurait lieu quand même de s’interroger. N’ayant pas pu le vérifier (encore?), je me suis abstenu d’en parler dans le récit que j’en présente. Mais il me semble que c’est …à suivre.

La suite est ICI

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(le 12 février 2009) Je me rends compte que les digressions (sur l’art roman, sur la lumière profonde) envahissent ce chapitre consacré à l’avènement de la chapelle Saint-Benoît « dans » l’Histoire de Chassiers ». Tout récit historien, pour se trouver au carrefour d’autres récits plus philosophiques, plus poétiques…, est ainsi menacé d’explosion par sa propre logique.

Mais un récit explosé risque fort de devenir un récit illisible, c’est-à-dire le contraire d’un récit. C’est pourquoi, tout en laissant des traces de cette explosion avec les billets précédents, je cherche à fournir au lecteur un moyen plus confortable de s’y retrouver. Pour cela, je regroupe le texte présenté dans les deux précédents billets avec d’autres textes sur l’art roman dans un fichier .pdf que le lecteur pourra consulter à l’adresse suivante ICI et pour sauter au quatrième chapitre, on cliquera ici

Ce carnet « parle » souvent d’Yves Bonnefoy dans sa partie CREATION notamment voir

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Roman autour de l’art roman

et de la chapelle Saint-Benoît (2):

la lumière profonde

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Le minéral, comme socle et origine et destin de tout le reste. « L’art roman » je le lis comme ça. Et en particulier celui qui est en action dans cette chapelle.

Je concluais ainsi – sans conclure vraiment, bien sûr! le précédent billet de cette série : voir ici

Bien entendu, de telles réflexions supposent la réflexivité et, ascendante ou descendante, la hiérarchie des êtres ne peut être pensée que par les hommes. Ils le savent et même s’ils en tiennent pour la version la plus morose, ils y éprouvent une jouissance blanche qui, sous certaines conditions, peut entraîner une véritable délectation. Ces conditions proviennent de la religion et/ou de l’art et/ou de la philosophie. Essayons de voir comment.

On supposera d’abord qu’il y eut un moment de l’histoire (celle des hommes, évidemment) et sur une partie de l’espace un revirement quant à la manière de concevoir le temps, l’espace, l’homme, le monde, Dieu peut-être. Sans doute, ce revirement se préparait-il de longue date et de loin et fut-il suivi (et partiellement annihilé) par d’autres changements de cap, mais il n’en substitua pas moins aux explications antérieures une vision nouvelle du monde qui se perpétua même quand elle cessa d’être prépondérante. On supposera que ce fut dans la partie occidentale de l’ancien Empire romain et aux environs mal définis des onzième et douzième siècle de notre ère. En plein âge roman.

On se confirmera dans ce choix en constatant après tant d’autres (et en simplifiant encore plus qu’eux) que ces époques et cet espace virent se multiplier les édifices religieux voûtés de préférence aux bâtiments charpentés. Et, puisque je viens d’envisager les conséquences techniques du voûtement, on se plaira à imaginer que le besoin de voûter églises et chapelles (puis, beaucoup de bâtiments non religieux) a procédé d’une sensibilité relativement nouvelle, nouvelle du moins en tant que sensibilité dominante. Car lorsqu’on souhaite faire construire un bâtiment voûté, il semble qu’on n’obéisse pas aux mêmes exigences métaphysiques que pour un édifice charpenté. Et pas seulement parce qu’on remplace beaucoup de bois par beaucoup de pierre.

La charpente comme la voûte définissent certes un vide habitable à l’intérieur d’une barrière qui sépare le dedans et le dehors, mais la charpente – surtout quand on arrive au terme d’une longue période de recherches techniques – permet de jouer avec le vide qu’elle délimite, d’en multiplier les ressauts et les recoins, d’aérer, d’élever et le bâtiment et le regard et de jongler en s’esbaudissant avec les ouvertures et les jeux de lumières qu’elles créent comme l’esprit jongle avec les concepts qu’il se donne en les prenant pour des choses. Ce qu’ils ne sont pas.

La voûte au contraire – surtout au début des recherches techniques – contraint le bâtisseur (et le donneur d’ordres ne peut pas l’ignorer) à se satisfaire d’un espace plus petit, enclos, au moins dans ses parties hautes, par des courbes qui à la fois pèsent sur le vide habitable et referment sur lui une accolade protectrice. Un espace ovoïde. Et le donneur d’ordre et ses commanditaires non seulement n’ignorent pas cette contrainte, mais ils souhaitent s’y plier avec tant de complaisance qu’on peut imaginer qu’elle n’est plus ressentie par eux comme une contrainte mais comme un besoin.

Un espace ovoïde, oui: celui d’un ventre qui vous protège des menaces extérieures, mais aussi un lieu primordial où se perpétue le drame essentiel qui oppose partout et toujours l’Opaque et la Lumière. Matrice de plusieurs façons, existentielle et symbolique. Existentiellement, l’œuf semble garantir une amniotique paix à celui qui, à genoux, tête fléchie, torse ployé, mains jointes, y adopte la position fœtale de l’orant. Symboliquement, sous l’étreinte de pierre par laquelle le minéral absolu rappelle sa loi, sourd une lumière qu’il produit et qui le nie.

Naissance de la lumière. On verra dans la nef voûtée une sorte de représentation analogique de la manière dont on peut imaginer l’apparition d’une clarté au sein même de l’absolument opaque. Moment improbable, puisque l’Être exclut le temps. Apparition improbable, puisque l’Être exclut l‘espace. Et pourtant! Et pourtant, peut-on nier ce dont nous sommes intimement convaincus – tant que nous vivons en tant que consciences réflexives- à savoir: que nous vivons dans le temps et l’espace et qu’ainsi nous superposons un monde à la fois spatial et temporel à l’Être inengendré et indifférencié? que cette surimposition est à la fois indubitable et foncièrement impossible puisque, n’ayant ni dedans ni dehors l’En-soi ne peut rien admettre qui se superposerait à lui?

La construction d’un édifice présuppose qu’on demeure dans le monde et qu’on accepte celui-ci, avec ses leurres, avec l’espace et le temps, avec nos consciences réflexives qui promènent leurs lumières sur ce qui leur reste inconnu. Mais s’il s’agit d’un édifice religieux, métaphysique par définition, ou même simplement d’un bâtiment profane mais à vocation esthétique, le donneur d’ordre, le constructeur et l’usager doivent obéir à une exigence qui dépasse le niveau fonctionnel: il leur faut rendre compte du geste scandaleux qui a décidé, avec cette construction-là, de ployer en quelque sorte le Tout et de faire apparaître à la pliure, dans la pliure, un espace mondain, dérobé à l’En-soi. Geste scandaleux qui se renouvelle en permanence dans la mesure où le bâtiment est à vocation religieuse et/ou artistique. Geste sacré, car au plus près de l’inacceptable.

En rendre compte consiste à l’expliquer. L’expliquer conduit à explorer deux directions. L’une, la plus courante, la plus ancienne aussi et que les religions considèrent comme la seule exploitable, suppose que le geste sacré et sacrilège est le produit d’une décision transcendante inspirée aux bâtisseurs par un Créateur antérieur et dans une certaine mesure extérieur à la fois au monde des consciences réflexives et à l’Être. La Genèse judéo-chrétienne peut effectivement s’interpréter comme le récit de la Création d’abord de l’indifférencié, puis à partir de celui-ci, des différences significatives qui permettent le monde. C’est certes au prix d’une dénégation masquée quoique assez forcenée (le Tout n’est pas le Tout, puisqu’il admet un avant et un après, un dessus et un dessous…), mais ce point de vue, en s’en remettant à la toute-puissance de la Transcendance, allège le caractère scandaleux du geste bâtisseur.

