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et pourquoi pas?

C’est comme çà ! On n’y peut pas plus, ma pauvre dame !»

Je suis tenté de présenter l’ontologie, de cette manière apparemment irrévérencieuse, pour souligner que le besoin d’ontologie caractérise n’importe qui, et pas seulement certains philosophes, et que, pour ontologiser, il faudra bien trouver des mots de tous les jours et ne pas se contenter des vocables à racines grecques ou germaniques.

Partir d’une évidence : il y a un tout – le tout – qui n’a pas d’extérieur, même s’il nous arrive parfois de parler de néant. Si le néant mérite qu’on s’y arrête, il est évident qu’il n’est pas extérieur au tout et que d’une certaine manière il en fait partie. Si tant est que le tout se compose de parties ! Bon.

Penser que le tout n’a pas d’extérieur par rapport à quoi le situer implique qu’il n’a pas de limite, ni spatiale, ni temporelle. Le tout est infini en étendue et il l’a toujours été. Et cela implique aussi qu’il n’y a pas dans le tout de mouvement réel. C’est d’ailleurs pourquoi la réflexion ontologique parle de stase pour faire allusion à ce qui nous apparaît parfois comme une immobilité pachydermique. Mais il y a des mouvements immobiles !

Remarque : quand on nous dit (preuves à l’appui!) que l’univers est en expansion ou bien qu’il est tantôt en expansion, tantôt en contraction, on nous parle de l’Univers, seulement de l’Univers. Mais le tout ne se réduit pas à l’Univers ! C’est d’ailleurs pourquoi la Métaphysique est indispensable. Même si elle trouve elle-même la preuve qu’elle ne peut aboutir à aucune certitude. Sans les coordonnées du temps et de l’espace, la Physique, elle, n’arriverait à rien, ni les commentaires qui l’accompagnent.

Mais avec les coordonnées du temps et de l’espace, la Métaphysique est plutôt encombrée : elle ne peut construire ses récits qu’avec des bricoles qui lui interdisent toute certitude scientifique. Les langages qu’elle utilise pour construire ses récits supposent tous les coordonnées complexes du temps et de l’espace, mais doivent parler du tout dont la présence à la fois éternelle, permanente, ponctuelle et infinie, devrait exclure pour se la représenter l’usage du temps et de l’espace.

Cette présence à la fois éternelle, permanente, ponctuelle et infinie, nous sommes convaincus d’y accéder (et il faudra s’interroger sur la valeur de cette conviction) par deux voies, apparemment indépendantes.

D’une part, la logique conceptuelle, qui définit un possible selon lequel les moindres détails comme les grandes lignes décisives de ce que nous pouvons penser ou imaginer et dont nous pouvons parler se situent sur ce fond.

D’autre part, des flashs instantanés, sortes de syncopes au sortir desquelles on est saisi par la certitude d’avoir été l’instant d’avant au contact avec la présence du tout.

Mais, qu’on puisse parvenir à la présence du tout par deux voies si différentes peut inquiéter, faire douter de la validité de ces expériences. Car enfin : conclure un raisonnement qui enchaîne les concepts, conclure ce raisonnement par l’affirmation de la possibilité qu’il y ait un fond éternel, permanent et infini, se manifestant parfois par un point d’intensité, conclure ainsi n’est pas la même chose, pas du tout, que de se souvenir qu’un instant auparavant le moi a disparu, annihilé par le rapt que lui a fait subir le fond éternel, permanent, infini et ponctuel !

Ce qui est commun aux deux voies c’est le discours (qu’on pense, qu’on écrit, qu’on lit ou qu’on pourrait penser, écrire, lire) que l’on suit pour poser qu’il y a un fond. Ce fond que Emmanuel Levinas a choisi de nommer l’il y a.

Dans le premier sens, le discours tient qu’il doit bien y avoir la substance (la stase) sur fond de laquelle l’existence se détacherait pour la décrire, sans pouvoir la transformer.

Dans le second sens (qui peut aussi être dit « premier ») le discours de la mémoire (même s’il s’agit d’une mémoire à peine médiate) raconte, invente, imagine, image l’espèce de rêve au cours duquel le moi se serait perçu à la fois comme anéanti au profit de l’être-là du monde et comme promu – véritable assomption – puisqu’il s’est senti l’être-là du monde, soi-même. Nécessairement « ratée », cette invention – même quand elle a les apparences de la réussite, comme dans la deuxième rêverie du promeneur solitaire – laisse comme une amertume à l’inventeur qui ne parvient pas à y discerner ce qui est comme un écho et ce qui y est littérature.

Au moins à un moment de sa réflexion, Emmanuel Levinas semble s’être acharné (sans doute plus sereinement qu’il n’apparaît) sur cette sorte d’expulsion par laquelle le moi surgit de l’indifférencié, comme si l’indifférencié, en un instant, s’arrachait de lui-même (se différenciait) et projetait le moi sur une autre scène. Que sa réflexion ait commencé dans un stalag situé (par l’espace que tout discours invente dans son fur et sa mesure) à proximité de camps de la mort l’a sans doute incité (en tout cas, les commentateurs pensent qu’il a alors été incité) à surévaluer le drame et à doter l’il y a de caractères inquiétants, chthoniens, méphitiques, un peu comme un souterrain sous les chambres à gaz.

L’expulsion est une descente de croix, mais elle est pareillement épiphanie. Car si l’expulsion est un arrachement qui anéantit le soi en en jetant le moi dans le monde, son mouvement instantané est la naissance du moi, la naissance renouvelée du moi, le moi à l’état naissant et dans le même mouvement le monde à l’état naissant, un triomphe. Dans le même mouvement : le moi est bien l’être mais sur la modalité où l’être s’apparaît comme hypostase de lui-même.

[Sur ce point, une difficulté :Je me demande si je comprends bien la réflexion de Levinas, car je ne comprends pas comment celui qui qualifie d'hypostase le soi/moi peut avoir besoin de passer par autrui pour sortir de sa solitude.]

Le soi/moi est reconnu comme une hypostase de l’il y a : une hypostase c’est-à-dire une modalité qui est la stase elle-même (l‘il y a) mais sur le mode (comme dirait Sartre) de ne pas l’être. Sur le mode de ne pas l’être, au moins aux yeux (métaphoriques!) du moi qui est contraint (par le temps, par l’espace dont sa langue a besoin) d’imaginer une frontière entre l’il y a et lui-même, entre la stase et l’hypostase. Frontière purement métaphorique, dictée par les exigences du langage.

Il me semble au contraire que le moi ( avec cette « sagesse innée » qui lui vient de son appartenance totale à l’il y a) ressent immédiatement, dans le surgissement qui le fait apparaître à la conscience, que sa singularité – comme toute singularité surgissant – surgit à partir de la racine commune et unique de l’il y a, c’est-à-dire sans aucune frontière mais aussi sans aucune singularisation. La singularisation n’a lieu (et temps et nom) qu’après cette expulsion, dans le moment que Rousseau appelle ma légère existence. C’est à partir de ce moment-là que autrui peut alors se rencontrer, se reconnaître comme différent.

Chaque moi est donc lié organiquement à autrui, avant toute singularisation, avant toute morale. Et, comme les marques du temps et de l’espace n’ont de validité qu’à l’intérieur du langage et de la pensée humaine, il faut bien comprendre, je crois, les locutions à partir de, à partir de ce moment, après, alors, avant, comme autant d’approximations lexicales pour désigner un ou des mouvements logiques, purement logiques et même tautologiques, qui se déroulent sans temps ni espace par le fait même de l’il y a. Avant même de voir le visage ou le regard de l’autre, je sais que l’autre est, que l’autre est moi, que je suis l’autre, que ma conduite à son égard est sa conduite à mon égard, sans miroir, sans réciprocité.

Quel que soit (aux sens juridique, psychologique, physique…) l’autre, il est là avec moi, avant toute identité, avant toute identification, dans le même état naissant que moi, dans le même état naissant que le monde. C’est instantané et permanent. Éternel aussi. Il y a un instant et il n’y a qu’un instant. Nous sommes tous le même, qui est l’autre.

La question est donc : comment peut-on comprendre ( c’est-à-dire expliquer, c’est-à-dire en imaginer un récit vraisemblable ) ce mode d’être de l’être selon lequel l’il y a invente un de ses possibles en nombre infini, à savoir l’expulsion hors du tout de consciences dotées dans l’instant même de leur naissance de la faculté de se retourner vers le tout et de le contempler comme de l’extérieur ? Cette naissance du monde n’est pas une Création à partir de rien, comme l’imaginent les genèses, mais à partir du tout. À partir du tout ? Oui, sur le plan logique. Mais seulement sur ce plan. Sur ce plan à la fois intemporel (à la fois instantané et éternel) et ponctuel (à la fois ponctuel et infini) que la conscience et son langage ne peuvent désigner sans les catégories spatio-temporelles du langage.

Moi, je ne peux pas éviter de substituer au Logos immédiat de l’il y a un bavardage enraciné dans le temps et dans l’espace. Et ce bavardage se contraint à imaginer et à imager un conte selon lequel l’il y a (devenu alors une sorte de méta-sujet, voire quelque chose comme une personne à majuscule, un dieu quoi!) décide d’expulser de son sein une hypostase qui serait comme la racine commune d’une infinité d’autres hypostases.

Si on ne tient pas compte – parce qu’on ne peut pas en tenir compte – des conséquences de l’introduction du temps et de l’espace (bases de ce récit, comme de tout récit), il est possible et rationnel de construire des récits, apparentés aux mythes génésiques, qui imaginent, par métaphores emboîtées les unes dans les autres, l’état naissant de la sortie à l’existence, hors de l’il y a.

Les langages et leurs pensées obligent de raconter cet accès ou plutôt cette issue, comme un événement dramatique venant trancher en biais les béatitudes de la stase unique. D’où la tentation pour le conteur d’en inventer des péripéties héroïques jouées par des marionnettes qu’un créateur (personne divine ou chose plus ou moins animale?) manipule, caché derrière le rideau.

Mais il est possible (et rationnel), tout aussi bien, d’imaginer que l’événement n’a de dramatique que le recours à l’action et qu’il est dénué de toute tonitruance, étranger à tout désespoir. La légère existence évoquée par la seconde promenade du rêveur solitaire correspond assez bien à ce drame sans drame ou qui peut être évoqué sans dramatisation. Je me référerai aussi à une autre citation pour essayer de me faire comprendre mieux.

Je suis ici un exposé de Sylvie Germain, accessible à l’adresse suivante: Sylvie Germain

Dans le Livre des Rois, le prophète Élie, très dépressif depuis qu’il commence à envisager que Dieu ne soit pas unique ni capable de l’emporter sur Baal, se réfugie sur le Mont Horeb ou Sinai, à l’écart de tous, comme pour offrir une dernière chance à Dieu de manifester omniprésence et toute-puissance.

Soudain, et comme à sa demande, une tempête gigantesque bouscule les nuées et déracine la végétation. Éperdu d’allégresse et d’attente, le prophète offre son front aux vents et aux orages, persuadé que Dieu va apparaître enfin. Mais rien. La tempête retombe comme l’espoir d’ Élie.

Heureusement, les foudres du ciel repartent à l’attaque et déclenchent sur les sommets un incendie gigantesque qui balaie tout. À travers les volutes enflammées du brasier, malgré le danger, le prophète cherche en vain la manifestation de Dieu : en vain, ni l’ardeur ni la fureur du feu ne laissent apparaître un signe quelconque. Élie est découragé. Il rentre dans sa caverne et laisse tomber le vêtement qui lui sert de manteau.

Est-ce le geste qui enclenche tout ? Mais la montagne se met à trembler ; des arbres effarés dérivent parmi des blocs rocheux, tandis qu’un grondement venu de partout et de nulle part écrase tout désir de fuite, toute capacité à raisonner. Élie alors comprend que Dieu enfin est là, qu’il doit se voiler la face par respect pour lui ; il cherche sans le trouver son manteau ; puis, hausse les épaules. À quoi bon ? C’était encore sans doute un coup de Baal ! Va-t-il falloir qu’il se prosterne à son tour devant celui qu’il sait être une erreur, comme se prosternent les quelques deux cents prêtres que lui, Élie, a pourtant ridiculisés quand il a eu à les affronter devant Achab et Jézabel ?

Élie commence à s’apitoyer sur son sort et sur ce que c’est que de nous. Son manteau retrouvé ne l’aide en rien à reprendre espoir. Mais alors….

Mais alors et c’est soudain. Ce n’est pas soudain, car il a le sentiment que c’est là depuis longtemps, peut-être depuis toujours. Plus exactement, il éprouve soudain, de façon vraiment traversière, le sentiment que c’est là depuis longtemps. Mais il n’entend rien, sauf le silence. Le silence l’empêche d’entendre. Il entend quand même – et il prend le manteau pour s’en couvrir la tête – il entend, il en est sûr, un appel, juste une syllabe, non, pas une syllabe (pas de place encore pour des voyelles, juste trois consonnes), juste trois consonnes, non encore dessinées, pas de place ni le temps de les dessiner, c’est plutôt un léger sifflement comme pour attirer, timidement, son attention. Et il se couvre la tête de son manteau.

Il sait, d’un savoir exquis, que le seigneur est présent, aussi présent pour Élie que son prophète est présent à lui. C’est minuscule et il faut que cela le soit. Et c’est peut-être là l’archétype de cet instant unique et sans cesse répété qui voit l’il y a se démentir en expulsant de soi la conscience sous la forme d’une légère existence à l’état naissant dont l’état naissant disparaît immédiatement quand elle commence justement à le médiatiser.

Désormais, le temps et l’espace peuvent se mettre à fonctionner, Jean-Jacques achever sa descente vers le Faubourg du Temple, Élie recommencer à prophétiser et la conscience se singulariser en un nombre très considérable mais fini (même si on a envie de le qualifier d’infini!) de consciences singulières qui se ressentent toutes autres les unes par rapport aux autres.

Dorénavant, l’espace et le temps, surtout le temps, sur le mode de la durée, reprennent leur fonction de coordinateurs et de localisateurs des pensées et des mots, du ressenti des émotions et de l’activité de la mémoire. Des autres aussi. D’autrui, aussi. Désormais, chacun des autres, quand l’endroit et le moment le permettent, chacun des autres livre son visage, son regard plutôt, chacun des autres est dans ce dénuement du visage à la fois l’autre et le même.

Quand l’endroit et le moment le permettent ? Il semble important de préciser car il est possible que les réponses à ces questions (ou à cette question?) induisent des comportements ou des décisions qui viseraient à rechercher endroits et moments propices à permettre au moi (ou capables de le mettre dans l’obligation) d’échanger des regards qui soient de véritables regards et non des maquillages imposés par les conditions de la vie habituelle en société.

Bien que le plus souvent, semble-t-il, l’échange de regards intervienne fortuitement, comme s’il n’y avait pas eu de préparation (l’accident survenu à Rousseau), il n’est pas impossible qu’une conduite délibérée aboutisse à créer les conditions spatio-temporelles susceptibles d’enclencher le coup de foudre par lequel l’échange des regards ou la légère existence font surgir l’être-là de l’être (le il y a de Levinas) comme si le monde était à nouveau et une fois de plus à l’état naissant.

En fait, je suppose que évoquer « endroits » et « moments » favorables à ces épiphanies suppose qu’on désigne « lieu » et « instants », ce qui n’est pas tout à fait pareil. Ce qui est même fondamentalement différent, sur le plan de l’ontologie. Le lieu échappe à toute cartographie, même s’il semble à celui qui le perçoit s’inscrire à tel ou tel endroit, avec ses paramètres de latitude, de longitude et d’altitude. Un lieu me semble être – selon une formule empruntée une fois de plus à Bonnefoy – l’infini silencieux noué sur soi. Tellement assujetti à soi que le lieu est aussi bien un instant. Quant aux moments, ils échappent à toute horloge, à tout calendrier, ce sont des instants, en dehors de toute durée, et même ce sont des répliques à l’identique du seul instant possible.

La permanence de cet instant itératif n’est pas ressentie (sur le coup) par la conscience comme une permanence mais comme une intrusion apparemment datable et cartographiable. Apparemment, oui, parce que la conscience sait, tantôt sans ambages, tantôt avec, que son réflexe pour dater et cartographier est mis en mouvement par les exigences du langage sans lesquelles il n’y aurait pas de langage, pas de pensée, pas d’émotion communicable et partagée. Elle sait aussi que tout cela relève du tarabiscotage absolument nécessaire et que la substitution de la durée et de la localisation à l’immédiateté du nœud sur le quel l’infini se replie, silencieux, est inévitable mais reste une substitution.

Sans doute est-ce la raison pour laquelle la conscience vit le plus souvent ce bavardage comme un échec et l’impossibilité de pérenniser l’instant comme une tragédie. Mais la conscience préfère parfois – et je trouve qu’elle a raison alors – vivre échec et tragédie dans la suavidad (voir aussi ici )du plaisir douloureux, comme une épiphanie. Elle sait alors (elle veut savoir alors) que son anéantissement instantané est simultanément une assomption : elle se révèle à elle-même qu’elle n’est certes rien (elle n’ex-iste pas) mais elle n’est rien que parce qu’elle est alors le tout, l’être-là du monde.

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Métaphore vaut-elle métamorphose?

ou : de l’inexistence (36)

Ce fut un long silence, au moins en apparence. En réalité, les brouillons en ont profité pour se multiplier. En voici un premier qu’il sera possible de lire aussi sous la forme d’un fichier .pdf metaphore

Ce qui est horreur pour Levinas.

Autant que je puisse généraliser à partir de ce que je crois mon expérience personnelle, il est relativement fréquent qu’un sujet se trouve saisi brusquement par l’intuition qu’il est en contact direct avec l’être-là du monde. Avec ce que j’appelle le tout de l’être. Quelle que soit l’appellation dont il se sert pour qualifier ensuite ce contact – qu’il parle de la nature, du monde, de dieu, de l’être ou, comme Levinas de il y a –cette intuition (quand elle est remémorée pour être décrite – donc trahie) consiste bien dans la saisie unilatérale d’une conscience par une présence infinie.

Paradoxalement, cette saisie admet, me semble-t-il, une durée, certes minuscule et ressentie comme telle, et en même temps (sic!), elle impose comme évidence que son instant est en dehors du temps et a lieu dans un lieu qui est en dehors de tout espace. Ce serait comme si le sujet devait perdre ses coordonnées ordinaires et, les perdant, s’anéantir, soudain effacé et avec lui l’image qu’il se fait habituellement du monde.

Emmanuel Levinas parle d’horreur. Je ne comprends pas! Il est bien possible qu’à certains moments et chez certains sujets, la chose paraisse horrible, à cause de l’anéantissement, mais je suis convaincu depuis longtemps que l’anéantissement est simultanément – ressentie dans le même et immobile mouvement – une assomption. Comme si la conscience annihilée était emplie soudain, remplacée, pourrait-on dire, par la présence infinie du tout de l’être. Comme si la conscience, à peine est-elle anéantie, se ressentait comme le tout de l’être.

La Deuxième Rêverie du Promeneur Solitaire.

Je propose de considérer un passage célèbre de la deuxième «rêverie du promeneur solitaire»comme fournissant une sorte de modèle pour décrire et penser ce qui se passe en nous lors des instants privilégiés qui manifestent cet effacement/assomption que je viens d’.évoquer. Rousseau – un vieil homme aigri par les malheurs dont la vie l’accablerait – s’est promené tout en ressassant mais aussi en herborisant sur une colline qui domine Paris. Devinant l’arrivée du crépuscule, il veut hâter le pas pour redescendre vers le Faubourg du Temple où il habite. Soudain un grand chien fou déboule devant lui, suivi d’un carrosse. Pour essayer de l’éviter ; Jean-Jacques saute mais la tête du chien heurte ses pieds maladroits et il tombe brutalement. Il s’évanouit.

Je ne sentis ni le coup ni la chute, ni rien de ce qui s’ensuivit jusqu’au moment où je revins à moi.

Il était presque nuit quand je repris connaissance. Je me trouvais entre les bras de trois ou quatre jeunes gens qui me racontèrent ce qui venait de m’arriver… L’état auquel je me trouvais dans cet instant est trop singulier pour n’en pas faire ici la description.

La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure.. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par-là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais ni où j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant, auquel chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus….

Le passage est célèbre et il le mérite, mais peut-être ne faut-il pas s’en tenir à la psyché de Rousseau, aussi tourmentée qu’elle ait été. Peut-être est-il possible, bien que le texte ait été rédigé assez longtemps après que l’auteur a retrouvé ses esprits (ceci est important!), d’y lire – de façon philosophique, si on veut – la description de l’instant mythique où l’être-là du monde laisse surgir, à l’état naissant et comme s’il s’imposait à lui pour cette hypothétique reconstitution, un sujet conscient.

Bien sûr, ce passage évoque une reconstitution imaginaire: il n’a pas été écrit sur le coup. C’eût été impossible. C’est une composition narrative de caractère littéraire avec effets, mais l’intention de Rousseau ne se réduit pas à composer une jolie description sur un accident dramatique qui s’ajouterait seulement aux malheurs de Jean-Jacques.

Un flash sans durée.

Je fais l’hypothèse que la plume de l’auteur recherche ici les agencements de mots qui seraient susceptibles à la fois d’évoquer clairement l’accident, de préparer l’écriture à décrire de nouveaux tourments infligés à Jean-Jacques par le commerce des humains (les humains qui vont utiliser l’incident et ses blessures pour le railler encore davantage) et d’analyser, oui d’analyser, le présent comme l’instant, hors du temps où une conscience (peut-être même la conscience) prend conscience d’elle-même, à l’état naissant.

Seulement, quand il griffe ses mots sur le dos de ses cartes à jouer, Rousseau n’est pas dans ce présent : il doit le réinventer, l’imaginer, croire qu’il s’en souvient et le faire croire, alors qu’il ne peut pas s’en souvenir. Il peut se souvenir, peut-être de façon apparemment très précise, du moment où il a commencé à reprendre conscience, mais il ne peut pas se souvenir de l’instant d’avant, non pas du temps où il est resté évanoui (c’est assez facile à inventer) mais du moment précis, instantané, où il naissait à la vie. Le trou noir ne correspond pas à son évanouissement, mais à l’instant où l’évanouissement cesse.

Bien qu’il soit difficile de recourir à l’ordre chronologique quand les repères du temps et de l’espace disparaissent, on peut noter trois étapes, dans cette hypothétique reconstitution : l’évanouissement, la sortie de l’évanouissement et le réveil. L’important n’est ni l’évanouissement ( qui pourrait donner lieu à un procès-verbal), ni le réveil (que la mémoire de Jean-Jacques peut essayer de décrire). L’important, c’est le moment (en fait : l’instant) de la sortie. Le présent, c’est ça. S’il s’inscrivait dans la durée ordinaire, on pourrait dire de lui que cet instant est juste avant qu’une conscience puisse penser ou se penser comme conscience. Mais il ne s’inscrit pas dans la durée au sens ordinaire : c’est un instant, ce n’est pas un moment ! Un flash sans durée : c’est comme un flash qui serait sans durée, situation impossible qui souligne que tout commentaire de cet instant est de l’ordre du langage, donc de la métaphore.

Il semble se passer alors ce qu’il semble se passer dans leur esprit quand les chercheurs en astronomie fondamentale s’essaient à quantifier ce qu’ils appellent « le temps de Planck », l’espace temporel qui séparerait (ils sont déjà dans la métaphore) l’origine du monde et le fameux Big Bang. Mesurer la durée de l’instant durant lequel le temps s’invente ! Mesurer la durée du sans durée ! Alors : prendre une seconde de notre durée enregistrée, la diviser par 10 puis encore par 10 et par 10, autant de fois qu’il le faudra, c’est-à-dire, disent-ils, 10 à la puissance 43 fois ! Un milliardième de milliardième de milliardième de milliardième de seconde, c’est encore dix millions de fois trop grand ! J’ignore quels ont été les calculs minutieux qui ont abouti à ce résultat et je ne doute pas qu’ils aient quelque part une certaine pertinence scientifique, mais leur résultat me paraît métaphysique. De l’ordre de la métaphore, une fois de plus.

Un laps de temps en dehors du temps.

Que peut-il bien se passer pendant ce laps de temps, qui n’est un laps que de façon imagée ? En suggérer une explication, c’est déjà accepter de se placer dans l’ordre du langage qui suppose le temps et l’espace comme coordonnées brutes. Mais c’est aussi rester convaincu qu’à se placer ainsi dans l’ordre du langage c’est savoir que les mots qu’on va trouver rateront nécessairement leur but. Le sentiment d’échec fait partie de l’urgence. Au-delà de cette limite, votre billet n’est plus valable… Il faut changer de réseau.

Passer à ce que Bernard Noël évoque par la sueur de mots et Yves Bonnefoy par l’envers disloqué des paroles. Quand cesse l’évanouissement de Jean-Jacques, avant même que sa conscience prenne conscience de son réveil, le jaillissement a déjà eu lieu: l’être-là du monde, l’il y a d’Emmanuel Levinas a expulsé la conscience. C’est-à-dire qu’une fois de plus, une première fois de plus, la conscience est à l’état naissant, remplissant de sa légère existence le monde qu’elle aperçoit pour la première fois, une première fois de plus.

Seulement, l’instant flash de la naissance de la conscience révèle à elle-même une conscience qui, silencieusement, parle, se parle, recourt aux coordonnées spatio-temporelles du langage. La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure.. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par-là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais ni où j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant, auquel chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus….

Certes Rousseau écrit à l’imparfait – ce qui souligne que sa description a été rédigée bien après ce qu’elle prétend décrire – mais, de toute façon, même en le supposant capable d’en parler sur le lieu même de l’accident, le présent eût été impossible, déontologiquement impossible ! Pour évoquer le surgissement, l’état naissant, même la langue pré-babélienne est totalement insuffisante : pas encore de sujet, pas encore de compléments, pas encore de localisation, pas encore de calendrier, mais immédiatement les habituelles médiations grâce auxquelles le langage de Rousseau pourra espérer rester au plus près du moment (du moment, pas de l’instant) qui le voit « revenir à la vie ».

La mise en scène, fastueusement réussie, qu’il imagine, une fois retourné au logis et après avoir reçu les premiers soins de sa femme, et qui d’être griffonnée sur l’envers de cartes à jouer, suggère un balbutiando spontané (pour reprendre un titre de Michèle Finck), cette mise en scène ne doit pas nous tromper : ce qui se passe ici est une tentative littéraire pour substituer la naissance de la troisième étape (le réveil) à la deuxième étape (la sortie de l’évanouissement), le ravissement calme à l’expulsion de la conscience hors de l’il y a.

Un des principaux intérêts de ce passage me semble résider dans l’extrême proximité (tellement extrême qu’elle signale que le temps ni l’espace ne sont concernés) qui confond réellement l’expulsion et le ravissement. Ne nous pressons pas – en la qualifiant d’horrible – d’identifier l’expulsion et la déhiscence initiale que Lacan a évoquée.

Certes, faisant retour sur lui-même (ou sur ce qu’il décide d’en retenir), le sujet Jean-Jacques assombrit d’angoisse et de rancœur pré-romantiques le souvenir de ce moment où il crut mourir mais il ne ricane plus quand il affirme avoir ressenti dans tout son être un calme ravissant. Certes, il substantive la sérénité qu’il qualifie de ravissante mais je crois qu’on peut y percevoir comme un mouvement inverse : un ravissement, voire un rapt qui demeure calme, Thérèse d’Avila aurait peut-être parlé ici de suavidad.

Je crois me souvenir…

Je crois me souvenir (je veux me souvenir, je veux croire me souvenir) qu’il y eut dans ma vie un instant suave qui, replacé dans son contexte, m’a toujours semblé et me semble toujours hétéroclite, quasiment incroyable. C’était bien sûr le dimanche 29 octobre 1978, vers 18 heures, alors que le crépuscule s’installait sur la route Alès-Aubenas, près d’un carrefour. La 4L venait de s’écraser, frappée de plein fouet par une R18 venant en sens inverse après avoir franchi une bande continue.

J’étais juste en train de sortir d’un premier évanouissement lié à la violence du choc. La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, une route peut-être, quelques lumières, presque des étoiles car elles scintillaient, leur centre entouré d’un halo confus mais chaleureux. Cette première sensation fut un moment délicieux. L’épuisement dans les veines coulait un bien-être heureux et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tout ce que j’apercevais. Je ne savais ni qui j’étais, ni où j’étais.

Je viens d’écrire de façon inappropriée que j’étais en train de sortir d’un évanouissement. Formulation qui supposerait une certaine durée. Or, les images et les mots que l’inévitable bavardage de la mémoire convoque pour décrire l’instant où l’on sort de l’inconscience sont d’emblée truqués puisque cet instant est sans durée. Sans durée, il est indescriptible. Sans durée, il est définitif. Si définitif qu’il est itération, qu’il est pour être itératif : à chaque instant de cette sorte, la conscience jaillit et avec elle l’être-là du monde, à l’état naissant. Neuf, neuf absolument : une fois de plus et une fois de plus pour la première fois, l’être-là du monde s’apparaît à lui-même. Et pas forcément dans des circonstances aussi tragiques que celle que je viens d’évoquer ou même que la rencontre accidentelle du grand chien fou et du rêveur solitaire.

Mais ces circonstances ne sont recréées qu’une fois l’état naissant supplanté par l’inévitable bavardage de la mémoire : la mémoire et son ressassement approximatif ne peuvent alors prendre la place qu’en installant à nouveau le temps et l’espace. Même quand la mémoire ne parle que par images, sans recourir aux mots prononcés ou écrits, ces images prennent de la durée et supposent un espace. Leur inscription (c’est-à-dire leur transformation en mots pensés ou écrits) ne peut pas aller au delà d’une allusion souvent décevante, même quand elle utilise les ressources de la condensation et du déplacement.

Pourtant, la condensation et le déplacement, outils indispensables des récits en rêve selon la définition qu’en donne Yves Bonnefoy et l’usage qu’il en fait parfois, ne sont pas sans efficacité pour désigner ces instants par lesquels l’être-là du monde (l’il y a,) anéantit la conscience tout en la promouvant comme une sorte de spectatrice au regard de qui s’imposerait l’épiphanie du monde, du monde à l’état naissant. La condensation confond en un seul objet des objets ordinairement situés dans des lieux différents et même avec des durées différentes, mais cette confusion est mieux signifiante que les distinctions habituelles car elle évoque la possibilité d’un point infini, le tout de l’être. Quant au déplacement, qui en est sans doute inséparable, il souligne paradoxalement la possibilité que l’épiphanie du monde ne soit pas liée à tel ou tel emplacement, qu’il n’y ait en fait qu’un seul lieu et hors de l’espace…

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à quoi (me) sert ce blog?

ou encore : à propos de ce blog

Laissons de côté les exclamations – admiratives ou dépitées – dont l’usage de la Toile s’accompagne souvent. La possibilité que tout un chacun puisse, au prix d’un léger effort de concentration, créer son blog gratuitement et librement, permet à toute personne qui a envie et besoin d’écrire de poser ses brouillons dans la Toile, en s’imaginant que des passants vont pouvoir les lire. Ce n’est ni révolutionnaire, ni vain.

Même si l’écrivant ne cherche pas à toutes forces à se faire référencer par les moteurs de recherche, même s’il souhaite que son blog demeure confidentiel, il sait – avec la nécessaire et délicieuse mauvaise foi qui accompagne souvent ce genre de savoir – qu’il peut compléter les effets du hasard en confiant à quelques intimes l’adresse de ce site.

On le soupçonnera même – avec plus d’humour que d’ironie – de voir dans le blog un substitut de publication, mais sans les contraintes de la publication, sans l’examen de passage et la hantise du rejet, sans l’obligation de participer au spectacle publicitaire, sans le professionnalisme lourdingue qui transforme l’écrivant en écrivain.

L’écrivant? L’écrivain? Je sais bien qu’il s’agit aussi d’un jeu de mots, assez pauvre, mais j’y attache de l’importance. Oui, je ne me perçois pas (je ne me perçois plus) comme un écrivain mais comme un écrivant et je ne m’en sens pas diminué. Au contraire. Tout écrivain ( d’accord, je ne connais pas tous les écrivains et ma formulation est au moins présomptueuse) est d’abord une auto-entreprise que son PDG salarié rêverait de faire absorber dans un de ces puissants groupes ayant pignon sur rue et se nommant, par exemple, Gallimard, Le Seuil ou ActesSud. Ce n’est pas (ce n’est plus) de mon goût. J’aime écrire, j’ai besoin d’écrire, j’ai besoin d’être lu et j’aime être lu, mais je n’ai pas du tout envie de gloire ou de pouvoir ou d’argent. Je me perçois comme un écrivant.

Je n’ai besoin ni envie de gloire, de pouvoir ou d’argent, mais j’ai besoin de l’autre. L’autre! qui c’est çà, l’autre? Je n’en sais rien. Ou, pas grand chose. Ou trop de choses, si contradictoires qu’elles semblent s’annuler, mais avec un reste. L’autre, c’est l’extériorité radicale qui porte un jugement de valeur sur ce que j’écris, comme s’il savait mieux que moi comparer ce que j’écris avec ce qu’il faudrait que j’écrive. Mais l’autre, c’est en même temps et dans le même lieu, l’intimité absolue : il m’habite, voire, me hante. Sa présence se confond avec la mienne : l’autre est un je qui, à l’instar de n’importe quel je, se prend pour la substance même de tous les je.

Mais, s’il en est ainsi, pourquoi ne pas se contenter d’écrire sur une feuille de papier ce que je crois avoir besoin d’écrire ? S’il en est ainsi, pourquoi ce surcroît de concentration personnelle (et de mauvaise foi!) vers la Toile? Pourquoi un blog, s’il en est ainsi?

Je devrais peut-être me répondre, sur ce point aussi, que je n’en sais rien ! Je n’en sais rien, mais je n’apprécie pas de n’en rien savoir : d’une manière ou d’une autre, j’aimerais bien savoir: j’aimerais tellement au moins deviner que j’en arrive à deviner que l’autre éprouve comme l’urgence de me lire. Comme si l’autre écrivait à ma place et dans le même mouvement se lisait et, se lisant, cherchait à s’approuver : oui, c’est ça, c’est presque ça, ça peut sortir, c’est mûr ou presque… Au fond (ou superficiellement, c’est selon), quand je me trouve dans cette conjoncture, je me ressens disparaissant au profit d’un autre auquel alors je mets la majuscule. Je n’est pas un autre, l’Autre est je.

La majuscule s’impose doublement , elle souligne la différence (en un sens, ce n’est pas moi qui écris, c’est l’Autre) et elle insiste sur le fait (oui, oui, on peut considérer cela comme un fait!) que l’Autre n’est pas, substantiellement, une personne comme vous ou moi, ce n’est pas une divinité anthropomorphe (dieu ou muse), c’est l’être . Prière – même si on a envie de rire ou de s’agacer – de se reporter au lien précédent : il renvoie à tout une série (ouverte) de liens où je tente de m’expliquer. Pourquoi pas ?

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To be & not to be…

ou encore : de l’inexistence (35)

Hamlet n’est pas assez présent en moi pour que je puisse prétendre comprendre les paroles que Shakespeare place dans la bouche de son personnage. Mais, je me sers de la citation si souvent utilisée par les uns ou les autres comme d’une sorte de comptine intellectuelle dont on peut faire varier à l’infini la musique et les significations. En les adaptant à l’humeur du moment. Et même si, pour moi, le moment et son humeur s’éternisent et si je chante – heureusement – faux, il me plaît de joindre ma voix à la chorale, c’est-à-dire d’en écouter les dissonances.

apo04aand et non pas or ! Tout est là. Peut-être. and traduction britannique, non pas du et français mais de &. Ce n’est pas une copule : d’une part, d’autre part ; une facette puis une autre. C’est l’absolue fusion des contraires apparents. C’est et ce n’est pas la différence entre copule et couple. C’est l’attente, l’annonce, la venue, l’advenance du sens - l’esper – quand se perçoit soudain que pourrait advenir une explication tellement lumineuse qu’on en aperçoit déjà le contenu sans encore oser l’exprimer, gardant sous la langue des paroles encore à l’envers : oui, l’esper de la luette. L’esperluette.

Oui, je suis & je ne suis pas. Non pas : par certains aspects de ma singularité personnelle, je suis et par d’autres je ne suis pas. Mais: à tout instant et en tout lieu, à la fois, je suis & je ne suis pas ; je ne suis pas & je suis.

Et je lui-même est à la fois, dans le même moment et le même lieu, moi-même, un autre, plusieurs autres, bien sûr, rien & tout. C’est à la fois fort démoralisant – je crois tellement avoir besoin de cadres assurés pour pouvoir vivre en toute conscience – et fort excitant puisque, antérieurement à tout raisonnement, je sais que cette confusion est & n’est pas affirmation ou réitération positive invitant à entrevoir l’être dans le vif du feu.

apo14.b

Que je m’efface à mes yeux, voilà qui pourrait décevoir & qui déçoit, oui, mais selon une désillusion qui s’apparente au coup de talon que l’on donne, paraîtrait-il, quand on touche le fond. Et même si le fond est métaphorique, ainsi que le talon, le coup de talon s’apparente à la résilience. Faudrait peut-être que j’essaie de m’expliquer !

Supposons qu’il n’y ait que de l’être. Pas des choses ou des singularités diverses dans l’être, mais de l’être. Il y a, et c’est tout. L’être. Un. Tout. Résistons à l’irrésistible idée que l’être pourrait être quelque part, au-delà ou en-deçà. Non l’être est et c’est tout et puisqu’il est et c’est tout, il n’y a pas d’espace qui l’enclose, où il se retirerait, d’où il observerait d’autres pans de l’espace, qu’on voudrait atteindre pour mieux l’appréhender. L’être est et c’est tout. Il n’y a que l’être. Et de toute éternité.

Dans cette hypothèse, la thèse, c’est l’être. L’être qui n’est pas dans l’espace et qui n’est pas non plus dans le temps. Dans cette hypothèse, l’espace et le temps ne sont pas premiers. L’être n’a absolument pas besoin de l’espace et du temps pour être. L’être n’est pas ici, n’est pas là, n’est pas ailleurs, n’est pas nulle part. Il n’est pas non plus avant, après, pendant quoi que ce soit. De toute éternité, il n’y a jamais eu d’éternité, et il n’y en aura jamais. Si l’être était un dieu – ce qu’il n’est pas – il n’y aurait que théologie négative. Et ce serait bien déplaisant!

Alors, travaillons l’hypothèse! Si on admet la prémisse que je viens d’évoquer, il est déjà plus facile d’admettre que ce que l’on peut dire de l’être ne peut se dire que du point de vue de l’être. On appellera point de vue de l’être (en essayant de ne pas ignorer que l’être n’a pas de point de vue! et sur quoi en aurait-il?) le développement logique qui de la prémisse (l’être est, et c’est tout) déduit des conséquences et des corollaires. Cette déduction elle-même est strictement logique (et même tautologique) et n’est pas chronologique. Elle est instantanée, permanente, universelle. Quel est son contenu?

(passage difficile à penser/écrire et donc sans doute à lire) Si l’être est et c’est tout et si le temps et l’espace ne sont pas premiers, alors il y a un mode de l’être qui implique le temps et l’espace comme nécessaires pour que l’être soit sur ce mode. Un mode de l’être dont le fonctionnement logique conduit nécessairement à l’invention (réitérée?) du temps et de l’espace. Ce serait l’être sur le mode de la réflexion, l’être se retournant sur lui-même (mais simplement de façon métaphorique, sans transformation, sans métamorphose) et se faisant du même coup langage. Ce qui impliquerait que, devenant langage, il invente les coordonnées du temps et de l’espace.


Si parmi ses infinités de modes d’être, l’être est aussi sur le mode de la réflexion, il est langage. Langage d’avant Babel. Cela ne veut pas dire que l’être parle, pas même en soliloquant, mais qu’il est langage. L’être n’est pas une personne qui soliloque et qui, soliloquant, crée ce langage, racine commune de toutes les langues. L’être est et c’est tout. Il est sur le mode de la réflexion & il est sur une infinité d’autres modes que nous ne pouvons pas concevoir car pour les concevoir il nous faudrait au moins nous débarrasser quand nous pensons des coordonnées du temps et de l’espace.

Bonnefoy

Définitivement dépendants du temps et de l’espace, nous ne pouvons envisager l’être que sur le mode de la réflexion.Pour nous, l’être est forcément ( dans l’optique de cette hypothèse) l’être sur le mode de la réflexion. Qu’est-ce à dire?