L’autre direction est bien plus ardue. Elle implique l’hypothèse que le geste bâtisseur serait comme soufflé, dicté, induit, conduit, produit par l’En soi, totalement immanent à l’En soi. Comme si le geste et ce qu’il a créé (et que nous voyons devant notre regard) était le résultat aléatoire (de notre point de vue) d’un réajustement de l’Être

Bien sûr, pour celui qui se place dans cette hypothèse, impossible d’ignorer que l’image même du réajustement ne peut pas être acceptée sans réticences puisqu’elle supposerait un espace enveloppant et des espaces enveloppés glissant latéralement les uns par rapport aux autres, ce qui serait incompatible avec la manière dont nous sommes condamnés à pressentir l’En soi. Seulement, comme nous ne pouvons pas douter (en adhérant à ce doute) que nous sommes condamnés à pressentir l’En soi, comme si nous n’en faisions pas partie, nous finissons par accepter cette cote mal taillée: nous acceptons avec réserves que l’En soi puisse se contredire, se réajuster.

façade orientale

Et nous disons alors (et dans ce dire il y a beaucoup de feinte) que l’on peut présupposer une sorte de continuité qui lie par exemple le matériau minéral, son voûtement, l’épaisseur des murs, la rareté des ouvertures, leur ébrasement, les qualités (ou l’absence de qualité) de la lumière parcourant les volumes construits, les formes ébauchées que cette lumière révèle comme si elles étaient les signes originels d’un sens qui se lève et notre effort –dans cette chapelle- pour donner du sens à cette levée du sens.

Et je dis alors que c’est en en revenant à la lumière romane produite par l’ébrasement des baies que l’on peut le mieux saisir ce qui nous porte vers « l’art roman ».

Ecoutez dans cette chapelle, même aux heures les plus claires de la matinée, l’ombre s’alléger, entrouvrir ses épaisseurs, soupirer, découvrir une à une ses nuances, infinies variations qui reposent sur d’infimes différences, si bien que les choses qui s’éclairent ne sont pas définissables: tranchées de biais ici, là arrondies aux entournures, ailleurs confondues par parties, les choses –et les êtres- se décontenancent, s’évident, perdent leurs évidences, leur contenance et ne conservent, semble-t-il, que l’insaisissable essentiel, l’être.

Oui, le rai lumineux (d’origine solaire, bien entendu !) qui passe par les baies en forme de meurtrières est si rare qu’admis à l’intérieur et obligé par l’ébrasement à se diluer, il se désature, perd sa capacité à donner de la couleur aux choses, à leur conférer des formes et des volumes, ne conserve de la lumière que la luminance si bien que les choses, et nous sommes choses parmi les choses, se fondent les unes dans les autres, retournent au Monolithe primordial d’où elles ont, semble-t-il, momentanément émergé. C’est une lumière à l’état latent. Une lumière à l’état naissant.

L’utilisation de la lumière est en effet un des moyens dont l’artiste dispose pour faire allusion à l’émergence de la conscience au sein de l’opaque, mais – dans le cadre roman, au moins – il n’est pas question de s’imaginer la lumière comme un faisceau de clarté que l’on passerait sur l’obscur pour en dévoiler les mystères. Le cadre roman exige que l’on résiste au contraire à ce penchant familier qui nous incite à surévaluer la connaissance, à imaginer qu’on est doté ou qu’on s’est doté d’une faculté à écarter les voiles qui obscurcissent encore l’être. La conscience ne sort pas triomphante de l’obscur pour venir en éclairer les ultimes recoins. Le cadre roman suggère au contraire que la lumière ne surgit pas de l’opaque mais en suinte, petitement, difficultueusement, de façon pâle et comme souffreteuse.

Je dirais, ce me semble, que la lumière romane ainsi imaginée est la métaphore la plus immédiatement compréhensible de ce moment originel (qui n’eut sans doute jamais lieu) où l’Opaque absolu, l’En Soi, aurait décidé de se contredire en laissant de la Conscience sortir de Lui, comme si cela était possible sans contradiction insurmontable.

Cette chapelle n’est pas cistercienne, même si l’abbaye de Mazan semble avoir disposé à Bouteille, tout près d’ici, d’une «grange». Elle n’appartient donc pas apparemment à ce mouvement de rectitude intellectuelle que Bernard de Citeaux essaya d’imposer, dans la première moitié du douzième siècle, aux monastères qui dépendaient de l’ordre rénové. Mais sa simplicité, voire son dénuement, peuvent aujourd’hui être perçus comme un écho des objurgations de Saint Bernard.

«Nous, les moines, nous qui avons quitté le monde et renoncé à son éclat, à ses richesses, pour nous emplir de Christ, nous, les moines, qui foulons aux pieds tout ce qui veut charmer les yeux ou flatter les oreilles, qui devrions traiter comme du fumier les jouissances, toutes les jouissances de l’odorat, du goût, du toucher, qui prétendons-nous séduire quand nous ornons nos églises?»

On sait que Saint Bernard ne parvint pas à imposer sa réforme, lui qui eût souhaité que l’ornementation des églises de l’ordre se réduisît à un crucifix de bois peint placé sur l’autel. Sans doute n’ignorait-il pas qu’il lui fallait demander le plus pour espérer recevoir le moins, mais ce faisant, il allait aux limites de l’essentiel qui n’a pas de limites: l’être de l’art roman surgit du néant, sans fioritures. Cela apparaît notamment quand, ayant dû accepter la construction de grandes abbatiales au milieu du siècle (celle de Clairvaux en particulier), ses disciples les plus farouches, conscients que la taille de ces édifices constituait déjà une contradiction, définirent des Statuts qui essayaient de respecter l’élan initial.

Aucune sculpture, aucune peinture, pas de couleurs. Pas plus de deux cloches et de petite taille, de manière qu’un seul homme suffise à sonner. Même la taille et la forme et les affèteries des initiales des manuscrits étaient soigneusement cadenassées: monochromes, sans décor figuré sinon (concession aux manières du monde?) strictement végétal. A Chassiers, on se réjouira (aujourd’hui!) que les vitraux de la chapelle semblent avoir entendu les Statuts cisterciens: «que les vitraux soient incolores et sans croisillons»! Bien qu’ils soient très légèrement colorés, leur grisaille rappelle ceux de l’abbatiale d’Aubazine en Corrèze.

Plus cistercien que Saint Bernard, on dira que l’art roman est essentiellement un travail sur la grisaille. Son objet –qui ne peut être le noir absolu de l’En-Soi, puisque l’Être ne peut être objet- c’est le moment ou la trace du moment où le noir absolu cesse de se figer en opaque et accepte la lueur minimale qui le fait passer aux gris. Traversant le filtre en noir et blanc du vitrail, sans a-plats colorés véritables, quelques rayons solaires s’égarent dans la chapelle. Obligés par l’ébrasement de la baie à se diluer dans l’ombre, ils y perdent encore de la couleur. Désaturés, ils ne semblent plus disposer d’aucune teinte. Demeure la luminance: une aptitude à donner naissance à des couleurs, une aptitude qui se refuse pour l’instant à passer à l’acte. Une luminosité, mais dormante. Regardons-la (ou mieux: contemplons-la, laissons la circuler à l’aise, traverser le regard en le laissant errer sans but apparent) cette lumière.

Comment du Néant (c’est-à-dire à la fois, impossiblement, de rien et de tout) sourd quelque chose, quelques choses parmi lesquelles la Conscience, cette chose inouïe (et qui monopolise pourtant la parole), impensable (et qui pense pourtant), inattendue (mais qui semble avoir été comme pressentie, espérée, attendue par son exact contraire qui ne peut admettre de contraire)?

Recevons le monde roman comme l’évocation de cette question – plus poétique que philosophique ou historique – avec inévitablement des ébauches de réponses contradictoires auxquelles on peut ne pas s’attacher. Et ne faisons pas semblant de croire qu’il s’agit là d’une question subsidiaire comme tirée par des cheveux préalablement coupés en quatre par des intellectuels qui se sentiraient orphelins depuis que le sens de l’histoire les a abandonnés: le retour inévitable (seule certitude peut-être …) de la conscience à l’opaque, individu par individu, certifie que la question se pose d’elle-même, comme si, dans les instants où il arrive qu’on pense la mort, on (telle ou telle conscience individuelle) s’identifiait à la Conscience évaluant son rapport à l’opaque, comme si la Conscience alors parvenait (ou presque!) à comprendre enfin comment et pourquoi l’opaque décida, un jour, qu’il y aurait des jours et des consciences individuelles pour les compter et s’apercevoir que «tous les jours mènent à la mort; le dernier y arrive».

C’est pourquoi ce que je demande à l’art roman c’est d’abord qu’il nous mette en présence de cet instant mythique (qui n’eut sans doute jamais lieu) où de l’informe absolu, du noir absolu, de l’absolument statique, du silence absolu, une lumière timide apparaît, terreuse, à peine capable de suggérer des figures mal discernables mais qui sont déjà des formes et des formes aux mouvements patauds, comme honteux, accompagnés de pauses à peine ébauchées dans le silence ambiant, pauses ou soupirs ou quarts de soupirs dans lesquels on peut entendre une espèce de musique qui se cherche…

En vertu de ce choix arbitraire (j’insiste lourdement!), je ne retiens de ce qu’on a l’habitude de nommer «l’art roman» (en fait, l’art des onzième et douzième siècle de l’Occident chrétien) qu’une toute petite partie (mais la chapelle Saint Benoît de Chassiers en est!) à quoi j’ajoute l’immense pan des œuvres involontairement romanes d’avant les siècles romans parfois, souvent postérieures ou même nos contemporaines d’ici ou d’ailleurs.

Une sorte d’anthologie personnelle si on veut, centrée sur un projet assez proche dans ses intentions de ce que Pierre Soulages nous dit avoir voulu appliquer avec les vitraux qui lui ont été commandés pour l’abbatiale de Conques. Parvenir à mieux cerner cette «qualité métaphysique» dont Soulages parle.. Expliciter ce qui a pu séduire l’artiste au moment où il décida qu’il avait enfin trouvé le matériau idoine. «Une lumière prise dans le verre même».

Bien sûr, il semble que son apparition soit tout de suite anéantissement du néant qui la laisse naître et qu’elle annonce des possibles enthousiasmants: cette façon de voir est même au cœur des règles monastiques qui ont accompagné les œuvres de l’art roman au sens strict. Pour les moines –quand on prend leurs statuts au pied de la lettre – le silence ou la solitude, pour pénibles qu’ils soient aux yeux du monde, ne sont que les conditions d’un guet au cours duquel le religieux, le souffle suspendu, va saisir l’apparition de la lumière et ce faisant s’intégrer à Christ. Il s’agit d’une pénitence joyeuse dont le gothique puis le baroque s’efforceront d’imager les délices. On trouvera même des exemples de cette allégresse dans l’art roman au sens habituel. Mais je crois que cette manière – qu’il ne s’agit pas de dévaloriser – se condamne immanquablement à négliger une voie ouverte par l’art roman: l’immanence de la lumière au coeur de l’opaque qui n’a pas de cœur puisque étant tout il n’enveloppe rien, son immersion et non son émergence, sa latence et non son envol. Ce presque rien qui, pour être quelque chose, doit être moins que rien, essayons de ne pas l’éteindre en le surévaluant.

(ajouté le 19 février 2009 : c’est évidemment trop long! continuez quand même vers

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Roman autour de l’art roman

et de la chapelle Saint-Benoît

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La chapelle Saint-Benoît est en fait une chapelle double : deux absides et deux nefs accolées, de façon assez rare et qui pose d’ailleurs problème. À l’époque – tardive – où elle commença à servir de lieu de réunion pour la Confrérie des Pénitents Bleus, on parle d’elle comme s’il s’agissait de deux chapelles différentes, le patronage de Saint Benoît étant réservé à la chapelle du fond (côté nord) tandis que la première chapelle (celle du sud) apparaît alors comme dédiée tantôt à « la Madeleine » tantôt à la Vierge.

Les tenants du récit que j’ai évoqué dans le premier chapitre de cette histoire affirment qu’au départ il n’y avait qu’une chapelle et qu’elle était destinée aux religieux du monastère. Par la suite, disent-ils, il fallut l’agrandir en la dédoublant pour pouvoir tenir compte du succès du couvent. Une variante de ce récit précise que la chapelle initiale était réservée aux moines et la seconde aux laïcs de la paroisse.

Une chose semble à peu près assurée : les deux parties de la chapelle ne sont pas exactement contemporaines, puisque de récents travaux de consolidation ont permis aux ouvriers du chantier de constater que l’abside du nord (celle de droite quand on regarde l’édifice à partir de sa face orientale) s’appuie sur l’abside du midi qui lui serait donc antérieure.

Aucun texte ne permet de dater de façon précise la création de Saint-Benoît et nous ne connaissons pas les circonstances de sa création. Pourtant, une évidence s’impose d’emblée: il s’agit d’un bâtiment roman.

Qu’il ait été maintes fois remanié à l’intérieur surtout, mais aussi à l’extérieur, c’est très probable: les passages entre les deux parties de la chapelle (entre les deux chapelles) ont varié au cours des siècles; il y eut sans doute un accès par la petite calade du nord sur laquelle donnait une porte qu’on peut encore apercevoir à travers le trou qui vient d’être creusé dans le mortier vers l’angle nord-ouest de la chapelle du fond; les vitraux (en mauvais état) ne sont certainement pas d’origine, ni les colonnettes du porche, ni le clocheton… On peut multiplier les exemples. Il n’empêche.

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Digression sur l’art roman

La plupart des spécialistes de « l’art roman » s’accordent pour reconnaître que cet art est si varié – selon les époques et surtout selon les régions – qu’il n’est pas possible de prétendre le définir par tel ou tel caractère dont la présence signifierait qu’on a à faire avec une œuvre romane, tandis que l’absence de ce caractère signifierait que l’œuvre n’est pas romane. Et presque tous de conclure que la seule définition possible consiste à affirmer que « l’art roman » correspond à l’art des onzième et douzième siècles dans l’Europe héritière de la partie occidentale de l’ancien Empire Romain. On atténue même un peu cette définition en faisant remarquer que les siècles en question ne doivent pas être pris dans l’absolu arithmétique et que la période concernée peut commencer un peu avant l’an mil et se terminer bien après l’an 1200. Soit.

Seulement, que dire d’un édifice qu’on ne sait pas dater ?  L’exemple de la chapelle Saint-Benoît de Chassiers est là pour prouver que nous n’hésitons pas beaucoup à franchir le pas. Et nous n’hésitons pas parce que chacun de nous, le spécialiste comme le profane, a acquis l’intime conviction qu’il saura reconnaître au premier coup d’œil une œuvre romane, surtout s’il s’agit d’un édifice. Ce savoir n’est pas forcément scientifique, il l’est même très rarement, il s’est souvent ancré en nous sans que nous puissions dire comment, mais – même si nous admettons sa fragilité – nous y croyons dur comme fer, ou plutôt s’agissant de « l’art roman », dur comme pierre !

façade orientale

Devant la chapelle de Chassiers, et surtout à l’intérieur de celle-ci, nous sommes tous sûrs qu’elle appartient à « l’art roman » ! Essayons donc d’expliciter cette conviction, quittes à nous apercevoir ce faisant qu’en développant les raisons implicites qui nous poussent nous rencontrons beaucoup d’incertitudes et de contradictions.

La pierre ! Je prends le pari que nous ressentons ici une ambiance romane parce que nous y sommes cernés par l’omniprésence de la pierre. La pierre. Le bloc de pierre. Et ceux d’entre nous qui ont une certaine culture historienne savent qu’effectivement, aux environs des onzième et douzième siècle, en Europe occidentale, les bâtisseurs d’édifices religieux se prirent d’amour immodéré pour ce matériau, alors que leurs prédécesseurs et leurs successeurs jouaient ou jouèrent volontiers avec le bois ou le verre. Les romans s’en tinrent, eux, à la pierre. Attention ! déjà une objection : les églises romanes scandinaves sont plutôt portées sur et par le bois. C’est vrai, mais nous parlons ici et maintenant de l’Europe occidentale et cette notion est déjà assez bien fixée à l’époque, ne serait-ce que par la référence à Rome.

Donc, la pierre ! Regardez l’épaisseur des murs telle qu’on peut l’apercevoir au niveau des baies : au moins un mètre et demi de lits de moellons ! Nous sommes bien ici dans un autre monde que les cathédrales gothiques qui s’envolent par le vide, le verre, la découpe, l’ornement. Ici, on ne s’envole pas : la pesée de la pierre épaisse vous courbe au contraire vers le sol.