D’abord, ne pas s’égarer (la tentation de l’anthropomorphisme) à partir du mot réflexion : il me semble que le terme ne conviendrait que pour une personne (humaine ou divine) douée de conscience et donc capable de prendre distance par rapport à elle-même et par rapport à ce dans quoi elle est immergée. En ce sens, réflexion ne convient pas, sauf métaphoriquement, c’est-à-dire en prenant garde à ne pas confondre métaphore et métamorphose. Nous ne pouvons penser cette distance de l’être par rapport à lui-même qu’en faisant semblant d’oublier qu’il n’y a pas de distance pour l’être. Nous n’en parlons que métaphoriquement ; nous ne devons pas penser (mais c’est difficile!) que l’être sur le mode de la réflexion se métamorphose en une sorte de personne prenant du recul par rapport à elle-même et par rapport à ce dans quoi elle est immergée.

Mais si nous parvenons à ne jamais oublier que nous sommes condamnés (condamnation souvent merveilleuse!) à ne parler sur l’être que par métaphore, nous nous apercevrons aussitôt que nos paroles (écrites ou pas, exprimées vers l’extérieur ou gardées dans le bruissement intérieur) sont sapées, dès leur jaillissement, par l’impossibilité (ou du moins, par l’extrême difficulté, la nuance est de taille, il faudra y revenir) où elles sont d’échapper à l’exclusion du troisième terme : je ne peux pas être ici et ailleurs, maintenant et hier ou demain, dedans et dehors ; je ne peux pas être et ne pas être ! L’être sur le mode de la réflexion, lui et lui seul, fonctionne selon la logique du tiers inclus., puisque – dans cette hypothèse – l’être, l’un, le tout, c’est pareil.

Mais alors, cela veut-il dire que nos langages d’après Babel et les traces d’avant Babel qu’ils conservent en eux et qui les font fonctionner sont totalement à côté de la plaque, eux qui ne peuvent fonctionner naturellement que dans la logique du tiers exclu ? Oui & non. Dans le même élan, oui & non. Pas d’une certaine manière, oui, et d’une autre certaine manière, non, mais oui & non comme une sorte de syntagme figé. Pour ma part, je ressens, dans un même mouvement (immobile, le mouvement, et instantané!) que je n’y parviens pas (que je n’y parviendrai jamais) & que j’y parviens parfaitement (et de toute éternité!). Voilà donc que je me prends pour l’être! Tu te prends donc pour l’être?

Oui & non. Qu’on y prenne bien garde, s’il vous plaît : il ne s’agit pas d’une réponse (en fait, d’une affirmation) de normand ! Le signifié qui s’y manifeste s’apparente plus au foudroiement instantané que l’esperluette dessine si grossièrement qu’à une tergiversation alambiquée suggérant ptêtre ben qu’oui, ptêtre ben qunon, ou ya un peu dçi et un peu dça, ma pauvre dame mais on ny peut pas plus… Oui & non d’un seul coup, d’un seul souffle, comme en une seule syllabe, comme un cri. Un cri retenu. Un cri silencieux. Pas forcément de douleur, quoi qu’on puisse y entendre une souffrance infinie. Pas forcément de joie, même s’il emplit de certitude allègre celui qu’il traverse.

Oui & non. Seulement, ce cri, voici qu’il faut le transcrire en langue française! Sur l’envers disloqué de nos paroles, ce cri est là, surgissant dans l’instant, ici & maintenant, avant même l’invention du temps et de l’espace, avant même qu’avant ou après ou simultanément aient une signification, mais faut passer sur l’endroit loquace de la parole ou de la pensée. Il faut transcrire, traduire, trahir peut-être. Ce cri de silence m’enlève à moi, tout soudainement, je me rends compte (et sur le moment même !) que mes palpeurs sensoriels se confondent en un seul et que celui-ci n’est plus mien ou plutôt qu’il est mien mais comme il est sien pour n’importe quelle singularité individuelle. Je ne voit plus, n’entend plus, ne touche plus, ne savoure plus, ne hume plus. Je ne distingue plus ses sensations, ne les hiérarchise plus, disparaît. Annihilé mais non anéanti. Annihilé mais intégré au tout. Promu. Ce rapt est une épiphanie. Cet affaissement est invasion d’être.

Oui: oui & non. Quelqu’un – et je est la Ralentie de Michaux et comme je voudrais inventer un poème qui dirait l’allégresse de la Ralentie, comme je voudrais – et c’est tout le monde, quelqu’un sombre & s’envole et aucun soleil ne fondra la cire d’Icare. Envole-toi Sysiphe. Être, ne serait-ce pas vivre impossiblement en oxymore ? J’ai cru constater (et je le crois toujours) que ma singularité personnelle subit à certains instants une sorte de jubilation, exultation/exaltation, comme si ce n’était pas comme si, comme si je disparaissais, comme si dans le même instant, le même mouvement, cette disparition laissait apparaître la coïncidence absolue de ce qui fut cette singularité personnelle (et qui l’est encore, cela fait partie de la jubilation) & de ce qui la nie absolument, l’omniprésence de l’être, sa parousie. Oui, je me prends pour l’être ! et j’ai raison & j’inexiste…

Vivre en oxymore, c’est proprement (& improprement!) in_ex_ister : se tenir à la fois (et en devinant que c’est contradictoire et identique) dans et hors d’un espace qui est & n’est pas un espace. Ce n’est pas vivre dans la contradiction (ce n’est pas une question conceptuelle) car il n’y a pas contradiction, même s’il y en a. C’est être. Oui : être & ne pas être, la réponse est là, avant la question.

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Le recours à la poésie

Quelques Poèmes (2)

*

Le début de cette série de poèmes est ici.


Sur la nuque du soir la hulotte
Et son appel.
Le silence en mesure l’écho de relais en relais.

On a sans doute entrevu quelque chose.
On doute et les grillons froissent
La nuit
S’en vient.

Le lieu appelle, il ne prononce pas.

*

Le lieu appelle, il ne prononce pas.
Trop de vie s’en est allée par les pivoines de métal.


La toute jeune fille
Hante un horizon après l’autre.
Avant l’autre.
Il n’est épaule ni fossette qui tienne quand le soir
Défait
Pour la nuit
Sa chevelure de folle.


Les avoines aussi se souviennent.

*

Assise et depuis toujours dans ses jupes serrées,
Le lieu l’efface,
Le lieu l’appelle.


avoine

Est-elle hulotte ou seulement
Le sens des silences qui soutiennent son chant ?


Les grillons font chuter les étoiles
Et en couvrent ses épaules.


On se prend à attendre qu’elle se lève à l’horizon.


Le lieu appelle, il ne prononce pas.

*

Au bassin,
Les crapauds lancent des billes d’air frais.
Le rossignol
En fait des bulles.


Les avoines espèrent
Et
Plient.

*


À travers l’août, d’où vient cet attelage?
Il ouvre, roux, des sillons pour l’automne.
De part et d’autre, les mottes de la nuit
S’inclinent.

*

Le lieu appelle, il ne prononce pas.
Il ne prononce pas le lieu n’enferme pas.

L’appel de la hulotte déverrouille la nuit l’été.
Les portes battent le silence
Circule.

*


Les avoines racontent une histoire.
Les étoiles se penchent, basculent, recommencent,
Recommencent.


De travers, la reinette
Attend la suite.

*


L’été le soir sort ses marelles.
La reinette cloche-pied
Interroge.
Le lieu appelle,


La hulotte répond
Si peu.

*


L’enfer calme des envers de l’été,
On le devine si le vent décélère.
C’est le paradis aux avoines.


On ne veut pas savoir. On
Glisse d’un pas sur l’autre.
Signe après signe.
Horizon de l’horizon.

*


Le lieu appelle,
Il ne prononce pas il s’ouvre
(suspendue la cheville ne se posera pas, ni la socquette
blanche)
Il s’ouvre au suspens de l’être.

*


C’est fou ce qu’on est maladroit, si
la reinette traverse le soir, à cloche-pied.

Le vent
D’un revers,
Écarte les écumes de chaleur.


Le lieu appelle, il ne prononce pas.
Juste un peu

*


Et l’horizon s’éloigne de ligne en ligne,
Le ciel s’arrondit
Juste assez pour recevoir l’encens
Et les andains.

*


On fane, on hume, on est l’odeur de l’herbe,
On s’élève.
Rien ne manque à l’instant,
Sinon savoir si.

Des rumeurs de foins guettent.

*

L’espace au vent,


Les avoines s’inclinent,

Effacent soulignent.

L’août jette des cigales dans les yeux de l’été.


Le lieu appelle, il ne prononce pas.


Il plisse sa paupière d’herbe sèche,

Il attend que ça passe.

De terrasse en terrasse,

Les chaleurs s’éboulent.


Et ça passe.

*


Il y eut un fracas d’octobre,
Suivi d’un silence.
Depuis,
On attend.

*


Impatiences contre le ciel.
L’orage piétine, sargasses à l’affût.
On rêve. L’herbe aussi.
Ce qu’il en reste…
Le lieu appelle, il ne prononce pas.


L’avoine grille,
Les aines et les aisselles aussi.
Par le travers des nuages,
L’éclair fend
Les cigales.


Le lieu appelle,
L’herbe rêve, évaporée,
Toute pivoine éteinte.

*


La paume offerte, on
Aimerait tant qu’elle soit là,
L’avoine gauche,


Le suspens du lieu,
Son appel juste avant de se taire,
Quand la hulotte froisse
L’été la nuit,


Et l’orage rameute ses charrois de nuages en davalade.


Le lieu appelle, il ne prononce pas.

*


Éternellement sculpté là,
Sous les ciseaux des cigales,
Son être est d’être là,


De jeter à la face du fol qui passe
Le geste de l’envol
L’avoine et la hulotte.


Le lieu appelle,
Et le fol suffoque
Trop d’absence
Trop de sens.


Il ne prononce pas.

*


La Rouvière
1991-1993-2012

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Le recours à la poésie

Quelques Poèmes (1)

*


Écrits des avoines grillées contre le vent.
Quels signes désignent-ils?


Là-bas, les horizons, de respir en respir.
Ailleurs existe-t-il?


Le monde s’ouvre, se ferme, paume offerte.
Le lieu appelle, il ne prononce pas.

Tranquille, la folie des avoines souligne le silence des murs.

*


L’appel de la hulotte
La nuit
Entrouvre les pans de l’être.


Le lieu appelle, il ne prononce pas.

Au débucher, des rumeurs
Se réajustent et ramassent leurs jupes.

La hulotte mesure en biseau l’épaisseur de la nuit
Et reprend souffle.

*

L’être et la folle avoine, pacte signé sur le vent.
Paraphe de la bise, chassée de l’Escrinet,


Le lieu appelle, il ne prononce pas.

De guingois contredanse la question.
L’été file et les étoiles sont.


Le lieu appelle.

*


La mer, au delà. Les tumultes, au delà.
Ici, le suspens d’une voix.

Le lieu appelle, il ne prononce pas.

Appel sans hâtes.
Évidences et musique du silence dans les pierres.

Le chant de la hulotte dévoile
Et revoile

La nuit.

*

Les feuillages tremblent,
Le soir respire,
Les javelles de l’été s’ouvrent,

À quelle étrave ?

La hulotte, bientôt, épèle l’alphabet des étoiles.
Le lieu appelle, il ne prononce pas.

On espère un visage.

*


On envisage.


On pèse le pas du vent, le soir,
Par les châtaigneraies mortes.

On ne désespère pas.

Chahut des hirondelles, elles s’escriment,
Se déportent.
À contre-ouest, l’avoine dessine sur l’adret.


Le lieu appelle, il ne prononce pas.

*

Vingt ans (vingt ans déjà, que cela passe vite…) que ces poèmes ont été écrits pour la première fois et publiés dans la foulée, après maintes hésitations, pas toujours feintes. Trente-cinq ans, trente-cinq ans déjà qu’eut lieu et temps l’instant qui en décida comme il décida de tout. Que cela passe lentement. Cela ne passe pas. Cela est . Définitivement. Never never more. A jamais jamais plus.


Car ce sont des poèmes. Paroles certes, et les mêmes qu’en prose, mais démesurées et démesurées non par la souffrance ou la mélancolie mais par la perte de toute mesure, qu’elle soit du temps ou de l’espace. Cartographier et dater l’événement instantané reste possible, il y a pour cela des cimetières et des états-civils, et ce sont des signes qui assurent les survies, mais les mots du poème exigent de ne plus être seulement des mots. Sublime exigence, à la fois héroïque et grotesque. Car ce sont des mots et ils bavardent encore aux lisières du silence et bavardant encore, à tâtons, aux lisières du silence, il leur arrive soudain, à l’aveugle, d’enfoncer la canne blanche de part en part dans nulle part.

Si ne n’étais pas l’auteur de ces poèmes – ce qui est le cas puisque personne n’est le même, vingt ans plus tard -, j’en féliciterais l’Auteur. Je lui dirais qu’il sut trouver (mais où, mais quand?) les traces graphiques du seul instant qui vaille. Et qu’à sa place, je ne m’étonnerais plus que l’instant insoutenable (ni les cris, ni les larmes, ni les supplications ne suffisent à le soutenir) revienne si souvent, comme inversé de se répéter, toujours identique à lui-même. Ce qui fut atroce – et qui eût pu tuer et qui dévasta l’entourage de l’assassinée – ne cessa jamais d’être là. Encore aujourd’hui, la poigne de mort est là. Et elle est là pour ne jamais disparaître.

Mais la présence de l’instant éternel , en insistant, s’incruste dans le temps et l’espace et, s’y incrustant, s’y ajuste à l’âge et au lieu. Ajustement illusoire, mais non factice. Illusoire parce que ni la Rouvière ni les maturités inattendues du troisième, du quatrième et bientôt du cinquième âge ne feront oublier la poigne de mort. La sérénité, un brin haletante mais pas trop, qui me paraît sourdre de ces poèmes quand ils permettent de reconnaître un arrière-pays dessiné par le chant vespéral de la hulotte, n’effacera jamais ce qui à jamais ne sera jamais plus. D’ailleurs, tu es bien le premier à ne pas s’y laisser prendre.

Pourtant, rien de factice dans cette sorte de retournement qui inverse l’angoisse en sérénité.Tu le sais ou tu veux t’en souvenir : dans l’instant où ton corps et ton âme – non conscients, grâce au gardénal et à la trachéotomie, de souffrir à ce point – s’affalaient sans haubans, sphincters détraqués, perceptions hallucinées, articulations distendues par poulies et contre-poids, dans cet instant, par cet instant, tu réinventais le monde, tu le découvrais. Possible si présent que tu pouvais t’y sentir à l’aise.

Oui, à l’aise, dans une aise improbable mais vécue émerveillé. Ce corps crash and bury, excarné, explosé, incarcéré, sondé, drainé, assisté, devenu à la fois machinique et spirituel entièrement, s’inscrit alors dans un premier matin du monde dont il a toujours rêvé. Il sait déjà qu’il n’y a plus rien à craindre de ce désespoir – pas même qu’il disparaisse ou s’atténue. L’amour, l’amitié, l’affection sont là, définitivement ; tant de sollicitude, d’estime, de tendresse, de savoir-faire valident la blessure et réinstallent, mais neufs, mais vifs, le temps et l’espace.

Et la jeune morte au regard aigü ouvre à jamais la fenêtre de sa chambre en en retenant les volets avant de les rabattre contre le mur ensoleillé, offrant au petit matin de la Provence sa gorge d’adolescente. Présence permanente qui réoriente autrement la nature : la nature dans son état naturel, la nature à l’état naissant.

Tu es mûr alors pour découvrir à nouveau le lieu que tu découvris un jour (et c’était un peu avant le crash and bury) en y retrouvant la suffocation de Pascal : joie, joie, pleurs de joie, pluies de larmes intimes. Certitude bouleversante que le lieu est là où tout se noue, où l’infini silencieux se noue sur soi, où il t’arrivera un jour de mourir. Mourir comme on accomplit une fois encore le geste de naître avec le monde, le geste mille fois répété et à chaque fois autrement. Naître dans le réajustement de la nature quand, une fois encore, l’appel de la hulotte semble dénouer les liens.

*

Le lieu appelle des arrondis d’épaules.

Sur les fossettes de l’été le printemps
Se souvient encore. Il n’ose.

L’aube du soir se signe.
La hulotte le prend pour elle et en joue.

Bientôt, le rossignol
fera couler des gouttes de nuit
contre sa gorge de micaschiste.

Le lieu appelle, il ne prononce pas.

*
Il y eut
Il y eut le fracas d’octobre
Suivi d’un silence.
Il y eut un soir
Sans matin.
Et maintenant ?

*

Le lieu appelle, il ne prononce pas


L’avoine et la hulotte arrondissent l’être,
Dessinent l’ébauche d’une réponse.
Et déjà,la recouvrent.


L’âme et les grillons font un pas de côté.

*

Geste de l’épaule si la douceur la hèle.
Puis les grillons sont là,
Cachés sous les avoines.

Le geste s’efface il reste un souvenir d’épaule.

Le lieu ne prononce pas.
Ou à peine.

Les étoiles filent à l’anglaise sur la pointe des mots.
On hésite et finalement?

Une suite est

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Ontologie ou Théologie ?

ou encore : de l’inexistence (34)

Au sujet des Cappadociens du Quatrième siècle.

Les éditions du Cerf viennent de publier, dans le cadre de la collection « Sources Chrétiennes », deux volumes consacrés à Amphiloque, évêque d’Iconium à la fin du quatrième siècle. Comme pour les autres ouvrages publiés dans le cadre de cette collection, il s’agit d’établir, autant que faire se peut, l’authenticité de textes souvent très fragmentaires et parfois attribués de façon contestable à tel ou tel auteur. Travail pointilleux et souvent indigeste pour le lecteur, surtout quand il se sent doublement profane.

Toutefois, en ce qui concerne Amphiloque d’Iconium et surtout le commentaire qui en est donné par Michel Bonnet, il est facile de surmonter la première impression, surtout si on est sensible à la distanciation dont les harmoniques font souvent vibrer l’écriture du commentateur, et surtout quand on s’interroge – comme c’est le cas ici, dans ce blog – sur le fond de la question qui me paraît beaucoup plus philosophique (voire, ontologique) que théologique.

Michel B

Je ne me perdrai pas dans les arcanes de l’authenticité ou de l’authentification des textes publiés, j’en suis bien incapable et, à vrai dire, j’ai tendance à prendre plus en considération le texte publié que son éventuel auteur. En ce sens, tout texte est authentique et le pseudo-Amphiloque est une modalité d’Amphiloque. Ou peut-être, l’inverse…

Je n’irai même pas jusqu’à essayer de suivre les imbroglios politiques, policiers, militaires, culturels, sociaux si caractéristiques du Bas-Empire, si complexes à démêler que l’histoire a tendance à les réduire à des affrontements religieux, eux-mêmes réduits à une opposition frontale entre les tenants de la Trinité et l’Arianisme. Il faut dire que les empereurs romains du quatrième siècle, de Constantin à Valens, ont eux-mêmes (et très logiquement, d’un certain point de vue) contribué à cette fausse simplification.

L'empire romain au quatrième siècle

La Cappadoce du quatrième siècle est une province orientale de l’Empire Romain où les débats consécutifs au Concile de Nicée (325) ont laissé d’assez nombreuses traces quand il s’est agi d’apprécier la motion de synthèse anti-arianiste qui y avait été mise au point. C’est le « symbole des apôtres » qui correspond encore aujourd’hui au Credo de l’église catholique.

Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre.
Et en Jésus Christ, son Fils unique, notre Seigneur ; qui a été conçu du Saint Esprit, est né de la Vierge Marie,
a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort et a été enseveli, est descendu aux enfers ; le troisième jour est ressuscité des morts,
est monté aux cieux, est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant, d’où il viendra juger les vivants et les morts.
Je crois en l’Esprit Saint, à la sainte Église catholique, à la communion des saints, à la rémission des péchés, à la résurrection de la chair, à la vie éternelle. Amen

Tout y est ! L’avantage des accumulations juxtaposées c’est qu’elles permettent de remplacer la réflexion dangereuse (qui essaierait de coordonner tout ça) par une sorte de récitation répétitive, de l’ordre de la litanie, susceptible de substituer le balancement du corps aux hésitations de l’esprit. Vraiment, une profession de foi. L’inconvénient c’est qu’elles postulent ( et ceci est valable autant pour les anti trinitaires que pour les trinitaires) un point de départ qui n’est jamais mis en question.

L'empereur Constantin et les Nicéens

Ce point de départ, c’est un coup de force sémantique, c’est Dieu. D’un coup d’un seul, la foi religieuse pose que l’être est une personne : on donne une figure et un nom à l’être. Mais qui pourrait se placer en face de l’être pour lui donner une figure et un nom? « en face de l’être » n’a pas de sens puisque l’être est tout. L’être n’a ni espace ni temps ; il ne se définit par aucune géographie, par aucune physique, par aucune histoire. L’être est et c’est tout.

Reste que (mais comment peut-il y avoir un reste?) nous savons, avant tout cogito, nous qui sommes dans le temps et l’espace, que nous ex_istons, que nous nommons, que nous construisons un impossible autre être en face de l’être. La possibilité (voire, l’exigence) du coup de force est là. L’autre être est forcément l’être (puisque l’être est le tout) mais il l’est d’une certaine façon.

Il l’est sur le mode de la métaphore : l’être est (pensons-nous) comme s’il était un monde que nous pourrions penser, un englobant absolu que nous pourrions partiellement et petit à petit connaître, voire transformer, comme s’il était le réel donné brut à notre expérience et sagacité, comme s’il était soumis (quoique infini) aux coordonnées spatiales et aussi (quoique éternel) aux coordonnées temporelles. Comme cet autre être nous englobe, nous aussi, corps et âmes, la métaphore le suppose doté, lui aussi et comme à notre image, d’un corps – et c’est l’univers brut – et d’une âme – et c’est la révélation progressive, difficultueuse, toujours incomplète, de ce que nous supposons son évolution.

La métaphore se veut logiquement métamorphose. Et nous voilà, ignorant que c’est seulement métaphore, convaincus que nous avons devant nous l’être métamorphosé. Et certains d’entre nous, depuis les siècles des siècles, le nomment, cet être autre, Dieu. Mais le nommant ainsi, ils greffent sur la métaphore principale une métaphore adjacente qui se confond avec la première : Dieu est comme un homme, comme un homme divin, c’est-à-dire comme un homme qui vivrait éternellement dans un oxymore infini.

Homme divin, Dieu est à la fois, simultanément, dans l’instant et dans l’éternité, assimilable à un point intense et à l’infini, corps universel englobant l’inanimé et le vivant et âme universelle, une et multiple, nulle part et partout, ici et ailleurs, tonitruant et délicat, absent et présent, féminin par sa tendresse et son accueil et masculin par son index phallique, créateur et créé et incréé… Il n’est de théologie que positive, puisque vous pouvez affirmer de Dieu qu’il a toutes les qualités que vous voudrez, y compris les plus antagonistes. Oxymore métaphorique ou métaphore oxymoronesque, Dieu est un méta concept que l’on peut faire travailler dans tous les sens. L’être est et c’est tout ; Dieu, métaphore de l’être, est et ce n’est pas tout.

Les religions, et plus spécifiquement les religions chrétiennes, semblent être engendrées et ré-engendrées en permanence par cet improbable supplément. Le coup de force sémantique ne consiste pas seulement à appeler Dieu l’être qui est et c’est tout. Il s’accompagne, dans le moment même de son accomplissement, d’un recours absolument inévitable à l’espace et au temps. L’être métaphorisé – Dieu – est comme s’il était éternel et omniprésent et seul présent, c’est-à-dire sans espace ni lieu, ni mouvement, mais puisqu’il est nommable, il doit être situable  et les religions chrétiennes le situent dans l’espace infini (il est cet espace) alors réduit à un point de folle intensité, et dans le temps éternel (il est l’éternité) alors réduit à un instant d’intensité folle. Et, à partir de cet ici & maintenant, la Genèse est possible et nécessaire. La Genèse ou une genèse.on peut aller ici

Un discours unique se déroule alors. Ce discours n’est un discours que de son point de vue. En fait – si on pouvait penser à des faits avérés ou avérables – ce n’est pas un discours et il ne se déroule pas. L’être est ce discours, comme un de ses modes en nombre infini. Ce discours c’est l’être sur le mode de la réflexion. Ce n’est un discours que de son point de vue.

Les discussions des Cappadociens avec ceux qu’ils soupçonnent d’hérésie semblent avoir porté (même si ça n’apparaît pas clairement dans les homélies d’Amphiloque d’Iconium) sur deux ou trois mots qui ne sont pas seulement des mots. Des concepts. Notamment sur ousia (je ne connais pas le grec et je transcris donc en caractères latins) traduit en latin par substantia, ou sur ce que l’on traduit en français par hypostase. Ces deux vocables ont en commun, il me semble, leurs préfixes où se lit la trace du coup de force sémantique. Car enfin qu’est-ce que la stase pour les hypostases? qu’est-ce que la stance qui est « sous » la substance ?

En bonne logique, avant de s’interroger sur l’individuation de chacune des hypostases (le Père, le Fils, l’Esprit Saint) ou sur leur rapport (d’identité, de similitude…) avec la substance divine, il faudrait peut-être penser ou essayer de penser la stase, la stance. Le coup de force consiste, je crois (je crois, je ne sais pas, mais j’y crois tellement que j’ai souvent l’impression de le savoir !), à se débarrasser de l’être en tant qu’être, à remplacer ousia par parousia, le préfixe fonctionnant comme moteur de la métaphore qui en découle.

Ce coup de force une fois posé – et non thématisé – il va falloir s’occuper  de la parousie ou des parousies de l’ousie ! Et dans les religions (sans doute, peut-on dire dans la religion en général), toute réflexion présuppose que parousie vaut pour ousie. La métaphore peut alors fonctionner : à la place de l’être qui est et c’est tout, on pose l’être qui est et ce n’est pas tout ; à la place de la stase inengendrée, on place la stase engendrante et les hypostases qu’elle engendre ; à la place de l’être, on place Dieu.

abstract

Ensuite, on file la métaphore !

On dit par exemple que l’être étant sur une infinité de modes à la fois et que parmi ces modes, le seul que nous puissions envisager étant le mode de la réflexion sur lui même, Dieu c’est l’être sur le mode de la réflexion. L’être sur le mode de la réflexion semble se dédoubler : Dieu crée le monde à son image ; d’un côté le créateur, de l’autre, encore le créateur mais sous la forme du monde. D’un côté, en dehors du temps et en dehors de l’espace, l’être métaphorisé en Dieu, de l’autre Dieu métaphorisé en monde spatio-temporel.

symbole d'Athanase

Filer la métaphore en Cappadoce et au quatrième siècle, quand on a été nommé évêque d’Iconium, un peu à son corps (voire à son âme) défendant, c’est apparemment expliquer à ses ouailles la signification du symbole de Nicée, en restant le plus simple possible pour se faire comprendre des fidèles les plus frustres, tout en veillant à ne pas donner prises aux éventuelles critiques de ses pairs, beaucoup plus experts que les fidèles en matière théologique. Amphiloque va donc préparer soigneusement ses sermons et ses homélies de manière qu’ils soient accessibles au moins aux premiers rangs de l’assemblée tout en respectant le contrôle sourcilleux des autres Cappadociens : Basile de Césarée, Grégoire de Nysse, Grégoire de Nazianze.

Il prend la métaphore en marche. L’être qui est et c’est tout s’est dédoublé : Dieu a créé le monde à partir de rien. On va donc le considérer comme créateur et incréé. Dans la métaphore, cela va de soi. Un petit problème toutefois : quel statut affecter à la création par rapport au créateur ? La création ne peut être considérée comme extérieure au créateur, sinon celui-ci perdrait son caractère infini : Dieu est donc le monde, à la fois son alpha et son oméga et l’élan qui va de l’alpha à l’oméga. Attention, Dieu n’est pas dans le monde, puisqu’il est notamment incirconscriptible ! Ou alors, s’il est dans le monde, lui, l’incirconscriptible, c’est qu’il a décidé d’y être et forcément sous la forme d’un être qui serait à la fois circonscriptible et divin. Mais s’il a décidé d’y être, lui qui a inventé le temps en même temps qu’il crée le monde, c’est de toute éternité. De tout temps, c’est-à-dire sans tenir compte du temps, Dieu a donc décidé de créer le monde, sans sortir de lui-même mais de s’y manifester sous la forme d’un être divin (de même nature que Dieu, ce qui n’est pas étonnant puisque Dieu est cet être) qui se soumettrait par nature au temps et à l’espace. Une sorte de fils par rapport à Dieu le père.

Allons bon ! voilà qu’on a déjà trois être divins : Dieu, Dieu le Père et Dieu le Fils. Non, vous n’y êtes pas ! Dieu est à la fois Dieu le Père et Dieu le Fils, mais pas tout à fait de la même manière. Dieu est Dieu le Père dans la logique divine de la création du monde : il est le créateur. Dieu est Dieu le fils dans la même logique : il est dans la création la preuve (éventuellement la preuve vivante) que la création est divine. Dieu le Père et Dieu le fils ne sont donc pas deux dieux, mais un seul, mais le même avec deux modalités. Contre Arius et les hérétiques qui le suivent, Amphiloque (comme les autres Cappadociens) pose que le Fils est une modalité de Dieu, au même titre que le Père : ils sont de même substance, de même ousia et seule la métaphore les différencie.

Car cela se complique. Ou se simplifie, c’est selon. Persévérant dans son être de métaphore, la métaphore construit en effet un récit centré sur le Fils. Normal puisque le Fils, c’est Dieu avec le monde, avec notre monde. Que va-t-il faire dans cette galère ?

Pour les péripéties de sa présence au monde, le récit métaphorique est à l’aise : antécédents familiaux, naissance, enfance (adolescence, un peu moins, mais c’est normal, cet âge ne sera découvert que tardivement), action politique et sociale, arrestation, procès, condamnation, exécution, agonie, décès, ensevelissement… tout est prévu, jusques et y compris la résurrection après passage aux enfers. Voilà notre Dieu bel et bien transformé en homme. Vous voyez bien, disent les Ariens aux tenants de Nicée ! Le Fils ne partage pas la substance du Père.

Comme les autres Cappadociens, Amphiloque d’Iconium s’attelle alors à la tâche. Non seulement, ils doivent redresser la métaphore en rappelant la nature divine du Fils, mais ils doivent aussi intégrer au récit l’Esprit saint, un peu oublié jusqu’alors. Pour le Fils, le raisonnement est relativement simple : Jésus-Christ est Dieu, mais il est de sa nature divine de créer dans une personne nommée Jésus une seconde nature, tout à fait humaine, celle-ci. Et voilà notre Jésus affecté de deux natures, évidemment sans commune mesure.

En tant qu’homme, Jésus reprend à son compte sans problème toutes les péripéties du récit : il a été engendré par Marie, rejeton d’une longue lignée humaine, il a souffert sous Ponce-Pilate, il a eu peur, il a eu froid, il a eu faim, il s’est découragé, il a supplié le Père d’éloigner de lui le calice, si cela est possible , il s’est senti abandonné. En tant qu’homme, il a été obligé de respecter les coordonnées mondaines de l’espace et du temps. Et 2011 ans après, on s’aperçoit qu’on s’est peut-être trompé sur la date exacte de sa naissance !

Amphiloque entame alors un dialogue de sourds avec les Ariens : ils sont d’accord sur la nature humaine de Jésus mais plus les Ariens y voient la preuve que Jésus n’est pas Dieu et plus les Cappadociens y voient la preuve que la nature divine de Jésus resplendit dans les faiblesses de sa nature humaine. Oui, Jésus est un homme mais par décision de sa nature divine.

Dans certaines homélies présentées par Michel Bonnet, Amphiloque n’hésite même pas à soutenir que Dieu le Fils a créé la nature humaine de Jésus en s’en servant comme appât pour tromper le Démon : Satan n’eût jamais osé s’attaquer à Dieu le Fils, il se serait caché et avec lui tous les méfaits commis avant l’incarnation et avec lui tous ces malheureux morts sans baptême et donc incapables de ressusciter.

Mais Dieu le Fils a voulu débusquer le Démon, l’appâter en mettant l’hameçon au coeur du ver : le ver, c’est la nature humaine de Jésus, l’hameçon c’est sa nature divine. Trompé par les faiblesses de Jésus, le Démon l’a pris pour un simple mortel, s’est précipité sur lui, l’a englouti, avalant du même coup l’hameçon ! Et la nature divine de Jésus a explosé Satan, qui en a vomi tout ce qu’il avait avalé avant, y compris les morts des enfers qui ont été sauvés…

Aujourd’hui, la comparaison peut paraître assez malencontreuse, mais n’oublions pas qu’aux premiers siècles du christianisme, l’allusion à la pêche revêtait une valeur symbolique très polysémique. Amphiloque s’est-il rendu compte que l’identification du poisson à Satan pouvait choquer? Quoi qu’il en soit, l’important c’est le recours à la ruse pour montrer la nature divine du Christ à l’oeuvre dans la nature humaine de Jésus. Cette double nature – que les Ariens ne pouvaient pas accepter – est intéressante sur le plan ontologique car elle souligne que le coup de force sémantique de la religion (substituer une personne divine à l’être qui est et c’est tout et qui ne peut se réduire ni à un dieu ni à une chose) se renouvelle au sein même de la religion, ou au moins au sein même du christianisme, par une autre substitution qui place la nature divine du Christ à l’intérieur de sa nature humaine et, en même temps la nature humaine de Jésus à l’intérieur de sa nature divine, selon un oxymore redoublé qui relance la métaphore.

Historiquement, les philosophes dit païens de la tradition platonicienne ont buté contre l’impossibilité fondamentale qui empêche la raison humaine de croire pouvoir accéder à l’être qui est et c’est tout. De façon fort logique, une fois posée cette impossibilité, ils se sont efforcés d’exercer leur réflexion sur le monde instauré par l’être qui est et c’est tout, en s’essayant parfois à retrouver dans les silhouettes dessinées sur les parois de la caverne la trace des Idées à partir desquelles l’être aurait instauré le monde. Dans son dialogue permanent avec la tradition platonicienne, la tradition chrétienne a, au contraire, tenté d’imaginer l’instauration elle-même en niant qu’il s’agisse d’imagination : la révélation intervient au contraire (interviendrait!) pour poser que la raison humaine, si elle sait se laisser habiter par l’Esprit Saint, peut entrevoir ce qui reste un mystère. L’origine du coup de force sémantique et de la métaphore me semble se situer là.

Comme les autres Cappadociens, Amphiloque fait siens les commentaires qu’il a pu lire sur le passage de l’Exode 3,14. C’est l’épisode du Buisson Ardent où l’être qui est et c’est tout révèle à Moïse qu’il est Dieu : alors Dieu dit à Moïse, je suis celui qui est. Tu diras aux enfants d’Israel, celui qui s’appelle JE SUIS m’a envoyé vers vous… Avant lui ou en discutant avec lui, ses collègues et amis, évêques de Cappadoce, notamment Basile de Césarée, reviennent souvent sur cet épisode car il permet d’établir un lien existentiel entre la transcendance insaisissable de l’être qui est et c’est tout (celui qui s’appelle JE SUIS) et le monde qu’arpentent le peuple d’Israel et Moïse, son guide. Cette rencontre de Dieu et de Moïse – rencontre absolument impossible, selon la réflexion platonicienne – aurait donc eu lieu et date, ce qui implique l’inscription de Dieu dans l’espace et le temps réels. La rupture avec la tradition platonicienne est ici très nette, mais ce n’est pas une rupture philosophique, c’est l’effet d’une révélation qu’aucun existant humain ne pouvait anticiper.

Il me semble qu’on se trouve ici – sur le plan du raisonnement philosophique quand il réduit l’ontologie à la théologie – près de l’intuition qui suggère si fortement l’image de la transcendance, le moment où la transcendance (qui n’est au départ qu’une image) s’essaie à se comporter comme un concept. Cette image c’est celle de la descente (voire de la condescendance) de la lumière vers des paysages obscurs, sur des personnes aveugles ou aveuglées auxquelles la révélation apporte un peu de clarté.

Basile de Césarée

Car la descente de la lumière comporte en elle deux certitudes antagonistes et simultanées et aussi « vraies » l’une que l’autre : cette lumière transcendante s’alimente à une vérité absolue (Dieu est éternel et infini) et elle s’affadit (elle est condamnée à s’affadir) en simple lueur à partir de laquelle, par tâtonnements et souffrances, à travers les coordonnées de l’espace et surtout du temps, celui à qui la révélation apporte quelque lumière essaie mais en vain de reconstituer l’absolu. Bref : en descendant sur les êtres humains et leur monde, la lumière divine se désature, seule manière pour elle de devenir supportable, et ce qu’elle éclaire tant mal que bien n’est pas le Buisson Ardent – métaphorique source de lumière – mais le semi-désert au milieu duquel sa lumière insoutenable laisse apercevoir l’oasis et son puits. Cette lumière dérivée c’est celle dont nous nous servons et que nous servons pour éclairer les pénombres. La métaphore cappadocienne (ou si l’on veut, nicéenne) invente alors la double nature du Christ comme meilleur moyen pour remédier à l’aporie fondamentale.

Par sa nature divine, le Christ est Dieu (complètement , définitivement) il est lumière et source de lumière, révélation permanente de ce qu’il crée en l’éclairant. Par sa nature humaine (créée par sa nature divine), le Christ cherche, tâtonne, hésite, tergiverse mais trouve. Il est à la fois le Buisson Ardent, l’injonction qui se révèle et s’impose à Moïse et l’esprit de Moïse qui entend et comprend peu à peu cette injonction. La métaphore met ainsi en scène trois protagonistes qui sont moins des personnages que des figures, au sens sémiologique du mot, c’est-à-dire des agencements logiques permettant d’ordonner la métaphore et d’introduire une certaine simplification dans sa complexité inextricable.

À partir du moment (logique) où l’on identifie à un Dieu la représentation que l’on se fait de l’être, ce Dieu est nécessairement trine… et l’orthodoxie cappadocienne tend à confondre les trois figures avec le chaos qu’elles ordonnent, risquant de tomber dans le sabellianisme pour éviter l’arianisme ! Mais après tout, pourquoi pas ?

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« de la suavidad de la sua vida »

ou encore : de l’inexistence (33)

5. Thérèse vers Antonin Artaud

Ce billet est la suite de 4. Rapt et ravissement.

Je reviens maintenant sur la partie douloureuse de la suavidad, celle qui peut faire dire à l’amante de Jésus qu’il faut qu’elle soit folle pour proférer dans le ravissement le chant si intime du jouir.

Dans son langage à elle, que Thérèse partage d’ailleurs avec son ou ses confesseurs, ce chant – elle en est convaincue – est formé de vocables inhumains qui ne peuvent être prononcés que par Dieu. Mais par Dieu parlant par les lèvres de son amante ravie, enlevée à elle-même (le ravissement a quelque chose du rapt) et accomplie suavement par cet enlèvement. Bien entendu, Thérèse se lamente (avec une pointe d’humour quand même) de sa faiblesse humaine (elle précise même souvent, de sa faiblesse féminine) et en particulier de n’être pas assez savante pour décrire exactement ce qui se passe quand Dieu parle par son corps. Mais il y a pas mal d’ironie quand elle regrette de n’avoir pas la science de ses confesseurs. Je serais d’ailleurs assez tenté de soupçonner dans cette ironie la conscience (inavouable) que le ravissement extatique qu’elle essaie de décrire fonctionne selon un modèle fortement suggéré par la jouissance féminine, si tant est qu’il y ait une jouissance spécifiquement féminine comme il y aurait une jouissance masculine.

Que dans sa confession, plus de trente ans après « les faits »,  Thérèse relate à nouveau des péchés de jeunesse qu’elle a déjà confessés, n’en doutons pas, et pour lesquelles elle a déjà reçu et mérité l’absolution, n’en doutons pas non plus, me semble pouvoir signifier qu’elle accorde une importance primordiale à cette jouissance érotique qu’elle a retrouvée maintes fois (mais toujours comme si c’était la première fois) dans l’oraison solitaire.

Dans le récit de sa vie, son objectif ne me paraît pas de se faire pardonner des plaisirs qu’il est indispensable de garder pour soi, mais de les sublimer dans un sens propre aux mystiques. Il ne s’agit pas ici, en effet, de la sublimation assez cucul et faux-cul de la dame patronnesse qui masque ses émois de lingerie en finissant par croire qu’ils n’ont jamais pu avoir lieu puisque sa vie de nonne les rendrait impossibles. Thérèse n’a pas de honte, même rentrée, quand son honor intime ne tient pas compte de la honra sociale. Son jouir, elle le revendique dans ce qu’il a de plus rauque, de plus démesuré. Car il est démesure : ce qu’elle cherche dans l’oraison mystique c’est de faire durer l’instant où le désir/souffrance bascule dans le désir/plaisir et elle ne peut le faire durer, cet instant, qu’en recourant à l’écriture.