En particulier, le poids de la voûte de pierres à laquelle s’ajoute la masse des superstructures de la toiture exerce sur les murs porteurs des poussées latérales qui tendent à écarter ces murs et à les déséquilibrer. Pour que les poussées latérales ne l’emportent pas sur la résistance des murs les bâtisseurs disposaient d’un certain nombre de moyens. Notamment l’épaisseur des murs devaient être d’autant plus grande que l’élévation des voûtes était plus ambitieuse. En fait, ces poussées latérales orientaient la construction vers des édifices trapus, à la fois relativement peu élevés et solidement accrochés à leur soubassement. Avec l’omniprésence de la pierre, ce caractère massif a sans doute beaucoup contribué à une certaine image de « l’art roman » avec cependant de nombreuses exceptions.

La chapelle Saint-Benoît appartient plutôt aux exceptions : les voûtes ont une élévation qui est due en grande partie à l’emploi du berceau en arc brisé. Au lieu d’avoir comme parfois une voûte de plein cintre (que l’on avait tendance au dix-neuvième siècle à tenir comme la principale caractéristique de « l’art roman ») construite en utilisant un seul cintre en demi-cercle, on a utilisé ici comme souvent deux cintres de rayon plus grand et qui s’appuient l’un contre l’autre par un sommet où se voit la brisure de l’arc : ce sommet est ainsi surélevé, ce qui donne une certaine ampleur aux volumes de la chapelle. Mais pour compenser ce surcroît d’élévation qui entraîne un accroissement des poussées latérales sur les murs porteurs, il a fallu recourir à des renforcements supplémentaires.

Comme souvent, la solidité des murs provenant de leur épaisseur a été renforcée par la présence de colonnes engagées dans le mur : de place en place, on a pu ainsi doubler l’épaisseur du mur sans diminuer beaucoup l’espace disponible à l’intérieur de la chapelle, en ajoutant même des courbes qui allègent l’impression laissée par les volumes des nefs. En outre, et toujours afin de consolider l’ensemble, au droit de chaque colonne engagée mais à l’extérieur de la chapelle un contrefort vient buter latéralement en sens inverse de la poussée qui menace les murs.

Avec le même objectif, les constructeurs se sont efforcés ici d’affaiblir le moins possible la résistance des murs porteurs, même quand il a fallu pratiquer des ouvertures pour laisser entrer la lumière. Les baies de cette chapelle utilisent à plein la technique de l’ébrasement très présente dans « l’art roman ». De l’extérieur de la chapelle, les ouvertures sont à peine visibles : une simple entaille, comme celle d’une meurtrière. Et à partir de cette entaille, vers l’intérieur, la baie s’élargit de manière à ce que les rayons lumineux qui franchissent l’entaille puissent se diffuser le plus possible dans la chapelle. Ce procédé – fort apprécié des araignées qui y installent leurs toiles – donne par ailleurs son caractère principal à la lumière de la chapelle Saint-Benoît (j’y reviendrai longuement) mais il est d’abord une technique de consolidation de l’édifice.

Pour que la pierre résiste aux poussées de la pierre, il fallait bien que les murs fussent épaissis pour supporter les poussées des voûtes, que les ouvertures fussent réduites pour ne pas affaiblir la résistance de cette épaisseur, que l’on s’arrangeât pour tailler les baies plus larges vers l’intérieur que vers l’extérieur de façon que le mince rai de lumière pût profiter de cet ébrasement pour se dilater en pénétrant dans l’édifice, que la solidité des piliers supportant les voûtes et leurs poussées fût renforcée en les engageant à moitié dans l’épaisseur des murs et en les doublant à l’extérieur par la butée des contreforts. Tout cela est bien fonctionnel, mais ce n’est peut-être pas l’essentiel.

Chacun a sans doute son essentiel devant « l’art roman » et je ne prétends pas ici exposer un savoir quelconque que son caractère scientifique imposerait à tout le monde. Non, il s’agit ici de croyance subjective et vous allez être condamnés à pardonner momentanément l’aspect peu raisonnable des raisonnements qui suivent !

Et, en plus, le point de départ n’est pas très original ! Le point de départ, c’est l’impression de pénétrer ici dans un monde minéral. Je disais tout à l’heure : la pierre. Certes. Mais la pierre évoque trop la fragmentation du rocher pour bien désigner cette présence massive, obstinée, pachydermique, insécable, non fragmentable, pour qu’on puisse s’en tenir à la pierre. La pierre ? Non ! la roche. Et encore ! la roche elle-même sonne trop alanguie par cet « e » muet qui laisse entendre que le minéral pourrait se prolonger dans le monde vivant : non pas la pierre, non pas la roche, plutôt le roc. Le roc dans sa stupeur. Le roc, posé là, de toute éternité, immuable, omniprésent et n’admettant aucune présence. Et surtout pas la nôtre !

C’est là, pour moi, le point de départ de la séduction que « l’art roman » exerce sur beaucoup d’entre nous. Par lui, nous pouvons nous imaginer pénétrant enfin dans un lieu où nous sommes enfin en présence du Monolithe primordial. Nous sommes souvent convaincus de la mollesse généralisée de l’entendement contemporain. Et je crois à la possibilité que cette conviction soit fondée ! Par excès supposé de confort matériel, par abâtardissement présumé des données culturelles sous trop de standardisation, par absence imaginée définitive de tout grand dessein crédible … nous sommes conduits, peut-être nécessairement, à vouloir en revenir à du solide.

Plus fondamentalement ou, en tout cas, de manière plus philosophique, je crois qu’on peut avancer aussi que cette volonté d’en revenir à du solide est liée au fait que l’esprit humain (du moins, sous nos latitudes !) pose spontanément qu’il existe une hiérarchie entre la matière inerte (à laquelle on assimile le minéral), la matière vivante mais non consciente (le végétal), la matière consciente mais non réflexive (le monde animal) et la matière réflexive à laquelle on assimile le genre humain.. Presque toujours, cette hiérarchie est pensée comme ascendante : l’homme au sommet.

Mais il est aussi possible de la penser descendante si on considère que la réflexivité de l’esprit humain est, comme par définition, condamnée à multiplier les simulacres langagiers et à s’empêtrer dans leurs tromperies, alors que les animaux paraissent savourer ici et maintenant sans avoir à réfléchir sur le temps ni même l’espace. Et, de ce point de vue, les animaux peuvent paraître, eux aussi, égarés par les images que leur conscience leur fournit comme autant de leurres, tandis que les plantes accueillent dans leur inconscience le jour comme il vient ou s’en va, le monde comme il est. A leur tour, les êtres du monde végétal seront affligés, dans cette optique, d’une tare fondamentale qu’ils partagent avec les hommes et les animaux et qui constituent pourtant l’essentiel de leur originalité par rapport au monde minéral: eux aussi, meurent, pourrissent, retournent inéluctablement à la minéralisation.

Le minéral, comme socle et origine et destin de tout le reste. « L’art roman » je le lis comme ça. Et en particulier celui qui est en action dans cette chapelle.

La digression continue ICI !

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Naissance de Chassiers (2)

« Chassiers » serait donc né d’un monastère dont l’existence serait attestée au milieu du sixième siècle. « …monasterium in cassariense… »(Voir Naissance de Chassiers (1) . Tenant pour avérée cette lecture de la « Charta Vetus » (voir le précédent billet de cette suite), Paul Soulerin précise, à la fin du dix-neuvième siècle, que le monastère s’étendait entre l’espace délimité par Saint-Hilaire et Saint-Benoît. Il débordait même cette espace, puisque les moines auraient disposé d’une vase maison « sous Saint-Benoît, qui existe encore aujourd’hui ». Paul Soulerin fait appel à « la tradition », en précisant « … on a vu dans un vieux manuscrit aujourd’hui perdu que dans un chapitre se trouvaient réunis cinquante-huit religieux de chœur, sans compter les absents et les convers… ». Et d’ajouter, selon la même tradition, que la maison sous Saint-Benoît permettait de loger les enfants dont les religieux avaient la garde.

Acceptons pour l’instant ce que nous dit la tradition et imaginons ce que pouvaient représenter, au milieu du sixième siècle, un tel couvent et le village de fidèles venus peu à peu se regrouper autour.

*

Nous sommes donc dans les temps mérovingiens. Ces temps des « rois fainéants » que nous racontaient jadis les livres d’école inspirés par Charles-V-Langlois ou Georges Seignobos, quoique le protestantisme de ce dernier puisse le rendre suspect aux yeux de la tradition. Temps incertains : l’Empire Romain n’existe plus – sauf dans les spéculations de quelques clercs – du moins en Europe occidentale, ni la Gaule : la « Francia » n’est pas encore en place, pas même sous la forme de « Francia minor ».