Et dans une écriture qui est marquée dans sa chair d’écriture par sa destination et sans doute aussi par les hésitations (ou la confusion) sur ses destinataires : elle-même ? (mais qu’est-ce que ça veut dire?), le groupe de ses confesseurs ? (auxquels elle propose d’ailleurs de se constituer – avec elle – en une sorte de société secrète), les autorités ecclésiastiques qui doivent être convaincues qu’il faut abandonner la règle de mitigation pour le Carmel ?, l’Inquisition ? Dieu ? (mais peut-on écrire à Dieu, quand c’est Dieu qui écrit?).

Je fais l’hypothèse que Thérèse se débat dans son écriture, convaincue qu’elle est et pour se convaincre que c’est Dieu qui lui souffle les mots qu’elle a à écrire, qu’aucune des « puissances » ordinaires de l’âme (l’entendement, la mémoire, l’imagination, la volonté) ne peut se concentrer sur l’écoute de ce souffle, qu’il est nécessaire de les réduire au silence (ou de les fondre ensemble?) pour accéder enfin au rapt redoutable et délicieux qui rendra capable l’orante d’entendre Dieu, qu’il faut apprendre à l’âme à maîtriser son corps (c’est-à-dire, apprendre au corps à se laisser excarner en l’âme) si on veut les réduire au silence.

Les longs commentaires qu’elle donne sur ses manières d’oraison sont à la fois un plaidoyer (elle n’est pas une « illuminée », une alumbrada ; comme les autres), une direction de conscience dans le cadre d’une règle monastique non mitigée et une tentative, qu’elle sait sans doute vouée à l’échec, pour retrouver par le pouvoir des mots la jouissance suave de l’extase. Et qu’elle se contraigne ou soit contrainte à mener simultanément des combats si différents implique une contrainte supplémentaire, complémentaire et fondamentale : fusionner tout cela en un seul mouvement immobile.

trois

Car l’acharnement de l’écrivain Thérèse est bien là : comment décrire le mouvement immobile, le monde sans espace, l’éternité de l’instant, l’oxymore généralisée, avec la langue des concepts, qu’il s’agisse de langues vernaculaires ou de langues savantes, aussi théologiques soient-elles ? Médiatiser l’immédiat ne peut se faire que par métaphore, en substituant la durée à l’instant, l’espace et le lieu au point infini et intense, la déduction chronologique à la déduction logique .Toute parole, même la plus banale, la plus mondaine, dirait Thérèse, qu’elle soit écrite ou prononcée, est à côté de la plaque, nécessairement à côté, nécessairement sur le mode de n’être pas ce qu’elle prétend être. Dieu, Jésus, l’Esprit saint, Thérèse, son âme, les puissances de son âme, son corps, toute partie évoquée de son corps, l’autobiographie, la suavidad, toute règle monastique, mitigée ou pas, sont des concepts qui sont ce qu’ils désignent mais sur le mode de ne l’être pas.

Au cours de l’oraison de ravissement, Thérèse sait qu’il lui faudrait être capable d’inventer des paroles qui s’imposeraient à elle, puisqu’elles seraient prononcées par son Dieu, des paroles qui coïncideraient exactement avec la pulsion qui les édicte, avec l’instant du jouir, paroles/cris, paroles/chant, paroles/râles. Au cours de ce rapt, Thérèse/Dieu prononce réellement ces paroles entre les lèvres que le Bernin a fixées avec son marbre, mais la Thérèse de l’autobiographie sait, et enrage de savoir, que les mots que son écriture griffe sur le support manquent inévitablement (inévitablement puisque le rapt, le rapt infini, est terminé, fini) ceux qu’ils essaient en vain de traduire, de transcrire plutôt.

Thérèse sait-elle que métaphore ne vaut pas métamorphose ? Que médiatiser l’immédiat, que substituer la durée à l’instant, l’espace et le lieu au point infini et intense, la déduction chronologique à la déduction logique, n’est possible que par un coup de force sémantique qui disjoint au forceps l’absolue unité du tout ? Oui, elle le sait et elle le sait, bien qu’elle ne puisse pas le savoir, car le savoir serait prendre de la distance par rapport à ce qu’elle aurait alors à savoir. Or, Thérèse, à ce point de son oraison, à ce point de sa jouissance, à ce point de son argumentation théologique, Thérèse croit savoir que son Dieu est tout entier présent, ici et maintenant, dans la sua-v-ida-d qui confond son âme et son corps, les anéantissant ensemble en les réduisant à un point, et les glorifiant ensemble puisque l’anéantissement est manifestation glorieuse de sa présence.


Seulement, l’écriture de la confession ne peut en rester à ce point, elle doit inventer une histoire, une intrigue, avec des protagonistes, des actions, des lieux, des temps. Elle doit métaphoriser comme si (la métaphore est déjà là !) elle écrivait sous la dictée de Dieu, comme si Dieu ne savait pas ce qu’elle a à lui dire, comme si Dieu se métamorphisait en son fils, comme si Jésus, ligoté à la colonne, rejouait par l’intermédiaire de Thérèse en jouissance les étapes de la Passion.

Cette métaphore de la Passion, avec ses lieux-dits, son calendrier, ses étapes est évidemment inévitable et pas seulement parce que Thérèse intègre son époque, son éducation, son orthodoxie, tout ce qui va conduire à sa canonisation : elle est surtout inévitable car aucun mot, aucune parole, et sans doute même aucune oraison ne peut coïncider avec l’instant permanent et définitif où l’être est sur le mode de la réflexion. L’être en soi n’est ni une personne ni une chose, il est et c’est tout et cette stase est, de façon permanente et définitive, sur une infinité de modes, parmi lesquels il y a le mode de la réflexion : dans la logique de ce mode (persévérant dans son être), la réflexion (qui n’est ni une personne ni une chose, ni Dieu) fait être le temps et l’espace, c’est-à-dire les conditions sans lesquelles elle ne pourrait pas persévérer dans son être, et avec elles la possibilité de la métaphore de base qui remplace (ou plus exactement : qui fait comme si elle remplaçait) l’être permanent, ponctuel et immuable par l’invention d’un monde soumis au temps et à l’espace et entraîné par eux.

La métaphore de base consiste à considérer l’être comme un monde qui serait infini dans le temps et l’espace, où le mouvement serait possible, où des métamorphoses seraient possibles, où des drames comme la Passion seraient possibles. À partir de la métaphore de base, des bouquets de métaphores annexes deviennent possibles par les biais des singularités conscientes, de leurs paroles, de l’écriture. Une gigantesque virtualité se met en place, que nous appelons la réalité, et dans laquelle l’illusion, l’erreur, le mensonge, l’imaginaire sont des modes de la vérité.

Dieu parle, un Dieu métaphorique, un dieu qui n’est ni une personne, ni une chose, ni un dieu, un dieu qui n’est pas mais qui n’est pas sur le mode de l’être, Dieu parle (mais silencieusement) et sa parole est déjà métaphore car ce n’est pas un sujet qui parle ; c’est un sujet, si, mais inventé par ce qu’il dit. Au commencement était le Verbe, oui : il était une fois… Une fois, oui, mais c’est tout. Il était une fois, et une seule. Pas de seconde fois. Pas de septième jour. Pas de genèse. D’un coup d’un seul, toujours le même, un verbe invente une interminable métaphore protéenne à la fois inscrite dans l’instant éternel (et donc sans origine, ni fin) et destinée à être lue (une légende donc) par des lecteurs qu’elle invente dans son fur et sa mesure et qui eux-mêmes sont de ce fait comme des personnages de roman, de plus en plus crédibles à leurs yeux au fur et à mesure, de plus en plus inscrits dans un espace et un temps (dans des espaces et des temps) au sein desquels ils se singularisent de plus en plus, au point d’ignorer qu’ils sont le verbe qui les invente, même si bien sûr c’est sur le mode de ne l’être pas. Car il ne peut y avoir de métaphore que sur le mode de n’y être pas. Le Verbe lui-même est pour ne pas y être !

Thérèse me paraît particulièrement sensible (c’est sa folie, bien sûr, c’est la démesure de sa sagesse) à l’effacement du Verbe sous l’accumulation de ses paroles. Elle s’agace (en incriminant ses insuffisances personnelles) de ne pas savoir s’empêcher d’en accumuler encore pour essayer justement de dire ce qu’est la présence de Dieu en elle. Non pas en elle, d’ailleurs, mais à sa place. À sa place ! Comme si Dieu pouvait être en quelque emplacement que ce soit ! Et quand elle s’efforce malgré tout de décrire ce que le ravissement lui permet de voir, son écriture précise aussitôt qu’elle voit mais pas avec ses yeux physiques, pas même avec ceux de son âme (comme si son âme pouvait avoir des yeux quand elle ne se confond pas avec son corps!) qu’elle voit mais que, non, elle ne voit pas ou pas seulement, qu’elle hume, qu’elle touche, qu’elle entend, qu’elle ingurgite dans la même sensation unique, suffocation absolue, en deçà de toute perception.

je n’entreprends pas de dire de quelle sorte il illumine l’œil intérieur de l’âme de cette puissante lumière, et montre à notre esprit une image si claire de lui-même, qu’il nous paraît être véritablement présent. Mais c’est en deçà de toute parole possible qui dirait ce qui est ainsi perçu. Et Thérèse a beau ajouter – et sur le ton mi-figue mi-raisin d’une qui n’y croit pas vraiment – C’est aux savants de l’expliquer; il n’a pas plu au Seigneur de m’en donner l’intelligence. Je suis si ignorante, et d’un esprit si peu ouvert, que, malgré toutes les explications que l’on a bien voulu m’en donner, je n’ai pu encore parvenir à le comprendre – elle ne peut empêcher (et n’en a pas l’intention!) que son confesseur (ou ses confesseurs) comprenne qu’il ne s’agit pas ici d’intelligence ou de vivacité d’esprit mais d’oraison, mais de la faculté de mener l’oraison à son ultime stade, qui serait le rapt émerveillé (donc, le ravissement) de l’orant par Dieu ( par ce qu’elle appelle ainsi, faute de mieux), son anéantissement/assomption : l’orant n’existe plus, il est.


Thérèse expérimente à chaque instant que Dieu n’est pas mondain mais que l’écriture de confession exige, comme n’importe quelle écriture, un récit qui le place dans le monde. Alors, elle va inventer des descriptions qui réalisent l’indescriptible. Et elle sera la première à en pressentir la platitude, voire le grotesque.

fussli silence

Je suis frappé par l’écho que le combat démesuré de Thérèse avec et contre son écriture éveille en moi, me renvoyant à deux écrivains que je connais mal mais dont j’ai lu, attentivement je crois, les rares textes que j’en ai rencontrés : Bernard Noël et surtout Antonin Artaud. Le premier évoqué ici me conduit au second nommé qu’il évoque magnifiquement

Bernard Noël, voulant faire comprendre l’importance de textes posthumes de Artaud, note par exemple


Cette masse d’écriture est certes de l’écriture, mais c’est aussi la matière jailli(ssant) telle quelle d’un corps qui, longuement, a subi le pire des supplices, celui qui torture l’esprit. Je veux dire que cette masse est inséparable de l’état mental aussi bien que de l’activité mentale qu’elle exprime, et qu’elle doit à ce double contenu d’être unique dans l’histoire. Les cahiers d’Artaud sont des cahiers mais qu’on les ouvre, et ceci est le corps d’Artaud transfusé là par le phénomène d’une instantanéité d’écriture qui fait de ces cahiers le dépôt de ce que j’oserai nommer sa chair verbale.

Bien sûr, j’ai conscience de hasarder ici un rapprochement personnel, mais je le valide allègrement ! En effet, je suis convaincu que la continuité, voire l’identification Thérèse d’Avila/Antonin Artaud, pour neuves ou provocatrices qu’elles puissent paraître, soulignent à quel point l’écriture créatrice se situe aux limites du temps (éternel !) et aux confins de l’espace (infini!), tout près (en temps et en lieu, mais surtout en temps) où d’être contrainte d’en passer par le temps et l’espace pour les quitter, elle suffoque dans sa contradiction, sous le coup de ce que Bernard Noël appelle ici « une impression mortelle et sa sueur »« la sueur de mots ». Ou encore : l’effroi du langage devant cet à-pic soudain taillé en lui transpire dans le poème. Il y a bien de ce désordre de la vie dans l’oraison de ravissement (et surtout dans certains textes posthumes de Artaud), mais à l’a-pic de l’instant où tout s’inverse, ce n’est pas l’effroi que je lis chez Thérèse, c’est plutôt la suavidad, comme si le passage permanent de la plus cruelle souffrance à l’allégresse la plus enthousiaste correspondait au moment où l’écriture, éprouvant à l’excès ses finitudes, bascule et disparaît en tant qu’écriture porteuse de métaphores.

Alors, le sourire de l’extase à la place des grimaces d’Artaud ? Pas si sûr, car Bernard Noël note bien :

noel artaud

artaud



Dans l’esprit de Bernard Noël intitulant son exposé sur Artaud « …corps à jamais imposthume », le corps d’Artaud dans sa tombe au cimetière Saint-Pierre de Marseille lui est complètement étranger, et en tout cas complètement étranger à ce feu qui semble l’avoir consumé. Un peu comme un affutiau sans importance dont on se dépouille dans le moment du mourir, l’abandonnant au pied du dernier lit, pantalon affaissé qui a perdu ses formes.

Bernard Noël suggère qu’Artaud est parvenu à guérir sa démence en identifiant son corps et son écriture, au point que la publication posthume des cahiers par Paule Thévenin apparaît comme un acte poétique (envisagé par Artaud, de son vivant) qui fait passer de l’envers disloqué des mots (la pulsion qui déchiquette l’écriture) à leur endroit loquace (les volumes publiés), la disparition du graphisme spontané illustrant à quel point il est difficile de maintenir dans la durée l’intensité du moment où le corps et l’âme coïncident. Sauf qu’ici, il est toujours possible (même si assez compliqué!) de retrouver l’âme en son corps, toujours en train de brûler, jamais posthume, à jamais imposthume.

N’est-ce pas là une sorte de « transverbération » homologue à, analogue à, identique à celle que Thérèse subit enfin quand le dard du chérubin s’enfonce et se retire de ce qu’elle appelle ses entrailles dans une souffrance déchirante dont la suavidad est telle que son âme/corps en éprouve une jouissance instantanée ? Blessure corporelle à jamais imposthume et qui n’a rien à voir avec les rares morceaux controversés qui restent de son squelette.

transverberation

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« de la suavidad de la sua vida »

ou encore : de l’inexistence (33)

4. Rapt et ravissement.

Ce billet est la suite de 3. L’extase en-visagée.

Même dans ce que j’appelle la troisième partie de l’autobiographie (le moment où elle décrit beaucoup ses démarches pour obtenir les autorisations et l’argent nécessaires à la création de couvents qui appliqueraient sa règle monastique non mitigée) Thérèse multiplie dans son récit les allusions à son corps.

Comme dans tout texte théologique, le corps est bien sûr d’abord dévalorisé. Objet mondain, affecté de maladies souvent épouvantables, matériel encombrant qui rend les démarches impossibles ou les retarde, son corps semble pour Thérèse un triple obstacle qui la tire vers le bas, alors qu’elle aspire au ciel. Mais il me semble qu’elle s’est vite convaincue que, restant vivante malgré qu’elle en ait et désirant accéder de son vivant à la suavidad de la félicité, il lui fallait non seulement tenir compte du poids de ce corps mais en passer par lui, s’appuyer dessus pour que son âme soit enfin à l’unisson de Dieu.

Quand Thérèse affirme au début de son autobiographie qu’elle fut une très jolie fille et qu’elle passait de longs moments à sa toilette, elle précise aussi qu’elle dépensait beaucoup de temps à maintenir propres les différentes parties de son corps. Il ne s’agit donc pas pour elle de seulement souligner combien elle a pu perdre de temps et risquer le péché mondain pour des glorioles dérisoires, mais bien de signaler sans insister (c’est une abbesse qui s’adresse à des hommes) qu’elle avait alors (jusqu’à son entrée forcée au couvent et peut-être même après, pendant quelques temps?) une attirance dangereuse pour les attouchements corporels de l’hygiène et de la purification. Rien d’exceptionnellement pervers, c’est sûr, mais qui – rapproché des jeux de mains, de regards et de mots échangés avec les cousins, les cousines ou telle ou telle jeune amie à peine plus âgée qu’elle – conduisait Thérèse à frôler de près le fameux péché mortel et, par la même occasion … à ressentir des émois que son sens de la démesure transformait en jouissance. Et en jouissance sans doute non conforme à l’honneur familial (honra) mais que la jeune fille (non désapprouvée par la femme mûre) trouve conforme à un honneur intime (honor) qui exige d’elle qu’elle ne recule point face à la tentation, soutenue qu’elle est par l’intensité de sa foi.

Mais ce corps, si apte au jouir (et pour être clair, si hanté par la masturbation solitaire ou partagé) est aussi un matériau souillé par la maladie. Non pas tant par ce que l’on a longtemps appelé la maladie mensuelle des filles et des femmes (Thérèse ressent partiellement sa féminité comme cela, mais n’en parle pas vraiment) que par d’horribles atteintes qui se manifestèrent très tôt et très violemment, aussi bien dans son entourage que sur elle-même. Ses confesseurs pourraient même trouver qu’elle se complaît de façon morbide dans les descriptions parfois cliniques de septicémie, aussi bien sur telle nonne de son couvent à l’agonie de laquelle elle assiste que sur elle-même quand elle voit durant de longs mois son corps pourrir par tous ses orifices, avec des souffrances et des catatonies qui conduisirent le monastère dans lequel elle se trouvait à la préparer pour la sépulture, en lui coulant de la cire sur les paupières !

Des accès d’infections, de mutisme, de paralysie ont ainsi affecté la première moitié de sa vie et son autobiographie ( qui devrait être, je le rappelle, une confession) y insiste beaucoup. Bien sûr, ces maladies sont présentées comme autant d’épreuves que ses péchés méritent ou que Dieu lui fait subir pour la tester, mais je ne pense pas trop solliciter le texte en pressentant qu’il y a là autre chose.

Le corps souffrant peut être souvent un corps dispersé dont les parties les plus atteintes cessent alors d’appartenir à la totalité, prennent leur autonomie et, à la manière d’une dent malade et douloureuse, deviennent choses et annoncent la matérialité du cadavre. Mais il arrive au contraire que le corps souffrant acquiert par sa souffrance une unité qui se manifeste à la fois par le rassemblement de toutes ses parties dans une entité indivisible et par la fusion avec l’âme. Le corps est son âme et l’âme alors est son corps, si bien que Thérèse parle alors d’une douleur très éprouvante mais suave. Même si elle s’efforce de distinguer des degrés dans cette fusion, degrés qui correspondent aux différentes formes de l’oraison, il me semble qu’il va de soi pour elle que l’amalgame absolu du corps et de l’âme est, dans le même mouvement, annonce ou condition de possibilité de l’amalgame de l’âme/corps et de Dieu.

Suprême bonheur. Intense suavidad de l’extrême souffrance. Joie fervente, ardente que le corps souffrant éprouve à se sentir devenu âme par la vertu de sa souffrance mais qui peut aussi se ressentir comme la jubilation de l’âme quand son corps souffrant se confond avec elle, transformant la présence de la mort en jouissance. Ceci se passe évidemment en dehors de tout raisonnement déductif ; c’est instantané ; c’est irraisonné sans être inconscient ; et j’ajoute par hypothèse que cela fonctionne alors sur le modèle entrevu lors des premières caresses inventées par la jeune fille Thérèse.


Thérèse, celle de l’autobiographie, dit quelque part qu’elle a toujours eu beaucoup de ferveur pour certaines images que nous dirions pieuses et notamment pour celles qui veulent représenter le Christ à la colonne. Il s’agit d’une étape célèbre (et en tout cas célébrée) de la marche du Christ vers le calvaire. Une sorte de pause pendant laquelle, appuyé à une colonne et soutenu par elle, le Christ pose un instant sa croix et se lâche un peu. Autour de lui, la foule (parmi laquelle se trouvent bien peu de visages aimants) gesticule et le hue et le moque, retenue par un cordon de soldats romains. Le Christ est représenté nu (avec un pagne, bien sûr, mais plus suggestif que respectueux), musclé, un peu hélicoïdal du fait qu’il est attaché sans que ses liens n’empêchent tout mouvement, le visage fatigué mais souriant, tout en lui-même. Sensuel. Terriblement physique, humain.

Mais c’est un humain qui se voit accomplissant sa destinée divine et qui en éprouve un plaisir délicieux qui se confond avec la joie des muscles et des articulations qui se reposent enfin, un peu. Il sait que ses gardes vont bientôt le détacher de la colonne pour la montée au Golgotha. Il sait, il ressent, qu’il y a une identité parfaite entre le plaisir de la pause et ce qui l’attend, les coups de fouet, les crachats, le poids du bois et des épines, les clous, la lance… La pause annonce les souffrances qui vont suivre, mais ces souffrances annoncent, dans le surcroît de douleur qui arrive (l’ascension du Golgotha, la mise en croix, l’asphyxie, l’agonie), la dernière pause, celle de la descente de croix et de la sépulture, puis l’instant parfait de la résurrection où un homme mort se fond dans un dieu éternel.

Anéantissement et assomption. La définition même de la suavidad. De la jouissance. On comprend que Thérèse d’Avila confesse avoir beaucoup aimé l’image du Christ à la colonne. Et il me semble qu’un siècle plus tard, le Caravage a retrouvé une intuition qui peut être celle de Thérèse devant cette image.

colonne1

(cliquer sur la vignette pour l’agrandir et, éventuellement, appuyer sur la touche F11)



La suite est ici 5. Thérèse d’Avila vers Antonin Artaud

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« de la suavidad de la sua vida »

ou encore : de l’inexistence (33)

3. L’extase en-visagée.

Ce billet est la suite de 2.La provocatrice.

Dans ce qu’on peut considérer comme la seconde partie de son autobiographie, Thérèse reviendra souvent sur ces instants d’extase sur lesquels repose sa théologie mystique. Elle y reviendra non pas de façon événementielle (en contant par exemple de façon précise les comportements érotiques qui les rendent possibles), ni même de façon allusive (en permettant par exemple au confesseur averti de psychanalyser avant Freud et Lacan l’élan mystique, alors réduit à la sublimation de jouissances solitaires ou partagées), mais de façon philosophique. En insistant sur ses « manières d’oraison »

L’oraison n’est pas seulement la prière et surtout pas la prière formatée à laquelle semblent se tenir beaucoup de croyants. Il ne s’agit pas de s’agenouiller, de baisser la tête tout en levant les yeux au ciel, de réciter par cœur des formules pré-découpées. Ce sont là comportements de honra qui vous font rester dans le monde et ne vous mettent pas à l’abri des assauts du monde. Répétitifs et répétés, ils peuvent être utiles techniquement pour induire un certain isolement propice à l’oraison, mais Thérèse les vit surtout comme de fausses solutions, des échappatoires qu’elle soupçonne même d’être suggérées par le Démon. Bref, la prière ordinaire et ce qu’elle induit est trop mesurée. La démesure seule peut conduire à oublier complètement toute mesure mondaine.

L’oraison, c’est à la fois la recherche du cœur à cœur avec Dieu (et dans une certaine mesure difficile à mesurer, je vais y insister, du corps à corps) et le vécu de cette intimité. Thérèse d’Avila décrit minutieusement les différents mode de l’oraison et je ne vais pas les reprendre ici : ce qui m’intéresse – ce qui me concerne – ce sont moins les précisions sur les techniques d’approche que la description qu’elle arrive à donner de son jouir en oraison. Et aussi, la contradiction permanente (et indépassable, dont elle doit vivre les antagonismes définitivement antagonistes) entre ce qui est activité (et parfois hyperactivité) pour s’approcher du moment d’oraison, pour donner de la durée à ce qui est instantané, pour trouver l’écriture qui dira l’indicible, et ce qui est passivité (et don absolu) quand elle est dans ce qu’elle appelle la suavidad du jouir.

Ce qui me frappe le plus dans la lecture de cette autobiographie c’est l’acharnement (oui, démesuré) pour que l’écriture puisse outrepasser ses limites. On sent qu’elle peine à y parvenir, qu’elle n’y parvient pas mais en même temps que son échec est l’occasion d’une réussite.

L’irritation, la souffrance, ressenties par les pauvres mots et les pauvres agencements de mots du lexique et de la syntaxe des langages humains, si banals face à l’extraordinaire qu’ils doivent dire, excitent, oui érotisent la main qui tient le calame, cette main qui reste une main mais une main qui caresse, qui effleure, qui prend une autre main et lui demande d’effleurer, de caresser, et qui d’être ainsi démultipliée cesse d’être une main pour devenir un corps entier, entièrement érogène, tellement érogène et entièrement qu’il devient âme, l’âme qui – dans cet instant où le corps s’excarne en elle – s’incarne en lui, absorbe ses terminaisons sensorielles, voit, entend, touche, hume, goûte dans un même et immobile mouvement.

Je regarde le visage que le Bernin a sculpté pour évoquer Thérèse en extase et il devient merveilleux : la numérisation de la photographie et les agrandissements qu’elle permet nous introduisent, je crois, dans ce dénuement absolu, cette solitude démesurée que les théologiens nomment déréliction. Figé, exténué, harassé, ce visage semble à l’opposé de celui de la Joconde. Il n’est pas effleuré par un sourire qu’on dirait alors mystérieux, mais il porte en lui – par le rejet de la tête en arrière, par les yeux que ce rejet contraint à fermer à demi les paupières, par l’espace qui entrouvre les lèvres – la venue de ce sourire. Le contraire baroque du sourire de l’ange qui triomphe d’elle, en apparence. le Bernin 1

Le marbre que le Bernin a sculpté ne lui permet pas de montrer (de faire voir) que cette venue n’est pas destinée à arriver à son terme, mais l’autobiographie de Thérèse recourt, elle, à l’écriture et l’écriture, immatérielle, peut se permettre beaucoup plus et décrire les larmes qui coulent du corps de l’orante, sans qu’elle s’en rende compte, mais non sans qu’elle voie que ces larmes sont ce sourire qui arrive et qui n’arrivera pas.

Il est, ce sourire, il est presque là, mais il est pour ne pas arriver à la surface. Ce n’est pas désespérant, c’est même le contraire : sa présence sur le mode de l’absence pose au contraire qu’il est définitivement là, qu’il y a toujours été, que ce visage (qu’on pourrait penser souffrant) n’est que pour le recueillir, dans un état où la souffrance est plaisir et le jouir est surcroît de souffrance. Thérèse parle à ce sujet de suavidad qu’on s’empresse trop de traduire par suavité. Même si le mot espagnol correspond effectivement au mot français, Thérèse lui confère une signification singulière.

Tellement singulière qu’il faut y porter son attention. Tout, dans ce mot, semble conduire à une édulcoration : aussi bien la définition du lexique que le tissu même des phonèmes qui le composent. Les sons consonantiques y sont très atténués au profit des voyelles : le corps même du mot est surtout composé d’une voyelle diphtonguée qui enchaîne presque sans rupture (le v ne se prononce pratiquement pas) avec une autre voyelle, séparée de la dernière par une dentale peu affirmée, le d final étant à peine audible. Mais cette mièvrerie de première lecture est annulée et inversée si on veut bien en revenir à la sculpture du Bernin : s-uavida-d commente alors, illustre si on veut , ce que montre à l’évidence le visage de l’extatique, l’écartement délicat des lèvres sous l’attouchement délicieux d’une souffrance bienheureuse. En fait, il y a là un vocable qui n’a jamais été prononcé et qui ne le sera jamais plus car, pour qu’il l’ait été ou pour qu’il puisse l’être, il faudrait qu’on puisse dire un présent éternel, immédiat.

extase2

Une autre extase sculptée par le Bernin, celle de Ludovica Albertini souligne l’intérêt que le baroque peut accorder à cet instant immédiat où, dirait Thérèse, el honor prend le pas sur la honra , signalée ici par les joliesses maniérées sur lesquelles s’enlève la sculpture? On s’en rend mieux compte en cliquant sur la vignette et en appuyant sur la touche F11 (pour les PC)

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La suite est ici 4. Rapt et ravissement

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« de la suavidad de la sua vida »

ou encore : de l’inexistence (33)

2. La provocatrice.

Ce billet est la suite de 1.la démesurée

j’avais une sœur beaucoup plus âgée que moi, en qui je voyais une vertu irréprochable et une bonté parfaite; et cependant je ne prenais rien d’elle, tandis que je fis bientôt passer dans mon âme les mauvaises qualités d’une parente qui nous visitait souvent. Ma mère, voyant sa légèreté et devinant, ce semble, le mal qu’elle devait me faire, n’avait rien négligé pour lui fermer l’entrée de la maison; mais tous ses soins furent inutiles, tant elle avait de prétextes pour venir. Je commençai donc à me plaire dans sa société; je ne me lassais pas de m’entretenir avec elle: car elle m’aidait à me procurer les divertissements de mon goût, elle m’y entraînait même, et me faisait part de ce qui la regardait, de ses conversations et de ses vanités.

J’avais, je crois, un peu plus de quatorze ans lorsque s’établit entre nous ce lien d’amitié et cette confidence intime; et, dans toute cette première époque de ma vie, je ne trouve aucun péché mortel qui m’ait séparée de Dieu. Ce qui me sauva, ce fut sa crainte que je ne perdis jamais, et une crainte plus grande encore de manquer aux lois de l’honneur . Ma résolution de le conserver intact était inébranlable; rien au monde, ce me semble, n’aurait pu la changer; aucune amitié de la terre n’aurait été capable de me faire fléchir. Pourquoi faut-il que je ne me sois point servie, pour être toujours fidèle à Dieu, de ce grand courage que je trouvais en moi pour ne blesser en rien l’honneur du monde? J’ambitionnais avec passion de le conserver sans tache, et je ne voyais pas que je le perdais de mille manières, parce que je négligeais les moyens nécessaires pour le garder; j’évitais seulement avec un soin extrême de me perdre tout à fait.

Ce passage du début de l’autobiographie semble, à première vue, recenser une série de péchés véniels pour lesquels Thérèse a certainement dû obtenir depuis longtemps l’absolution, mais leur évocation (qui rappelle un peu la tonalité des « Confessions » de Saint Augustin) devrait justement attirer l’attention. Certes, il s’agit pour la Carmélite de conter dans quelles conditions elle eut à vivre réellement dans un couvent – événement majeur de son histoire – mais elle aurait pu expédier d’une phrase cet épisode, alors qu’elle éprouve le besoin, au bout de trente ans, de consacrer plusieurs longs paragraphes à décrire (sans décrire précisément, d’ailleurs) les fautes de l’adolescente. Il y a là un signal clandestin dont je ne suis pas sûr qu’il est inconscient. Je suis même convaincu du contraire.

Disons, pour mieux faire comprendre le récit et le commentaire proposés ici, que le père de Thérèse, Don Alfonso, craignant pour l’honneur de sa famille que les méchantes langues cancanassent sur le comportement déluré de la jeune fille, la fit enfermer dans un couvent voisin. Et c’est dans ce couvent, qu’elle découvrit les qualités et les défauts d’une règle monastique point trop sévère. L’événement a son importance mais il reste classique. Mesuré, quoi! Mais justement l’esprit de démesure, dont la Thérèse déjà âgée fait le moteur central de sa vie, va sortir la jeune fille de ses gonds. Sur le moment, elle accepte et sans se plaindre la punition. Elle ne fuguera qu’un peu plus tard.

Sur le moment, ce qui l’enrage ce n’est pas que l’on mette un terme à une période de liberté allègre, même si un peu acide, c’est qu’on intervienne au nom de l’honneur mondain. La langue castillane de l’époque semble avoir eu deux mots pour désigner la réputation d’une personne appartenant à une famille en vue : honra et honor. Par son comportement, Thérèse l’insoumise peut sembler mettre en péril son honra, son honneur mondain et celui de sa famille : le futur époux de la petite ne peut qu’appartenir à une famille de haut rang et elle doit rester pucelle (pour de vrai et même de réputation) si elle veut y prétendre. Or, Thérèse (et il s’agit aussi bien de la quadragénaire qui écrit sa confession que de la jeune fille dont elle refait la vie) n’a pas de mots assez durs pour vilipender l’attachement au monde que révèle la volonté de honra !

Mais elle s’en fout de la honra ! Elle sait qu’elle est restée et qu’elle restera pucelle, mais elle sait aussi, et c’est la femme expérimentée qui parle maintenant, qu’elle n’a pas su rester digne de son honor. L‘honor, c’est une sorte d’honneur intérieur qui vous contraint à rester fidèle, coûte que coûte, à votre croyance la plus intime et dans le cas de Thérèse fidèle à Dieu. Et c’est ce sentiment d’honor que j’interroge ici.

Quand l’adolescente, déjà femme comme on disait il y a un demi-siècle pour faire allusion à la puberté et non au pucelage, se livrait aux plaisirs des marivaudages mal maîtrisés avec les cousins mais surtout avec cette amie plus âgée, elle ne pouvait pas laisser de côté sa passion religieuse personnelle : elle n’ignorait pas qu’elle était sous le regard de Dieu, puisque rien ne lui échappe. Et d’y être ainsi – elle ne l’ignorait pas non plus – conférait à leurs jeux un appel intense auquel sa partenaire restait sans doute insensible (en tout cas, c’est ainsi qu’avec le recul, Thérèse la confessée la voit) mais que Thérèse la coupable ressentait aussi vivement dans son corps que dans son âme.

Honor eût été de se jeter sans retenue dans la jouissance pressentie, d’accepter enfin de la vivre pour ce qu’elle est : l’accueil ou plutôt le recueil du regard divin, son approbation sans limites de ce moment, comme hors du temps, où le corps, devenu une seule zone érogène et comme en dehors de toute distance, s’excarne en l’âme qui, de s’incarner, découvre ce qu’elle a toujours su, qu’elle est le regard de Dieu sur elle.

Une suite à ce billet se trouve ici :3. Thérèse et le Bernin

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« de la suavidad de la sua vida »

ou encore : de l’inexistence (33)

1. La démesurée.


Thérèse d’Avila a vécu entre 1515 et 1582, dans le Royaume d’Espagne. Cette période correspond bien à la grande époque de la Renaissance en Europe, mais l’Espagne semble occuper une place très particulière dans cette Renaissance. Vers 1515, on est plus occupé en Espagne par la volonté d’achever la Reconquista que de se livrer aux rêves de la Renaissance : la Reconquista, c’est en fait la conquête de la partie espagnole de la péninsule ibérique par des princes du nord s’appuyant sur une version très figée du catholicisme (ou comme ils disent, de la Chrétienté) contre des princes du sud s’appuyant eux plutôt sur une version très humaniste de l’islam et sur une version encore plus humaniste du judaïsme séfarade. Vers 1515, l’affaire est en voie de règlement définitif : les musulmans (les Maures) sont refoulés en Afrique du nord et les Juifs obligés de fuir (les ancêtres d’Edgar Morin se réfugient dans la Nouvelle Séfarade, Salonique, c’est-à-dire dans la partie grecque de l’empire ottoman) ou de se convertir plus ou moins sincèrement. Parmi ceux qui restent dans la péninsule les marranes sont soupçonnés par les catholiques de ne pas être sincères et ils doivent encore, quand naît la petite Thérèse, faire la preuve de leur loyalisme.

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Thérèse a ainsi son grand-père paternel qui a dû acheter fort cher le droit de vivre en paix dans le royaume des Rois Catholiques. Comme les textes de Thérèse ne montreront jamais ( à la différence des écrits de la plupart de ses contemporains) une quelconque hostilité aux marranes, on peut être tenté de voir un lien entre une de ses origines familiales et les dissidences dont elle a fait preuve par la suite.

Thérèse a à peine un an lorsque les couronnes de Castille et d’Aragon passent sur la tête de celui qui va être connu sous le nom de Carlos I en Espagne et de Charles-Quint dans le reste de l’Europe. Son empire s’étend sur ce qu’on appelle aujourd’hui l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, la Belgique et les Pays-Bas et donc l’Espagne plus une partie de la Bourgogne ainsi que les possessions coloniales de l’Amérique en train de devenir latine. Charles-Quint est donc sur le papier le souverain le plus puissant de son époque, mais son empire est tellement étendu par rapport aux moyens de communication qu’il restera constamment travaillé par des forces centrifuges qui le conduiront à abdiquer en 1555.

D’ailleurs, la Castille où vit Thérèse sera souvent en rébellion contre son souverain, sans d’ailleurs que rien n’en transparaisse dans l’autobiographie de Thérèse. L’abdication de Charles-Quint met son fils Philippe II à la tête des Espagnes, comme on dit encore, mais aussi des Pays-Bas et de la Bourgogne, bien au delà de la mort de Thérèse. On retient surtout de son règne espagnol, la volonté politique (appuyé sur une Inquisition plus sévère qu’ailleurs et sur un flicage généralisé) de défendre le catholicisme le plus dur contre l’influence mineure des hérétiques de tous bords : protestants, bien sûr, mais aussi par exemple les catholiques exaltés connus sous le nom d’Illuminés ou Alumbrados et qui sont en fait des mystiques. Et là, Thérèse n’est pas loin.

La première mouture de ce texte (qui semble avoir été remanié plusieurs fois) a été écrite alors que Thérèse a 45 ans, ce qui ne me semble pas sans importance pour en comprendre le contenu : c’est déjà une femme âgée (beaucoup plus qu’une quadra d’aujourd’hui), mais elle reste une femme de désirs et désirable. Son confesseur lui demande alors d’écrire ce qui apparaît d’abord comme une confession destinée à expliquer comment elle se représente son état quand elle est convaincue d’être en présence de Jésus. S’il demande, c’est-à-dire exige, cette explication, c’est pour au moins deux raisons.

C’est d’abord pour que Thérèse montre comment sa vie antérieure l’a conduite non seulement à se faire religieuse mais en plus à vouloir réformer et durcir la règle monastique qui régit alors les Carmélites : Thérèse en effet refuse depuis longtemps la règle de mitigation (la règle mitigée) qui autorise les Carmélites, théoriquement coupées du monde, à maintenir des contacts avec leur famille et leurs alliés. Thérèse sait en effet, et d’expérience, que ces contacts sont l’occasion de relations personnelles dont le Démon se sert pour mettre les religieuses en état de péché mortel. Ce que son confesseur exige d’elle c’est qu’elle fasse état de ses expériences passées pour justifier son extrémisme. Si on en croit Thérèse, il lui aurait aussi demandé de ne pas être trop circonstanciée quand même sur ses expériences ! Il y aura donc du non-dit dans cette confession!

Son confesseur – qui partage parfois les élans de son ouaille et en soupçonne d’autant mieux les équivoques – lui demande aussi de bien faire comprendre (à d’éventuels inquisiteurs, par exemple) que ses élans mystiques ne sont pas inspirés par le Démon mais par l’amour divin. Il semble en effet que le seizième siècle espagnol ait vu se multiplier les Illuminés et surtout les Alumbradas que les autorités religieuses de l’époque considèrent comme « hérétiques ». Jean de la Croix (un voisin, un ami, presque un élève de Thérèse) est ainsi soupçonné de confondre de bonne foi le mysticisme et les séductions démoniaques. Aidé par deux ou trois collègues, ce confesseur ira même à un moment (c’est Thérèse qui le dit) jusqu’à exiger de Thérèse qu’elle éloigne ses visions en dressant contre elles le signe de croix, ce qu’elle fait (bien qu’elle en soit scandalisée) et ce qui ne les éloigne pas, nous dit-elle, puisqu’elles émanent de Dieu.


L’autobiographie de Thérèse peut être subdivisée en trois mouvements successifs auxquels il arrive de se chevaucher. Dans un premier temps, essentiellement consacré à la manière dont Thérèse, à quarante-cinq ans, se remémore son enfance, son adolescence et son entrée dans l’âge adulte, il s’agit vraiment d’une confession dans laquelle elle décrit l’état de péché que son attachement au monde lui a imposé. Ensuite, le texte – sans perdre complètement son caractère de contrition – présente, de façon à la fois imagée et détaillée, les différentes formes ou stades de l’oraison qu’elle a pratiquée et qu’elle recommande aux Carmélites qui viendraient à vivre dans un monastère respectant une règle plus sévère que la règle de mitigation. Enfin, revenant à un récit plus chronologique, Thérèse raconte ses démarches pour imposer aux pouvoirs politiques et religieux la création des premiers couvents du Carmel obéissant à une règle exigeante.