Époque si mal connue qu’on aurait tendance à la croire inconnaissable et voir là conséquence d’une désorganisation essentielle de tous les pouvoirs. L’autorité publique – que l’influence d’une certaine lecture de la romanité fait considérer comme indispensable – n’en finit pas de s’affaisser. Même les dénominations des régions (et en particulier de l’avant-pays cévenol) disparaissent ou ne conservent qu’un sens vague : « Viennoise », du nom de la province romaine où « Chassiers » serait inclus ; « Burgondie » dont l’extension, tout à fait théorique, englobait l’actuel Val de Ligne…

Bien entendu, le relief que nous connaissons était déjà là mais – à la différence de ce qu’on vit plus tard – « serres » et « valats » chassiérois disparaissent sous une couverture uniforme de végétation serrée où les chênes sont particulièrement nombreux, donnant au pays une uniformité sombre que nous avons du mal à imaginer aujourd’hui.

Monde difficilement pénétrable, dressé tout près et tout contre les installations humaines. La forêt est à peine effleurée par quelques cueillettes qui y empruntent les matériaux pour la construction, le chauffage, l’outillage, la nourriture des porcs : effractions furtives d’où on rapporte surtout la peur panique.

Car la forêt fait peur. Malgré l’absence de documents directs, il nous faut imaginer (ne serait-ce qu’à l’aide des angoisses qui nous hantent parfois) ces hères des temps mérovingiens. En permanence mal nourris, sous-alimentés souvent, parfois affamés, carencés dès la vie fœtale, ils portent dans leur anatomie les traces de l’avitaminose et de la souffrance : squelettes contournés et rachitiques, chevelures graisseuses mal peignées, mal épouillées, visages rendus hagards par le goitre exophtalmique et déformés par la disparition précoce d’une partie de la dentition… Zombies prostrés (ou, tout soudainement, frénétiques), ils survivent avec un langage rudimentaire mal articulé et souvent entrecoupé de cris ou d’onomatopées.

Pour eux, l’épaisse forêt environnante est à la fois si proche et si étrange qu’elle semble à la surface, assiégeant les cabanes, comme l’émanation des profondeurs aqueuses, malfaisantes. D’inquiétantes bestiasses l’habitent : sangliers, lynx,chats et chiens sauvages, mais aussi toute un bestiaire imaginaire nourri aux rêves et les alimentant.

Au sein de ce monde transi, des moines auraient donc construit un couvent, avec l’accord de « dompnus melanus », le seigneur-évêque Melanus le Second (Saint-Mélan) qui occupait en 549 le siège de Viviers. Pourquoi installer un monastère à cet endroit? Et d’où venaient ces moines? Quelle règle pratiquaient-ils ? Nous n’en savons strictement rien. La « tradition » – qui a tendance à mélanger les époques – parle de Bénédictiins, descendus de l’abbaye de Saint-Chaffre en Velay, non loin du Puy. Pour 549, c’est doublement impossible : à ce moment, Benoît de Nursie (Saint-Benoît) vient de mourir et ses instructions ne sont suivies que dans deux ou trois monastères de la péninsule italienne. Quant à l’abbaye de Saint-Chaffre, elle ne sera fondée que cent cinquante ans plus tard!

*

Surtout, les moines chantent. Chantent à n’en plus finir. Justement pour en finir avec l’interminable borborygme du silence, du cri, de la détresse. Voix monotoniques répétant sans cesse les mêmes thèmes musicaux, avec d’infimes variations, et infinies. Comme si votre âme de pierre tombait dans les abîmes, fracassant les échos de sa chute contre des parois illimitées ; comme si la chute, d’être ainsi rythmée lourdement, épousée par le chant, s’inversait et, des profondeurs où elle vous entraîne, clamait vers un être des hauteurs

Oui : une bien belle histoire que trop peu de preuves et trop d’invraisemblances conduisent malgré tout à laisser de côté. Aussi intéressant soit-il, ce récit nous en apprend finalement moins sur le Haut Moyen-Âge chassiérois que sur la manière dont certains de nos contemporains se représentent parfois le passé local. La très hypothétique présence du monastère a eu surtout pour mérite (pendant plus d’un siècle) de faire considérer le village comme enraciné en terre sacrée. Pour la tradition « mazonienne », la communauté locale, ainsi ancrée en religion à la fois par sa fondation et par ses fondations (les plus vieilles maisons reposant sur un soubassement de voûtes construites à l’aide des pierres du monastère), était comme définitivement protégée contre les tentations diaboliques que les siècles allaient lui présenter!

Voir la suite ICI

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Les Alleutiers de Chassiers :

récit dubitatif sur quelques siècles mystérieux

du côté de l’An Mil

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Ce qui précède est ICI

Mais alors, de quand dater « Chassiers » ? Comme pour beaucoup de lieux du monde rural européen, l’hypothèse la moins invraisemblable conduit à penser que Chassiers est né sans s’en rendre compte ! À partir par exemple de cabanes construites par ce que nous appellerions des pionniers qui n’avaient d’ailleurs pas forcément l’intention de s’installer là définitivement. C’est ainsi qu’on croit constater qu’au huitième siècle (et jusqu’aux environs de 840), la coïncidence d’une amélioration climatique commencée au siècle précédent et de « la paix caroline » imposée par Charlemagne et ses prédécesseurs immédiats (Pépin le Bref et ses fils) a favorisé une vague de peuplement et de défrichements. Il n’est pas invraisemblable d’imaginer que « Chassiers » a pu naître au sein de cette vague.


En période de clémence climatique longue et de sécurité relative, la population, concentrée auparavant le long de quelques axes routiers ou fluviaux, devient vite trop nombreuse et une partie de son trop-plein se déverse en direction de zones jusqu’alors désertes. Dans ces moments-là, les distances semblent un peu moins difficiles à franchir et il n’est pas impossible que des groupes de pionniers aient commencé à s’installer sur les premières pentes rencontrées en s’éloignant de la dépression triasique et de ses pistes

Insistons bien sur le caractère à la fois vague et incertain de cette hypothèse. En dehors des vestiges monumentaux (comme Saint-Benoît), l’historien ne dispose pour ces époques que de quelques diplômes carolingiens ou ecclésiastiques qui ignorent Chassiers et ses environs immédiats.

Autrement dit : s’il est possible de faire apparaître Chassiers au huitième siècle ; s’il est sûr, alors, que Saint-Benoît s’est édifié quatre cents ans plus tard, nous avons si peu de documentation pour cet intervalle que le récit que nous en faisons condense ces quatre siècles et en manque la durée. Qu’on y songe ! Quatre siècles représentent une quinzaine de générations, le temps qui sépare Gabrielle d’Estrées et Carla Bruni !

*

Cette interprétation enlève de l’ancienneté et de la majesté à la naissance de « Chassiers », et elle peut décevoir! Mais, outre qu’il n’est pas mauvais de sortir de l’extase béate devant les gestes majestueux et de s’apercevoir de la force humaine contenue dans les gestes besogneux du quotidien, je pense qu’on ne peut pas éliminer d’un revers de plume une autre hypothèse sur la naissance de « Chassiers » : celle qui s’inspirerait des « fouloirs rupestres » des quartiers des Juliennes et des Mariolles.

Dans ces quartiers, ont été répertoriés une vingtaine de rochers dont le grès semble avoir été creusé (sur une épaisseur qui ne dépasse pas trente centimètres) de manière à faire apparaître une sorte de cuve qui aurait un fond légèrement incliné. La partie la plus basse de cette « cuve » paraît former une goulotte de déversement. Il arrive que sur la bordure de ces rochers on aperçoive comme des « trous de boulins » qui pourraient avoir été le logement de pieux de bois verticaux.

Un chercheur trouveur du coin, Roger Mucci, est le premier à avoir attiré l’attention sur ce qu’il considère avec un certain nombre d’arguments comme des fouloirs à raisins. Cette suggestion -qui n’est par rien démentie – pose quand même la question de la date.