À quarante-cinq ans, Thérèse se représente et représente la petite fille qu’elle fut comme une gaminette continuellement tentée par la démesure. Âgée de 7 ou 8 ans, ne réussit-elle pas à entraîner son frère encore plus jeune dans une fugue au terme de laquelle les deux enfants espéraient rejoindre le monde des Maures musulmans pour s’y faire décapiter et ainsi témoigner de la grandeur de la foi chrétienne ! Ils n’allèrent pas bien loin. Loin de s’en offusquer la religieuse qui se confesse, quarante ans plus tard, éprouve visiblement une sympathie amusée pour ce qu’elle ne considère pourtant pas comme une foucade puérile: en parler assez longuement dans un texte qui est plus philosophique qu’événementiel laisse entendre qu’il y a là du sens et qu’il faudra y revenir.

Obligée par la sévérité paternelle (qu’elle dira plus tard approuver) d’accepter l’enfermement à l’intérieur du domaine familial, Thérèse la petite s’obstine : au lieu de chercher le désert au delà de la clôture, elle va le construire de ses mains (aidée en cela par le frangin subjugué) en deçà. Elle se fera ermite. Et la voilà qui entreprend de construire un ermitage dans le parc, une cabane, évidemment mal ajustée, dans laquelle elle va pouvoir s’isoler et prier et aussi pester contre la pauvre arrogance des grands. Elle ne veut pas encore devenir religieuse, c’est trop facile, un couvent, vous pouvez continuer à y bavarder, à y croiser des regards, non, elle veut être seule dans son désert. Et si les pierres de sa cabane ont tendance à s’effondrer, tant pis, elle ira en construire une autre un peu plus loin. Et une autre encore. Et encore un peu plus loin. Et encore un peu plus isolée dans les frondaisons familiales. Bien sûr, Thérèse, la Thérèse de la confession, montre qu’elle a conscience de cette futilité, mais si elle en parle trente-cinq ans plus tard, sous le regard nécessairement glacé de son confesseur, c’est bien qu’elle y voit encore une fois un sens ou du moins un appel au sens.

Arrive l’adolescence. À ce moment, chacun des deux parents a son rôle, très classique, bien défini : le père est chargé de la sévérité et on l’aime et l’admire pour ça ; la mère, presque toujours en couches et presque sans relevailles et qui finira par en mourir, se charge de l’indulgence. Doña Beatriz vit presque constamment allongée et dans les moments où sa fatigue lui en laisse la force, elle lit, elle lit beaucoup et elle laisse traîner ses livres. Ce ne sont pas forcément des livres de piété. Ce sont même souvent des livres de chevalerie. Oh! tout à fait conformes à la morale banale que Thérèse commence à abhorrer, mais d’être lus comme ils le sont (en cachette effrayée du père, avec la complicité honteuse de la mère, déjà aux frontières de l’interdit) les récits du preux chevalier, toujours en proie à l’adversité, à la lisière de la défaite définitive et y trouvant une souffrance suave, changent de sens. L’adolescente y lit ce qu’elle leur apporte, le plaisir douloureux de l’excès, l’approche outrancière de l’exact moment où, transporté de joie et de souffrance, le héros terrasse enfin le monde.

Transfigurée par ses lectures, Thérèse se sait jolie fille ou comme elle dira d’elle trente-cinq ans plus tard – et trop conventionnellement pour qu’elle puisse se croire honnête – plutôt bien dotée en charmes par la Providence. Elle est surtout piquante, aussi libre d’esprit que de corps, elle est visiblement le pôle (toujours un peu décentré) d’une bande de jeunes gens de la bonne société castillane, beaucoup de cousins (un peu plus âgés qu’elle pour certains), quelques cousines ou quelques voisines, alternativement captivés par la petite qui rejoue avec eux ses livres de chevalerie et quelque peu surpris par les moments, toujours inattendus, où elle les envoie bouler, elle-même déjà ailleurs.

Ces jeux adolescents – auxquels se mêlent, sous le prétexte de les surveiller, telle ou telle amie de la famille – multiplient les occasions, recherchées, de faire les regards, les mains, les lèvres se frôler dans une ambiance d’autant plus rieuse qu’elle est plus trouble ou du moins troublante. Et la Thérèse de l’autobiographie éprouve, malgré le temps écoulé, la nécessité de préciser que le secours de la sainte grâce lui permit d’éviter le péché mortel.

La suite se trouve ici

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Stase et hypostases

ou encore : de l’inexistence (32)

Cela peut paraître du charabia ! Et même pas à la mode ! J’espère que ça n’en est pas. Ou pas seulement. Beaucoup de précaution pour signifier que je ne suis pas satisfait de ces mots pour désigner des concepts qui me paraissent pourtant polaires. Je les utilise, faute de mieux, parce que je me souviens d’avoir lu dans L’anti-oedipe de Deleuze et Guattari une formulation qui m’avait plu : la grande stase inengendrée pour évoquer l’être, l’être qui est et c’est tout. Une stase : quelque chose (qui n’est pas forcément une chose, même pas un ectoplasme ou beaucoup plus) qui est et c’est tout, quelque chose dont on puisse dire qu’on ne peut rien en dire, sinon qu’elle est et c’est tout. Hors du temps. Hors de l’espace. Elle n’est pas là. Ni ailleurs. Elle est. Elle n’est pas de tout temps. Elle est. Et elle est seule, logiquement, à pouvoir être.

Si j’étais chrétien, je dirais que les trois personnes de la Trinité sont des hypostases de la stase. Comme je ne suis ni chrétien ni professionnel de la philosophie, il est probable que je fais subir au terme d’hypostase un gauchissement qui ne me paraît pas aussi mal à propos que ça. Apparemment, Dieu le Père, le Fils et l’Esprit Saint sont des modes d’être de l’Être suprême, ce sont des hypostases qui en dérivent, sans qu’on puisse penser que la Trinité serait formée par quatre personnes. L’important dans l’affaire, c’est la dérivation.

Je fais l’hypothèse qu’il ne s’agit pas d’une dérivation chronologique, il ne s’agit pas d’un engendrement ou d’une création, il s’agit d’une dérivation logique qui s’apparenterait à une déduction. Si je déduis de ce que Socrate est un homme et de ce que les hommes sont mortels que Socrate est mortel, les trois propositions sont exactement simultanées, même si la troisième semble venir après la juxtaposition des deux premières. Et non seulement, elles sont simultanées mais elles ne se trouvent pas à des endroits différents de l’espace. La dérivation logique ou déduction me semble une bonne métaphore de ce qui se passe entre stase et hypostases.

Si l’être est et c’est tout (donc, la Stase), alors il est concevable qu’il soit sur une infinité de modes d’être qui sont tous, sauf un, inconcevables à l’aide de la pensée humaine et de ses langages. Sauf un. Cette exception n’est exception que du point de vue de la pensée humaine et de ses langages. Il me semble que concevoir le seul mode d’être que nous puissions concevoir conduit logiquement (et sans recourir à une quelconque chronologie) à le concevoir comme l’être (la stase) sur le mode de la réflexion : un des possibles de la stase c’est d’être concevable comme se retournant sur elle-même, sans bien entendu sortir d’elle-même, et se réfléchissant sans avoir besoin de miroir ni de quelqu’un ou de quoi que ce soit qui la contemple de l’extérieur. Immédiatement, sans avoir nul besoin de temps ni d’espace, la Stase fait être une hypostase, la réflexion. La réflexion n’est pas différente de l’être, elle est l’être sur le mode de ne l’être pas.

Sur le mode de ne l’être pas : cette expression (empruntée à Sartre) permet de préciser un point de cette argumentation. La logique évoquée au paragraphe précédent ne repose pas sur ou bien…ou bien ou sur ni … ni , c’est une logique du tiers inclus : la réflexion est et n’est pas la stase, elle est la stase sur le mode de ne l’être pas. C’est l’hypostase de la stase. Dans la plénitude immédiate de la stase, la réflexion semble introduire une différence, donc une sorte de moindre être. D’où le préfixe de hypostase. Mais cet affaissement d’être n’apparaît comme tel que parce que les langages humains ne peuvent pas éviter de supposer de l’espace et du temps. Si la réflexion est l’être sur le mode de ne l’être pas, c’est bien qu’elle ne fonctionnerait pas sans l’espace et le temps dont la stase n’a aucun besoin.

Pensée sous l’angle de son caractère d’hypostase (point de vue sans lequel il n’y a pas d’angles, de caractères, de points de vue…), la réflexion se donne immédiatement comme médiate : d’emblée, elle suppose un espace à morceler, à arpenter, à explorer et un temps pour que ces actions puissent se dérouler dans l’espace. Même si elle est bien obligée de poser que cet espace est infini et que ce temps est éternel, elle peut les découper l’un et l’autre en sous-ensembles et sous-ensembles de sous-ensembles, avec des mouvements qui, en prenant leur temps, permettent de passer d’un sous-ensemble à un autre: ce que nous appelons le monde et selon les besoins de notre entendement ou de notre sensibilité, la réalité, l’univers, la nature etc…

Certes, il n’est pas forcément agréable de penser que le réel est une image ou une conséquence  de la réflexion universelle, alors qu’on souhaite et ardemment qu’il soit brut de brut et tout à fait pré-réflexif, qu’il se confonde avec la stase. Rassurons-nous : le monde est bien l’être, même si c’est sur le mode de ne l’être pas, c’est une hypostase d’hypostase. Il n’y a là aucune déperdition : il ne peut y avoir de déperdition dans le non-temps et le non-espace. Il n’y a déperdition que si on se place hypothétiquement du point de vue de la réflexion qui, par définition et du fait de ce qu’elle est sur le mode de ne l’être pas, présuppose en fonctionnant l’espace et le temps. Il n’y a pas de drame dans la stase. Il n’y en a pas non plus quand une hypostase, quelle qu’elle soit, est sur le mode de l’être. La possibilité logique du drame suppose le mode de ne l’être pas.


Le drame, c’est l’action, c’est l’intrigue : des personnages étiquetés se confrontent, parfois s’oublient, parfois se tuent, s’aiment, se déplacent d’un endroit à un autre et y mettent du temps, ne peuvent pas être à la fois ailleurs et ici et s’ils sont ici ne peuvent pas y admettre quelqu’un d’autre ni – puisqu’ils disposent chacun d’un corps – quelque chose autre. Ces personnages semblent ex-ister, se détacher sur le fond du réel brut de brut, agir, connaître.

Ces personnages sont de chair et d’os, ils existent, il agissent, ils connaissent réellement et ils déplacent des choses réelles parmi lesquelles ils vont et viennent et qui, parfois, les déplacent eux-mêmes ou les empêchent de se déplacer. Et ces choses sont choses réelles constituées de façon variable des quatre éléments et parmi ces choses, il y a ces choses que sont les corps de chacun des personnages. Et ça fait du drame, tragique parfois, parfois comique, le plus souvent neutre, banalisé. Le réel quoi! On existe, bon sang de bon soir, même si on s’amuse à croire que non !

Sauf que, sauf que il nous arrive d’éprouver le besoin d’en savoir plus : j’existe, l’humanité existe dans le monde réel qu’elle essaie même de connaître et même de dominer, mais je voudrais bien savoir, et l’humanité aussi, depuis quand ça fonctionne et ce qui se passait avant que ça fonctionne. On peut même croire aujourd’hui (oui, aujourd’hui) qu’on est tout près du but (enfin, pas du but mais du début) puisqu’il paraît qu’on sait même mesurer la distance qui sépare du moment initial le moment à partir duquel la science a à dire quelque chose! Même si ce quelque chose est plutôt hypothétique, ce serait le moment t1 qui serait séparé du moment t0 par une petite seconde divisée elle-même, la pauvre, par 10 élevé à la puissance 43. Vous voyez! on n’est pas très loin d’y arriver. C’en est même au point qu’on peut penser que le point de départ n’est qu’un point, au croisement de deux lignes imaginaires !

C’en est peut-être même au point qu’il est assez légitime de se demander si ce temps linéaire qui se réduit à un instant de plus en plus instantané et l’espace de ce point t0 qui est de moins en moins physique et de plus en plus mathématique, ne seraient pas dénués de toute réalité, au sens courant du terme. Et si le temps ne s’écoulait pas ? et si l’espace ne s’étendait pas ? Et s’il n’y avait jamais eu d’origine !

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Tout de nous, tout en nous refuse cette hypothèse ! Du moins, tant que l’hypothèse n’aura pas clairement établi ce qui rapproche et ce qui différencie l’inexistence et l’existence. Pas plus que l’inexistence n’est ce que nos langages et leurs pensées nomment la mort, l’existence n’est la vie. L’inexistence, ce n’est pas seulement l’impossibilité logique que quoi que ce soit se détache sur fond d’être, c’est aussi (aperçue, mais logiquement, par la réflexion) une insistance qui pose sans relâche que la logique de l’être (quand il est sur le mode de la réflexion) exige qu’il s’apparaisse comme se dédoublant en arrière-plan et premier plan. Et si la réflexion fait retour sur son insistance (sans se déplacer, bien sûr ! et c’est d’ailleurs pourquoi ce retour est permanent), elle pose que le détachement du premier-plan sur l’arrière-plan est consubstantiel à l’être sur le mode de la réflexion. Dans le même mouvement (immobile), l’insistance signale l’impossibilité essentielle de l’existence et son urgence essentielle.

Et c’est pourquoi j’existe! Et c’est pourquoi j’existe, mais de travers. Et ce guingois là n’a rien à voir (au moins, directement) avec les incertitudes de mon âme ni avec les incohérences de mon corps. J’existe, mais de travers, comme existent mais de travers l’autre (les autres) et toute chose vivante ou inerte, réelle ou imaginaire, toute chose possible.

On peut, si l’on veut, disqualifier ce guingois en le nommant « néant » et en lui associant tout un tas de maléfices comme le doute, l’insatisfaction, la peur ou l’espoir de la mort, la nausée, les spleens, les saloperies de la vie… On peut y percevoir l’origine de la mélancolie et de la déréliction. On peut aussi le réhabiliter en l’identifiant à notre finitude et remarquer, alors, la force de cette présence de travers, s’en exalter, y exulter, percevoir à quel point (à quels points !) notre incomplétude est riche de ses manques. Mais, attention ! ce n’est pas le raisonnement argumenté qui conduit à éprouver l’importance de cette richesse.

Cette preuve (parfois, sans doute, une épreuve) n’est pas apportée par la réflexion. Certes, on ne peut pas la dire pré-réflexive, puisqu’elle surgit dans le même instant que le temps et l’espace, mais si la réflexion la met en évidence, c’est toujours a posteriori, c’est-à-dire en la manquant. En en manquant le surgissement, l’immédiateté, l’évidence. Notre inexistence est une existance : le désir insistant de se percevoir existant. De se percevoir surgissant. De percevoir surgissant le monde neuf de l’instant, ici & maintenant, dans le même élan que notre singularité. Jaillissante splendeur mais qui peut s’imposer à travers le manque et la faille. D’un seul coup, tout est donné. D’un seul coup, tout est perdu. Le monolithe est ébréché et ici & maintenant, par la brèche, écharde vive, nous le livre intact. J’ai envie d’appeler l’être, la stase, de le nommer ici & maintenant.dessin1

extrait d’un poème de Colette Gibelin

Et c’est sans doute pourquoi je suis fasciné par l’écriture poétique, par le poème s’écrivant. S’écrivant à chaque lecture ou re-lecture. Pressentons que les graphes du poème ne sont pas des mots ordinaires, même quand ils sont des mots ordinaires. Dans sa dé-grammaticalisation (ben, oui!) le graphe poétique parvient parfois (mais pas exceptionnellement) à sembler s’identifier à l’instant où ici & maintenant surgit comme en nous, et nous défait soudain, comme si l’hypostase retrouvait enfin sa stase. Il se passe là quelque chose comme un drame mais qui n’est un drame que dans la mesure où ici & maintenant s’enregistre en faisant naître immédiatement l’espace, le temps, la réflexion, une singularité individuelle, d’autres aussi, soit : les conditions de possibilité du drame. L’intensité, c’est ça, je crois : l’instant du jaillir neuf.

On lit ce poème de Colette Gibelin, on c’est moi, on c’est la réflexion mais sur le mode d’être moi, on c’est moi mais sur le mode de ne l’être pas, et soudain, la voix (la mi-voix) fait être, ouvre un aperçu sur cet ailleurs dont Yves Bonnefoy dit qu’il est pour être manqué, arrière-pays de la plus pure présence. Manque merveilleux qui brise la voix, la dépouille de toute emphase même quand elle pose inhabituellement l’accent, la voile, lui confère le caractère sacré d’une épiphanie et la dénonce un peu. Cette voix (qui m’est inhabituelle mais par laquelle, je me reconnais, d’évidence) ne sera pas jugée forcément appropriée au poème par ceux qui l’entendront, ni même par celui qu’elle habite momentanément, mais son porte-à-faux sonne juste en moi : le ton d’une cloche fêlée à la fin de l’automne parcourt sans durée un paysage jamais entrevu (même par l’auteure du poème!) comme semble-t-il le faisait l’angélus, durant les siècles ruraux, à travers les ondulations du finage; quand chacun, soudain, recueillait, mains jointes ou pas, tête haute ou baissée, son monde qui se levait, reconnaissable et neuf. La poésie pourrait être dite la voix de l’être en chacun de nous, ou plutôt son écho, ou plutôt ses ultimes vibrations, mais l’être ne parle pas.

L’être ne parle pas et à qui parlerait-elle, la grande stase inengendrée qui n’est pas une personne ni même une chose, mais qui, se repliant sur elle-même (Yves Bonnefoy a trouvé « l’infini noué sur soi »), fait être des hypostases infiniment nombreuses, à l’apparente déperdition d’être ? C’est sans doute – j’en fais au moins l’hypothèse – à partir de cette déperdition apparente que s’introduisent le temps et l’espace, et le monde, et cet écho de rien, et ces singularités personnelles, toi, moi, nous, que cet écho d’écho engendre, engendre et anéantit, par fulgurations dramatiques. Cette voix, oui, elle est sur le mode de n’y être pas, à la manière dont on nous dit que jadis les vibrations du clocher, caressant les surfaces du monde y faisaient naître et s’ébrouer des profondeurs insoupçonnées et reconnues. Et les ondulations des angélus pourraient être aussi bien crécelles de moulins à prières, cornes de brume, rappel de la chahada par le muezzin, guimbardes et tant d’autres chants que le poème rameute au plus intime de chacun de nous. L’être ne parle pas, mais nous l’écoutons, par instants.


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Une poésie jeté(e) dans les vendanges et

bousculé(e) d’azur

ou encore : de l’inexistence (31)

Ce texte (évidemment fort long, bien qu’il soit incomplet) sera repris dans une publication collective à venir consacrée à Colette Gibelin. Cette auteure n’est plus du tout une inconnue pour les réseaux de la poésie. Elle relèverait de ce que Jean-Michel Maulpoix suggère de penser comme un « lyrisme critique ». Pour ma part, il m’arrive de souhaiter – quand j’ai envie de croire à la possibilité d’une histoire des écritures depuis la deuxième moitié du siècle XIX – que soit noté, daté et illustré le réajustement qui s’opère peut-être depuis un demi-siècle vers le sujet, le lyrisme, le figuratif, bref vers tout ce qui a été vilipendé (et avec d’excellents arguments) par trois ou quatre générations de créateurs. Ce serait sans doute un moyen de saisir plus qu’intuitivement « l’extrême contemporain » que j’entrevois dans l’oeuvre de Colette Gibelin.

Ce rythme qui te martèle
Entends-le dans ta peau, dans ton ventre
Il jaillit, houle d’être
Il saisit la moindre occasion
pour sortir au grand jour
de la parole triomphante*(1)

Cette strophe est extraite de La grande voix lointaine publié en 2011 par les éditions Tipaza. Le poème est récent et semble confirmer – pour qui s’obstine à vouloir inventer une histoire de l’œuvre déjà longue de Colette Gibelin – une évolution qu’il est, à vrai dire, possible de deviner dès son premier ouvrage, paru il y a plus d’un demi-siècle. Énoncée sans nuances, cette histoire pourrait être dite le passage d’un lyrisme expressionniste à un lyrisme que j’appelle, avec les pincettes d’usage, ontologique. Donc Un si long parcours. Et pourtant, il s’agit ici, de défendre par hypothèse l’idée qu’il n’y a pas de parcours, sinon l’impression – parfois très présente – d’un cheminement obstiné parmi les fluctuations.

M’appuyant sur cette impression, je vais parler de moments, comme successifs, mais ce ne sont pas des moments au sens chronologique ; ce sont des moments au sens logique et cinétique du terme : un certain rapport de forces qui induit logiquement – sans avoir besoin pour cela du temps et de l’espace – la possibilité d’un différentiel de mouvement qui s’inscrirait alors sur l’espace, à l’aide du temps.

Dans un premier moment, la poésie de Colette Gibelin semble habitée d’une véhémence qui la déchire et qui émane de sa réaction personnelle à des événements de la vie. Ces événements, parfois désignés clairement, parfois de façon plus masquée, peuvent advenir calmement ( et ce sont souvent des pauses ou des promenades dans la nature, pas forcément méditerranéenne) mais ils ont le plus souvent un surgissement tragique, comme une rupture passionnelle, un lynchage dans le Casablanca colonialiste et surtout, bien sûr, un deuil épouvantable ou les mille preuves que le monde n’en est pas à une saloperie près.

Les poèmes de Colette Gibelin, à la manière du tableau célèbre de Munch, crient et demandent en même temps de quel cri ils sont ainsi traversé(s). Les couleurs s’étalent, mais explosent. Le paroxysme seul convient à cette première personne du singulier qui s’interpelle dans un vocatif qui mêle «tu», «il», «elle», «nous» et même «on». «(U)ne force qui va» convoque, un par un, les quatre éléments comme s’ils la crucifiaient. Le bonheur enrage comme le poète devant l’obstination de l’alexandrin*(2) qui se présente si facilement et qu’il faut alors briser.

Quand, après un silence d’un quart de siècle, les publications reprennent, de plus en plus ou presque serrées, impossible de croire à un apaisement. Le premier moment continue. Ou plus exactement, est là, est toujours là.

Et nous voici
encore une fois
jetés dans les vendanges et bousculés d’azur,
célébrant la beauté du monde*(3)

La vénéneuse beauté du monde. Car ce moment expressionniste du lyrisme de Colette Gibelin ne disparaît pas, même pour s’y fondre, dans un second moment qui lui succéderait selon une scansion qu’on pourrait dater. Non, s’il y a eu bien des ruptures qu’on pourrait dire matérielles dans sa vie, si ces événements ont marqué sa poésie de leurs parfums, de leurs ombres, de quelques tessons sur le sable mouillé, leurs restes ne permettent pas d’affirmer qu’avant ceci ou après cela le lyrisme de Colette Gibelin a changé d’ampleur. Il a toujours changé d’ampleur. Il change toujours d’ampleur et le temps ne fait rien en l’affaire.

Il y a toujours eu un second moment du lyrisme de Colette Gibelin.


« J’ai rêvé d’une vie profonde, intense comme l’éclair. Lourde parfois et pénible à porter, mais plus riche, mais plus vraie que le lent déroulement monotone des jours qui suffit à trop de gens. Tout mon être se révolte contre la banalité de ces existences sans ferveur et sans merveilleux. Mais je rejoindrai ceux qui résistent et nous l’emporterons… Je cherche le soleil, je cherche l’humanité fraternelle. Je n’enterrerai pas mes rêves de jeunesse. Je veux une vie libre et pure, ouverte à l’inconnu et sans préjugés, une vie de ferveur, qui se renouvelle et se crée sans cesse. Je hais la stabilité, l’immobilité sombre. Je hais la mesquinerie, je hais la sécheresse de cœur… Je lance mon appel à tous ceux qui ont saisi l’infini dans la poussière des chemins…. »


Ce texte a été publié en 1956, en introduction pour « Appel »*(4) le premier recueil. Sans doute a-t-il été écrit en 1955 ou même 1954 par une gamine de dix-huit ans, comme on était gamine de 18 ans quand on appartenait à la partie intellectuelle de la population européenne dans le Maroc des derniers mois du protectorat français et qu’on s’apprêtait au Lycée Fénelon à préparer et réussir le concours d’entrée à l’ENS de Sévres. Ce sont d’ailleurs, semble-t-il, les encouragements du professeur de khâgne qui la décidèrent de tenter la publication. Plus d’un demi-siècle plus tard, on imaginera facilement qu’il avait su apercevoir à la fois la sincérité de la gamine – une sincérité khâgneuse sachant se dérober à son propre regard – et son enracinement passionné dans la poésie française la plus lyrique : Victor Hugo, Leconte de Lisle, Hérédia, mais aussi Baudelaire,Rimbaud et bientôt Eluard et même, mais il s’agit du Cimetière Marin, Paul Valéry. Le vent se lève, il faut tenter de vivre

Nous connaissons tous l’expression ici & maintenant, sorte de syntagme figé censé lier un instant et un lieu qui – d’être ainsi noués ensemble – renvoient à un mode d’être dont il nous arrive de rêver. Un mode d’être qui serait comme au delà ou en deçà du temps et de l’espace. Pas plus que le lieu n’est une fraction de l’espace, l’instant n’est une fraction du temps. Pas plus que le lieu n’est le résultat d’un fractionnement de l’étendue, l’instant ne provient d’un fractionnement de quelque durée que ce soit. Essayez donc ! Vous ne parviendrez pas à situer où est ici, ni à mesurer la date exacte de maintenant, ni surtout à évaluer & qui est beaucoup plus qu’une copule, une esperluette ! Un aperçu fugitif que nous ne sommes plus dans le concept. Nous ne sommes plus dans quoi que ce soit. Nous sommes, et c’est tout. Nous sommes et c’est le Tout. La majuscule est-elle bien nécessaire ? Que se passe-t-il donc ?

Ou plutôt, car notre saisissement est encore muet, que s’est-il donc passé ? Il ne s’est rien passé. Le souffle de l’aile du papillon ne fait pas plus frémir la surface du delta aux lotus qu’il ne déclenche les cataclysmes du Niňo. Le vaste monde reste le vaste monde. Et moi, là dedans ? Presque rien, c’est vrai, avec quand même comme le souvenir d’avoir entrevu que le vaste monde n’est rien, lui non plus, rien sauf quand un autre presque rien – tiens! c’est moi en l’occurrence – se confond avec lui et comme à son état naissant. À l’aube, ce qui naît cherche son nom, oui, Ocatavio Paz, et parfois le trouve ici & maintenant encore disloqué sur l’envers des paroles. Il faut oser le traduire sur leur endroit loquace, il faut oser le trahir. Car, il a plus d’un tour dans son sac, l’état naissant du monde, dans son sac à mots, surtout s’il est le sac du poète. Et quand il se trouve que c’est Colette Gibelin qui en tire – au hasard choisi par elle- ces mots de poème, alors – si d’infimes et innombrables conditions se réunissent – ici & maintenant fuse.

Tout est présent
A jamais présent
Désordre et altitude
L’instant brûle
Il n’a ni commencement ni fin
Il éblouit

Qu’on y songe : l’instant brûle, c’est le feu à son vif, c’est la foudre bien sûr, et c’est la source qui jaillit, et c’est le galet qui n’en finit pas de voler au dessus des torrents, le sel sur les blessures, la lumière aiguë des citrons, une ligne de crête, l’éternité qui se brise en éclats de silence et le vent fait vibrer l’impossible, un éclat d’hibiscus. Chacun de nous est poète. Colette Gibelin nous le rappelle. Chacun de nous vaque à ses occupations quotidiennes, le corps et ses palpeurs sensoriels occupés seulement à n’enregistrer de façon automatique (pré-formatée) que des sensations bien cataloguées – chaque sens bien séparé des autres, comme il se doit pour sembler vivre – la pensée occupée seulement à son train incessant d’idées toutes faites , parfois difficiles à suivre de concepts en concepts, souvent très lâche entre n’importe quoi et n’importe comment, chacun de nous fait de la prose – qu’il s’en rende compte ou non – et soudain, feu follet par les travers de chacun, l’instant est ici, ici & maintenant. Chacun de nous est poète.

Soudain, tu t’anéantis, et le temps et l’espace. Zoom extrême qui explose les traces, l’intense les foudroie et celui qui les suit. Jouir absolu, souffrance exquise que personne ne choisit. L’être te reprend : tu n’es plus personne, tu ne le seras jamais, tu ne l’as jamais été, tu es le tout. Tu es l’être. Et cela ne dure pas. Et cela n’a même pas (pas encore) le dur désir de durer. L’instant n’a pas à durer. Il est en dehors du temps, on te dit. Dans sa deuxième promenade, le Rêveur Solitaire renversé par un grand chien fou meurt. Il meurt à ce monde qu’il n’aime pas. Quel délice ! Et le voilà, allégé, qui emplit de sa légère existence le monde qui renaît. Ave Caesar, qui naturi te salutant ! Le monde à son aube. Le monde définitivement dans son infinitif futur. Il est de l’être de l’être d’avoir indéfiniment à naître. L’instant, c’est indéfiniment et définitivement, le premier matin du monde. La ferveur saisit celle qui s’en rend compte.

Et qui veut en rendre compte. Aspiration douloureuse où infusent les regrets, les remords, les mélancolies, les nostalgies de la belle âme. Et ses exultations. Et ses jubilations. Jésus ! Que ma souffrance suave, qui est aussi bien ma joie, demeure ! Que l’instant dure ! Que ce cri par lequel traversée j’ai ressenti mortellement qu’il faut le traduire, que ce cri, même trahi, même transcrit en langue vernaculaire, demeure ! Ô, faire flamber les mots / embraser l’âme d’un geste de papier/ je le pourrais/ mais il faudrait ne pas se laisser happer par le silence/ Oui, en dépit de l’ironie hégélienne ou des moues de Monsieur Teste, m’abandonner à la grande voix lointaine, comme venue des profondeurs (alors qu’elle est surface et, se retournant sur elle-même, qu’elle crée toute profondeur possible), comme amplifiée par la distance et l’âge ( lors même qu’elle délimite l’espace et le temps), comme issue de mes entrailles, alors qu’elle ne vient pas, qu’elle ne sort pas, qu’elle a toujours parlé depuis l’éternité jusqu’à l’éternité.

La grande voix lointaine qui sur elle-même nous fait dire qu’elle est

La voix des marées noires
et des fanges intimes

ne me regarde pas
Je suis l’ombre et le mal
je disperse,
diarrhées verbales,
émotions fabriquées
sur le brouillard de nos écrans


Car elle sait, depuis toujours, emprunter sans s’y perdre les autostrades du sentimental et de l’émotionnel, parvenant à placer sur le même plan une crise de foie et l’épiphanie des morts. Oui, la voix des ferveurs, toujours et nécessairement, porte paroles de doutes. Alors, le poète Et toi, n’osant bouger pour ne pas déranger/ cette splendeur fugace/ nous dit voir peut-être l’absence, l’aimantation du vide, l’errance, la brûlure (la brûlure n’est pas la ferveur), la désillusion…

Et ta ferveur, poète, est doute. Forcément. Indubitablement, tu auras à passer de l’envers disloqué des paroles écrites ou prononcées dans l’impulsion de l’instant à leur endroit loquace, trop loquace, et qui te semblera quasiment bavard. Non, tu n’es pas entre doute et ferveur, tu es à la fois, dans l’instant, dans le doute & la ferveur que j’entends comme un syntagme figé, ici & maintenant. Et ne me réponds pas que je réduis l’oxymore au travail de l’ouvrier en écriture poétique. Que tu ne parviennes pas à te satisfaire des paroles sélectionnées, que tu les estimes indignes de leur jaillir, ce n’est pas seulement conscience professionnelle, c’est encore et toujours la grande voix lointaine qui dessine pour toi – mais à grands lavis colorés – ce que dit la bouche d’ombre.

Tout le monde est poète. Mais l’écriture est le seul poète, même analphabète. Et l’écriture renâcle toujours à obéir à ce qui la pousse en avant. Elle sait, l’écriture, même analphabète, que d’être contrainte à passer par les médiations du temps et de l’espace lui interdit d’espérer atteindre ce vers quoi elle est poussée en avant. Et du même savoir, elle sait qu’elle n’a ni à espérer, ni à se désespérer, ni à vouloir atteindre, ni à ne pas vouloir atteindre, puisqu’elle y est déjà, puisqu’elle y a toujours été aussi bien que jamais, puisque toujours et jamais se confondent sans se fondre, puisqu’il n’y a pas de direction à l’intérieur d’un point, puisque un point est si infini qu’il n’a ni intérieur ni extérieur. Et oui, même analphabète, c’est-à-dire contrainte à la parole ou à la musique ou à quelque art plastique que ce soit, ou au silence, l’écriture ne peut ignorer qu’elle ne superposera jamais quoi que ce soit à l’être, alors même qu’il lui semble évident qu’elle est là pour ça.

Alors, oui, le poème balance (mais ici & maintenant): ferveur ou doute ? Ferveur, bien sûr, ferveur avec Colette Gibelin, si l’être-là de l’être, dans le premier matin du monde, fait se lever les images, peut-être la grande image primordiale de la Primavera : de l’océan du déluge, de ses rouleaux d’écume, Aphrodite naît, à chaque instant, le triomphe modeste, invite audacieuse à suivre à pas de pénombre le goût du sel aux naseaux d’une jument fragile. Tout est possible alors, puisque le vent se lève.


Et nous voici
encore une fois
jetés dans les vendanges et bousculés d’azur,
célébrant la beauté du monde


Je me répète bien sûr, puisque j’écris, mais je ne me répète pas puisque écrire l’instant c’est (c’est presque) l’inventer. Ne songe pas à des demains de sables incertains/ Tout est là,/ dans le cri des mouettes/ La plage est vaste/ On y sent le varech/ On y entend la musique des sphères/ au creux des coquillages/ Si l’on veut à toute force trouver une évolution dans cette œuvre, c’est peut-être ici qu’il faut chercher : je note, je crois, comme un glissement à partir d’une nature évidemment méditerranéenne (pas forcément paroxysmique, mais souvent) vers une nature plus tempérée, mieux apaisée, parfois apaisante, parfois aussi Le vent qui bien sûr tout emporte /vire la feuille vive avec la feuille morte/ tellement automnale qu’on en oublie qu’elle peut être printanière. Sans doute, lisant Colette Gibelin dans ses derniers recueils, est-on sensible à cet infléchissement vers la mélancolie et le rapporte-t-on alors au doute, mais dans ce cas, il me semble qu’il ne faut pas oublier que cette tristesse d’apparence sereine s’accompagne dans le poème d’un retour à l’image primordiale.

Une superbe image s’est imposée à toi, encore plus merveilleuse d’être rapportée à celle de la naissance d’Aphrodite dans l’écume sur la plage.

Si la mort est au bout du chemin,
qu’elle soit l’estuaire
où la rivière abandonne ses boues
pour entrer, nue, dans l’océan

J’oserai penser, un instant, que c’est la même femme (qui pourrait être un homme), et dans le même et unique Printemps (la Primavera de Botticelli), celle qui entre et ne cesse d’entrer, nue et de dos, dans l’océan et celle qui jaillit, et ne cesse de jaillir de l’écume, nue et de face, même si légèrement vrillée. Dans un oxymore permanent, l’entrée dans l’océan et l’épiphanie à partir de l’océan se répètent sans cesse en un premier matin du monde. Il n’y a pas d’entre deux. C’est la nature, comme par un infinitif futur, le monde est destiné, éternellement, à naître.. Le poème n’a pas son pareil, surtout s’il passe par toi, pour faire être l’avènement, pour le faire advenir neuf, vif.

Et le doute, alors ? L’avènement est le clair. Mais le clair a besoin pour paraître de s’ourler de sombre. Le clair, nous ne le percevons que dans les contre-jours, par les cent mille pertuis de la nuit, buissonnement d’étoiles et de doutes. Et c’est vrai, nous le savons, la science nous le répète tellement, ces lumières stellaires sont choses mortes depuis longtemps et c’est pourquoi la joie qui exulte et nous exalte retombe parfois dans l’élégie, si nous acceptons d’en prendre, prosaïquement, conscience. Alors, le travail professionnel de l’écrivant (rature, efface, chiffonne) perd sa sincérité (et s’en aperçoit!), besogne et se met à philosopher sur le temps comme il passe, sur l’espace aux mille pièges : ça y est, Aphrodite se fripe et piétine les algues bleues sur la plage. Tout le monde est poète et refuse de le rester. D’ailleurs, le rester serait sans doute disparaître, repris dans l’opaque.

Seulement, le poème de Colette Gibelin – même quand Sysiphe renonce, même quand fond la cire des ailes d’Icare – comporte dans l’allant même de son moment élégiaque, je dirais au plus près de l’accablement, une capacité d’appel qui laisse à la fin du texte un suspens, la possibilité d’un rebond

L’aube n’est pas l’envol,
ni l’éveil
Elle est errance et brûlure
Désillusion
L’aube, je ne veux pas la dire

Non : ce n’est pas fini ! Certes, à une première lecture, on accepterait que le poème s’achève sur une chute qui serait comme une citation de Federico Garcia Lorca, l’ultime coup de corne dans le vide, mais qui tend l’oreille perçoit (par des cheminements dont on ne voit l’existence qu’après les avoir empruntés : écho d’autres poèmes, réitération des e muets qui ne le sont qu’incomplètement, cette musique entre les b et les v, l’aube et la brûlure, l’envol et l’éveil) que ce n’est pas fini :

L’aube, je ne veux pas la dire
Et pourtant je pourrais, je pourrais
Mais il faudrait ne pas se laisser traverser
par le silence des étoiles
Et surtout,
il faudrait apprivoiser la foudre,
patiemment,
dans l’espoir insensé
que toute parole recommence le monde

Cette fois, le poème accepte de s’achever. Sans point final, bien sûr. Et sur une voyelle muette, bien sûr. L’aube est bien l’envol et l’éveil. Et si, victime de son lyrisme élégiaque et du rythme qui l’habite, le poème de Colette Gibelin écrit insensé et fait comprendre insane, c’est que l’espoir fou demeure un appel au sens.

Oui, ce lyrisme – qui exulte dans la beauté du monde et ne peut oublier sa jubilation – parvient aussi à en percevoir le venin (encore une fois, la vénéneuse beauté du monde) et, en ce sens, c’est un lyrisme critique, habile à saisir spontanément l’extrême pointe de l’instant où et quand l’espace se réduit à un point, le temps à moins que rien, ici & maintenant, l’intense anéantit poème et poète et aussi bien les projette là où ils n’ont jamais cessé d’être, là où on ne cesse jamais d’être : tout le monde est poète, on vous dit. Tout le monde est poème.

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la Présence, malgré tout

Un ami vient de mourir. Un ami de relativement fraîche date si je regarde l’agenda. Nous avions longtemps vécu sans nous connaître, quand nous nous sommes rencontrés, lui et une partie de son entourage intime, moi et une partie du mien. Pas assez pour nous connaître vraiment, si tant est que cela soit possible. Mais assez pour que j’aie ressenti d’emblée, et pour que cette emblée se renouvelle souvent, peut-être à chaque fois, une présence. J’ai envie de taper : une Présence, pour tenter de signifier le caractère immédiat, absolu, définitif du saisissement. Immédiat, absolu, définitif, donc en dehors du temps (c’est de l’ordre de l’instant) et indépendant complètement de l’endroit où éventuellement nous nous rencontrions.

Il y eut ainsi des moments où j’avais la certitude que nous nous étions toujours connus, mais toujours connus tels que nous étions, tels que nous sommes, lui, aux approches des soixante-dix ans, moi, avec quelques années de plus. Bien sûr, nous n’en n’avons jamais parlé ensemble et ma conviction qu’il pensait la même chose ne repose sur rien d’autre que sur l’aspect immédiat, absolu, définitif du saisissement.

Ce que je viens d’écrire n’est pas inexact, mais il a fallu qu’il meure ou plutôt que je sois frappé par l’annonce de sa mort pour que j’éprouve en moi comme une exigence incontournable la certitude qu’il en était ainsi, qu’il en avait toujours été ainsi.

Dans les heures qui ont suivi l’annonce de cette mort, un site internet familial a montré une photo de Malik que je reproduis ci-contre et qui m’a tout de suite touché : c’est lui, c’est vraiment lui et c’était lui avant même qu’il arrive à l’instant de la photo. Et après aussi. D’autres l’ont beaucoup plus et beaucoup mieux connu que moi, mais on ne m’ôtera pas de l’idée (de l’idée!) que tous les aspects que j’ignore et que j’ignorerai toujours ont précipité dans cette image.


malik

Regardons-le.

Malik devant le monde. Il est furax, Malik. Et le monde se fait tout petit.

Ben, oui, comment éviter dans un premier temps de se faire tout petit si Malik vous fixe comme ça, droit dans les yeux. Les humains disent comme ça , droit dans les yeux, parce qu’ils croient que le monde a des yeux ! Et le monde, les yeux il n’en a pas et le monde hausse les épaules. Il n’a pas d’épaules non plus, le monde.

Mais il se fait tout petit le monde devant les broussailles et les pailles de Malik. Voilà qu’il en penserait presque, le monde, que Malik est un grand bonhomme et que, s’il est furax comme on dirait qu’il l’est, c’est qu’il a de bonnes raisons de l’être. Et le monde se dit qu’il vaut mieux, oui, se faire tout petit. Et il se ratatine, le monde.

C’est pas si facile de se ratatiner comme ça quand on est le monde et qu’on sait bien qu’on est en expansion.

On dit ça. On dit ça… Mais on sait bien que si on dit ça c’est pour ne pas penser aux raisons du regard de Malik. Et le monde les connaît très bien les raisons du regard de Malik et Malik sait très bien que le monde les connaît, les raisons du regard de Malik. C’en est un peu gênant, à la fin.

Le monde rêve d’avoir des yeux pour pouvoir les détourner du regard de Malik. Mais ça, c’est une autre paire de manches. Et les manches sont dépareillées.

Et le grand bonhomme, en face de vous, il a lui aussi, tout à coup, avec son air dépenaillé, dégingandé, oui, dépareillé, fagoté comme l’as de pique, un imperceptible guingois dans son air furax. Et qu’est-ce que le monde voudrait qu’il dise, le guingois dans le regard de Malik ?

Le monde voudrait bien qu’il dise quelque chose comme allons, allons, bien sûr, il y a des frontières, bien sûr, il y a des sans-papiers, bien sûr, et il y a des avec-papiers qui disent on n’est plus chez nous, pousse-toi de là que je m’y mette, bien sûr, il pleut toujours où c’est déjà mouillé, bien sûr, bien sûr.
De quoi rester furax jusqu’au bout, mais.

De quoi se faire tout petit, même si on est en expansion, mais.
De quoi garder les cheveux et la barbe en bataille, mais.

Mais le guingois dans le regard de Malik, il dit aussi,
en tout cas on vaudrait tant qu’il dise qu’il le dit certainement,
que le monde n ‘est pas si mal fichu que ça,

que s’il est mal fichu, le monde, il est merveilleusement mal fichu et qu’avec ses foutaises foutraques, il laisse entrevoir, entrevoir seulement, mais entrevoir quand même, la descente de Joux vers le col du Plô de la Rouvière, la relevaille du Mas d’Eyrou au dessus de la Davalade, la pluie des Laurentides sur la cour de l’école et les points de suspension,

tant de points de suspension que le monde se redresse et reprend ses couleurs,
celles de cette écharpe rouge que plus élimé que moi tu meurs, jetée à la va-comme-je te jette sur la chemise de bûcheron du Québec dont les gris et les bleus viennent chanter avec ce grenat.

Il finirait par s’en croire le monde,
mais il n’osera pas, faut pas exagérer : Malik reste furax.

un peu…

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En ville : une rencontre en terrasse

Cette nouvelle, comme celle-ci fait écho à un roman que son auteure est en train de diffuser en ligne dans un autre blog qui s’intitule lookingformartin.. L’auteur(e) joue d’ailleurs le jeu en proposant aux visiteurs de lookingformartin d’imaginer qu’ils ont un jour rencontré Martin dans des circonstances qu’ils sont libres de choisir. J’en profite !

***

La déchiqueteuse

J’arpente – sans penser à rien, ni même à mal – les rues de la petite ville.

C’est souvent pour moi un supplice car en ville, il m’arrive spontanément de me sentir assailli par des affects qui me tombent dessus en passant par tous les sens à la fois. Montent ainsi à l’assaut un fond sonore incohérent, des parfums sans dominante identifiable, des heurts désordonnés, des salives régurgitées avec menace de fausse route, des pans de façades coincés les uns dans les autres.

Dans la campagne et surtout dans celle où je me sens chez moi, les apports sensibles – ordinairement – s’ordonnent comme naturellement (c’est sans doute cela, la nature, je me dis souvent que je devrais me dire) : si j’admire sans trop y penser la montée des yeuses vers les six ou sept horizons, les autres sens se retirent à l’écart, l’ouïe peut-être un peu moins discrète surtout si une brise vient aérer les feuillages. Je sais, mais d’un savoir pensé, que les fragrances habituelles sont là et que je pourrais toucher les aspérités du muret de pierres sèches contre lequel je suis assis mais, pas plus que le goût -bien que je ravale parfois ma salive – l’odorat ni le tact ne viendront interférer avec ce qu’apporte ou recueille mon regard. Alors qu’en ville…

Dans la campagne, mes sens sont – le plus souvent – hiérarchisés, et selon un ordre que je peux croire mien. Alors qu’en ville, et en ce moment même, cela se précipite avec incohérence, chaque sens niant les autres ou plutôt les réclamant à cor et à cri, tous en même temps, de façon qu’ils empiètent l’un sur l’autre, qu’ils s’imbriquent l’un en l’autre, qu’ils se nient, oui : le klaxon désespéré d’une automobile qui n’a pas vu le rebord du trottoir ni le piéton que d’autres piétons ont contraint de s’y réfugier, le regard fou, chargé d’insolence et de pétoche, que le collégien adidas sort de sous sa capuche pour te vriller un clou, la chaleur sucrée du bitume qui fond, les fringues anorexiques convoitées par des obèses, les agences bancaires, les services après-vente, les comptoirs immobiliers ou les épiceries fines, tout cela se mélange de façon cacophonique sans parvenir à former un tout.

Et au contact de cette déchiqueteuse aberrante et pour ne pas être déchiqueté, je m’isole, mais en vain, dans ce que je crois être ma bulle.

Dans la nature, il y a certes des instants où je perçois ensemble ce que m’apportent de l’être-là du monde tous les palpeurs sensoriels à la fois. Alors, dans ce moment de charme, je ne sais plus si je vois, si j’entends, si j’effleure ou suis effleuré, si je goûte, si je hume. Je sens seulement que mes cinq sens sont peut-être cent, peut-être mille, en fait un seul : le sens. L’être-là du monde est là, m’annihilant sans me détruire, au contraire, me faisant subir, en m’anéantissant, une assomption qui m’identifie à lui comme il s’identifie à moi. À moi, c’est-à-dire à rien. À moi, c’est-à-dire au tout de l’être. Ici est en dehors de l’espace. Maintenant est en dehors du temps. Alors qu’en ville…

La ville, même la petite ville, même cette petite ville là, n’est jamais une entité organique qu’on pourrait dire la ville. Paris ou Aubenas n’existent pas. Pas plus que Fes ou Marseille ou Dronero. Elles admettent certes des définitions unitaires mais ce ne sont que des circonscriptions administratives sans réalité. Je puis feindre de croire – cela m’est déjà arrivé ! – en arpentant les quais de Seine, par aube de printemps après une nuit d’insomnie, que Paris me tend les bras à partir du quai des Augustins touché par les larmes de lumière venues d’un tableau de Marquet, mais je ne puis feindre de le croire vraiment : je ne suis pas dans une ville qui aurait une unité biologique, une unité réelle, je suis en train de penser à un concept et même un méga-concept.

Ce n’est pas Paris que je rencontre alors, mais l’idée de Paris que mes lectures et mes réflexions, plus que mes promenades même aléatoires, m’ont aidé à construire. Elle est sympa, cette idée, elle amène un sourire sur mon visage, elle me rend sympathique à mon tour, elle est facilement comprise. Je l’aime, cette idée, mais elle n’est pas d’ici et maintenant. Et, tandis que je commence à réaliser que le tableau de Marquet n’est qu’un tableau, et même pas puisqu’ils s’agit d’une reproduction pour carte postale, une reproduction qui réduit le tableau à une vue de l’esprit, je retrouve soudain l’enfer : la circulation automobile déchire le silence, fluide à cette heure, comme on dit, en réalité visqueuse malgré les flaques de soleil matinal qui la déchire à son tour et comme je ne suis pas le seul promeneur, même si le moins pressé, je me transforme en piéton hagard, particule complexe dangereuse et malheureuse de l’être. Que la Seine reste un égout, je le sais par mes livres et là mes narines le confirment obligeant le concept qui se centrait jusqu’à présent sur la chanson de Léo Ferré à dévier vers la monstruosité parisienne, apoplectique et asphyxiante, ramenant vers la Cité et Notre Dame les masses rejetées depuis longtemps aux confins bétonnés de l’Île-de-France.

Il y a urgence à fuir. J’essaie de fuir.

*

La fuite

Et je fuis. Même dans cette petite ville là, considérée sans doute par beaucoup de ses habitants comme au « fin fond » de sa province, comme un gros village qui se la jouerait urbain alors qu’il s’agit d’une petite ville qui se la joue rural, j’ai envie de ne pas rester. En dehors des parcs paysagés (assez nombreux et qui témoignent des anciennes emprises ecclésiastiques sur le territoire), il n’y a pas plus là qu’ailleurs d’endroits dont on puisse espérer faire un lieu et même s’il m’arrive de m’y laisser prendre et de m’asseoir un instant sur un des rares bancs qui y subsistent, je me sens vite rattrapé par la déchiqueteuse. On pourrait d’abord croire qu’une rumeur, comme on dit, monte de la ville mais ce serait trop beau. C’est beau, une rumeur, cela pulse à la manière d’un sang épais qui donne sens et vie aux vaisseaux qui le portent, cela repart et cela vous laisse exsangue et prêt pour accueillir le retour du premier matin du monde. Mais justement, ce n’est pas une rumeur.

C’est un coup de poing sur la gueule. Certes, j’y suis habitué et j’ai depuis longtemps et sans calcul inventé une parade assez efficace : quand le coup arrive ( et quelle que soit la trajectoire qu’il suit, odeur lâche de gaz d’échappement, boum-boum-boum techno vomi par une sono automobile, trois jeunes femmes lisses, à la dernière mode ou à l’antépénultième, restes méconnaissables d’un vieux sandwich encore collé sur le banc et sur lequel je pose une main quand je veux me relever , sulfures d’hydrogène ou dioxyde d’azote avalés de travers), quand le coup arrive, je ne lui résiste pas, je lui cède la place. Ça atténue, ça atténue. Toréador un peu maladroit, j’esquive le coup non pas en l’évitant (ce qui serait certes préférable) mais en accompagnant sa trajectoire pour diminuer l’impact et ça fonctionne, puisque je survis. Jusqu’à présent, à chaque fois, j’ai survécu.Par une élégante demi volte, tout à fait surprenante chez un si long bonhomme et si perclus, j’invite le coup de poing à foncer sur ma gueule comme la corne de la bestiasse astigmate est attirée vers le chiffon rouge. J’en cambrerais les reins si les lombaires n’en étaient pas déjà dérotées. J’encaisse mais je reste capable de rendre la monnaie. ¡ole!

En fait, le coup, même amorti en apparence, me rend incapable de rendre la monnaie. Assailli de perceptions non maîtrisées, foré à partir de tous les pertuis de ma personne, écorché transi par des scalpels mal aiguisés, je ne suis plus que le hurlement silencieux d’un animal qu’on déchiquette et qui se devine condamné de surcroît à masquer sa surprise indignée. Imaginons un instant que j’ose hurler ! En pleine ville. En plein square ! C’est inimaginable…

*

La terrasse des Lucioles


Alors, je tente le coup : j’ai entendu dire par des amis bien intentionnés qu’il existe dans la petite ville des terrasses de café où s’asseoir un instant pour tutoyer la vie urbaine. Oui, je tente le coup : le café des « Lucioles » est minuscule mais c’est plutôt un atout et il dispose sur le trottoir assez large d’une terrasse ombragée ce qui, même par temps nuageux d’automne, garantit une certaine quiétude. Je n’ignore pas que je fais une bêtise mais je tente le coup, oui. Cinq ou six tables sont occupées, mais chacune par un seul client et personne ne parle. Voilà qui me convient. Je m’installe à un des deux guéridons libres : avec un peu de chance, j’ai dix minutes devant moi avant qu’on vienne prendre ma commande. Dans ces cas, et à tous les coups, ce sera une menthe-à-l’eau. Même par temps nuageux d’automne. Ça n’engage à rien. Et surtout pas à quelque conversation que ce soit.

Je regarde autour de moi. Je profite d’un répit dans les halètements de la déchiqueteuse : pour l’instant, tout va bien. Quand j’observe, j’observe. Les bruits restent discrets, les senteurs noyées dans une médiocrité proche de l’inexistence. Les lanières de plastique du fauteuil sont plutôt confortables : elles se laissent oublier. Ma bouche, un peu pâteuse, aspire à la menthe-à-l’eau, mais sans avidité. Au bord du trottoir, une flaque d’eau née de la dernière pluie observe sans rien dire le ciel encore mouillé.

Je regarde autour de moi. Je me rends compte – il me semble que je me rende compte – qu’à deux ou trois mètres, un autre client est dans un état d’esprit assez voisin. Ce n’est plus un jeune homme, mais c’est un homme jeune. Peut-être un peu moins que sa tenue ne le laisse penser. Jeans bleu clair, à certains endroits très clairs. Je n’en sais rien mais j’en suis sûr. Chemise à carreaux à dominante rouge, plus québécoise qu’écossaise. Godasses adéquates d’un qui prend très garde à ne pas paraître trop y prendre garde. Malgré le temps, il a gardé son cache-nez rouge autour du cou – il doit le considérer comme une écharpe mais pour moi c’est un cache-nez – et, vu le temps, je pense qu’il ne doit jamais s’en départir. Il observe. Il voit le monde (me voit-il?) à partir de ce bout d’étoffe ( de ce long bout de tissu) à la fois comme un débardeur canadien et un rapin romantique du siècle XIX. Enfin, ce que j’en dis ! Un pêle-mêle (assez bien maîtrisé) de souffrances du jeune Werther et de l’amant de Lady Chatterley. Tout ça, bien sûr, je me le dis sans vraiment le regarder, pas plus qu’il ne me regarde vraiment : d’ailleurs, pas plus que moi, il n’aimerait sans doute qu’on le regarde vraiment.

Rassurons-nous : les terrasses des cafés ne sont pas faites pour qu’on s’y regarde vraiment.

Cette remarque, je pourrais la communiquer à la cliente qui est assise presque derrière moi et dont je perçois la présence par dessus mon épaule gauche. Je l’ai aperçue très vite quand je me suis installé. Enfin, installé, c’est sans doute beaucoup dire, comme c’est certainement trop dire que dire que je l’ai aperçue. Comme nos regards semblent s’être alors croisés, il s’est sans doute passé ce qui se passe presque toujours quand deux regards se croisent : ils ne voient rien. Rien ne m’interdit donc d’imaginer que la dame observe le monsieur comme s’ils se connaissaient. Ou plutôt comme s’ils s’étaient connus jadis. Dans une autre vie. Ou dans la même, mais dans un temps bien en deçà de naguère. En tout cas, le monsieur ne lui rend pas son regard. Absolument pas. Tellement pas, d’ailleurs que ce ne peut qu’être intentionnel.

Intentionnel ? De quelle intention s’agit-il ? Ou plutôt à qui appartient-elle ? La dame – que je ne vois pas, mais dont je perçois la présence – comme le monsieur, malgré une image physique qui s’impose à moi, n’ont sans doute d’autre réalité que celle dont j’ai besoin. Leurs intentions, si intentions il y a, seraient celles que je leur prête, comme si j’étais un auteur qui commence à lire ce qu’il vient de commencer à inventer. C’est peut-être pour ça qu’il me conviendrait assez que la dame soit cet auteur que je voudrais être et que le monsieur soit un de ses personnages. Mais, pour l’instant, on en reste à la quatrième de couverture. C’est comme pour les manga il faut par rapport aux habitudes commencer à l’envers !

Je suis convaincu (momentanément, il me convient de l’être) que c’est à moi de corser les choses pour qu’elles deviennent péripétie. Alors, je fais, dans mon dos, la dame se lever comme pour aller demander à l’homme, et s’en excuser, s’ils ne se sont pas déjà rencontrés quelque part. À mes yeux, le type n’est pas déconcerté par ce genre de question – sans doute lui est-il déjà arrivé d’aborder une inconnue de cette manière, oui c’est ça – et il va donc lui répondre que oui, bien sûr, mais c’est vrai quand je m’aperçois que ce n’est pas possible pour la cohérence du récit puisqu’elle s’est rassise comme si elle ne s’était levée que pour déplisser sa jupe (je tiens à ce qu’elle ne soit pas en pantalon, va donc savoir pourquoi!). Mon scénario n’est pas encore au point, mais il est assez avancé pour que le gars ait perçu qu’elle a fait un geste dans sa direction et qu’au lieu de dire que, oui, bien sûr, mais c’est vrai, il reste la bouche ouverte près d’une bulle dans laquelle j’écris que je ne sais pas (enfin : qu’il ne sait pas) si quelque part existe ici ou là, mais que oui, nous nous sommes déjà rencontrés quelque part. Il sourit gentiment pour se faire pardonner. Et ça marche. À tous les coups, ça marche. Sacré Martin !

Sacré Martin! ou la flaque

Tiens, je viens de découvrir qu’il s’appelle Martin ! Pourquoi Martin ? Je n’en sais rien. Le seul Martin que je connaisse un peu, c’est mon arrière-petit-fils et il porte mieux la couche-culotte que le jean ! J’en conclus (si hâtivement, j’en conviens, que ça peut paraître suspect) que ce prénom ne vient pas de moi et qu’en conséquence, je ne suis pas l’auteur de l’éventuel récit dont il serait le personnage principal. Ce qui me conforte dans l’idée que la dame qui s’est levée à l’instant, avant de se rasseoir, pourrait bien avoir trouvé toute seule ce prénom. Ce qui m’entraîne, devant la menthe-à-l’eau que le serveur vient de poser devant moi, à me demander si il y a ou si il y a eu un Martin dans sa vie.

Ce qui ne me regarde pas, mais s’il fallait ne voir que ce qui vous regarde, ma pauvre dame ! J’en prends à témoin la flaque d’eau. À moins que ce ne soit le ciel qu’elle reflète.

Comme je ne la vois pas et comme je n’ai fait que l’entrevoir tout à l’heure en m’installant sur la terrasse (du même âge que Martin, à peu près, avec une tignasse qu’il ne désavouerait pas, une espèce de force dans la présence … et c’est tout), je peux me l’inventer comme je veux, pourvu que je sache respecter quelques effets de réel, comme aurait dit Roland Barthes. Je
m’aperçois d’ailleurs que je n’ai pas besoin de la décrire plus pour la suite de mon histoire. Puisqu’il ne s’agit pas de l’histoire que j’invente, mais de la sienne. C’est pour cette raison que le serveur – je crois qu’elle veut qu’il s’appelle Paul – échange quelques mots détendus avec Martin.

C’est drôle : même si je n’entends pas ce qu’ils se disent, même si je peux deviner que ce qu’ils se disent est en soi sans importance, je note chez Martin une transformation étonnante. Il rayonne. Sa présence irradie. Qu’on ne se méprenne pas : Martin n’est pas du genre à se pavaner du bedon et à se renverser sur son siège pour rigoler. Mais, fermé au monde l’instant d’avant, presque maussade, un peu buté, le voilà soudain éclairé de l’intérieur. Paul, visiblement habitué, n’y est pour rien : simplement Martin, nous dit son auteure, fait partie de ces êtres assez rares qu’entrapercevoir l’autre exalte doucement, oui, tendrement, comme s’ils se rendaient compte alors et soudain qu’il y a une familiarité naturelle entre eux et les autres. Parfois, ces êtres sont ordinairement plutôt revêches, sur l’oeil, ombrageux, exigeants – et c’est le cas de Martin – mais il leur arrive, sous la surprise d’un visage sans protection aperçu dans un croisement de regards, de respirer enfin. Alors, ils se détendent, ils réconfortent, ils sont heureux. Sacré Martin !

Tenez : en ce moment, son auteure lui suggère d’avoir envie d’écrire l’histoire qu’il vient de vivre. Lui, il veut bien. Pourquoi pas ? Bien qu’il s’en défende, il est comme chacun de nous : sous l’emprise assez irréfléchie de la psychologie de bazar, il est vaguement convaincu que l’écriture est un bon remède quand on porte en soi un deuil inavoué. Et ça semble bien être son cas. Mais, comme tout un chacun, et en tout cas comme moi, il sait aussi que ce médicament entraîne des effets indésirables. Aussi se rembrunit-il (et d’autant plus facilement que Paul s’éloigne de lui pour se rapprocher d’un client qui réclame l’addition) et reprend-il le masque ténébreux qui lui convient si bien.

Il me semble que si le roman de Martin était déjà écrit et si j’en étais le lecteur, je lirais entre ses lignes que Martin ressent sans le savoir – et sous la forme, elle aussi masquée, d’une amertume sans objet précis – ce que son auteure éprouve quand elle réalise qu’il va falloir bousculer la concordance des temps et des espaces si elle veut que le roman révèle progressivement à ses lecteurs l’histoire que Martin préférerait ne pas évoquer de trop près.

J’ai alors l’impression que la dame se lève à nouveau, mais cette fois pour venir vers moi – ce n’est pas désagréable – et me faire remarquer que mes phrases sont trop longues. Mes paragraphes aussi. Impression toute subjective, bien sûr, mais qui me convient car – confidence pour confidence, lui dirais-je – c’est un de mes nombreux drames personnels que de ne pas croire à la réalité du monde, sauf quand elle se révèle déchiqueteuse.

Forcément, alors, mes phrases sont longues. Trop longues. Mes paragraphes aussi.

*

Elle passe près de moi. J’aime son parfum. Non, je ne l’aime pas car il se dissipe trop vite. Une auto, ou quelque chose qui lui ressemble, roule dans la flaque d’eau. Le ciel s’en va aussi. La ville reprend ses droits.

***

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Advienne ce que pourra

de l’inexistence (28)

En ces temps-là, il n’y avait pas de temps. Pas de temps ni d’espace. Insomniaque, une masse infinie et indifférenciée somnolait définitivement. Rien ne se passait et il n’y avait personne pour s’en rendre compte. Il en avait toujours été ainsi et il en serait toujours ainsi. Puisqu’il n’y avait pas de temps. Pas de temps ni d’espace. Ni de besoin d’en créer. La stase infinie et indifférenciée était. Et c’est tout.

La stase ne cherchait à trouver ni les cieux ni la terre, ni les ténèbres ni l’abîme. Ni la lumière. Tout était là et c’était tout. Tout était là, indifférencié, sans contraires, ni antécédents, ni conséquents, ni inconséquents. Et qui eût établi qu’il pouvait y avoir des contraires, des antécédents, des conséquents et des inconséquents? Il n’y avait personne. Seulement, la stase indifférenciée du Tout. Pas de noms. Pas de consciences. Seulement, la masse infinie du Tout. Et il en serait ainsi de toute éternité.

Et il en est ainsi de toute éternité !

*

vignette Ecoute

Est-ce pour cela que la Stase se mit à rêver qu’elle rêvait?

Rien ne l’y obligeait. Rien ne le lui interdisait. La Stase se mit à rêver qu’elle rêvait et dans ce rêve, elle s’aperçut rêvant. Elle s’aperçut rêvant qu’elle venait – s’apercevant rêvant – de créer de l’espace et du temps. Il y aurait dorénavant le temps du rêve et le temps d’avant le rêve du rêve. Et, dans le temps du rêve, la Stase se rendit compte que le rêve changeait souvent de place et dessinait de l’espace. Elle eût fort bien pu ne pas rêver qu’elle rêvait et elle le fit certainement, mais nous ne pouvons, nous les êtres de ce rêve, nous ne pouvons que la suivre rêvant qu’elle rêve. Et nous réjouir (tout en le regrettant) qu’elle eût inventé ainsi le temps et l’espace sans lesquels nous ne serions même pas en rêve.

Dans ce rêve, la Stase crut s’apercevoir que son rêve était le rêve de quelque chose qui était à la fois elle et pas elle. Cela ne l’étonna point que quelque chose pût être en dehors d’elle puisque ce quelque chose d’autre venait d’elle-même. Cela ne l’étonna pas non plus que ce quelque chose fût à la fois elle et pas elle puisqu’elle rêvait qu’elle rêvait.

Dorénavant (dans le temps du rêve), la Stase décida – comme ça, pour rien – que dans le temps et l’espace du rêve, elle laisserait la bride sur le cou à ce quelque chose. Ce quelque chose qui se mit alors à nommer tout un tas d’autres choses du rêve, comme la bride, le cou, le rêve, l’espace, le temps. Et la Stase laissa faire. Même quand le quelque chose qui était elle et pas elle se nomma lui-même et, bien sûr, la nomma, elle, la Stase innommable.

Le Verbe – puisque c’est de lui qu’il s’agit – se mit alors à agir de son propre chef. Il nomma les cieux et la terre. Ils étaient fort obscures et donc indiscernables. Le Verbe nomma la lumière et, dans le rêve, la lumière fut. Ce qui permit de distinguer des espaces clairs, des espaces d’ombre et des espaces de pénombre. Au moins dans le rêve. Et la lumière fut dite le jour et l’ombre dite la nuit. Et il y eut un soir et il y eut un matin. Mais il manquait quelque chose.

Tout en se doutant bien qu’il manquerait toujours quelque chose, le Verbe – voulant ignorer qu’il se trouvait toujours dans le rêve du rêve de la Stase – voulut créer ce quelque chose qui manquait à ce quelque chose qui était la Stase et n’était pas elle. Et alors, le Verbe fit comme s’il était la Stase. Il commença par décider qu’au commencement était le Verbe. Puis il s’endormit à son tour puisque c’était le septième jour.

Et quand le rêve lui permit de se croire réveillé, le Verbe décida, comme ça, mais ce n’était pas pour rien, qu’il se nommerait la Conscience et que la Conscience continuerait le rêve sans savoir que c’était le rêve du rêve de la Stase. Sans même savoir qu’elle rêve. Et, depuis ce jour, la Conscience continue le rêve du rêve et elle nomme. Elle nomme à tour de bras et elle essaie même de nommer la Stase elle-même. Comme si elle était extérieure à la Stase et la contemplait, comme si la Stase occupait une portion de l’espace et non la totalité d’un non-espace, comme si la Stase avait une histoire, comme si la Stase était composée d’éléments certes innombrables, certes articulés entre eux de façons certes multiples et complexes, mais que la Conscience peut commencer à dénombrer et à comprendre. Et, ce faisant, à tour de bras, la Conscience manque la Stase et construit à sa place (à sa place dans le rêve de la Stase) une image de la Stase qu’elle prend pour la Stase, comme si la Stase se laissait décomposer en parcelles qu’il suffirait de nommer et d’articuler entre elles. Dérisoire et superbe acharnement qui dresse un monde virtuel que le Verbe appelle « le Monde».

*

Quand elle aurait eu créé le Monde, la Conscience se serait rendu compte (plus ou moins) qu’elle n’avait pas créé le Monde mais la possibilité du Monde. Oui, il lui aurait paru plausible qu’à l’extérieur du Verbe, complètement à l’extérieur, existât ou pût exister une étrangeté radicale – le Monde – qui se pose spontanément en face du Verbe pour que celui-ci en prenne connaissance. Comme si la Conscience – faisant mine d’ignorer qu’elle est le Verbe – découpait le Verbe en deux morceaux : d’un côté, le Monde, de l’autre, la Conscience qui le regarde ! Et la Conscience (qui se nommait encore, parfois, elle-même le Verbe) s’attela joyeusement à relever le défi. Malgré les affres des doutes, des échecs, des tâtonnements, des abandons, le Verbe s’aperçut qu’il pouvait pratiquer dans le Monde des découpes qu’il appela des choses. Mais l’ensemble restait fort chaotique.

Alors le Verbe (comme s’appelait encore parfois la Conscience) décida, comme ça, mais ce n’était pas pour rien, qu’il se nommerait aussi la Conscience et que la Conscience était à la fois une et divisible en multiples consciences singulières. Il en inventa une. Il en inventa deux. Et ce ne fut pas facile, bien que cela se réalisât en rêve. Mais quand il y en eut eu deux, alors ce fut beaucoup plus simple : la Conscience s’explosa en innombrables consciences singulières qui, chacune de son côté, purent croire croître et se multiplier. Il y en aurait, dit-on (mais que ne dit-on pas?) près de 7 milliards aujourd’hui. Et la Conscience s’arrangea pour que chaque conscience singulière, prise dans sa propre réflexion, oublie qu’elle n’est qu’une hypostase du Verbe. Et pour que son oubli soit mieux chevillé, la Conscience (qui se souvient toujours plus ou moins qu’elle se meut dans le rêve de la Stase) dota chaque conscience singulière d’un corps qui lui semble renforcer sa singularité.

Et, merveille des merveilles, la Conscience, sous la forme de ses myriades de consciences singulières, se rendit compte que chaque corps singulier fait partie du Monde et qu’il peut lui aussi faire l’objet d’une tentative de connaissance par la Conscience. Ainsi, la Conscience s’ébahit et s’esbaudit de constater en permanence qu’elle fait partie du Monde à la fois et qu’elle est capable de prendre du recul par rapport au Monde, ce qui lui semble garantir à la fois la réalité du Monde et sa propre réalité.

Depuis ce moment, chaque conscience singulière, se voyant dotée d’un corps qui lui paraît différent du corps des autres consciences singulières, est confortée par lui dans le sentiment qu’elle est unique et qu’elle peut se penser à la première personne du singulier. En fait, la Conscience s’amuserait plutôt de cette fatuité car elle n’ignore pas que le corps et l’âme (autre nom de la conscience individuelle) sont fondamentalement identiques, le premier sur le mode de l’étendue ou de l’espace, la seconde sur le mode de la pensée ou du temps, et tous les deux dans le rêve du rêve. Si bien qu’aucune singularité n’échappe ni à la Conscience dont elle n’est qu’un avatar ni à la croyance qu’elle échappe à la Conscience.

Alors, la Conscience de s’endormir sereinement et avec elle les myriades de consciences singulières, chacune en son logis convaincue qu’elle est directement en contact avec le Monde par l’intermédiaire de son corps et qu’il lui est possible, par un coup de baguette magique, de se faire l’héritière de ses ancêtres et de ses contemporaines et, par leur entremise, de participer au contrôle progressif de l’humanité sur l’extérieur : la Nature, le Monde réel. Dorénavant, les choses du Monde, celle qui tombent sous les sens comme celles qui n’apparaissent qu’à l’aide d’instruments qui prolongent et affinent les sens, acquirent ( mais c’était toujours dans le rêve du rêve) une double manière d’être : en tant que choses dites matérielles et en tant que choses pensées.

*

from tapies


Il arriva même – et ce fut merveilleux – qu’un jour, une de ces consciences singulières qu’on appelle un mathématicien, dotant d’un crayon aigu son corps de mathématicien et s’apercevant qu’une des choses du Monde que ses collègues et lui-même appelaient une planète (ils l’avaient prénommée Uranus) semblait suivre une orbite inexplicablement déviée de la seule trajectoire compréhensible, s’avisa qu’en pensant très fort, il inventerait une autre planète, totalement imaginaire, dont la proximité dévierait la trajectoire d’Uranus. Or, à quelques temps de là, celles des consciences singulières les plus férues en astronomie, équipées de surcroît de lunettes qui renforçaient grandement l’acuité de leur vision, se mirent à n’en pas croire leurs yeux en se rendant compte qu’elles apercevaient bien une nouvelle planète à l’endroit précis et au moment précis inventés par le mathématicien et ce fut encore merveilleux : n’était-ce pas là la preuve que la Conscience comprend les règles du Monde et surtout n’était-ce pas là la preuve que le Monde n’est pas une invention du Verbe englué dans le rêve de la Stase ! N’était-ce pas là la preuve que le Verbe existe ?

Quand le Verbe crut se rendre compte, pour la première fois, qu’il existe, il se réveilla de son rêve. Et tout lui fut donné d’un seul coup. Il sut tout de suite que tout lui était donné d’un seul coup. Il s’aperçut alors, et ce fut immédiatement, qu’il était partagé entre l’exultation et la déréliction. Il n’était pas partagé, non, mais son exultation – qui eût dû, croyait-il, s’accompagner d’une jubilation sans nuances – s’encombrait d’inquiétude. Son allégresse, à peine s’élançait-elle qu’elle exigeait d’atteindre déjà la cible vers quoi elle s’élançait : n’était-elle pas seulement la coïncidence de l’élan et de la cible? Et de ne pas l’être, elle s’alourdissait, elle rebroussait chemin, elle pesait dans le même mouvement qui continuait à l’exalter. Il eût fallu pouvoir rester dans l’intense, ne pas recourir, comme le Verbe le faisait déjà, au double noeud du temps et de l’espace.

Alors, le Verbe choisit – mais il savait en même temps que le rêve du rêve choisissait pour lui – de croire qu’il ne s’était pas encore réveillé. Et qu’il se trouvait dans un rêve : un rêve, ça a lieu nulle part; c’est en dehors du temps ; dans un rêve, le temps et l’espace sont dénoués. Dans le rêve, il est possible d’être ou d’avoir été ou de devoir être en même temps ici et là. Dans le rêve, et avant même qu’elles existent, la flèche et la cible coïncident. Dans le rêve, le Verbe savait qu’il était au commencement : là où il n’y a encore rien ; avant que la première chose soit nommée.

Et dans ce rêve – que le Verbe se savait condamné à croire son rêve – le Verbe décidait qu’au commencement était le Verbe. Et il fut la première chose à être nommée. Et alors, le Verbe nomma. Il nomma les cieux et la terre. Ils étaient fort obscures et donc indiscernables. Le Verbe nomma la lumière et, dans le rêve, la lumière fut. Ce qui permit de distinguer des espaces clairs, des espaces d’ombre et des espaces de pénombre. Au moins dans le rêve. Et la lumière fut dite le jour et l’ombre dite la nuit. Et il y eut un soir et il y eut un matin. Mais il manquait quelque chose.

Alors dans le lendemain matin tout neuf, le Verbe nomma les eaux et pour qu’elles ne recouvrissent pas tout et n’interdissent pas la suite, il nomma un espace entre les eaux et les eaux. Cet espace, il le nomma étendue et, pour que l’étendue ne restât pas vide et permît la suite, il y nomma le sec et l’aqueux : l’aqueux fut l’océan et le sec, la terre. Et le Verbe constata que c’était bien. C’était bien parce que son rêve se tenait : on pouvait commencer à penser que ce n’était pas seulement un rêve.

Pourtant, le Verbe restait insatisfait et, tout en se doutant une fois de plus qu’il le serait toujours, il ne nomma pas cela mais il nomma en complément d’objet direct de la terre la verdure, l’herbe qui porterait de la semence, des arbres fruitiers donnant du fruit selon leur espèce et ayant en eux leur semence sur la terre. Et d’être nommé par le Verbe dans le respect d’une argumentation serrée, cela fut ainsi. La terre produisit de la verdure et de l’herbe portant de la semence selon son espèce et des arbres donnant du fruit et ayant en eux leur semence selon leur espèce.

Et le Verbe se dit que cela était bien et aussi que ça n’était pas suffisant. Le jour, la nuit, la terre, l’océan, la verdure, les plantes, les arbres fruitiers, cela était très bien, très cohérent mais ça manquait de mouvement. Alors, le Verbe chercha des noms et des idées qui pussent s’harmoniser avec ce qu’il avait déjà nommé et donner du mouvement. Il trouva – cela lui parut judicieux – qu’il serait bon qu’il y eût deux astres autour de l’étendue déjà nommée : cela était logique car sinon l’étendue déjà nommée eût été bien réduite par rapport à l’exultation du Verbe. Et les deux astres furent nommés, le premier par la grandeur le soleil – et il présida au jour – le second par la grandeur, la lune -et il présida à la nuit. Et pour qu’on pût croire se rendre compte qu’ils étaient les plus grands, le Verbe adjoignit à leurs noms ceux des étoiles.

*

from soulages

Alors, le Verbe se souvint qu’il était aussi la Conscience et dans le même élan de souvenance, la Conscience se souvint qu’elle était capable d’être à la fois une et divisible en myriades de consciences singulières, chacune dotée d’un corps, chacune en son logis convaincue qu’elle est singulière. Fût-ce à la suite d’une remarque de l’une de ces consciences singulières ? – et dans ce cas, ce fut certainement la première à recevoir l’existence – mais le Verbe s’aperçut alors que la Conscience était et n’était pas le Verbe et que chaque conscience singulière est et n’est pas la Conscience. Et il en fut ennuyé.

Mais comme, sans le savoir (tout en le sachant quand même un peu), le Verbe demeurait dans le rêve du rêve de la Stase, le Verbe s’autorisa à creuser dans l’espace et le temps pour y planter un arbre dont les fruits contiendraient un suc dont il décida, comme ça, mais ce n’était pas pour rien, qu’il donnerait à celui qui en goûterait la puissance de comprendre que la Conscience peut être et n’être pas en même temps le Verbe et que chaque conscience singulière peut être la Conscience et en même temps ne l’être pas. Et le Verbe (mais ce fut peut-être la Conscience) nomma le Monde Eden qui veut dire à la fois celui qui est là où il n’est pas et celui qui n’est pas là où il est.

Et le Verbe mit l’homme et la femme au milieu de l’Eden. L’homme et la femme étaient nus, l’un et l’autre, et ils n’en avaient point honte. Et ils n’avaient point froid. Et ils n’avaient point faim, ni de l’un ni de l’autre, ni des fruits que les arbres du Monde portaient en toute saison sans qu’ils mûrissent ni ne pourrissent. Alors l’homme, s’adressant au Verbe, lui dit Seigneur, sauf soit le respect que j’ai pour toi, on se croirait ici dans le rêve d’un rêveur : dis-moi, toi qui est au commencement et à la fin de tout, toi qui est et n’est pas, dis-moi comment je peux être sûr que je suis éveillé. Dans son extrême sagesse, le Verbe dit à l’homme qu’il n’en serait jamais sûr, sauf – ajouta-t-il – si tu goûtes du fruit de l’Arbre interdit. Et il montra à l’homme l’Arbre au centre de l’Eden, l’Arbre dont le suc donnerait à celui qui en goûterait la puissance de comprendre que la Conscience peut être et n’être pas en même temps le Verbe et que chaque conscience singulière peut être la Conscience et en même temps ne l’être pas.

Alors l’homme, d’un air entendu, hocha longuement la tête. Et la femme lui demanda pourquoi il hochait ainsi longuement la tête d’un air entendu. L’homme ne répondit pas. Et la femme lui dit qu’elle avait parlé avec le plus rusé des animaux, le serpent. Ce n’est pas interdit, dit-elle, et l’homme reconnut qu’elle avait raison. Pour continuer la conversation, il lui demanda ce qu’ils s’étaient dit, le serpent et elle. Et elle répondit que le serpent lui avait dit qu’il était chargé par le Verbe de lui dire que le suc du fruit de l’Arbre interdit donne à celui qui en goûte la puissance de comprendre que le Mal est le Bien et en même temps ne l’est pas. Alors, l’une et l’autre se dirigèrent vers l’Arbre interdit et ils mordirent, l’une puis l’autre, dans un de ses fruits, jusqu’au suc.

*

Rien ne se passa. Ou presque rien. Seulement l’homme et la femme s’aperçurent qu’ils étaient nus et ils en éprouvèrent de la honte. Ils s’aperçurent aussi que la honte est désagréable et en même temps qu’elle ne l’est pas. Et ils eurent froid et ils s’aperçurent aussi qu’en ayant froid ils avaient aussi très chaud s’ils se blotissaient dans les creux l’un de l’autre. Ils s’y endormirent en même temps. Et alors, chacun fit un songe. Chacun, de son côté, fit un songe et dans ce songe, chacun rêva que son rêve rejoignait celui de l’autre. Et dans ce rêve, le Verbe était fort irrité qu’ils eussent osé goûter du fruit défendu et il les chassait de l’Eden, qui signifie le Monde qui est et n’est pas. Le Verbe était fort irrité – dans son rêve, l’homme en fut effrayé – mais en même temps – et dans son rêve, la femme s’en fit la remarque – le Verbe était fort ennuyé.