À ma connaissance, la documentation sur le sujet ne comporte aucun texte qui permettrait de préciser l’époque de ces fouloirs. On trouve bien, ici et là dans Mazon, des allusions (sans précisions) à des « cuves vinaires » (sur Ailhon ou sur Vinezac) et je me souviens aussi qu’au Meygris (lieu-dit de la commune de Ailhpn), on m’avait montré, dans les années 1980, des rochers taillés de la même façon et qui étaient présentés par le propriétaire du terrain comme des tables de sacrifice. Cette dernière explication ne semble pas convenir, au moins pour les rochers de Chassiers,: ils sont trop nombreux et on ne note pas d’orientation dominante qui pourrait être considérée comme significative.

Y voir des fouloirs à raisins demeure l’explication la plus plausible, bien qu’apparemment la mémoire locale des dernières générations ne semble pas les avoir pris en compte. Or, s’ils ne datent pas des Temps Modernes, (très détaillé sur le travail de la vigne et du vin, « Le Théatre d’Agriculture… » d’Olivier de Serre n’y fait pas allusion), la mise en forme de ces rochers peut remonter fort loin dans le temps, puisqu’on considère comme attestée la présence du vin à Vinezac à l’époque romaine. Chassiers serait-il encore plus ancien que ne le dit peut-être la « Charta Vetus »? N’allons pas trop loin dans cette direction, car le nombre élevé de ces vestiges, sur une si petite surface, conduit aussi à se demander s’il n’y aurait pas eu alors une concentration importante de vignerons. Et ceci assez loin de toute voie de communication commerciale importante. En l’état actuel de la documentation, aucun récit historique ne peut prendre en charge ces fouloirs rupestres.

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Un demi-millénaire après les événements (ou plutôt, les non-événements) qui ont été évoqués dans le précédent chapitre, « Chassiers » existe! La chapelle Saint-Benoît peut en effet être datée pour ses parties les plus anciennes de la fin du onzième ou du début du douzième siècles. J’y reviendrai. Et on imagine mal qu’elle ait pu s’édifier dans le désert forestier. Pourtant les récits de l’Histoire sont si légers pour la région et ces époques qu’il est difficile de deviner quelle durée s’est écoulée entre les premières installations chassiéroises et la construction de Saint-Benoît.Saint-Benoît n’est sans doute pas l’œuvre d’une communauté toute neuve et s’inscrit probablement dans une tradition locale déjà ancienne, mais dont – définitivement, sans doute – nous ne savons rien.

Nous en sommes donc réduits à partir de travaux plus généraux sur l’Europe (notamment ceux de Georges Duby ou « La Vie quotidienne de l’Empire Carolingien » de Pierre Riché) ou sur une région assez proche (« L’Auvergne et ses marges, du huitième au onzième siècle », de Christian Lauranson-Rosaz) pour « redescendre » vers Chassiers. Méthode d’autant plus risquée que ces travaux sont eux-mêmes chargés d’incertitude ! Que peut-on en apprendre?

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Vers l’An Mil, Chassiers n’est pas dans le Royaume de France. Il fait partie, juridiquement, du Royaume d’Arles (dit aussi, parfois, Royaume de Bourgogne-Provence), grande principauté aux limites indécises par rapport à laquelle Chassiers se situe dans les marges occidentales les plus reculées. Le paysan chassiérois ignore certainement Bozon, le roi d’Arles, ou son successeur, Henri Capet. Peut-être a-t-il entendu parler de l’évêque de Viviers, vassal important des comtes-rois de Bourgogne-Provence. Mais ce n’est pas sûr, bien que l’évêque semble avoir été considéré très tôt comme « prieur » (propriétaire en premier) de l’église Saint-Benoît.

Par analogie avec la documentation que nous avons sur le Languedoc et l’Auvergne, il est raisonnable de penser que les paysans chassiérois des décennies qui entourent l’An Mil ne sont pas des « serfs » mais des « alleutiers » : les pionniers et les premières générations de leurs descendants ne sont probablement pas (pas encore) attachés à la terre, mais des hommes libres qui exploitent des parcelles « en alleu », qui leur appartiennent. Mais on devine que ces petits propriétaires sont soumis aux pressions violentes d’hommes en armes qui se proclament seigneurs.

À Chassiers, comme ailleurs au même moment, des astucieux, des forts-en-gueule, des large-d’épaules acquièrent armure et monture, se hiérarchisent vaguement, s’inventent (en y croyant) des légendes familiales qui les font descendre d’aristocrates gallo-romains, voire francs. Ces gens d’armes ne contrôlent pas encore la terre (cela viendra) mais ils parviennent à contrôler les résultats du travail sur la terre. Pour cela, ils peuvent soit piller directement l’alleutier, soit le protéger contre le pillage, moyennant des redevances en nature qui, en devenant habituelles, finissent par perdre leur caractère de volerie.

La situation s’améliore quand même au cours du onzième siècle. Les lendemains de l’An Mil ne sont plus considérés aujourd’hui, par la majorité des historiens, comme aussi terrifiants qu’on a pu le penser dans le passé. Malgré ses creux, la croissance démographique est d’ailleurs une preuve que la vie est un peu moins difficile, au moins provisoirement. Deux « inventions » y contribuent.

Nous savons que l’arbre dominant à Chassiers est alors le chêne. Mais si les glands ont souvent et longtemps servi pour la nourriture de l’homme et de ses sangliers domestiqués, ils ne soutiennent pas la comparaison avec les châtaignes. Existant en Vivarais à l’état sauvage depuis des temps très anciens, le châtaignier peut être amélioré par la greffe. Or, c’est vers l’an Mil que l’on peut attribuer à des moines la diffusion de cette technique et la multiplication de ce qu’on appellera plus tard « les bois castanhets ».

Pour comprendre l’importance de cet « événement », il faut bien voir que le châtaignier n’apporte pas seulement des ressources nouvelles. Grâce à lui, certes, le paysan chassiérois se nourrit un peu mieux et il peut agrandir son cheptel de porcs et de moutons. Mais en outre, la présence du châtaignier réoriente le paysage et le regard que les humains jettent sur leur environnement. Tant que la forêt était surtout composée de chênes sauvages enchevêtrés, elle encerclait, elle faisait peur. Quand le châtaignier greffé y est installé, même progressivement, les habitants des clairières se sentent moins assiégés par les forces d’ombre : entre les cabanes ou leurs champs et les lointaines profondeurs maléfiques, s’installe désormais une zone intermédiaire où la forêt cède la place au bois, plus aéré, plus clair, plus rassurant.

Pourquoi ne pas imaginer même que, moins contraint par le manque d’espace apprivoisé, le paysan de Chassiers (et d’ailleurs !) peut se laisser aller à des rêves, à des voluptés, à des audaces inconcevables auparavant?

Au même moment – mais c’est un moment fort durable – apparaissent sans doute les premiers moulins à eau sur les rivières. La Ligne et la Lende coulent à travers le terroir local avec suffisamment d’eau et de lenteur pour qu’on puisse y placer barrages et dérivations. Comme le châtaignier, le moulin à eau apporte à la fois amélioration matérielle et transformation culturelle.

Il permet de tirer un meilleur parti qu’autrefois de la maigre récolte, notamment pour les grains. Quand on ramasse trois grains d’épeautre ou de seigle pour un grain semé, quand on doit mettre de côté le tiers de la récolte pour les semailles de l’an qui vient, on est bien obligé d’extraire le plus possible de farine des deux grains qui restent.

De plus, l’installation de moulins dans les fonds de vallée participe à l’élargissement de l’espace domestiqué. Ces quartiers restent dangereux au moment des crues, notamment dans le val de Ligne, mais pour aller au moulin, il y a maintenant des pistes et des balises : un nouveau monde s’ouvre ainsi. Un nouveau monde que les « gens d’armes », en train de devenir des « sires » se disputent âprement. À coups d’épée parfois, le plus souvent par palabres, parlotes ou plaidoiries devant des seigneurs plus puissants. C’est que posséder un moulin donne à la fois un pouvoir plus grand sur l’alleutier -obligé d’y apporter son grain, qu’il le veuille ou non – et fournit l’occasion de prélever de fructueuses taxes. Ainsi le moulin renforce l’autorité des « milites » sur les « rustici », préparant une certaine régression vers le servage.