Chasser l’homme et la femme de l’Eden sans les chasser du Monde supposait que l’Eden ne serait qu’une oasis dans le Monde. Or, l’Eden ne pouvait pas n’être qu’une oasis au milieu du Monde puisque Eden signifie le Monde qui est et qui n’est pas. Agacé par son agacement, le Verbe, par une décision de sa toute-puissance, décida de quand même chasser l’homme et la femme de l’Eden. « Advienne ce que pourra! » dit le songe de la femme au songe de l’homme et l’homme reconnut que la femme avait raison.

À ce moment du rêve, ils crurent se réveiller, et quand il se réveillèrent, l’homme et la femme eurent faim, ils eurent froid aussi, et peur et envie de disparaître, de revenir à l’Eden, de retrouver dans le non-être le bien-être dont ils se souvenaient. La grotte où ils se réveillèrent était ouverte à tous les vents et une tempête se leva qui engouffra les ténèbres dans la grotte. La femme fit un feu, l’azur l’ayant abandonnée et l’homme, allant chercher du bois pour le feu s’aperçut que certains arbres avaient perdu leurs feuilles et lançaient vers les cieux des suppliques sans espoir, que d’autres arbres portaient encore leurs fruits mais comme desséchés ou alors pourris et il ne reconnut pas, parmi eux, l’Arbre interdit.

Alors ils comprirent que ce serait à force de peine qu’ils tireraient désormais la nourriture de leur vie, que le sol avait été maudit et qu’ils n’en tireraient d’abord que des ronces et des épines. Et l’homme comprit qu’ils gagneraient leur pain à la sueur de leurs fronts et la femme comprit qu’elle donnerait la vie dans la douleur. «Advienne ce que pourra! » : ils furent, l’une et l’autre, fort stupéfaits d’avoir rêvé la même chose et cette expression devint pour eux un talisman d’alliance et quand ils la prononçaient, ils savaient, l’homme comme la femme, qu’elle contenait un sens qu’ils ne comprendraient jamais. Et, dans les ténèbres et la tempête, ils s’en réjouirent car ils comprenaient soudain que ce sens n’est pas pour être compris, mais pour faire comprendre qu’en ne le comprenant pas, ils accédaient, la femme comme l’homme,à la science qu’ils avaient goûté en même temps qu’ils goûtaient au suc du fruit de l’Arbre interdit. Le Verbe n’en pouvait mais.

Alors, ils se nourrirent, péniblement, ils se vêtirent, sans grand succès, ils se construisirent de médiocres cabanes et la femme mit au Monde, dans la douleur, des garçons et des filles qui en engendrèrent beaucoup d’autres, parmi lesquels ils nommèrent Noé. Dans leur rêve, l’homme et la femme virent que le Verbe n’en pouvait mais et qu’il s’en irritait fort. Alors ils le louèrent et, du coup, ils crurent comprendre que le Verbe s’adoucissait et qu’il permettait, comme ça, par simple adoucissement, que les premières générations de leur progéniture fussent quasiment en dehors de l’espace et du temps.

Ce furent des géants dont la taille était telle que l’espace autour d’eux perdit sa consistance : ce qui était plan se courbait, l’horizon n’arrêtait plus le regard, l’univers s’agrandissait dans le fur et la mesure qu’ils l’arpentaient et, en même temps, il se réduisait, vu de si loin, à un point immatériel. Ce furent des géants que le Verbe fit vivre si longtemps, pour les plus âgés d’entre eux, que le temps perdit son sens : l’un d’entre eux, et ce ne fut pas le plus sage, et ce ne fut pas Noé, vécut ainsi neuf cent trente années et chacune de ses neuf cent trente années étaient de trois cent soixante jours et chacun de ces jours dura neuf cent trente années. Et, ce pendant,cette durée leur paraissait un instant au regard de ce qu’ils eussent voulu vivre.

*

soulages ment

Alors, le Verbe se fâcha. À nouveau, il se fâcha contre les première progénitures de l’homme et de la femme. Il décida que la méchanceté des hommes était grande sur la terre et que toutes les pensées de leur coeur se portaient chaque jour uniquement vers le mal. Et dans leur rêve, la femme et l’homme s’aperçurent que le Verbe (ils l’avaient surnommé « Éternel») s’écriait «J’exterminerai de la face de la terre l’homme que j’ai créé, depuis l’homme jusqu’au bétail, aux reptiles, et aux oiseaux du ciel; car je me repens de les avoir faits. » La colère de l’Éternel fut telle qu’ils crurent se réveiller, mais il se rendormirent quand ils se rendirent compte, l’homme comme la femme, que l’Éternel avait décidé de sauver celui qu’ils avaient appelé Noé.

Alors, dans leur songe, l’ Éternel dit à Noé que la fin de toute chair est arrêtée par devers moi, car ils ont rempli la terre de violence. Vois : je vais les détruire, eux et la terre. Mais toi, tu vas chercher l’arbre de Gopher. Et l’homme et la femme sourirent, l’un à l’autre, et ils se dirent, l’une à l’autre « Advienne ce que pourra! » car ils croyaient savoir que l’arbre de Gopher produit un bois qui ne pourrit jamais, et ne se déforme pas, et résiste indéfiniment à toutes les eaux, pourvu seulement qu’il soit assemblé selon des agencements précis. Et l’Éternel dit à Noé, en enflant la voix afin que nul n’en ignore, de prendre trois cents coudées puis cinquante coudées puis trente coudées du bois de l’arbre de Gopher. Et d’en faire une arche, enduite de poix, une arche cloisonnée en cellules, une arche de trois étages, une arche avec une seule fenêtre fermée par un volet. Et Noé – qui ne comprenait pas encore ce que l’Éternel voulait, mais qui était un homme de bien faisant aussi parfois le mal – obéit à son Seigneur. Il pensa « Advienne ce que pourra! ».Et l’arche advint.

Et il advint aussi que,l’an six cent de la vie de Noé, le second mois, le dix-septième jour du mois, en ce jour-là, toutes les sources du grand abîme jaillirent, et les écluses des cieux s’ouvrirent. Cela sans discontinuer, quarante jours et quarante nuits. Quand la première source s’ouvrit, Noé s’était endormi et il ne l’entendit point. Mais dans son sommeil, il se hâtait de rassembler les plus proches de sa tribu qui venaient se rassurer autour de sa couche et ils apportaient avec eux, qui une paire, mâle et femelle, d’animaux purs,qui une autre, qui encore une autre, tant et si bien qu’il y eut bientôt près de l’arche sept paires d’animaux purs, et puis aussi une paire d’animaux impurs. Et Noé vit Noé les faire entrer par le volet entrouvert de l’arche : entrèrent dans l’arche Noé, Sem, Cham et Japhet, fils de Noé, la femme de Noé et les trois femmes de ses fils avec eux. Eux, et tous les animaux selon leur espèce, tout le bétail selon son espèce, tous les reptiles qui rampent sur la terre selon leur espèce, tous les oiseaux selon leur espèce, tous les petits oiseaux, tout ce qui a des ailes, ils entrèrent dans l’arche auprès de Noé, deux à deux, de toute chair ayant souffle de vie. Il en entra, mâle et femelle, de toute chair, comme Dieu l’avait ordonné à Noé. Puis l’Éternel ferma la porte sur lui.

Les eaux montèrent et montèrent, si bien que l’arche se mit à voguer entre les archipels formés par les sommets des plus hautes montagnes. Enfermés dans l’arche, les êtres survivants découvrirent l’ennui qu’ils combattirent par le sommeil. Ils découvrirent aussi, du moins certains d’entre eux, et plus particulièrement Noé, et plus particulièrement pendant son sommeil, la beauté et le sens de l’ennui et qu’à son occasion, l’intelligence s’illimite. Et dans son sommeil, Noé s’entendit répondre à l’Éternel « Seigneur, je ne t’entends plus, mais il me semble te comprendre ! Suis-je dans l’erreur? » et l’Éternel se tut ou s’il répondit, Noé ne l’entendit pas.

Son rêve déjà lui montrait que les eaux continuaient à monter, si bien que l’arche voguait maintenant sur un seul océan infini. Noé voyait l’infini de l’Océan et il se demandait comment il pouvait le voir puisque l’arche en bois de Gopher était hermétiquement close par la poix et le volet de la porte unique. Et, tandis que les eaux continuaient à monter, cela dura quarante nuits et quarante jours, Noé s’aperçut qu’il apercevait sur l’infini de l’Océan un point minuscule qui ne pouvait être que l’arche. Et il se demanda encore comment il pouvait voir ce point qui rétrécissait dans le fur et la mesure de la montée des eaux et paraissait vouloir se réduire à l’intersection de deux lignes imaginaires qui se seraient croisées. C’est précisément à cet instant, mais il devait s’en apercevoir bien plus tard, qu’il choisit de nommer l’arche Gopher, qui signifie « Advienne ce que pourra! » Au bout de cent cinquante jours, les eaux commencèrent à baisser et Noé se demanda comment il pouvait s’en apercevoir puisque l’arche en bois de Gopher restait hermétiquement close par la poix et le volet de la porte unique. Et il se répondit qu’il ne pouvait pas s’en apercevoir, d’autant moins qu’eût-il jeté un regard par quelque interstice imaginaire sur l’Océan infini, il n’eût point trouvé de repère pour mesurer le niveau des eaux. Et Noé sut qu’il venait de découvrir l’espoir.

Mu par l’espoir, Noé demanda à ses fils d’ouvrir le volet de la porte et de choisir un oiseau dans les cellules de l’arche. Ils lui apportèrent le corbeau mâle et, à la demande de ce dernier, le corbeau femelle. Et ils lâchèrent le couple au dessus de l’infini de l’Océan. Les deux corbeaux revinrent très fatigués et ne voulurent pas repartir. Noé demanda alors la colombe femelle, et il sut qu’il venait de découvrir l’obstination. La colombe s’envola et disparut. Elle revint, portant dans son bec un rameau d’olivier : l’infini de l’Océan se rompait. Elle repartit avec son mâle et ne revint pas.

Noé interdit de refermer le volet de la porte car il lui avait semblé que l’Éternel ne s’y opposerait pas. Et ce faisant, il fit bien. L’an six cent un de son âge, le premier jour du premier mois, Noé et ses fils et les femmes de ceux-ci et leurs enfants virent que l’arche reposait sur la terre ferme. Alors Noé, se souvenant qu’il avait nommé l’arche du nom de Gopher, qui signifie « Advienne ce que pourra », fit descendre à terre sa parentèle et pareillement tous les couples d’animaux, tant l’impur que les purs. Tous les animaux, tous les reptiles, tous les oiseaux, tout ce qui se meut sur la terre, selon leurs espèces, sortirent de l’arche.

Sous l’éclatante giboulée, Noé bâtit un autel à l’ Éternel et il offrit des holocaustes sur l’autel.Sans doute s’endormit-il ensuite car en son coeur, il sentit que l’l'Éternel dit en son coeur: « Je ne maudirai plus la terre, à cause de l’homme, parce que les pensées du coeur de l’homme sont mauvaises dès sa jeunesse; et je ne frapperai plus tout ce qui est vivant, comme je l’ai fait. Tant que la terre subsistera, les semailles et la moisson, le froid et la chaleur, l’été et l’hiver, le jour et la nuit ne cesseront point. Soyez féconds, toi et tes fils, multipliez, et remplissez la terre. Vous serez un sujet de crainte et d’effroi pour tout animal de la terre, pour tout oiseau du ciel, pour tout ce qui se meut sur la terre, et pour tous les poissons de la mer: ils sont livrés entre vos mains. »

Dans le songe, Noé entendit aussi son Seigneur l’avertir : «Seulement, vous ne mangerez point de chair avec son âme, avec son sang. Sachez-le aussi, je redemanderai le sang de vos âmes, je le redemanderai à tout animal; et je redemanderai l’âme de l’homme à l’homme, à l’homme qui est son frère. Si quelqu’un verse le sang de l’homme, par l’homme son sang sera versé; car j’ai fait l’homme à mon image.». Noé n’y comprenait rien, presque rien, sinon que son rêve, parce qu’il était un rêve et parce que le propre du rêve est de faire que le propre ne soit pas seulement le propre, se refusait à accorder à l’espace et au temps la solidité qu’ils méritent. Alors, il demanda à son rêve (qu’il se mit à appeler son Seigneur) de donner à l’espace et au temps la solidité qu’ils méritent. Et le Seigneur lui répondit : va et ne te fais point de soucis, je donnerai au temps et à l’espace la solidité qu’ils méritent. Et il ajouta : seulement, ne va pas te désespérer s’il arrive que tu ne t’en aperçoives pas. Et il en fut désormais ainsi.

*

Noé mourut et il y eut Abraham. Abraham était fort âgé et sa femme Sarah aussi. Et ils n’avaient point de descendance. Ils s’en lamentèrent longtemps et le temps, ayant désormais la solidité qu’il mérite, accomplissait correctement son travail de temps, si bien que les deux époux devinrent fort vieux, si vieux qu’il arriva un moment où ils se rendirent compte que leurs lamentations n’avaient servi à rien. Il arriva même un moment où – c’était dans l’oasis où Abraham avait conduit son troupeau, non loin de la montagne – ils éprouvèrent du plaisir à savoir que leurs lamentations ne serviraient à rien. Et, ils s’en réjouirent car ainsi ils découvrirent sur leur corps des espaces qu’ils ne connaissaient point. Sarah avait éclaté de rire en disant : quand je pense que… et Abraham reconnut qu’elle avait raison. Et il lui dit qu’en l’honneur de la nuit dans cet oasis près de la montagne, ils appelleraient Ithzac l’éclat de rire de Sarah. Et Sarah accepta tout en précisant que, pour sa part, Ithzac signifierait plutôt l’éclat de rire d’Abraham quand il avait entendu l’éclat de rire de Sarah. Et il en fut ainsi.


D’oasis en oasis, autour de la montagne, le troupeau d’Abraham et Sarah se reposait la nuit. Ithzac revenait souvent quand Abraham et Sarah se visitaient et il devint vite pour eux un jeune homme amusé qui les regardait rire. Et quand il les regardait rire, ils devinaient l’un et l’autre que leur rire devenait sourire. Et Sarah s’attendrissait, tandis qu’à son côté Abraham endormi devinait ses pensées.

***

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Parmi les dernières livraisons de la revue en ligne « remue.net » je viens de trouver un texte intéressant proposé par Pierre Ouellet.

Glane 7 : « Au-delà des fins » par Pierre Ouellet

de l’inexistence (27)

Je ne connais pas Pierre Ouellet, mais on peut apprendre assez vite sur la Toile qu’il s’agit d’un écrivain québécois, enseignant de profession, et qui s’intéresse beaucoup à un romancier comme Antoine Volodine dont j’ai toujours raté les publications, tout en sachant qu’elles devraient m’intéresser.

Le texte de Pierre Ouellet dans remue.net m’a passionné pour au moins trois raisons.

D’abord, il m’a paru (tout de son long, ou presque) particulièrement bien écrit. Je sais qu’il s’agit là d’une raison peu convaincante puisque j’émets déjà une réserve et puisqu’il sera toujours possible de faire remarquer que ce que je qualifie de « bien écrit » relève de la subjectivité la plus éphémère. Je persiste quand même à souligner d’une part qu’il lui arrive de succomber à une certaine facilité par gourmandise du « bon mot » et surtout d’autre part qu’il réussit à rester clair, voire classique (j’apprécie!) pour évoquer des situations d’écriture fort baroques.

Par ailleurs, son texte présente à mes yeux l’avantage de m’introduire à la lecture (ou plus exactement : à l’envie de lecture) d’un groupe d’écrivains qu’il rapproche (est-ce à leur corps défendant?) sous ce commentaire personnel. Il y a là Antoine Volodine, bien sûr, une allusion à Valère Novarina, et des indications plus précises sur Alain Fleisher, Céline Minard, Patrick Chatelier, Pascal Quignard. Ces écrivains me sont inconnus ( Novarina et surtout Quignard, mis à part), mais que Pierre Ouellet les rassemble en inventant un mode grammatical ajouté à l’indicatif, au subjonctif, au conditionnel , à l’infinitif et à l’impératif et qu’il appelle « le Vindicatif », les transforme à mes yeux en hétéronymes d’un même personnage. Un peu à la manière dont il paraît que Volodine use fréquemment.

Ce sont ou ce seraient tous des écrivains de la véhémence, prenant source et souffle à la fois dans ce qu’ils vivent du monde (sur le mode négatif) et dans le commentaire qu’ils font ou qu’ils feraient des réflexions de quelques ancêtres comme Gersham Sholem, Walter Benjamin, Franz Rosenzweig, Ernst Bloch, penseurs juifs dissidents de la première moitié du siècle XX. Samuel Beckett assurant la liaison. Curieusement (au moins, à mes yeux), Pierre Ouellet ne rapporte pas l’écriture de ce groupe aux textes qu’ont pu produire Kafka, Musil ou même Rilke ou Marina Tsvetaeva. Que je le fasse spontanément explique en partie l’intérêt que je porte à cette interprétation.

Mais la raison principale de mon intérêt vient de ce que Pierre Ouellet centre son propos sur ce qu’il appelle « les fins » :

« Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir… » Beckett nous a laissé, il y a déjà plus d’un demi-siècle, le leitmotiv de notre époque. Sa rengaine, sa ritournelle, qui nous reste dans la tête longtemps. Une comptine, une chansonnette, dont l’air, le rythme et le refrain nous fascinent et nous obsèdent. On n’entend plus que ce battement : fin de l’Homme, fin de l’Art, fin de l’Histoire… Mais l’entend-on toujours d’une même oreille ? Le comprend-on toujours dans le même sens ? Suivant la même leçon ? On s’y est habitué, accoutumé, au point d’en être intoxiqué, de faire chaque jour, chaque nuit, une overdose de cynisme, de nihilisme, dont on ne souffre même plus, insensible qu’on est à cette espèce de scie : mort de cela ou de ceci, de la civilisation ou de la démocratie, mort de Dieu, de l’espèce, de la planète… mort de la Vie. L’addiction a ses effets : elle nous rend familiers avec une étrangeté, cette fin qui nous nie et nous renie, cette « chose » en négatif qui ressemble à un « manque » dont on serait drogué bien plus qu’à une réalité, un état de fait, une quelconque substance. Nous sommes devenus des camés de la fin, des accros de l’eschatologie, des défoncés de l’apocalypse… mais qui, étrangement, s’accommodent de cet état, même menaçant, comme si « vivre » au plus près de la fin et même au-delà était le seul mode d’être qui nous satisfasse vraiment.

Il va de soi, au moins à mes yeux, que je ne partage pas complètement, loin de là, ce point de vue, mais j’y reconnais une proximité telle avec ce que j’appelle « l’inexistence » que je ne peux pas éviter de me passionner pour ce que Pierre Ouellet écrit.

*


Saul première

Sur la véhémence

La véhémence n’est pas mon genre : avant toute réflexion, mais aussi après réflexion, je suis gêné par les explosions d’amertume ou de joie. Il me semble que l’explosion se vit dans l’intime où elle prend d’ailleurs toute sa place. Ou presque. Ou presque, car je ne peux pas nier que l’explosion, par nature, exige toute la place, exige d’être proférée, exige d’être entendue et d’occuper, dans l’instant, tout l’espace. Qu’elle permette de coïncider enfin avec soi-même, j’en conviens et j’approuve, mais je vois en même temps qu’elle est tueuse. Elle annihile tout ce qui n’est pas elle, même quand on parvient à la conserver pour soi ; alors si on la laisse s’expectorer elle ne tolère de partager l’instant et l’espace avec rien. Qu’elle croise alors une autre véhémence, et même si celle-ci est mue par les mêmes élans, et la voilà qui grince de jalousie, qui ricane de pitié ou de dépit, qui finit parfois, renfrognée, par se taire. Qu’elle soit de joie ou d’amertume, la véhémence est aussi impérialiste qu’impérieuse : se partager, pour elle, ce n’est pas chercher et trouver un modus vivendi avec les autres, c’est imposer sa toute-puissance, qu’il ne leur reste plus qu’à marcher au pas avec elle.

Et pourtant, son modèle reste le chant d’amour qui accompagne la jouissance. Le « h » aspiré de sa deuxième syllabe, le « h » inspiré qui la soulève est bien à la fois ce haut-le-cœur et cette assomption qui la font jaillir sur l’envers disloqué des paroles, quand les mots qui arrivent au corps s’anéantissent d’eux-mêmes pour sourdre, méconnaissables, dans un chant dissonant et comme dément. Accédant à l’existence intime, la véhémence présente ce que Thérèse d’Avila appelait « la suavidad », presque le contraire de ce que la langue française appelle « la suavité », cette réunion de la souffrance extrême et de l’extrême joie, quand le corps ne fait plus qu’un avec l’âme et l’âme devient une seule zone érogène, quand la présence à l’être se confond avec la présence de l’être, quand on est à la fois anéanti et identique au tout. Mais la véhémence se détache de son modèle quand elle éructe ses vociférations vers l’extérieur.

D’amoureuse, elle devient tueuse. Son élan vital est un élan létal : mort à l’autre qui n’entend rien, mort à la vie qui est si mal foutue, mort à l’ordre du monde, ce désordre sourd, mort à la mort comme délivrance exquise ! Je n’aime pas la véhémence. Je ne sais pas conjuguer le vindicatif. Mode défectif qui ne devrait se conjuguer qu’à l’irréel du passé. Mais la présentation que Pierre Ouellet en suggère m’oblige à essayer d’y réfléchir à deux fois !

*

Sauldeuxième

Le cri en travers du cri.

La littérature à laquelle Pierre Ouellet se réfère et qu’il a tendance à définir, assez malencontreusement, comme « la littérature d’aujourd’hui », oscille – si j’en crois les exemples cités – entre le cri (vif, rapide, instantané, souvent lumineux) et l’amertume, plus diserte, plus obsessionnelle et plus confuse aussi. On aurait vite fait de la dire désespérée : impossible d’accepter le monde comme il est, mais impossible aussi de croire à un contre-monde radicalement autre, et surtout impossible, quand il arrive qu’on se leurre et qu’on croie entrevoir un contre-monde possible, de discerner quelque cheminement qui irait de l’un à l’autre. Alors, on gueule, on crie, on vocifère ou on patauge dans les gadoues. Et cela peut donner de très beaux textes, si j’en juge par les citations de Pierre Ouellet. Mais justement, ces textes, en quoi me paraissent-ils beaux ?

La question est globale, confuse et les réponses que je peux lui apporter seront forcément en vrac, dans le désordre. Agaçant, ce désordre, oui, mais partie intégrante de la beauté en question. Car ces textes, sur lesquels un silence aimable est entretenu par le microcosme, ont une capacité de jaillissement spontané, convulsif, compulsif – assez proche de Céline, de ce point de vue – mais bien repris en mains, le jaillissement, dans une écriture qui, restant claire, semble suggérer qu’il est possible parfois de passer de l’envers disloqué des mots à leur endroit loquace sans perdre de l’intensité. Cette qualité esthétique pourrait d’ailleurs induire en erreur le lecteur si, rassuré par elle, il passait à côté de l’effroi qui est à sa source. L’effroi ne se commande pas, mais il peut s’oublier.

Il peut aussi s’entretenir de lui-même quand l’écriture qu’il travaille de l’intérieur s’acharne dans le désespoir, y compris contre la complaisance qu’on pourrait y déceler. À partir de ce que Pierre Ouellet en dit et en cite, je vois certes l’inévitable complaisance mais aussi cette auto-destruction du cri qui se délite immédiatement, comme s’il s’en rendait compte. Il y a souvent comme un cri de travers à l’intérieur du cri. Comme un fausset qui le déraille. Un surcroît. Un manque aussi bien. Le cri ne doit pas être une délivrance, mais c’est une délivrance. Et qui ligote encore plus ! Alors, le vociférateur redémarre, comme si de l’écriture, de la véhémence en plus, profitait de la faille par les travers du cri pour repartir chargée ou rechargée d’intensité, ajoutant aux vitupérations contre l’ordre du monde la nouvelle hargne issue du cri lui-même.

Est-ce parce que la véhémence n’est pas mon genre ( la véhémence exprimée, s’entend), mais face à cette littérature du cri, j’ai une envie que je sens un peu ridicule ? J’ai envie de leur dire que je crois qu’ils se trompent ! Attitude risible dans la mesure où la véhémence n’invite pas au dialogue : au sens précis, ils n’en ont rien à foutre de mes ratiocinations ! Je vais pourtant m’obstiner. Entêtement qui est sans doute le fruit de ma véhémence intime…

Par prudence, je m’adresserai surtout à la présentation de ces écrivains par Pierre Ouellet. Son texte insiste sur la différence qu’il convient de ressentir et de comprendre entre leur messianisme et le millénarisme qu’on pourrait leur reprocher. Le millénarisme se situe dans l’Histoire (considérée comme un enchaînement objectif de faits passés) et prétend y mettre fin pour enfin accéder à un ordre qui ne soit pas jungle. Le messianisme post-humain (ainsi qualifié par Pierre Ouellet) se situerait, lui, au niveau d’une Contre-Histoire : il n’annonce pas la fin de l’Histoire des hommes sur le monde, il est la fin de l’Histoire, il est la fin du monde, il vit la fin du monde, il meurt la fin du monde. La Contre-Histoire, c’est l’intuition qu’il n’y a pas d’Histoire, qu’il n’y en a jamais eu, qu’aucun événement factuel ne nous la révèle, que le monde meurt, qu’il n’a jamais cessé de mourir et aussi bien que le monde, à chaque instant, naît à nouveau.

Paradoxalement (par rapport à leur haine de l’Histoire), l’Histoire semble leur donner raison ! En ce moment, qui n’en finit pas de durer depuis au moins un demi-siècle, il semble en effet que ce soit la fin de tout, à la Beckett. Mais ce n’est pas à cette Fin de Partie qu’ils se réfèrent : par delà, l’impossibilité actuelle de faire tenir et de construire quelque récit historique que ce soit (et en quelque tradition que ce soit), Volodine, Minard et les autres sont convaincus qu’il n’y a jamais eu d’Histoire du monde et, pour eux, à la limite (et au delà!) cela n’a pas d’importance. Le monde est implosant, le monde implose et refuse d’imploser. Le Big Bang est un cri que personne ne profère. Que personne n’a jamais proféré. Quelqu’un, un jour peut-être, le proférera ? Ces spécialistes de l’aragne, du seizième sanglot, de la Peste Noire, du Temps sans temps, du Lieu sans lieu, seraient-ils d’incurables optimistes ?

Ils ont, en tout cas, et si j’en crois Pierre Ouellet, le pessimisme bien chevillé. Et c’est avec ce pessimisme-là que j’entends discuter ! « Au-delà des fins… », c’est le titre de la présentation de Pierre Ouellet : que l’on puisse seulement envisager qu’il y ait un « au-delà des fins » devrait au moins conduire à s’interroger sur le processus qui s’achève. Histoire ou Contre-Histoire ? N’est-ce pas pareil ? Que la fin de l’Histoire semble annoncer la possibilité -désirée avec tant de véhémence – d’une Contre-Histoire suppose qu’il y a eu un sens de l’Histoire dont les effets néfastes accumulés ont fini par entraîner la fin de l’Histoire. Une sorte de sens brut s’imposant aux êtres humains de hier et d’aujourd’hui aboutit, à l’instant (fort durable!) de la fin, à une sorte d’apocalypse molle qui n’en finit pas de finir. Les millénaristes fixent une date dans le futur pour la fin de la fin et quand cette date est franchie sans que la fin ait cessé, ils en fixent une autre. Les messianiques invitent à vomir l’Histoire, y compris les millénarismes, mais à trouver dans cet écœurement la force d’affirmer une Contre-Histoire, non pas comme positive (« voici ce qu’il faudrait faire et penser pour déclencher la Contre-Histoire ») mais comme le refus permanent et réitéré du sens. Et ils voient dans l’impossibilité de parler ou d’écrire sans quelque sens que ce soit une motivation de plus pour donner dans le Vindicatif.

Je remarquerai d’abord (mais je suis conscient que ma zénitude ne fait pas de moi un interlocuteur valable, y en a-t-il?) qu’il est très possible d’écrire un récit de l’Histoire qui montre (ou qui montrerait) qu’à toutes ses étapes l’Histoire a pu être vécue comme la fin de l’Histoire, y compris dans les périodes aujourd’hui considérées comme brillantes. Quand on écrivait une histoire de la naissance, de la croissance, de l’apogée et de la fin de tel ou tel empire ou de telle ou telle ambition, un soleil noir venu de la fin obscurcissait les étapes antérieures. Du point de vue de l’Histoire, les hommes ont toujours vécu dans la fin de l’histoire. Et il semble bien qu’il y a toujours eu des véhéments, des vindicatifs. Ce qui n’enlève rien à la spontanéité de la véhémence et de la vitupération. Ce qui devrait au moins alerter les imprécateurs…

*

Alerter les imprécateurs.

Les alerter sur quoi ? Oserais-je répondre sur l’inexistence ? S’il y avait – comme nous le ressentons spontanément – un temps et un espace réels, définissant un monde réel dans lequel nos corps s’incrusteraient selon les mille manières de la vie ou de la mort et hors duquel notre pensée, notre langage, notre écriture essaieraient en vain de nous arracher, alors, oui, il y aurait là de quoi hurler. Il y aurait là de quoi hurler car nos mots (nos narrations sur le monde, son passé, son présent, les états, les nations, les classes et même les individus que nos narrations institutionnalisent) ne sont pas des choses, ne seraient pas, ne pourraient pas être des choses du monde, ne pourraient pas éviter de manquer ce que nous prétendons leur faire désigner, y compris la véhémence.

C’est sans doute, Yves Bonnefoy qui a su le mieux, du moins à mes yeux, insister sur cette sorte d’exil qui est notre : le pays que nous voudrions saisir y compris avec nos mots est toujours tout près, mais hors de portée, comme un « arrière-pays » pour lequel nous voudrions tant quitter le premier plan. Comme si nous nous trouvions sur la rive d’un estuaire et rêvions d’un pont à une seule arche jeté vers l’autre rive. Mais la brume qui lève sur l’estuaire inachève définitivement l’arche et l’autre rive, entrevue pourtant, disparaît ne laissant qu’une absence intense.. Nous sommes, me semble-t-il, dans l’intensité d’une absence et c’est peut-être une définition de la présence ! Le réel est là, oui, tout près, mais il est pour être manqué, dans une espèce d’impératif futur, futur mais définitif et permanent. Il se peut – et en littérature ou en art, c’est souvent le cas – que chacun de nous vive mal ce ratage ontologique. Pas forcément dans la véhémence ou la vindicte – l’exemple de Bonnefoy nous le rappelle, et encore mieux l’effacement de Jaccottet – mais souvent dans la véhémence et en recourant au vindicatif présent.

Et ce, d’autant que l’ontologique cristallise dans l’existentiel. Le ratage inéluctable se traduit inéluctablement par des manques ou des trop-pleins contre lesquels nous croyons buter au jour le jour : trahisons (amoureuses, amicales, politiques, philosophiques…), malformations physiologiques, enfermements, misère, pauvreté, richesse éhontée, précarité des uns, outrances des autres, saloperies diverses contre lesquelles on a à peine besoin de nous inciter à l’indignation, conviction de chacun d’être le seul à s’indigner assez tandis que les autres ne savent même pas ou ne veulent pas savoir qu’ils sont malheureux … Oui, les écrivains du post-exotisme ont le monde devant eux. Et ce que Pierre Ouellet en cite et la manière dont il les commente donnent envie non seulement de les lire mais aussi, et sans illusion, d’attirer déjà leur attention sur ce qui est peut-être l’autre versant de la véhémence.

Car il faut aller jusqu’au bout et forcer la véhémence à se retourner sur elle. La Fin, dont nous ne savons pas s’il faut en sortir ou plutôt s’y enfoncer, la Fin est là, depuis toujours, niant en permanence qu’elle eut un début et qu’elle aura un terme, la Fin est là, consubstantielle à chacun de nous comme chacun de nous lui est consubstantiel. Toujours et jamais se rejoignent dans le dehors du temps. Ailleurs et ici, hors de l’espace. Oui, il y a partout le mensonge, y compris dans le vindicatif.

J’écoute Volodine, cité par Pierre Ouellet :

 » 124. Cache-toi dans la terre avec ton visage et tes viandes ![…]

129. Si tu vas dans la terre, dis les mots étranges, emporte ton visage et tes viandes ! […]

133. Interprète les cris, imagine l’ennemi, entre dans l’image étrange !

134. Écoute les cris, observe en toi l’image des cris ! […]

136. Ruine en toi l’image des cris !

Je l’écoute et j’entends ce qui résonne dans les points de suspension que Pierre Ouellet y place : que ce qui parle ici ce n’est pas Antoine Volodine, c’est le tout de l’être, c’est l’être, sans majuscule ni personnalisation, l’être qui, immuablement, est. Et c’est tout. C’est tout, oui, rien que le tout !

Et s’il est de l’être d’être l’être sur le mode de la réflexion ; et s’il est de l’être sur le mode de la réflexion de se dédoubler et de se multiplier – à la fois l’être, le miroir et l’image de l’être dans le miroir – et d’inventer ainsi le temps, l’espace, des êtres singuliers pour subir le temps et occuper l’espace, leurs morts, et de ne jamais oublier qu’il s’agit de simples déductions logiques à partir de la réflexion, alors la réflexion (c’est-à-dire l’être), alors la réflexion (c’est-à-dire ces êtres singuliers que chacun de nous est) fait apparaître, à chaque instant et en tout lieu, un monde neuf, un monde, ici et maintenant, neuf à nouveau. Et le cri, fût-il de fureur, le cri, coïncidence absolue de l’âme et du corps, de l’un avec l’autre, de l’un et l’autre avec le tout, fût-il d’épouvante, le cri aperçoit soudain, ici et maintenant un monde neuf, un premier matin du monde, l’éternellement immuable premier matin du monde. Fût-il de fureur ou d’épouvante, le cri est de jouissance. Fût-il de jouissance, le cri est toujours aussi de fureur et d’épouvante.

C’est pourquoi, je ressens devant l’évocation de ce groupe incertain d’écrivains par Pierre Ouellet (et il faudra bien que je me décide à en entamer la lecture!), ce que j’ai ressenti devant « Les Enfants des Morts » de Ellfriede Jelinek, dans la traduction de Olivier Le Lay. Comme l’Autriche post-nazie de Jelinek, ce pêle-mêle d’espaces prolétariens plus ou moins soviétiques, d’espaces bombardés par forteresses-volantes rappelant la fin de la Seconde Guerre Mondiale, d’espaces irradiés annonçant Fukushima plus que Hiroshima, d’espaces en ruines reprises par des végétations équatoriales crie l’horreur et le refus, mais la déconstruction de l’espace et du temps, donc de l’Histoire, suggère au passage des aperçus jamais vus sur des perspectives inconnues dont les points de fuite un instant se rapprochent de vous, tels l’éclatante giboulée d’Après le Déluge, avant de s’enfuir et de s’enfouir. Un instant, vous avez entrevu la naissance du monde et vous ne l’oublierez pas.

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L’histoire de Saul de Tarse


Saultroisième
Faites l’hypothèse, mes Vociférateurs, que vous n’êtes, comme n’importe qui, que des hétéronymes de Saul. Oui, de Saul, dit Paul, dit Paul de Tarse, alias Saint Paul. Pas tellement le Saul des épîtres aux uns et aux autres que l’hagiographie nous montre – lors d’une chute de cheval – apercevant enfin la figure de son Christ, mais le Saul qui inventa le chemin de Damas sur lequel auraient eu lieu sa chute et sa révélation.


Confortablement calé en selle sur sa monture, à la nuit tombée, ce haut gradé du pharisaïsme anti-chrétien, la rêne molle, somnole, bercé dans ses certitudes par le pas régulier du cheval. Pour lui, le monde est parfaitement lisse. Ou le serait s’il n’y avait pas ces sectaires qui grimacent contre lui et qu’il a tellement combattus qu’il en est un peu fourbu, ce soir. N’osent-ils pas, ces excités qui rêvent de martyr, s’en prendre à la fois à Rome et aux autorités juives qui collaborent en paix avec l’Empire! À vociférateurs, vociférateur et demi! Et un demi sourire fatigué achève de l’endormir. C’est peut-être pour cela que son cheval passe du pas à l’amble. Une aimable brise caresse et rafraîchit : oui, le monde est lisse. Tellement lisse qu’il en est ennuyeux, mais en ce moment, ici et maintenant, la sieste cavalière s’alimente à l’ennui.

Laissé à lui-même, le destrier berce de son allure régulière la somnolence de Saul. Les lumières de Damas se rapprochent. Au loin, très loin, vaguement le tonnerre. Le chemin descend, la végétation change. Parmi les cades et les cistes, apparaissent les premières graminées à fourrage. Sans modifier son rythme, le cheval du Pharisien guigne les touffes appétissantes. Et soudain, ne résiste plus et s’arrête. Le corps de notre cavalier, non prévenu de l’arrêt, poursuit sa marche en avant, comme si de rien n’était. Le monde n’est-il pas lisse ? Ennuyeux, mais lisse. Décollant de la selle, Saul continue son chemin encore bonhomme, accroche un peu la selle avec son éperon de gauche, passe par dessus les oreilles insouciantes de la monture et commence à obéir aux exigences de la gravité après avoir suivi celles de la translation linéaire.

Le différentiel de forces engendre une résultante assez tournoyante qui réveille Saul. Inventant au passage le ralenti cinématographique, il aperçoit – quelqu’un en lui – aperçoit ce qui l’entoure – lui qui est à peine encore lui – sous des angles inhabituels et inconstants. Les axes et les coordonnées qui les accompagnent réajustent autrement le monde : les lumières de Damas deviennent les premières étoiles ou, qui sait ? les feux de quelque bivouac bédouin ; l’orage qui menaçait retire ses nuages près d’une lune surhumaine qui ressemble, qui sait ? à Yahweh, mais bienveillant, ou à Auguste, mais en plus impérial; le sol se rapprochant, assez vite, ma foi, dresse, sub-vertical ou sub-horizontal, légèrement gauchi un mur de terre battue et de verdure… Et Saul, perdant son nom et devenant Paul, emplit de son existence allégée les campagnes du Golan, sachant de source sûre, obscure mais claire, qu’il est à jamais celui par qui le monde naît. Et cela sans majuscules…

Plus tard ou au même instant, le Caravage, entre un meurtre et deux bassesses flamboyantes, inventerait à son tour le motif fameux : Saint Paul, à terre, sans trop de bobo, bras tendus et ouverts, jambes symétriques, une tache rouge jeté sur et sous lui, accueille la lumière de la révélation, tandis qu’un serviteur, l’air surpris – d’où sort-il, celui-là ? contemple incrédule le démonté, que son cheval très calme cherche à ne pas piétiner. Combinée avec le clair-obscur célèbre, l’occupation de cette grande toile par la masse du cheval, qui paraît reléguer le cavalier et sa conversion dans un rôle accessoire, aurait un peu indigné les commanditaires de l’œuvre et valu une amende à l’artiste. Qu’on le rembourse ! Car, peut-être avait-il deviné que la lumière sur le centre de la toile ne descend pas vers Saul devenu Paul mais en émane : regard émerveillé d’un qui se réveille et découvre le dessin et le dessein du monde sur ce que nous prenons, nous les habitués du monde habituel, pour un pelage et une crinière.

C’est encore un pelage et une crinière, mais ce n’est plus un pelage et une crinière. Paul y entrevoit non plus les deux dimensions aplaties d’un dessin mais ce qu’elles subissent quand s’ajoute à elles le relief qui, à la fois, les efface et les révèle, les révèle et les annihile. Les annihile, car ce qu’elles semblaient dessiner avant la chute est repris ici et maintenant, sous l’effet des ravines de la troisième dimension, dans un autre paysage, non pas décrit, photographié, évoqué, mais actif comme s’il était se creusant, se créant selon une durée qui échappe au temps. En un instant, mais qui dure un peu, très peu, un nouveau monde se burine, à la fois l’outil qui scarifie, le matériau sculpté et déjà le regard de Paul. Son regard et aussi bien sa main qui sculpte et aussi bien son ouïe, ses papilles, ses narines, non pas séparément et à tour de rôle, mais donnés ensemble par un sixième sens qui n’appartient pas plus à Paul qu’à Saul. Un sixième sens qui ne peut pas être vécu comme un sixième sens mais comme le seul sens qui soit, qui sera, qui fut. Et, lorsque Saul, devenu Paul, se relève, avec ou sans l’aide du palefrenier, il entre dans ce nouveau monde jaillissant, le même que celui qu’il vient de quitter, vociférations incluses.