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On le voit : ce récit ne peut pas se permettre de détailler la vie quotidienne des habitants du lieu, ni la manière, par exemple, dont ils vivent leurs hiérarchies internes, leurs rapports avec l’extérieur, leurs croyances, leurs espoirs, leurs rêves.

Tout récit – s’il se présente comme « historique » – doit non seulement souligner ses incertitudes ponctuelles mais aussi ne pas cacher sa qualité de récit imaginaire, inventé non pas de toutes pièces mais à partir de pièces dont beaucoup sont absentes et d’une absence qu’il ne faut pas feindre d’ignorer. Dans cette invention du passé de Chassiers du onzième siècle, du sens est dégagé mais c’est un sens qui en dit plus sur mon ancrage dans le présent que sur l’éventuelle réalité d’un ancien présent que personne n’appréhendera jamais et qui ne fut d’ailleurs probablement jamais appréhendé, même par ses contemporains. Qui peut oser aujourd’hui affirmer qu’il appréhende ici et maintenant?

Le troisième chapitre de ce récit à propos du passé de Chassiers commence (il sera fort long) ICI . Il sera consacré à la chapelle Saint-Benoît et à l’art roman.

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Quelques remarques préliminaires sur le désir d’Histoire et les moyens de lui répondre.

Serait-ce que, mortels, nous ne voulons pas le savoir? Mais beaucoup d’entre nous – et qui ne sont pas forcément des intellectuels – plongent dans la recherche du Passé ou dans la lecture des résultats de cette quête, comme s’ils espéraient s’y retrouver et, s’y retrouvant, s’y découvrir comme éternels.

L’historien ou son lecteur sont d’abord poussés par une exigence immédiate, antérieure à toute analyse comme à toute réticence : retrouver des pans du Passé tels qu’ils se déroulèrent, comme si on y était, ou plutôt comme si on y avait déjà été, comme si – bien avant notre naissance, qui devient alors renaissance – nous avions vécu une vie sans mort véritable.

Bien entendu, nous trichons. Dans le moment même où nous semblons nous jeter à l’étourdi dans l’identification au Passé, nous n’ignorons jamais complètement – surtout s’il se trouve que nous avons acquis une certaine culture – qu’il s’agit justement d’un étourdissement. Nous savons bien que l’identification parfaite est hors de notre portée (elle signifierait d’ailleurs notre anéantissement) et que cette impossibilité révèle des distances infranchissables, celles qui sont crées par le temps et qui, une fois passée la foucade d’étourderie, apparaissent alors comme le véritable objet de l’Histoire.

Mise en mouvement par le désir d’une communion absolue avec le Passé, notre quête dévie aussitôt vers l’étude des conditions qui rendent impossible un tel orgasme. Impossible, mais non impensable. Hors d’atteinte mais jamais éliminé et toujours travaillant à la sape le travail de l’historien et la lecture des résultats de ce travail.

L’intuition initiale peut se reproduire de temps à autre mais elle reste une étincelle instantanée et l’historien ne s’y attarde pas… sauf s’il s’agit de préciser les fameuses distances infranchissables. Alors, il s’en détourne et commence son lourd et lent labeur de recherches et d’exposé, tandis que son lecteur s’attelle à son tour, page après page, à déchiffrer l’argumentation et le récit. On a quitté l’étincelance du désir pour patauger dans les pénombres de l’explication plus ou moins lumineuse. Prenons-y garde cependant : l’ennui nous guette !

Certes, les plus déliés, les plus habiles parviendront à le tenir sur la marge, à force de subtilités intellectuelles qu’ils arriveront parfois à faire partager, mais l’écart est tel entre le désir d’Histoire et sa réalisation qu’il faudra aux plus doués une tension toujours renouvelée pour rapprocher les deux exigences.

Et là, nous sommes au cœur de l’Histoire.

Trop souvent obnubilé par le souci de précision et de documentation, l’érudit se perd dans les labyrinthes de la recherche. Il accumule les sources et les recoupements, il entasse, il rature, il revient sur ses pas et, même quand il consent à rendre compte de son travail, c’est sous la forme d’articles ou d’exposés, voire de livres ou de thèses, rédigés les uns et les autres dans une écriture qui s’efface derrière ce qu’elle est chargée d’énoncer. Dans les meilleurs cas, il reste au lecteur une jubilation spirituelle, source cependant d’un plaisir bien menu au regard de ce que le désir d’Histoire exige.

Il me semble au contraire que j’aurais envie de ne pas oublier ce qui nous meut vers l’Histoire, l’élan originel sans lequel la recherche et la découverte engendrent la déception. Oui, mais comment?

En essayant de restituer à l’Histoire sa qualité littéraire et philosophique.

Avec d’excellents arguments, la majorité des historiens a voulu, au vingtième siècle, donner à la « discipline » une place parmi les « sciences humaines » et, du coup, a été privilégié l’établissement le plus rigoureux d’une documentation de plus en plus abondante, de plus en plus multiforme, qu’on a même essayé parfois – l’informatique aidant et sollicitant – de quantifier en séries mesurables et transcriptibles en graphes. L’exigence a souvent été bénéfique dans la mesure où elle a agrandi le champ du possible (en montrant que tout est archive), dans la mesure aussi où elle a prouvé clairement qu’il n’y a pas de « faits bruts » en Histoire – faits qui s’imposeraient à l’étude à partir de l’extérieur de celle-ci – mais que l’Histoire et son appareillage de pensée font naître les documents qui deviennent ensuite objets d’étude.

Seulement, cet ensemble de démarches est devenu une fin en soi. On a oublié qu’il ne s’agit là que d’un travail préliminaire. Travail préliminaire dépourvu de sens s’il ne débouche pas sur un récit qui s’efforce de restituer la présence au passé étudié. Et, pour y parvenir, l’historien doit alors privilégier la production d’un texte qui fasse la part belle à l’écriture. Non pas à la belle écriture, mais à l’écriture dont l’allant et le repentir tentent d’accéder à la présence.

En principe les deux exigences – disons : la scientifique et l’artistique – sont successives : elles ne sont pas fondamentalement incompatibles. Malheureusement, le temps prend sa revanche sur l’historien. En pratique, la démarche scientifique est tellement prenante qu’elle ne laisse pas de loisir, ou pas assez, à l’écriture du récit. Que risque-t-il alors de se passer?

On risque alors de rencontrer .deux grands types d’historiens (chacun déniant d’ailleurs à l’autre cette qualité) : le scientifique, braqué sur ses documents de première main et qui, de temps en temps, communique des messages incolores, sans commune mesure avec le désir d’Histoire ; l’artiste, le littéraire, travaillant en seconde ou en énième main sur les travaux du premier, sans en dominer correctement les démarches et qui s’escrime – avec un résultat fort incertain – à imaginer des reconstitutions historiques douteuses.

L’idéal est facile à définir : ce serait l’œuvre d’un surdoué – aidé de surcroît par des équipes de chercheurs – qui intègrerait dans son texte littéraire les allées et les venues de sa quête documentaire, au point de nourrir le texte ou plutôt de faire que le texte se nourrisse avec les aléas de la science, en multipliant tensions, vibrations, silences et ruptures… Évoquant ainsi (ou croyant évoquer, car cela est peut-être impossible) la vie du passé et l’envie qui nous pousse à vouloir la revivre. Facile!

En réalité, il faut choisir et puisque il faut choisir, je choisis de me placer du côté du récit. Et travailler de seconde main sur des sources déjà présentées par d’autres, quitte parfois à faire venir des inédites mais sans passer le temps nécessaire à un examen scientifique. Cela implique quand même beaucoup de lectures, l’acquis culturel de toute une vie et surtout un effort constant pour que l’écriture produise des effets de réel qui ne soient pas de simples enjolivures.

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Déplions une carte et cherchons-y Chassiers.

Première découverte : Chassiers n’existe pas : sur les cartes à petite échelle, Chassiers n’existe pas. Au cinq cent millième, aux deux cent millièmes, et même souvent au cent millième, Chassiers n’existe pas. Il faut monter au cinquante millième pour apercevoir à deux ou trois centimètres de Largentière – l’une des plus petites sous-préfectures de France – un point qui indique le village de Chassiers.

Découverte essentielle : le territoire chassiérois est un espace caché. Ce n’est pas un espace. Vu du « système-monde », vu d’Europe, vu de France, l’espace chassiérois n’a pas de surface. Pour pressentir l’inexistence de Chassiers, il convient d’abord d’ajuster nos perceptions selon des distances focales et des axes devenus inhabituels de nos jours.