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M point B tiret L

La nouvelle qui suit (et qui existe aussi, ICI, en version .pdf) a déjà été publiée, sous une forme à peine différente, dans un autre blog. Lookingformartin accompagne un roman – dont je laisse découvrir l’auteur(e) – qui m’a beaucoup intéressé pour plusieurs raisons et notamment parce qu’il me semble reposer sur le contraste entre un style vif, aigu, direct et l’histoire comme en creux d’un personnage, Martin, qui peut paraître insupportablement sûr de lui mais qui se décompose, se décontenance, s’évide en permanence. L’auteur(e) ne serait peut-être pas d’accord avec cette manière de lire son roman, mais tant pis !


L’auteur(e) joue d’ailleurs le jeu en proposant aux visiteurs de lookingformartin d’imaginer qu’ils ont un jour rencontré Martin dans des circonstances qu’ils sont libres de choisir. Pour l’instant, seuls ceux qui ont lu le manuscrit du roman (il n’est pas encore publié) sont en mesure de participer à ce jeu, mais j’espère vivement qu’il sera mis en ligne rapidement. Ayant lu le manuscrit, j’avoue m’être laissé prendre au jeu. Notamment, j’ai réagi à (ou contre) un chapitre secondaire de ce texte où il est question du regard jeté par Martin sur une dame nettement plus âgée que lui, nettement mieux posée que lui dans la vie et néammoins fort attirée par lui. Je n’aime tellement pas ce genre de regards que j’ai voulu faire comprendre à Martin mon indignation intérieure, sûr qu’il peut la comprendre, en écrivant cette nouvelle !

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Autour de la blogosphère

M.B-L n’était pas satisfaite d’elle-même. Et elle trouvait que ça lui arrivait plus souvent qu’à son tour, quoique bien des personnes de son entourage eussent volontiers détesté sa suffisance. C’est du moins un défaut qu’on lui attribuait souvent. Pourtant, une fois de plus, M.B-L n’était pas satisfaite d’elle-même.

M point B tiret L : M.B-L affectait de s’irriter contre cette appellation qu’elle avait d’ailleurs fini par adopter, même quand elle se parlait à elle-même, mais qui lui paraissait trop marquée par son milieu. Il y avait déjà NKM, BHL, DSK, pourquoi pas MBL. Non ! M.B-L ! Certes, elle ne détestait pas qu’au fond de sa province, la presse locale assimile la bourgeoisie de la petite ville, ou du moins ses éléments les plus remarquables, aux « bobos » de Paris, mais plus bobo en cela qu’elle ne le pensait, elle tançait souvent son entourage quand il singeait d’un peu près les manies attribuées à cette classe que tout le monde déteste. D’ailleurs pour montrer sa différence, elle ne votait pas à gauche, mais plutôt à droite. Et parfois, à la gauche de la gauche ! Une partie de sa réputation (enviable) de suffisance venait d’ailleurs de là.

Mais, cette fois, elle n’était vraiment pas satisfaite d’elle-même. Bon, déjà, son entreprise, un peu éhontée, pour séduire Martin, le jeune gaillard du parking, avait échoué pour l’instant, mais ce n’était pas le plus grave. Elle avait bien d’autres moyens pour vérifier la réalité charnelle de son existence au près des hommes et puis l’échec était sans doute provisoire. Non : ce qui la gênait le plus dans cette histoire, c’est qu’elle avait poussé la conscience professionnelle jusqu’à demander au bon Google de chercher du côté de ses moteurs ce que donnerait « Martin+parking+X », avec les guillemets. Par décence, nous désignons par X*** la petite ville dont il est question ici. Et elle était arrivée ainsi sur un blog d’écrivain très centré sur Martin. Et ce qu’elle y avait trouvé ne lui plaisait pas du tout.

D’abord, le blog ne permettait pas de distinguer nettement Martin et l’auteur et M.B-L avait l’impression en en feuilletant les pages que Martin était sans doute un simple personnage de roman. Certes, il paraissait devoir en être le héros, comme on dit, mais le roman n’était même pas encore publié et il est assez humiliant pour une femme d’âge de s’escrimer (en vain!) à séduire un gigolo de papier. D’autant que le site jouait à inviter les visiteurs à chercher s’ils n’avaient pas un jour croisé le chemin de Martin. Or, justement, une visiteuse affirmait avoir entrevu le mec et le trouver plutôt sympa, sauf sur un point : elle n’aimait pas, mais alors pas du tout, la manière dont Martin se comportait avec Madame Mireille Bertin-Lachaut ! M.B-L avait sursauté. Et attendu avec une impatience adolescente la prochaine livraison du blog.

Et cette fois, elle avait été servie ! Pas moins de deux billets avaient été postés depuis son dernier passage. Dans l’un, la visiteuse usurpait son identité pour feindre d’envoyer à l’auteur une mise au point que M.B-L n’aurait jamais écrite ainsi. Dans l’autre, l’auteur répondait à la missive en copiant/collant le chapitre qui, dans le roman, parle de Martin et de Mireille Bertin-Lachaut ! (voir là) Le pire, c’était que ce chapitre est écrit avec des précisions toutes aussi inexactes les unes que les autres mais toutes aussi plausibles les unes que les autres. M.B-L n’ignorait pas que dans un roman le plausible suffit à garantir l’effet de réel. D’ailleurs, lisant ce texte, n’avait-elle pas eu envie de vraiment gifler Martin ? Il est vrai qu’en même temps, mais cela allait dans le même sens, elle avait atténué le coup pour mieux sentir sur ses doigts la barbe naissante du malotru.

On le reconnaîtra : il y avait là de quoi ne pas être satisfaite de soi. Les noms d’oiseaux volèrent bas dans son for intérieur. Elle s’exaspéra d’autant plus qu’ils s’adressaient autant à Martin qu’au gestionnaire du parking, autant à l’auteur – qu’elle commença même à soupçonner d’être une femme – qu’à sa visiteuse de blog, autant à M.B-L qu’à Mireille Bertin-Lachaut. Elle s’était montré aussi bien trop conne en apportant ses gâteaux/gâteries à ce goujat. Mais l’Auteure (elle lui posa une majuscule pour pouvoir lui coller la marque du féminin à l’arrière!) n’avait pas non plus jouer franc-jeu en lui taxant ses nom et prénom et en la transformant en parangon des vices de la bourgeoisie locale. Cette pouffe allait même jusqu’à se déguiser mal derrière une bête visiteuse. Si sotte que ça, la visiteuse ?

L’accès de mélancolie dura au moins quelques minutes: le temps qu’il lui fallut pour se rendre compte que la situation n’était sans doute pas aussi inextricable (elle dit bien « inextricable » et ce mot faillit bien la faire redémarrer dans le désarroi), pas aussi inextricable qu’elle l’avait cru. Car enfin il y avait dans le billet laissé par la fausse visiteuse des remarques sur lesquelles M.B-L pourrait s’appuyer pour une contre-attaque. Ah, on voulait, sous prétexte de littérature, la dénigrer en tant que représentante de la bourgeoisie locale, en faire une mal baisée mal baisant rendue hors d’usage par l’âge et la richesse ! Et bien, on allait voir ce qu’on allait voir ! Et d’abord, le Martin, elle allait se le mettre dans son lit.

*

Un petit chat qu’on appelait Mitsou.

En remplaçant une passion par une autre, l’évocation acheva de la calmer. Même si sa rêverie ne parvenait pas à choisir entre plusieurs scènes possibles (plausibles!) : on y voyait notamment un gestionnaire de parking paralysé par l’élégance si présente dans la chambre de M.B-L (qu’elle partageait d’ailleurs avec son vieux mari) et le même gestionnaire, tout aussi décontenancé, mais cette fois par le contraste entre le bordel de la pièce où il posait son grabat et l’aspect aimablement bien rangé des dessous de la dame, M.B-L appréciait la confusion entre les deux situations. Son âge (justement!) lui avait au moins appris que le désir et surtout le plaisir se meuvent à l’aise dans ce genre de confusions. Mais – conservant en elle comme un reliquat de sa colère précédente – elle sut veiller à ce que cette aise aussi plausible que réelle ne lui fît pas oublier sa volonté de vengeance.

Ah, mon bonhomme, tu as voulu m’humilier en refusant mes avances, et bien tu vas voir ce que tu vas voir ! Et M.B-L de se mettre à décrire avec force précisions, toutes aussi exagérées les uns que les autres et surtout toutes, ou pratiquement toutes, censurées par le respect humain que son éducation lui avait inculqué, malgré qu’elle en eût eu, les effets physiologiques visibles de la décontenance de son amant. Il se voulait conquérant balzacien, il aurait un fiasco stendhalien ! Ce qui ne l’empêcha pas d’avoir soudain et fort l’envie de pleurer.

M.B-L n’était point femme à se retenir de pleurer, ni de quoi que ce soit, quand elle en avait fort envie. Elle pleura sans larmes : elle n’ignorait pas qu’ainsi le visage et son regard durcissent et qu’il se passe alors ce qui se passe souvent pendant l’amour, quand ne subsiste que le masque exténué de l’attention la plus extrême à l’instant vécu. Qui l’aurait aperçue ainsi n’eût pas manqué de se sentir minuscule et de se taire. Mais elle était seule.

Elle se ressaisit alors, c’est-à-dire qu’elle en revint à une habitude ancienne qui avait fait ses preuves. Elle s’offrit un retour en arrière des plus classiques. Elle savait bien que revoir sa vie est impossible et sans doute parce qu’on ne peut pas revoir ce qu’on n’a jamais vu, mais il lui était souvent arrivé de constater qu’en inventant tel ou tel événement sur son passé, elle y trouvait matière à croire oublier le présent, même si l’événement évoqué n’était pas joli-joli, comme elle disait. Elle se mit à rêver à Mitsou, un des premiers petits chats qu’elle eût jamais. Pour oublier Martin et son blog, elle crut bon, la pauvre, de penser à un chaton !

M.B-L s’imagina qu’à douze-treize ans, ses parents lui avaient offert Mitsou sans doute à l’occasion d’un gros chagrin dont, présentement, elle se souciait comme de l’an Quarante. Certes, elle ne pouvait pas douter avoir eu un jour (et même, ricana-t-elle, plusieurs jours) douze-treize ans, ni avoir reçu un chat ou un chien en cadeau de consolation, mais elle n’ignorait pas (et elle s’en contre-fichait) que ce chat pouvait très bien ne s’être jamais appelé Mitsou.


Mitsou avait donc été un petit animal tout noir, aux yeux si brillants qu’on ne pouvait douter de son inconvenance. Pour la famille de la future M.B-L et pour l’éducation qu’elle avait imposée à la fillette, briller des yeux relevait nécessairement de l’inconvenance, comme écarter les coudes à table et les genoux à chaise. Mitsou avait maintes fois permis de vérifier l’exactitude de ces mises en garde, bien qu’on fût déjà dans les « Sixtees ». Il griffait de partout et partout. Rien ne lui résistait : ni les meubles dont il se refusait à reconnaître le style, ni le cuir des canapés qu’il traitait comme du skaï, ni les genoux, même serrés, de sa maîtresse aux parents de laquelle il offrait, apparemment sans le savoir, un prétexte pour refuser le raccourcissement des jupes et même des robes. À un demi-siècle d’intervalle ou presque, M.B-L s’imagina qu’elle s’était imaginé que Mitsou était responsable du caractère insupportablement sage des vêtures choisies par sa mère !

En fait, elle n’avait jamais douté que ce fût encore un coup de la démocratie-chrétienne, fort prisée par la famille. La petite ville de X***, comme ses campagnes environnantes, a finalement accepté la République assez tôt dans le siècle XIX, à la condition que celle-ci accepte de son côté la main-mise culturelle et foncière de l’Église sur la région. Les Lachaut avaient eu un aïeul député et plusieurs de leurs ancêtres avaient été maires ici et là, tout en développant, de façon que la tradition familiale considérait comme intelligente, l’entreprise de marrons glacés créée par le député. D’ailleurs, la confiserie que son mari lui avait achetée permettait encore à M.B-L d’exhiber sur certains desserts la manchette « existe depuis 1878″. Bien avant Mitsou.

Cependant, il faut reconnaître à la famille Lachaut (en tout cas, personne ne manquait de le signaler) que les gestionnaires de l’entreprise de marrons glacés avaient toujours su associer leurs employés, même quand ils commencèrent à se syndiquer, aux bénéfices de leur réussite : salaires légèrement supérieurs à la moyenne locale (il est vrai particulièrement basse), salle de réunion pour l’aumônerie, cadeaux pour les enfants lors des fêtes liturgiques et même, parfois, une bourse pour donner de l’instruction aux plus méritants. C’est sans doute cette tradition sociale et chrétienne qui avait permis aux marrons glacés d’échapper aux grèves du Front Populaire.

Bien que la documentation se montre fort peu prolixe sur ce point et cette époque, il semble que l’entreprise et la famille traversèrent le second conflit mondial sans vraiment choisir entre résistance et collaboration. Mais le père de la future M.B-L se retrouva ensuite à la tête d’une section d’un parti aujourd’hui bien oublié et qui s’intitulait bravement le mouvement républicain populaire. Quand Mitsou et ses inconvenances furent offerts à Mireille Lachaut, le mouvement républicain populaire existait encore et le père de notre héroïne tenait toujours à ce qu’il gardât son indépendance (bienveillante) par rapport à de Gaulle.


On le voit sans doute : évoquer Mitsou avait permis à M.B-L d’oublier Martin sans vraiment l’oublier. Sans vraiment l’oublier, car le paysage socialement lisse qu’en bonne Lachaut M.B-L se représentait bien partagé entre la haute bourgeoisie locale et le reste de la société vivant en bonne intelligence durant les temps bénis d’avant les « Sixtees », ce paysage était frôlé de près par des silhouettes intruses, inquiétantes, aussi irréelles que les liens imaginaires de bénévolence et de gentillesse qui le constituaient. Silhouettes de la lutte des classes, mal rasées, musculeuses, parfois avinées, lourdement soviétiques, elles évoquaient, par pillage et viol, la fin d’un monde. Et, gonné comme l’as de pique, souvent farouche et sûr de lui, le Martin du parking les rameutait sur les devants de conscience. D’urgence, il fallait en revenir à Mitsou.


La gaminette de douze/treize ans en avait eu vite assez de ce chat devenu adulte et qui ajoutait de nouvelles inconvenances aux anciennes. D’autant que sa mère lui reprochait de mal s’en occuper. Aussi, un jour, fut-il décidé de le porter chez le vétérinaire, un ami de la famille, pour une castration vite fait bien fait, comme on eût aimé, sans se l’avouer même au confessionnal, qu’y passassent aussi les prolétaires récalcitrants. Or, Mitsou se révéla beaucoup plus anarchiste que marxiste et, dans la salle d’attente, où la mère et la fille passèrent pourtant avant les autres clients, au lieu de haranguer la faune du lieu pour qu’elle se donnât la main, il sauta de son panier et prit la porte. On n’entendit plus jamais parler de lui. Bon débarras.

*

Un beau mariage.

Mais elle ne parvint pas à se débarrasser comme ça de Martin et surtout du blog de son Auteure. Oui, décidément c’était une femme. Certes, dans un billet, celle-ci avouait son genre, mais à la première lecture, M.B-L y avait vu une entourloupe supplémentaire de l’auteur. D’autant qu’un échange entre un faux visiteur et l’écrivain sur la naissance de Martin, avec digression inattendue sur l’accouchement, lui avait paru plus que suspect. Maintenant, elle se convainquait que l’écrivain était bien une femme.

Elle relut le billet qui avait pour titre « Chère madame Bertin-Lachaut » : oui, seule une femme… Mais elle se reprit: qu’en savait-elle après tout? M.B-L croyait avoir découvert, l’expérience aidant, donc au fil déjà long des années, qu’il n’y a pas plus de psychologie féminine que de psychologie masculine. Nous lui laisserons la responsabilité de cette conviction, même quand elle la généralisait à l’ensemble des groupes, classes, races, nations, territoires dans lesquels il est d’usage d’enfermer les individus, même les plus inqualifiables d’entre eux. « Une personne reste une personne » disait-elle souvent  » et il est criminel de la juger sur la classe à laquelle elle semble appartenir, sur le faciès qu’elle semble porter, sur son passeport… ». C’est sur de telles assertions que s’était établie sa réputation de suffisance.

Elle était quand même convaincue que l’auteur du roman était une auteure. Et pas seulement parce qu’elle affichait son genre. Voilà qui eût pu en dire long sur sa propre personne, si seulement elle avait tendu l’oreille !

Il est vrai que la dite Auteure s’enferrait dans ce dernier billet, allant jusqu’à mettre en doute certaines affirmations qu’elle lui avaient attribuées en rédigeant – à la place de la prétendue signataire ! – l’intervention de Mireille Bertin-Lachaut. Avec une certaine perspicacité, l’Auteure avait fait dire à M.B-L (ou plutôt à son simulacre) que son envie de mettre le jeune Martin dans son lit n’était pas la conséquence de ses déceptions conjugales. Mais dans la réplique qu’elle avait ensuite placée dans le blog, elle s’était permis de persifler sur ces dernières. Et là, M.B-L voulait réagir.

Elle n’ignorait pas qu’il est de bon ton, quand on conteste l’ordre établi, d’affirmer que les liens du mariage en milieu « bourge » sont dépourvus de toute richesse charnelle. Elle n’ignorait pas non plus, et pour cause, que l’éducation démocrate-chrétienne a longtemps essayé de réduire le sexe à la portion congrue. Elle pensait, elle aussi, que beaucoup des bourgeoises de son entourage rêvaient, rêvaient au moins, de compenser par quelques extras la médiocrité du quotidien. Elle avait même cru longtemps qu’au delà de la soixantaine, il est rare que le déduit – surtout conjugal – conserve un quelconque intérêt. Quand elle avait été en âge de vérifier, elle avait pu constater qu’elle s’était trompée.

Elle s’était mariée, très jeune et dans des circonstances qui avaient un peu défrayé la chronique locale, à une époque où la morale démocrate-chrétienne paraissait mise à mal par l’air du temps. Elle était alors en Terminale Lettre du Lycée de L’Immaculée-Conception et avait été élue par ses condisciples pour les représenter au Conseil d’Administration de cet établissement privé. Bien entendu, les trois ou quatre délégués des élèves n’avaient pas vraiment droit au chapitre, mais ils siégeaient vraiment autour de la même table que les représentants du personnel, de ceux de l’administration, des parents d’élèves et surtout de la Mairie. C’est ainsi que Mlle Lachaut était assise aux côtés de M.Bertin, un trentenaire sémillant, bon causeur et qui s’amusait beaucoup à scandaliser les plus réactionnaires. Il avait ainsi proposé, sans insister, que la prière du matin fût remplacée par une minute de silence, que les tabliers roses des filles fussent plus multicolorés et légèrement raccourcis, que l’Histoire Contemporaine tînt enfin compte de la période qui avait suivi la Grande Guerre.

Sa voisine avait à chaque fois voté en faveur de ces propositions avec un enthousiasme juvénile qui n’avait certes pas emporté la conviction de la majorité du Conseil, mais lui avait attiré, à la sortie de la dernière réunion, juste avant le bac, une demande en mariage qu’elle avait acceptée de transmettre à ses parents. C’est ainsi que Mireille Lachaut, fille unique du confiseur bien connu, convola en noces justes avec Monsieur Bertin, du barreau de Y*** Ils avaient engendré, dans des délais raisonnables, un garçon et une fille, avant que le temps et les quinze ans de différence d’âge entre M.B-L et son époux ne déliassent quelque peu ce couple.

Mais M.B-L, agacée par le sourire sarcastique (ben, voyons!) qu’elle attribuait à Martin, ajoutait aussitôt que les libertés qu’ils prirent assez vite avec la morale démocrate-chrétienne n’empêchaient pas « et peut-être, au contraire » l’entente conjugale, notamment en matière de galipettes. Quand Bertin, septuagénaire avenant, riche, soigné, attentif avait ajouté à cette kyrielle d’épithètes une impuissance certaine, M.B-L sut inventer avec lui des jeux si efficaces que la tendresse s’ensuivit. N’en déplaise à l’Auteure et à son Martin.

M.B-L n’était pas mécontente de son retour en arrière. Comme presque toujours, le subterfuge lui avait permis de laisser à sa colère de la bride pour se calmer. Elle se calma donc. Se calmer présentait malgré tout un inconvénient de taille : se calmant, elle se retrouva devant la nécessité de trouver un stratagème pour s’envoyer le Martin.

*


Sociologie de la tartelette.voir aussi ici

Elle ne pouvait pas continuer à échanger avec lui quelques mots, anodins d’un côté, narquois de l’autre, pendant que d’une main, il lui tenait la portière et de l’autre, mais c’était la gauche, il s’apprêtait à mordre avec appétit dans la dernière tartelette qu’elle lui avait apportée. N’en déplût à l’Auteure – qui exagérait vraiment sur ce sujet dans le chapitre copié/collé – Martin appréciait une friandise qui reposait sur près de 130 années de conscience professionnelle. L’Auteure avait même poussé la perversité jusqu’à reproduire, pour illustrer le billet où elle feignait de répondre à Madame Bertin-Lachaut, la photographie d’une pâtisserie assez infâme par sa couleur (un mélange de lilas et de bruns à vomir) , sa forme (assez proche des cadeaux canins qui déshonorent les trottoirs de X*** ) et surtout ses petites dragées mauves en forme de cœur. Et ça, elle ne l’emporterait pas au paradis.

tartelette


Quelques jours plus tard, M;B-L décida qu’aujourd’hui, elle ne prendrait pas la voiture. Et elle se rendit au café « Les Lucioles » où elle savait que Martin avait ses habitudes. C’est Paul, l’unique serveur qui le lui avait dit. Le parking et le café sont assez proches l’un de l’autre, mais M.B-L n’avait plus l’habitude de traverser sa ville à pied, et elle fut un peu décontenancée par ce qu’elle en aperçut.


Les quelques commerces ancestraux qui exposaient encore leurs vieilleries mercières, chapelières, voire alimentaires, il y avait quelques années, avaient été remplacés par des boutiques de fringues et surtout des agences bancaires. Les trottoirs avaient été refaits à neuf et même élargis dans la zone semi-piétonnière. C’était agréable à première vue et cela sonnait plutôt moderne. D’ailleurs, comme à Paris ou à Y***, les piétons semblaient manier le téléphone mobile avec une maestria certaine, à peine encombrée par quelque réticence venue du fond provincial des âges et de l’intimité. Elle fut quand même surprise, et agréablement, par la multiplication des vieillards – grâce à une mise soignée, c’est avec dignité qu’ils titubaient sans déambulateur – mais aussi des Arabes que les rues semblaient avoir adoptés plutôt facilement. M.B-L se sentit très jeune, bien qu’elle eût sans doute à peu près le même âge que les chibanis maghrébins dont elle contournait les groupes. De façon assez idiote (si l’on pouvait en croire les épithètes qu’elle s’adressa), elle sentit que Martin eût approuvé son aisance dans ce quartier populaire de cette ville bourgeoise.

Elle ne connaissait pas vraiment Paul, le serveur des « Lucioles », mais la seule fois où elle s’était assise à la terrasse, il n’avait pas pu s’empêcher de nouer la conversation, sans se gêner pour la regarder droit dans les yeux et sur la bouche. Elle lui avait avoué, sans y attacher d’importance, qu’elle ne connaissait plus de la ville que le parking et son préposé. « Ah ! Martin ! » avait-il soupiré, plaçant un point d’exclamation là où plusieurs points d’interrogation eussent été nécessaires. Oui, elle croyait qu’il s’appelait Martin. C’est ainsi qu’elle avait appris que Martin venait souvent aux « Lucioles ».Si elle s’y rendait aujourd’hui, c’est qu’elle voulait essayer d’en apprendre un peu plus sur les habitudes du préposé.

Paul se précipita vers elle, tout en rectifiant vite son profil dans le reflet d’une vitre. Le commercial parfait qu’il savait être en même temps que Don Juan d’arrière-boutique prit la commande et lui laissa l’initiative. Elle ne pouvait venir que pour lui, cette Mireille Bertin-Lachaut. Quand il revint avec la menthe-à-l’eau que la douceur du temps rendait appréciable, il lui montra qu’il l’avait doublement reconnue, en la remerciant d’avoir quitté un instant son salon de thé pour sa modeste terrasse et en lui précisant que Martin ne venait jamais à cette heure. Il sut même cacher sa déception ( se dit-elle avec une certaine fatuité que l’Auteure aurait peut-être dite « de classe ») quand elle chercha à lui faire préciser quel était le moment le plus favorable pour rencontrer Martin. Pour l’aider à surmonter son dépit (et donner de la réalité à celui-ci) M.B-L se fit même très Mireille Bertin-Lachaut en le félicitant pour les aménagements de sa terrasse et en ajoutant que ça lui donnait des idées pour le salon de thé. Elle fit si bien, d’ailleurs, que Paul crut voir son heure arriver.

M.L-B ne détestait pas les hommages masculins, surtout quand ils n’engagent à rien. Semblable en cela à bien des femmes, elle ignorait, elle ne voulait pas savoir, que beaucoup de mâles sont plus féminins qu’on ne pense et que ne s’engager à rien vis-à-vis de l’un d’eux peut blesser en lui telle ou telle intimité dont il ne soupçonnait pas l’existence. Fût-ce le cas pour Paul ? M.B-L – on ne le sait que trop – n’avait lu du roman dont Martin était le héros que le chapitre mis en ligne par l’Auteure et croyait deviner que le serveur était encore plus accessoire que la confiseuse pour Martin. Ce qui était probablement faux. Mais au regard de qui ?

Il n’osa pas s’asseoir à côté d’elle et elle se dit, bien sûr, qu’il préférait sans doute rester debout pour plonger plus facilement du regard dans un décolleté un peu imprudent. Elle put d’ailleurs constater que son chemisier de style n’allait pas dans ce sens et elle refusa de se laisser offrir une seconde menthe-à-l’eau. Retrouvant sans y prendre garde la suffisance que lui reprochait son entourage, M.B-L se leva assez brusquement en disant, mon dieu, mon dieu, j’oubliais que ma manucure doit m’attendre chez moi. Et ciao, Paolo.

Elle avait eu le renseignement espéré et pouvait donc peaufiner son stratagème.

*

Ceci n’est pas une tragédie classique.

M.B-L se serait bien vue arrivant aux « Lucioles » vers 20 heures, alors que Martin est déjà au comptoir à échanger quelques mots avec la barmaid, avant de prendre un guéridon et de se faire servir par Paul. Comme un stratagème envisagé demeure un rêve, il est comme le rêve, le contraire d’une tragédie classique : il ne respecte ni l’unité du temps, ni celle du lieu, ni même celle de l’action.

M.B-L ne s’interdit donc pas de faire le Paul à la fois cligner de l’œil à son adresse pour lui montrer Martin et se servir du même œil, ouvert, fermé, ouvert, deux fois de suite, pour signaler à Martin qu’il avait une visite. Martin hausserait les épaules, mais quand même… Et Paul, de se demander comment il pouvait bien faire pour que les femmes lui tombent dans les bras sans qu’il y accorde de l’importance.

Quant à M.B-L, assez sottement (elle était la première à le reconnaître), elle penserait exciter la jalousie de Martin en offrant à Paul la compensation d’un très léger flirt qu’elle imaginait plutôt flatteur pour le barman. Elle lui confie donc (ou lui confierait, ou lui avait confié donc) qu’elle s’ennuyait trop fort chez elle pour y rester et que leurs échanges de l’après-midi l’avaient conduite à penser aux « Lucioles ».

Dans cette version des faits, M.B-L n’alla pas plus loin et elle ne sut jamais ce que Paul lui avait alors répliqué. En revanche, elle se souvint plus tard que Martin s’était assez brusquement levé (brusquement, pour satisfaire l’amour-propre de M.B-L, mais pas trop brusquement, pour respecter l’image que l’Auteure se fait de son Martin) pour se diriger vers Paul et sa cliente. Quoique son côté midinette eût envisagé sérieusement une algarade entre les deux copains, elle n’alla pas plus loin dans cette voie et se contenta de deux variantes conduites parallèlement.

Première variante : Martin, sûr de lui et de son charme (Mireille Bertin-Lachaut s’en laisse chavirer l’émotion), la salue bien bas (un peu trop), expédie Paul au reste de sa clientèle, plutôt nombreuse à ce moment, et lui demande s’il peut s’asseoir à sa table. Bien entendu, d’accord avec l’Auteure, elle n’a pas le temps de lui répondre et il s’assied d’autorité. Il leur commande deux demis (« et un entier, un ! » annonce Paul) et lui fait remarquer qu’il la préfère sans tartelette à la main. Bien entendu, elle ne sait pas ce qu’elle réplique, mais elle réplique, c’est sûr, et de manière telle qu’elle devrait montrer au malotrus qu’elle a plus d’esprit qu’il ne le croit. Le malotrus étant un malotrus ne comprend pas sa finesse. Elle non plus d’ailleurs et cela met fin à la première variante.

Deuxième variante : Martin, sûr de lui et de son charme (Mireille Bertin-Lachaut s’en laisse chavirer l’émotion bien que M.B-L lui conseille de faire gaffe), la salue vaguement (un peu trop vaguement) et passe devant elle (devant eux!) et sort de la terrasse. Alors, n’écoutant que son courage, et oubliant au passage de consommer la menthe-à-l’eau que Paul tiendrait, bien entendu, à sa disposition, elle emboîte le pas au fuyard. Qui accélère.

Bien que cette accélération confère (oui, c’est le mot que M.B-L utiliserait!) à sa silhouette l’allure un peu piteuse, surtout vue de dos, de quelqu’un qui commence à douter d’avoir fait le bon choix, elle trouve que son charme n’en souffre pas. Un charme un peu penaud (dans le jean éternel, le mâle fessier se réduit à presque rien), mais que Mireille Bertin-Lachaut considère – malgré qu’en ait M.B-L – avec un attendrissement quasi maternel. Elle pourrait le rattraper, mais elle se retient et c’est lui qui s’arrête brusquement : non, elle ne le heurte pas, elle est midinette, mais quand même… S’arrêterait brusquement et lui demanderait (non : il ne lui demanderait pas pourquoi elle le harcèle ainsi) et lui demanderait si elle ne trouve pas que Paul est obsédé par les femmes. Dans sa situation, c’est difficile pour elle de trouver une réponse élégante et M.B-L se tient coite.

Martin prend donc Mireille Bertin-Lachaut par le bras :il serre et lui fait un peu mal, mais elle préfère car ainsi, se dit-elle, il sent moins la fonte musculaire qui la tracasse depuis quelques temps. Elle se laisserait guider par lui. Jusqu’à l’immeuble où il a son studio : elle n’imagine pas Martin autrement qu’en célibataire, mais maintenant, elle se pose la question. Ne la tranchant pas (car elle manque de temps), elle abandonne l’idée du studio pour un petit appartement, un F2 par exemple, qu’elle situe à l’étage d’un de ces petits immeubles crépis de gris du quartier de la Poste.

Ils sont maintenant chez lui. « Dans mon bordel », lui fait-elle dire. Et elle se fait répondre qu’elle ne peut pas lui répliquer que c’est au contraire tout à fait coquet, car c’est vrai, il est difficile de trouver un endroit pour s’asseoir. La logique du moment voudrait que Martin débarrasse un coin de son grabat pour lui faire un peu de place. Mais cet enchaînement se heurte en M.B-L à l’idéologie démocrate-chrétienne revue et corrigée début siècle XXI et comme elle n’a pas plus à respecter la concordance des temps que celle des lieux, c’est dans sa villa des Hauts de Ville que Mireille Bertin-Lachaut invite Martin à pénétrer. C’est d’ailleurs une bonne idée car elle sent aussitôt la prise de la poigne de Martin sur son bras se desserrer nettement.

Se rend-il compte de l’élégance des pièces qu’il traverse avant qu’ils n’entrent dans la chambre conjugale ? Madame Bertin-Lachaut ne pose pas la question, pas plus qu’elle ne choisit parmi les réponses possibles. Elle devrait être trop pressée par la situation. Oui mais, oui mais M.B-L se rend alors compte que Martin est bien un personnage de roman. Pas n’importe quel personnage. Et pas n’importe quel roman. Il n’est pas un acteur assez accessoire dans une petite nouvelle de rien du tout, mais le héros et le narrateur d’un roman solide et bien ficelé même s’il se termine sans doute sur des points de suspension.

C’est pourquoi, elle le voit, au moment où la Bertin-Lachaut sent se desserrer l’étreinte sur sa fonte musculaire, se décontenancer soudain. M.B-L invente, bien sûr, cette décontenance, et elle le sait, mais elle éprouve une telle urgence de l’inventer qu’elle perçoit l’effondrement intime de Martin comme une certitude. C’est d’ailleurs beau l’effondrement intime et momentané d’un quadragénaire sûr de lui et un peu bourru et M.B-L serait presque fière de son invention. Honteuse aussi et pour les mêmes mauvaises raisons.

*

Une comédie peut en cacher une autre.

Quelque part ou nulle part, un jeune homme mal rasé et qui plaît aux filles et qui s’en fout s’enfonce un peu derrière son éternelle écharpe et trouble les coordonnées de ceux qu’il croise ou qu’il pourrait croiser. Elle ne peut pas le demander à l’Auteure, mais M.B-L devine que le roman dont Martin est le héros contient aussi l’histoire d’un autre personnage. Homme ou femme, elle ne se décide pas, relation amicale ou amoureuse, elle ne se décide pas : quelqu’un qui serait en creux. Une présence qui réoriente toute la vie de Martin mais comme en absence : un être qui vous manquerait encore, après vous avoir manqué longtemps, comme s’il avait disparu sans que vous sachiez ni pourquoi ni comment.

Et vous êtes là, droite sur vos escarpins, solidement arrimée à votre statut social, disposant grâce à lui des balises, des haubans, des étais, des échafaudages qui vous posent une femme bientôt sexagénaire dans la vie, ou quadragénaire solitaire, à l’inélégance recherchée, dissident sans risque pour personne, jaloux efficace de votre indépendance d’esprit, bougon mais gentiment, gentil mais ironique, affable parfois et distant souvent, et soudain (non ! ce n’est pas brutal, ce n’est pas contondant, ce serait plutôt comme la déchirure sournoise d’une étoffe mouillée), vos certitudes s’évident.

Elles ne s’effondrent pas, ce serait trop beau d’apercevoir à leur place un vide béant circonscrit tel un cratère, non, elles s’affalent de travers, vos évidences, elles glissent, elles dérapent selon des guingois mal fagotés : vous êtes toujours là, debout, Mireille Bertin-Lachaut ou Martin quelque chose, mais vous n’y êtes déjà plus. La présence in abstentiam de celui ou celle qui est en creux, et qui n’existe peut-être pas et qui n’existe peut-être plus, retire de la substance à votre entité. C’est comme si vous aviez appris, non, que vous avez appris, non, que vous êtes, encore une fois, en train d’apprendre qu’un être cher – et dont vous ignoriez jusqu’à maintenant qu’il vous était si cher – vient de se tuer volontairement sans vous laisser d’explication. Cela fuit de partout.

Un ange passe et laisse Mireille Bertin-Lachaut seule dans la chambre. M.B-L veut la voir se baisser pour attraper un de ses escarpins qui a glissé sous le lit conjugal et, se baissant, apercevoir par la baie sur laquelle flotte une mousseline un paysage inattendu. Ce n’est pas un paysage : à la place du paysage attendu -les perspectives paysagères sur l’horizon de falaises et de montagnes – elle zoome sur l’écorce d’un très vieux châtaignier (c’est un frêne mais peu importe, elle a toujours été nulle en botanique, elle a toujours été nulle), d’un très vieux châtaignier dont les déchirures ligneuses prennent allure minérale. Atteinte d’une myopie qu’elle ne se connaissait pas, elle perçoit que son regard se fixe sur une de ces diaclases, grise, grenue.

Il ne s’y fixe pas, il y est happé, c’est un rapt. Quelqu’un alors s’évanouit, s’aperçoit soudain qu’il s’est évanoui, anéanti. Et qu’aussi soudainement, passé de l’autre côté, quelqu’un ou quelque chose, peut-être rien, est le tout. Le tout qui ne bouge pas, qui ne bougera pas, qui n’a jamais bougé. Et quand M.B-L voit Madame Bertin-Lachaut revenir à elle, elle sait qu’elle remplit de sa légère existence l’être-là du monde. C’est le premier matin du monde. Provisoirement.

L’être-là du monde, un escarpin à la main et le teint un peu rosi par l’effort qu’elle vient de faire, se retrouve maintenant en centre-ville, laissant derrière elle les Lucioles, Paul et Martin. Mais pas M.B-L ! Celle-ci rentre au logis, sans passer par la confiserie. À cette heure, la petite ville de X***, comme les autres, a entamé sa sieste nocturne et les talons de Mireille Bertin-Lachaut sonnent fièrement sur les trottoirs déserts. Dans le silence ambiant, les bruits de la journée s’entendent encore un peu et c’est sans doute pourquoi les talons de notre marcheuse résonnent à la manière d’une cloche fêlée dont le son éveille des nostalgies d’automne. On a envie de pleurer. On en est fière. C’est la vie.

***

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Mille ans plus tard ou à peu près …

Nouvelle ontologique

On trouvera ici le 1. et ici le 2.

3

Donc (quelle merveilleuse conjonction qui semble coordonner des propositions qui ne peuvent être pour l’instant que juxtaposées !), donc, mille ans avant cette sorte de foire aux livres qui permit à un être humain contemporain de se procurer le texte du Livre des Sources, Abou Ya’qûb Sejestani s’intéressa par écrit à l’être.

Oui : pas à tel ou tel étant ou groupe d’étants, mais à l’être. Non : pas à l’être en soi, ou pas seulement. Mais à l’être. Le lecteur de ce texte comprit vite que ce serait difficile mais comme une certaine habitude l’avait déjà orienté vers ce genre de difficulté, il voulut s’obstiner, croyant sans doute, le pauvre, qu’habitude vaut habileté! Donc, il s’obstina et comprit ou crut comprendre, grâce à la traduction, que Abou Ya’qûb Sejestani utilise deux appelations pour désigner l’être. Il l’invoque sous le nom de Dieu, au vocatif, – d’une façon qui évoque la shahada, la profession de foi musulmane – surtout pour réaffirmer qu’on ne peut rien en dire sinon qu’il est. Mais surtout (surtout, parce qu’un traité d’ontologie ne peut pas en rester au vocatif), il le qualifie (oui, juste après avoir affirmé que l’être, étant le tout, est inqualifiable), il le qualifie de « Principe » (obligeamment Henry Corbin nous prévient qu’il traduit ainsi le mot arabe de Mobdi’) : non pas, le principe premier, mais le Principe.

Qu’on puisse ainsi identifier Dieu ou quelque divinité que ce soit (et surtout si on pense qu’elle est la seule, l’unique) à une sorte de prémisse logique dans un raisonnement incita d’abord notre lecteur tout neuf à ricaner : ou bien Abou Ya’qûb Sejestani, l’esprit obscurci par ses croyances religieuses, ne voyait pas la contradiction, ou bien, il la voyait mais il s’en accommodait par prudence… Il commença donc à ricaner, mais s’arrêta tout net quand il se rendit compte qu’il n’y avait contradiction que pour un esprit simpliste qui eût confondu le raisonnement logique dont le Principe constitue la prémisse avec n’importe quelle ratiocination du quotidien du genre le lait bout (prémisse) donc il va déborder, baisse le gaz sous la casserole. Et il ne s’agit pas de cela.

La force et l’intérêt de la pensée ismaélienne (de cette pensée ismaélienne là) c’est qu’elle tente de se maintenir au niveau de l’être en tant qu’être, sans s’attarder à le diviniser. Elle identifie bien l’être et Dieu, elle s’adresse même à Dieu comme à une personne supra-humaine, mais une fois ce salut exécuté dans des formes acceptables pour la culture locale, elle se développe en examinant de façon pointue le concept de l’être en tant qu’être.

Rien de plus éloigné de cette attitude intellectuelle que le Dieu horloger parfois envisagé par Descartes et qui, ayant créé l’horloge du monde et ses ressorts en mouvements perpétuels, n’a plus ensuite qu’à la laisser fonctionner sans plus s’occuper d’elle ou en n’intervenant qu’en cas de dysfonctionnement. « L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger. » dirait Voltaire un peu plus tard. Pour Abou Ya’qûb Sejestani, Dieu n’est pas une divinité qui aurait, un jour, décidé de créer le monde, comme d’une pichenette et qui n’aurait plus eu ensuite qu’à le laisser courir sur son erre parfaite. Pour Abou Ya’qûb Sejestani, Dieu est un concept et c’est pourquoi il l’appelle le Principe.