Mais un point ce peut être important, un point, quand il est défini par l’intersection de plusieurs directions ! Ce n’est pas le cas : le point Chassiers est en marge. La vallée du Rhône -ses nationales internationales, ses autostrades, ses voies ferrées à très grande vitesse, ses tours thermo-nucléaires – est à une heure automobile. Les embranchements qui partent de Montélimar vers Le Puy, Clermont, Alès, Montpellier ne frôlent même pas Chassiers, puisqu’Aubenas est encore à quinze kilomètres. L’axe -déjà secondaire, à l’échelle européenne – Valence-Privas-Alès-Montpellier se rapproche un peu, mais du village à la Croizette d’Uzer, il y a encore plus de quatre kilomètres.

Chassiers est à l’écart. Sorte de bout-du-monde où il faut vouloir se rendre pour le trouver. Et encore aujourd’hui, le passage des cars est plus que difficile.


Horizons
Horizons, vus de la Rouvière

Cette situation, pourtant, n’a jamais entraîné de véritable isolement. Aussi loin qu’on remonte le temps, on se rend compte non seulement que les événements de la « Grande Histoire » se sont intensément répercutés ici, mais encore et surtout que de Chassiers sont parties des initiatives qui, à leur tour, se sont inscrites (en petit) dans la majuscule de l’Histoire. Dès le quatorzième siècle, Chassiers est plus qu’un bourg rural entouré d’écarts qui se maintiennent en dépit de l’insécurité ambiante : c’est aussi un lieu de notaires et de prêtres qui sont rejoints, plus tard, à la Renaissance, par des négociants ou des « experts ». Que la culture du mûrier et l’élevage du ver à soie – si chers à Olivier de Serre – aient été introduits dans la région par Chassiers, grâce à son ami Guillaume de la Motte, dès la fin du seizième siècle, c’est un fait que « la tradition » (mais qui c’est celle-là?) tient pour avéré et qui témoigne du rôle moteur qu’on reconnaît volontiers ici aux notables chassiérois.

Ce minuscule espace marginal recèle donc – à la suite d’alchimies qui demeurent obscures tant que personne ne propose un récit qui les éclaire – une force qui a permis aux habitants et à la communauté qu’ils ont formée d’acquérir et de conserver leur histoire propre. Que cette petite histoire se soit logée dans les interstices et les inadvertances de la grande ou à ses frontières, c’était inéluctable (puisque tout récit historique partiel doit pour être lisible renvoyer à d’autres récits plus englobants), mais sa présence obstinée à travers les siècles montre qu’il y a bien une entité chassiéroise, changeante bien sûr, mais reconnaissable à quelques constantes parmi lesquelles, justement, je trouve le maintien d’une attitude originale devant le changement. «À la Chassiéroise » a un sens !

Nommons « Chassiers » cet être collectif, constitué de paysages, d’habitudes, de récits et qui se refuse à s’anéantir dans des abstractions comme l’Ardèche (même dénommée Vivarais), la Province, la France ou l’Europe. Prenons garde que ce nom (qui admet bien des prénoms) n’est pas réservé au seul chef-lieu (quoi qu’en pensent certains habitants du dit village !) mais qu’il désigne l’ensemble des lieux et de leurs habitants, présents et passés, qui entretiennent ou ont entretenu des relations quotidiennes et durables avec le village de Chassiers. Soulignons d’ailleurs tout de suite qu’une des constantes de « Chassiers » réside justement dans la tension opposant et unissant à la fois le village et ses écarts, surtout ceux situés au couchant ou à la bise : Chalabrèges, Luthe, Joux, la Rouvière…

Cette personnalité chassiéroise trouve-t-elle sa source ou l’une de ses sources dans la géographie physique? Je me méfie des déterminismes simplificateurs mais il me semble qu’il est impossible de ne pas se poser la question, car elle se pose d’emblée (et avant même que les mots ne se retournent pour la formuler) à qui regarde, écoute, hume la nature d’ici.

Chassiers est en pays méditerranéen. La neige y est rare et la vigne, depuis longtemps, bien à sa place. Après le terrible février de 1956, les oliviers sont repartis des souches éclatées. Si les pluies de septembre-octobre ou de mars sont parfois violentes sous les nuages venus du sud-ouest, si la grêle a souvent pris dans le passé des allures de catastrophe,si l’aridité estivale peut assécher les sources au moment où on a le plus besoin d’elles, les outrances du climat méditerranéen sont quand même très atténuées ici par la latitude et l’altitude.

Nous sommes à la limite septentrionale de la zone méditerranéenne et une partie du terroir se situe entre 400 et 500 mètres, avec un point culminant – au Ranc Courbier, près de Joux – à 608 mètres. C’est déjà la petite montagne sèche, la « Basse Cévenne du Sud » des géographes. Plus que l’olivier ou la vigne, l’arbre-roi ici reste – bien que de plus en plus sur le mode nostalgique – le châtaignier. Sa présence, même déclinante sous la forme des grands squelettes de bois gris, bleutés ou rosés selon les moments, réoriente le paysage, souligne que la chaude mer est loin, que l’ombre et le frais sont capables de repousser l’ardeur et la braise.

Déjà, au dix-huitième siècle, le curé Servant, répondant à une enquête, considérait sa paroisse comme un bon pays, ce que confirmait, vers 1773, un ingénieur des Etats du Languedoc qui raconte que, remontant la vallée de Ligne, à peu près à la hauteur de la métairie de Bastide, avec sur sa gauche les coteaux de Chalabrèges et sur sa droite ceux de Coulens, il avait été frappé par la qualité du paysage « qui offre à la vue un spectacle charmant par l’industrie avec laquelle (ces coteaux) sont cultivés : c’est un vaste amphithéâtre couvert de mûriers, de vignobles, d’arbres fruitiers ; le tout varié par des bouquets de châtaigniers… ». Oui, un bon pays, un paysage riant. Un monde domestiquable et domestiqué. Un terroir bien tempéré.

Certes les sols y sont généralement médiocres, notamment ceux qui proviennent des roches primaires ou des grès triasiques, mais leur insuffisance en calcium et en acide phosphorique est souvent compensée par leur légèreté qui les rend faciles à travailler. Sauf sur les argiles! Et puis, la grande variété (même sur des distances inférieures à un décamètre) des faciès minéraux – elle témoigne d’une sédimentation en eaux lagunaires ou d’un métamorphisme en bout de course – se combine avec les effets de l’exposition pour multiplier les possibilités agricoles… pour peu qu’on veuille bien ou qu’on soit obligé par quelque « crue démographique » de vouloir les mettre en valeur.

Même s’il y eut dans le passé – notamment au quatorzième siècle et, plus récemment, pendant quelques décennies du dix-huitième siècle – des « petits âges glaciaires » pour modifier ces données, celles-ci peuvent être considérées comme permanentes et forment, en tant que telles, une constante de l’être chassiérois.

Dans ce pays, par temps calme, en avril ou mai, quand les rouge-gorges, les mésanges, les verdets, les rouge-queues, les pinsons épouillent les arbres et nous paraissent s’appeler, quand le coucou, puis le pic ou la huppe et enfin le soir et la nuit, le rossignol et la hulotte – qui trouble un peu – jouent avec l’air et ses échos, on peut oublier, au moins pour faire semblant, les calamités qui menacent le charme.

Ou, pendant l’été indien à qui il peut arriver de refleurir les pruniers, en plein novembre, ou quelques cerisiers écervelés… Et il y a des journées anticycloniques d’hiver où l’an qui vient s’annonce d’un bleu si transparent que rien de mauvais ne semble pouvoir se produire. Même dans le plein été, aurores et crépuscules vous permettent ici de respirer librement et contribuent à cette ambiance à la fois aérienne et arrondie qui fait les épaules douces à l’imagination.

Plus qu’un territoire, « Chassiers » est donc un terroir, un endroit qui retient, où on sent qu’on pèse son poids, où on pressent peut-être que le prix de la verticalité et de la liberté se paie de lenteur, mais où on avance quand même. À son pas. Une histoire s’y trace, latérale à l’Histoire. Ne s’en déduisant pas. Autonome.

La suite est ICI

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