Là, notre lecteur aléatoire de Trilogie Ismaélienne était à son affaire. Car il avait le défaut de prendre l’ontologie fort au sérieux, pour des raisons souvent obscures aux yeux de ses interlocuteurs auxquels il affirmait régulièrement qu’il faut en passer par cette obscurité avant de comprendre son intérêt. S’il était évident (du moins, à ses yeux) qu’il en était passé par là, il lui arrivait de penser, et surtout de sentir, qu’il n’en avait pas fini avec sa traversée de la confusion. Alors, Abou Ya’qûb Sejestani lui parut tout à coup susceptible de le prendre par la main pour l’aider à en sortir. En voilà un qui ne reculait pas devant la difficulté !

(à suivre :4.)

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Mille ans plus tard ou à peu près …

Nouvelle ontologique

On trouvera ici le 1.

2

En effet, il s’aperçut – mieux : il voulut s’apercevoir! – que ces textes semblent dans ce qu’il appelait, sans doute un peu légèrement, le droit fil de sa propre réflexion. Certes, ils lui parurent abscons et d’une abscondité fort éloignée de celle qu’il utilisait alors si volontiers, mais pourtant capables de provoquer en lui quelque chose (mais quoi?) qui s’apparentait à de la compréhension. S’il ne pouvait pas ne pas remarquer la lenteur de sa lecture, crayon en main et recours fréquent aux dictionnaires de la Toile, et le caractère myope de cette lecture, il acceptait de pressentir qu’un certain cheminement s’esquissait parfois. Au point qu’il eut souvent envie de mettre noir sur blanc ces esquisses ou leurs ébauches. Noir sur blanc était sans doute beaucoup dire car il arrivait souvent que le noir fût moins gris que le blanc. Ce qui après tout est assez adéquat pour un commentaire de commentaire à propos de quelque chose qui s’intitule « Lumière sur Lumière ».

Le temps qu’il passa à entreprendre sa lecture lui parut d’abord fort long (et lui interdit matériellement d’aller au-delà du premier des trois textes ismaéliens) mais, à la réflexion, notre être humain se dit que ce temps est dérisoire au regard des mille ans qui semblent séparer l’époque actuelle de l’époque fatimide : un instant par rapport à l’éternité. Qu’un millier d’années soient assimilables à l’éternité lui parut d’ailleurs vite bizarre sans qu’il parvînt à déceler si son étonnement venait du texte qu’il s’efforçait de lire, de ce fameux droit fil de sa réflexion du moment ou du simple calcul élémentaire qui rapporterait ce millier d’années aux multiples milliards d’années que notre galaxie est censée avoir déjà vécues. Sans parler, bien entendu, des « années lumière » de l’univers.

Le premier des trois textes ( et donc le seul qu’il eût le temps d’essayer de lire) a pour titre Le Livre des Sources dans la traduction de Henry Corbin, mais celui-ci, bien sûr, nous précise qu’il s’agit, en arabe, de Kitâb al-Yanabi’ . Son auteur est un incertain Abou Ya’qûb Sejestani, être humain de l’époque fatimide, qu’il est préférable (pour des raisons que la suite rendra sans doute plus claires) de ne confondre ni avec l’auteur de ces lignes, ni avec celui qui est en passe d’en devenir le héros, ni avec Henry Corbin, ni avec tout autre être, humain ou pas, qui viendrait à être évoqué par la suite. Pour les mêmes raisons, il n’est pas indispensable de se documenter sur l’époque fatimide. Notre homme vous dirait que moins vous en savez sur elle et moins vous serez handicapés par des connaissances nécessairement inadéquates !

( à suivre 3)

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Mille ans plus tard ou à peu près …

Nouvelle ontologique

1

Cette nouvelle est saucissonnée en huit morceaux, pour en faciliter la lecture. Je ne sais pas si le procédé sera efficace et je prépare une version .pdf qui sera annoncée ici.

Mille ans plus tard, ou à peu près, un être humain – parcourant sans y prendre vraiment garde quelque marché dans un de ces endroits du monde qu’on qualifie volontiers de « fin fond » – eut son regard arrêté, sur l’étal surchargé de livres d’un poste de vente, par un volume très simple, ou qui lui parut tel, seulement décoré sur sa première de couverture par de la calligraphie arabe qu’il ne savait pas lire. En d’autres temps qui appartenaient à la même durée, il avait pu avoir entre les mains un autre ouvrage du même auteur, ouvrage dont il n’avait pas mené la lecture à son terme – il ne savait plus pourquoi, l’avait-il jamais su ? – mais qui l’avait suffisamment intéressé pour qu’il se fût promis, un peu négligemment comme on se promet ce genre de choses, d’y revenir.

Notre être humain prit donc le livre et le feuilleta, se doutant bien que le feuilletant il trouverait, outre le prix de vente de cette occasion, la référence du dessin calligraphié. C’était une calligraphie inspirée par le verset XXXIV, 15 du Coran et la référence précisait que ce verset est connu sous le nom « Lumière sur Lumière ». Notre être humain ne se dit pas – mais il aurait pu se dire – qu’il n’y avait là rien qui pût retenir son attention qui, à ce moment, se fixait volontiers sur des réflexions non théologiques. Mais il se dit – et aussi bien, il aurait pu ne pas se dire – que cette occasion lui offrait la possibilité de revenir à un auteur, Henry Corbin, qui l’avait en d’autres temps intéressé vivement par les réflexions philosophiques à lui inspirées par la théologie ismaélienne. Le livre qu’il tenait présentement entre les mains avait d’ailleurs pour titre « Trilogie Ismaélienne ». 15 euros. Pourquoi pas?

lumière

Du temps avait passé, beaucoup de temps, mais on restait quand même mille ans plus tard, ou à peu près, il retrouva le livre dans son bureau, par hasard. Par hasard? « Trilogie Ismaélienne » avait profité de la chute apparemment malencontreuse d’une pile de bouquins entassés en désordre pour glisser sur le parterre du bureau, un peu plus loin que les autres éléments de la pile. Tout en pestant contre sa négligence et les rhumatismes qui la rendaient encore plus coupable, il s’en absout facilement – chose qui lui arrivait assez fréquemment – en remarquant que celle-là, la négligence, combinée avec ceux-ci, les rhumatismes, lui permettait de retrouver facilement les ouvrages dont il aurait un jour besoin. Il avait donc ramassé le livre et entrepris de le lire. Il eut vite l’impression que bien lui avait pris.

(à suivre 2)

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Une fin d’après-midi, en fin d’hiver, le long de la rivière de Beaume, à Labeaume, Ardèche.

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à propos de « Gels », de Michel Serres:

de l’inexistence (24)

Les Cahiers de l’Herne viennent de sortir un numéro spécial consacré à Michel Serres. Outre de nombreuses présentations de son œuvre, ce cahier contient aussi des textes du philosophe. Je voudrais pour l’instant m’appesantir sur l’un d’entre eux, le premier, et qui est la reprise d’une édition hors-commerce datée de 1977. Il s’agit de « Gels ».

*


Aucun mot en aucune langue ne sait dire qu’une chose écrit sur une autre chose
ou lui parle en quelque manière.
Nous avons volé à notre profit ces mots-là
et nous en faisons notre éloge.
Nous croyons être seuls au monde à savoir graver
la face des solides, à pouvoir inciser leur superficie.
Souveraineté vaine.

Nous distribuons en tous lieux de ces marques,
nos traces de passages, stèles et frontons,
graffitis sur les murs, bois et marbres sculptés,
métaux fondus ou frettés, bibliothèques et labours.

Nous appelons cela notre histoire.
Animaux historiques et seigneurs de la terre,
parce que bêtes à empreintes.

Aveugles à ceci que les choses du monde
savent le faire mieux que nous.

Les avalanches dessinent les montagnes de leurs chemins creux,
les fleuves taillent leurs talwegs,
les roches incisent le lit des torrents et ce long berceau, en retour, les charge de bosses
et les couvre de plaies.
Les sablons du delta racontent l’amont en aval,
disent le temps depuis la source,
le bassin paisible ou les brutales catastrophes.
La terre entière est une tablette de cire,
un palimpseste saturé de réseaux,
le monde est plein des tables de la loi.
Toute chose, cristal, minerai, molécule, roche planète, étoile,
est une pierre de Rosette,
marquée de la pluralité des langues objectives laissées sur sa surface
par le chaos épais des choses rencontrées.
Comme nous, elle trace et elle reçoit des traces,
information sous rides et cicatrices.
Comme nous, mieux que nous.
La pierre est une boite noire.
Ne vous laissez pas prendre à sa superficie.
Ouvrez-la, elle est encore inscrite dans la densité de sa chair,
elle ruisselle des secrets de Pandore.
Ouvrez-la de nouveau, elle est toujours gravée.
Boite noire de boites noires, de son grain à ses particules, autant de fois que ses époques l’ont pliée.
Elle retient dans son ombre compacte les événements de sa formation, elle est une mémoire.
Elle stocke un temps fabuleux, celui de la terre sans hommes.


Le monde est jonché de mémoires,
l’espace est composé de souvenirs des ères
précédant notre loquacité.
Voici les rétentions de la roche chaude, fluide, visqueuse,
dela fusion antérieure au cristal,
des laves, de la soupe préalable.


Livres ouverts et feuilletés, où nous épelons lentement
le monde enfant et notre terre embryonnaire.
Le froid, le gel en ont stabilisé la souvenance.


Au commencement étaient le chaos, le tohu-bohu, le désordre.
Cela se lit dans la Bible des chalcédoines, des jaspes, des agates.
Le chaos de la dispersion, le chaos de la chute.
L’éclatement, la cataracte, la dissémination, le verseau.


L’Écriture commence deux fois,
par le flux droit et parallèle
d’un épanchement sans retour,
par le nuage hasard sans forme et sans contour.
La pluie descend de la nuée en gerbes directes,
double tracé d’atomes primordiaux.


Notre Bible est répétitive,
elle reproduit les corps solides qui partagent les eaux.
Ils disent la nature des choses.


L’éclair paraît, celui dont on a dit en Grèce
qu’il gouverne l’univers.
Et la cataracte décline.
Les gerbes font des faisceaux,
la parallèle oblique, elle vire, ici et là,
temps et lieux incertains,
dans le champ d’aléas.
Voici alors les tourbillons, spirales turbulences,
les maelströms inachevés
où les éléments se rencontrent et s’entrechoquent.


Inspirés d’Amour
ou expirant de Haine, ils se conjuguent ou répugnent,
ils font une distribution.
Un ordre vient sur fond chaotique,
une géométrie inchoative, timide et compliquée.


Au commencement est le four.


Le gel immobilise tout soudain le magma liquoreux,
ses volutes, ses traits, ses contraintes,
l’agglutine ou le casse, temps après temps,
soit au temps du verseau,
soit au temps de la turbulence,
soit au temps de l’ordre advenu.
Chaque page de la mémoire est datée
par le greffe des gels.


Le point aigu où le solide prend est l’instant de la souvenance,
l’heure des épousailles entre le tohu-bohu finissant
et la gravure qui émerge.


Livre des gels vieux comme le monde
où ce qui est tracé ne l’est pas sur la page blanche,
mais où la page griffonnée dit autant que les signes qui affleurent et flottent.


Livre des gels vieux comme la mer,
temps des îles basses au ras de la banquise.
Livre grave où le petit d’homme
apprend la plus vieille leçon des choses.

*


Essayons de comprendre ce qui est dit ici, avant de comprendre comment ce qui est dit est dit.

Ce qui est dit ici : les marques inscrites par les hommes sur ou dans la surface des choses – quelle que soit la langue dont on se sert – sont de pauvres mots si on les rapporte au lexique et à la syntaxe qu’utilise ce que Michel Serres appelle le Livre des Gels. Le Livre des Gels serait le registre des mémoires de ce qui fut avant que les magmas liquoreux se solidifient soudain. Toute pétrification en chose continue d’interrompre des flux qui disparaissent alors en tant qu’écoulement – figés qu’ils sont par le gel – mais qui demeurent dans la scarification même qui les annihile comme une mémoire obstinée.Le point aigu où le solide prend est l’instant de la souvenance. Ne nous glorifions donc pas si fort de cette souveraineté vaine sur le monde : elle prend sa source et s’alimente à notre ignorance quand nous ne voyons plus que notre loquacité est en permanence précédée par des mémoires dont les traces jonchent le monde. Ouvrons, au contraire, si c’est possible, le Livre des Gels pour y apprendrela plus vieille leçon des choses.

Ce qui est dit ici – ou qui est tenté d’être dit – ce sont aussi quelques exemples de ces pétrifications narratives qui permettent d’entrevoir des passages du Livre des Gels. Couloirs d’avalanches, talwegs, deltas sont comme les pierres des mémoires à partir desquelles il faudrait essayer de traduire Le Livre des Gels dans une de nos langues. Car toute chose est une pierre de Rosette sur laquelle se croisent en un chaos épais les choses rencontrées. Michel Serres compare chaque chose à une boite noire ou plus encore à une boite noire de boites noires, de son grain à ses particules, autant de fois que ses époques l’ont pliée. Ainsi, le langage humain, enveloppé et mal ficelé dans ce langage des choses, peut espérer inventer le Grand Récit, c’est-à-dire réussir à dire au moins partiellement ce qui se trouve dans les mémoires du Livre des Gels.

Le texte de « Gels » permet aussi de deviner comment Michel Serres (et l’astrophysique notamment) se représente l’histoire de l’univers dans laquelle s’inscrit l’histoire des hommes.Au commencement étaient le chaos, le tohu-bohu, le désordre. Je commenterai plus loin ce recours à l’origine, mais il semble indéniable que l’auteur de « Gels » estime impossible de ne pas imaginer une origine au Grand Récit, une première scène qui correspondrait au geste du Verseau laissant échapperla soupe préalable. Et soudain – et cela a dû intervenir selon les astrophysiciens au terme d’un temps que l’on peut évaluer à une seconde divisée par 10 élevé à la puissance 43 – c’est le point aigu où la soupe prend, où le temps du Verseau est cassé par le temps de la turbulence, immédiatement cassé à son tour par le temps de l’ordre advenu. Ces différences temporelles (et spatiales?) infinitésimales c’est le Big Bang, l’apparition d’un monde ordonné à partir du chaos selon « une géométrie inchoative, timide et compliquée« . Aux droites parallèles de l’explosion, le temps de la turbulence a substitué des lignes qui déclinent, s’incurvent, creusent des vortex, délimitent des enclos, selon des courants liquides, gazeux ou visqueux qui semblent attendre la venue d’un ordre.

Michel Serres souligne l’importance du moment de la solidification. De la stabilité trompeuse. Alors et désormais, les solides sont là, immobiles, comme posés là de toute éternité, erratiques, on dirait. Le Grand Récit du Livre des Gelsnous apprend que les angles, les arêtes, les pans coupés de la pétrification des choses sont les signes d’une écriture antérieure à l’homme, d’une écriture dont les graphes masquent autant qu’ils révèlent ce que les mémoires leur demandent d’exprimer. Comme pour les écritures humaines, les signes sont d’une toute autre nature que ce qu’ils montrent. De leur nature propre, la réflexion humaine (la science!) ne peut que déceler les mensonges en accédant seulement à des vérités passagères. Letemps des îles basses au ras de la banquise est celui de l’érosion différentielle, quand l’inégal arasement des surfaces solides dessine un moment des reliefs contrastés avant que sa poursuite tende vers une pénéplanation complète. Le mouvement lui-même – négation du solide – aussi violent soit-il (par exemple, quand il est tectonique), aussi obstinément infini soit-il (par exemple quand il est climatique ou marin), le mouvement lui-même apparaît comme apparence de mouvement, allusion, mais lointaine, mais détournée, mais sans doute inappropriée, à ce que fut le mouvement réel quand il pouvait y avoir du mouvement réel.

*

Voilà ce que dit Michel Serres avec « Gels ». Ou du moins, voilà ce que j’ai voulu en comprendre. Conscient quand même d’en avoir édulcoré le sens, puisque j’ai feint jusqu’ici d’avoir pu ne pas prêter attention, et attention soutenue, à la manière dont il dit ce qu’il veut dire. Car l’objet-texte reproduit ci-dessus se présente de manière ambigüe pour qui est habitué à distinguer le poème de l’essai philosophique et (malgré Lucrèce) l’essai du poème.

Je remarque tout de suite que l’ambiguïté est partiellement levée par la bibliographie même de Michel Serres : non seulement elle mêle dans un sourire plus tendre que sarcastique Le Système de Leibnitz et des modèles mathématiques avec Hergé, mon ami ou En amour, sommes-nous des bêtes? avec et Le Contrat Naturel, mais l’auteur revendique en permanence ce que certains pourraient appeler le mélange des genres et qu’il préfère qualifier de composite. Composite comme composition, compote, compost, compromis, compromission et surtout compositeur. Comme Gilles Deleuze dont il fut l’ami, ce compositeur préfère à la Haine unitaire, linéaire, exclusive, trieuse, soustractive, l’Amour, l’amour feuillu, celui qui éclate en bouquet, en éventail, étoile ou carillon. Ou encore : Pour la logique autant que dans la politique, pour la constitution des choses ou des sociétés, dans la vie en général comme dans le monde paysager, dans l’amour comme à la guerre, bienvenue au tiers inclus.

Couper l’allure linéaire de l’essai philosophique – qui prétend souvent aller de dénotations précises en dénotations précises – par le recours à la composition poétique et ses connotations ouvertes sur l’intarissable et le composite n’est donc pas une coquetterie de l’auteur, ou pas seulement.

Alors « Gels » est-il un poème? Essentiellement, oui. Oui, par essence. Certes, il n’est pas un poème comme le serait l’inclusion dans la démonstration philosophique d’un tiers habituellement exclu par les exigences de rigueur que la philosophie des sciences affirme être siennes. « Gels » n’est pas un poème collé dans l’œuvre philosophique de Michel Serres comme on pourrait parfois y coller un mouvement musical, une vidéo, une lithographie, pour illustrer ou simplement pour décorer de fantaisie ce qui pourrait passer pour trop austère. Ce qui est poème ici, c’est la possibilité, la nécessité de l’inclusion, nécessité si puissante que si elle n’est pas satisfaite c’est toute la démonstration qui fuit. La composition doit composer avec le composite, avec l’exigence de composite. La philosophie de l’astrophysique doit rendre compte de la mécanique des solides en tenant compte de la mécanique des fluides ou peut-être plutôt rendre compte de la mécanique des fluides primordiaux, interrompus et mémorisés, en tenant compte de la mécanique des solides, nos contemporains, qui cassent et figent et nient les mémoires liquides ou visqueuses. L’inclusion du tiers exclu dans la démonstration philosophique casse à son tour ce qui casse, désarticule à son tour ce qui est articulé et fermement assujetti, disloque à son tour ce qui serait trop et mal loquace. Et c’est un travail essentiellement poétique. « Gels » est un poème.

C’est vrai qu’il semble commencer plutôt mal. La première strophe n’est strophe que par un découpage assez arbitraire, au moins à la première lecture, d’une phrase qui correspond à une argumentation conceptuelle. Ce n’est pas une strophe, c’est un paragraphe, comme la prémisse d’un syllogisme ? Oui mais. Oui mais quelque chose se passe qui alerte le lecteur. Ou plutôt, le lecteur-auditeur. Ou plutôt le lecteur qui se transforme aussitôt en auditeur. Ces mots, envisagés sous l’angle du paragraphe argumentant, n’ont pas besoin d’être prononcés à haute voix. Et pourtant, incités à cette attitude par le découpage graphique, nous les articulons si non à haute et intelligible voix du moins dans la voix basse de l’intime. À basse et intelligible voix. Et le paragraphe devient strophe : une scansion du texte s’impose ; une forme sonore surimpose son rythme à l’argumentaire, le casse, le malaxe sans tenir compte de son mouvement. Pourquoi la césure hache-t-elle ainsi « savoir graver / la face des solides… « ? Peu importe la réponse, sauf qu’elle suppose une autonomie du texte signifiant par rapport au raisonnement qui semble être signifié. Sauf que l’interrogation ajoute un creusement à ce qui est linéaire. Il y a là un suspens. Une attente. Un appel au sens par delà les significations. Quelque chose commence.

Ne serait-ce que la métamorphose d’un des mots réputés être les plus plats, les moins « poétiques » du lexique : le mot « chose« . Voici ce mot n’importe quoi personnalisé, dé-chosifié « en quelque manière« . Emportée par le poème, une chose naît en tant qu’être actif, humain, penché attentif sur une autre chose et y grave – pour la première fois dans le Grand Récit multimillénaire – mieux que nous ne savons le faire, des graphes qu’il nous faudra apprendre à lire. Le geste de la chose sur la chose n’a pas d’âge, il les a tous. Il est l’instant, la fraction de seconde de l’état naissant. Il porte en lui sa répétition future, mais selon le temps du futur antérieur, puisque cette répétition eut lieu et temps bien avant l’histoire, bien avant la vie. Mais ce futur est en même temps un vrai futur, puisque le temps et le lieu de cette répétition sont encore à venir et le seront toujours. Dire le geste de la chose solide gravant sur du solide ne peut se dire qu’en se servant de l’aspect inchoatif de la langue du poème. L’aspect inchoatif qui essaie de saisir l’état naissant, par différence avec l’aspect progressif censé saisir le développement de ce qui est né et avec l’aspect terminatif qui permet les bilans.

Mais on fera remarquer avec raison que le texte de « Gels » contient aussi une présentation des étapes ou des chapitres du Grand Récit et même une sorte de bilan puisque le résultat de ce développement à partir de l’état naissant, c’est nous et le monde, le monde avec nous. Oui, c’est exact et c’est d’ailleurs pourquoi nous hésitons à faire de ce texte un poème : il fait la part trop belle à la prose conceptuelle inévitable si l’on veut raconter l’évolution et ses résultats. Et pourtant, malgré tout, c’est un poème qui cherche, bousculant, bricolant le langage conceptuel, à nous faire entrevoir, dans un éclair le point de vue à partir duquel une chose, même inerte (et peut-être même, surtout inerte), peut apparaître comme un vif. Un vif dans son apparaître. Avant même d’être vivant. Michel Serres dirait, comme le pli vif sur lequel se rabat en éclair la très longue durée.

Car il semble bien qu’il veuille partager non seulement des conclusions argumentées sur ce que la science nous apprend à propos du passé de l’univers mais aussi – et c’est le cas pour « Gels » – des intuitions (ou une intuition récurrente ?) qui lui permettent d’appréhender la présence vivante des mémoires fossiles dans les rocs les plus inertes. Et cela le rapproche de certains poètes.

J’en citerai plus loin trois qui ont eux aussi tenté parfois, chacun à sa manière, de laisser cette intuition pousser leur écriture à la transcrire. Sur le plan esthétique, leurs textes sont plus efficaces que « Gels », mais c’est dû en grande partie à ce qu’ils sont moins encombrés que Michel Serres par leurs connaissances scientifiques et leur réflexion philosophique, bien moindres sans doute que les siennes . Dans « Gels », l’émergence d’une présence à vif se manifeste dans l’écriture par un certain nombre de signes. J’ai déjà souligné que la répartition des graphes sur la page, avec le découpage en vers et en strophes, oriente la lecture vers une espèce de solennité poétique suggérant le recours à la voix basse, mais il est évident que ça ne suffirait pas à faire de « Gels » un poème.

Il y a aussi ce qu’on pourrait appeler le ton de la lecture/écriture : chaque proposition – qu’elle coïncide ou non avec un vers – s’impose affirmativement avec une force sereine – celle de l’évidence – donnant aux mots du poème le sérieux des Tables de la Loi. Cette hauteur, je crois que le lecteur la ressent comme intimement liée aux écritures qu’elle évoque, comme un écho très sourd de la gravure des choses rocheuses. Chaque proposition vient se poser sur la page ou plutôt vient y sourdre après un cheminement temporel si obstinément durable, si durablement obstiné qu’il prend pour nous, si brefs, figure d’éternité et qu’il confère à la proposition valeur immuable, oui, rocheuse. Ce sont des aphorismes.

Comme l’aphorisme, chacune d’elles se suffit à elle-même, sans référence à quelque texte que ce soit qui serait en amont, et surtout sans démonstration préalable. Ce sont des assertions que le lecteur accepte comme si, allant parfois contre ce qu’il pensait avant, elles allaient de soi, comme si elles allaient de soi du fait qu’il les prononce sur le ton de la conviction. Et quand le vers semble les casser et, par le rejet, paraîtrait y introduire une distance, elles conservent leur hauteur en récupérant aussitôt leur sens par le second vers (ou le troisième) : ce n’est pas une distance, c’est un point d’orgue. Et cette cassure, vite cicatrisée, de l’aphorisme par lui-même peut apparaître au lecteur comme un accès direct et immédiat à l’image que le poème fait naître :


Voici alors les tourbillons, spirales,turbulences,
les maëlstroms inachevés
où les éléments se rencontrent et s’entrechoquent.

En rapportant à « Gels » d’autres textes de Michel Serres, on devine plus facilement que ses propositions (ces aphorismes) sont frappées pour lui d’évidence. Le texte de « Gels » fait lever l’apparition d’un monde autre (d’un univers ! et même d’un être…), neuf par rapport aux images que nous portons en nous sans trop y réfléchir. Et c’est son épiphanie qui confère à l’écriture de « Gels » cet aplomb. À l’évidence, l’auteur voit le monde autrement… et encore une fois, il ne s’agit pas seulement de voir, mais tout à la fois d’écouter, de toucher, de humer, de goûter, en un seul sens qui serait aux cinq autres ce qu’était pour les Grecs et le Moyen-Âge la quintessence par rapport aux quatre essences basiques. Ainsi envisagé, « Gels » est bien un poème. À la manière dont le de rerum natura de Lucrèce est un poème. Et on voudra bien se souvenir qu’en 1977, date de la parution de « Gels », Michel Serres a publié aussi La naissance de la Physique dans le texte de Lucrèce. Fleuves et turbulences

*

Je voudrais citer ici deux poètes – et sans doute pourrait-on aussi en citer bien d’autres que je ne connais pas ou dont je n’ai pas présentement mémoire – qui me semblent pressentir parfois l’intuition centrale de « Gels ». Même si le rapprochement est arbitraire et surtout partiel (l’arbitre n’ayant pas toutes les pièces en mains, loin de là), j’ai cru retrouver dans les trois poèmes cités « le point aigu où le solide prend ».

Voici d’abord deux poèmes en prose, choisis par l’auteure d’un blog, malheureusement interrompu par la mort, et dont je recommande vivement ici la lecture. Ils sont extraits de « Pierres », recueil de Roger Caillois.

*

pierres1

pierres2

Les deux textes de Roger Caillois suivent de très près – mais involontairement – l’intuition illustrée et commentée partiellement par « Gels ». Il n’en va pas tout à fait de même pour le poème suivant qui est extrait de « Vivante Pierre », un recueil de Colette Gibelin, publié en 2000 (et couronné par « Le Prix Troubadours » de la revue « Friches »). On trouvera sur ce blog des indications éparses à propos de ce poète en utillisant le moteur de recherche qui est en marge gauche et des précisions en allant à Les Poètes au secours : Colette Gibelin


Frémissements de galets
lavés par la marée
Fissure en marche vers l’aurore
Quel vent des origines anime la matière
insuffle la vie
à la roche blessée ?


Alluvions, sédiments,
éboulis, effritements
Le temps gerce la chair minérale,
s’infiltre dans l’énigme
O mémoire du monde
close comme un fruit mûr
avant la chute.


Cœur de granit
et regard transparent du cristal
accrochant la lumière
pour ne pas renoncer
Turquoises, saphirs, opales
Ultimes flamboiements
des grandes forces telluriques


Stries, strates,
rayures vitales,
entassements millénaires
Le temps invente les fossiles
comme des étoiles oubliées


Et nous, imaginant bâtir d’éternelles montagnes
Nous, semant les cailloux de nos songes
Que sommes-nous sinon statues d’argile
et de sable, et poussière
périssables, comme la pierre
Nous, laves et scories
explosions et fragments


Lentement
une parole pétrifiée
sculpte la grotte aux statactites
et traverse
dans la nuit des météorites le silence de l’univers
Cependant qu’immobile, et pourtant vif,
travaillé d’énergie
comme un feu nucléaire
impassible, et pourtant écorché,
le rocher ardent
le rocher souffrant,
enseigne la genèse, et l’apocalypse
à qui voudra l’entendre.

*

Tant pis si ce billet prend une place encombrante : je voudrais maintenant esquisser une remarque sur ce que me semble impliquer la philosophie de Michel Serres, telle qu’elle apparaît dans « Gels ».

Serres parle souvent de l’instant comme d’une pliure soudaine dans laquelle le temps de tous les temps se condense (il dit souvent : se rabat, ou est rabattu) en un point, ici et maintenant. Il fait remarquer qu’à chaque instant des mémoires nombreuses (en fait, elles sont innombrables) cristallisent en un point. Mes trois quarts de siècle, bien sûr, mais aussi les centaines de millions d’années qui ont fabriqué en moi ce qui y est vivant, mais aussi les milliards d’années des molécules et des particules dont mon environnement immédiat est constitué, à commencer par moi-même. Je suis une chose, oui, et comme chaque chose, je suis une boite noire de boites noires. La gaillardise tendre de Michel Serres nous invite d’ailleurs à l’ouvrir cette boite noire : « elle ruisselle des secrets de Pandore ».


On sent bien que ce qui plaît au gai philosophe, c’est surtout le rabattement, le mouvement de pliure et aussi le mouvement inverse de la science pour ouvrir la boite noire. « Biogée », son dernier ouvrage littéraire en date, recense d’ailleurs des moments, souvent épiques, parfois lyriques, quelques fois cocasses, toujours poétiques dans lesquels il parvient à faire sentir au lecteur ou à l’auditeur l’allégresse du chercheur entrebâillant les pliures. La tentation est grande alors – et il y succombe avec joie – d’esquisser « Le Grand Récit » de l’Univers qui serait comme une légende des siècles d’aujourd’hui. Du Big Bang à l’instant présent et à ses projections vers l’avenir, s’esquisse alors une épopée tellurique fondée sur les acquis de l’astrophysique, de la géomorphologie, des sciences neuronales et de l’informatique, une épopée au sens poétique du mot, brassant dans un mouvement unique les éclats hétéroclites nés, aléatoirement, de la rencontre et de la connivence des sciences dures et des sciences douces. C’est réjouissant et convaincant.

Et pourtant ce rabattement du temps de tous les temps sur l’instant est susceptible, me semble-t-il, d’une autre interprétation. N’est-il pas possible de comprendre la prise du temps dans l’instant présent non pas comme le moment où le javelot se fiche en cible en en vibrant encore, mais comme l’intuition soudaine (que n’importe qui peut partager avec l’homme de science et de philosophie) que cet instant présent est éternel et immobile ? La cible et le javelot ne peuvent-ils pas se confondre avec ce point sans étendue ni durée, car hors de tout espace et hors de tout temps où et quand l’être est et c’est tout ? Si l’on s’en tient à cette hypothèse – comme je demande qu’on s’y tienne, au moins momentanément, au moins pour voir – il me semble qu’on est contraint par elle de se demander par quel biais il est alors possible d’envisager qu’en dehors de la réflexion qui en prend conscience (et donc en dehors du Grand Récit qu’elle se construit) il peut y avoir réellement une extériorité brute qui serait à la fois antérieure (de beaucoup!) à la réflexion et hors de sa portée, sinon par bribes toujours à refondre et à réajuster. Si l’être est, et c’est tout, alors il ne se subdivise pas en quartiers séparés, avec, par exemple, d’un côté la réflexion (et d’où sortirait-elle, celle-là !) et de l’autre le monde brut. Si l’être est, et c’est tout, il est le tout, rien n’y entre, rien n’en sort. Et c’est tout ! Il ne contient pas, quelle que soit la chose qu’on suppose contenue par lui. Cette chose, sa possibilité, c’est lui, l’être. Il est la réalité de cette chose. La réflexion, c’est l’être. D’une certaine manière c’est l’être. C’est l’être sur le mode de la réflexion. Il y a nécessairement tautologie.

Mais alors? Alors, la réflexion ? Alors, le temps, alors , l’espace ? Alors, l’Univers ? Alors, la Biogée? Alors, moi, toi, moi, nous, eux ? Alors, Michel Serres ?

Imaginons quelque chose comme un point. Un point éternel (sans origine ni fin concevable) de dimensions infinies (infinies par leur nombre et par leurs coordonnées). Ce point, sans durée ni espace, occuperait la totalité de l’espace et du temps, ce qui annihilerait espace et temps. Il serait et c’est tout.

Jamais, il ne se créerait et rien ne pourrait s’y créer. Jamais il ne se perdrait et rien ne pourrait s’y perdre. Jamais, il ne se transformerait et rien ne pourrait s’y transformer en autre chose. Ce serait la stase. Non pas une stase, mais la seule stase possible. La stase.

La stase n’est pas plus une personne qu’elle n’est une chose. Ni dieu, ni matière, ni quoi que ce soit, sinon le tout. Elle est l’être et c’est tout. Elle n’admet aucun attribut, puisqu’elle les admet tous et tous à la fois. Spinoza ( tiens, d’où sort-il celui-là aussi ?) semble avoir envisagé l’être comme étant selon une infinité de modes d’être qui lui échappent tous (et nous ne sommes pas plus avancés que lui!) sauf un : l’être sur le mode de la réflexion.

Qu’est ce que l’être sur le mode de la réflexion par rapport à l’être, à l’être qui est, et c’est tout ? L’être sur le mode de la réflexion est une hypostase de la stase. Comme toute hypostase, l’être sur le mode de la réflexion peut s’envisager sous deux angles logiquement incompatibles : d’une part, il est l’être qui est et c’est tout, il est l’être d’où rien ne peut se séparer pour s’en déduire; d’autre part, il est comme dérivé, déduit de la stase, déduit en permanence de la stase.

Imaginons ce qui se passerait sur le second volet de l’oxymore. L’être sur le mode de la réflexion serait alors, dans sa logique, susceptible de se réfléchir, c’est-à-dire de concevoir conceptuellement un dédoublement purement logique, disons une sorte de possibilité, dont se déduiraient logiquement des séries de méta-concepts (ou des méta-séries de concepts). Abstraitement donc, la réflexion implique une mise à distance, pas forcément spatiale, pas forcément comme un miroir placé en face de l’objet réfléchi, pas forcément comme un miroir qui produirait une stricte symétrie inverse, une distanciation plutôt. Cette mise à distance implique à son tour (mais il s’agit d’un second tour qui ne se distingue pas, temporellement, du premier) que la sagacité de la réflexion porte non pas sur l’être sur le mode de la réflexion mais sur son image. Persévérer dans son être pour la réflexion, c’est se porter non pas impossiblement vers l’être, mais nécessairement vers un ersatz d’être produit par elle pour qu’elle puisse demeurer opérationnelle.

On le voit, dans cette hypothèse, on ne sort pas des enchaînements simultanés d’hypostases. L’être sur le mode de la réflexion est une hypostase de la stase. La réflexion en est une hypostase qui admet, elle aussi, l’ersatz d’être comme hypostase. On n’en sort pas, mais comment sortir de l’être qui est le tout ? Mais d’hypostase en hypostase – et sans qu’il y ait de l’une à l’autre ni distance temporelle ni distance spatiale – la réflexion parvient à concevoir comme lui étant indispensables les deux concepts fondamentaux de temps et d’espace. La réflexion arpente l’image de l’être qu’elle s’est fabriquée et il lui faut pour cela imaginer ses déplacements comme des mouvements allant d’un sous-espace à un autre sous-espace et passant du temps pour y aller.

Cet ersatz d’être, balisé par les dimensions du temps et de l’espace, constitue donc une sorte de bulle créée par la réflexion en acte, une bulle dans laquelle elle s’enferme en pensée et qu’elle appelle indifféremment, quand elle s’exprime en français, le monde, l’univers, la nature parfois ou même l’être ou, plus souvent, la réalité ou le réel. Le réel n’est pas comme une chose brute contre laquelle viendrait buter la réflexion, c’est une hypostase de la réflexion : c’est la réflexion, mais sur le mode de ne pas l’être, d’être quelque chose qui est placé en dehors d’elle et sur quoi elle réfléchit, à quoi elle se heurte, contre quoi elle bute, qu’elle aperçoit parfois avec surprise, comme si c’était la première fois.


Les résistances du réel face aux investigations de la réflexion seraient alors (dans le cadre de cette hypothèse) produites par une sorte de convention liée à la nature même de la réflexion : pour être l’être sur le mode de ne l’être pas, la réflexion doit poser en face d’elle la possibilité puis aussitôt la réalité d’une image dure de l’être. Comme une pétrification, un gel. Dans l’inertie apparente des plans, des angles, des arêtes, sont ainsi supposées dormir des mémoires très anciennes qui, sous leur apparente fossilisation, restent actives à travers les mémoires beaucoup plus récentes du vivant et, en particulier, à travers celles de l’Histoire.

Ainsi, la réflexion – qui est, même si c’est sur le mode de ne l’être pas, l’hypostase du tout de l’être – explose et se diffracte en myriades d’incidents, de péripéties, de palinodies, d’avatars, tranchés de biais par le temps et l’espace. S’abandonnant à sa pente, elle serait même capable ou contrainte de s’éclater en myriades de réflexions singulières (il y en aurait actuellement sept milliards de répertoriées), chacune hypostase de la réflexion unique, chacune étant donc la réflexion unique mais sur le mode de ne l’être pas, un mode qui contraint chacune à se croire dotée d’un corps et d’une âme, à la fois inscrite dans l’étendue et la durée par son corps et maintenue dans l’intensité de l’instant éternel par son âme. Chacune de ces réflexions singulières – vous, moi, eux, Michel Serres – se maintient comme différente des autres mais, quoi qu’elle en ait, et elle en a parfois beaucoup! elle ne peut pas ignorer (mais elle peut feindre de ne pas savoir…) que les autres sont toutes comme elle, hypostases de la réflexion unique.

Je suis un autre, mais sur le mode de ne l’être pas et pour rester sur ce mode, qui nous convient si bien, nous avons ce corps qui nous singularise beaucoup mieux que notre âme. Celle-ci, à force de se maintenir dans l’intensité de l’instant éternel, finit par exiger qu’on lui reconnaisse l’immortalité, ce qui gomme ses différences par rapport aux autres singularités.


Singulières singularités donc, dont l’origine réside moins dans l’accouplement parental ou l’accouchement maternel que dans la pente d’une réflexion unique, elle-même hypostase d’hypostase de la stase. Singulières singularités qui acceptent assez facilement que la mort efface leurs différences corporelles dans le moment où elle permet à leur âme de revenir se fondre avec les autres dans une sorte d’âme unique, elle-même hypostase d’hypostase de la stase.

Et oui, nous sommes de fugaces étincelles d’éternité, soumises à l’immobile et permanent mouvement de l’être envisagé (par lui) sur le mode de la réflexion. Et s’il arrive à tel ou tel d’entre nous de s’en apercevoir c’est souvent dans un soupir. Soupir de déception, mais aussi quart-de-soupir de la durée de la déception. Oui, nous ne sommes que ça et quand nous essayons, travaillés par le dur désir de durer, de transformer l’étincelle en incendie, c’est rien d’autre que des hologrammes, des simulacres. Et pourtant, lors du quart-de-soupir de l’étincellement, quelle épiphanie n’apercevons-nous pas !

La « boite noire des boites noires » est là, nous livrant, à chacun de nous, à la fois tous les temps de toutes les temporalités imaginables condensés en l’instant merveilleux, « le Grand Récit » envisagé par Michel Serres tout entier ramassé dans le mot qui n’a jamais été dit et qui ne le sera jamais plus, ce mot à l’envers disloqué et qui n’a pas d’endroit loquace, mais qui s’est en éclair forgé, angoisse et euphorie, dans la gorge d’un de ses simulacres. Et celui-ci, soudain – vous, moi, Michel Serres – s’est détaché sur la chaîne des hypostases, a existé.

Exister. Ex-ister. Se détacher enfin de la stase. Surgir enfin, fugace, neuf pour tenter (mais en vain?) d’ajouter sur le « Livre des Gels » la trace de cet instant. En attirant notre attention sur ce « point aigu » où se rabattent en un instant toutes les durées – les plus longues comme les plus éphémères – Michel Serres semble avoir l’intuition que celui qui se trouve ici et maintenant sur ce point (par hasard ou à la suite d’une recherche ou d’une préparation) aperçoit alors l’être en stase. Scientifique, poète et philosophe, il tente alors de retenir l’intuition dans une nouvelle durée dont le récit va permettre au philosophe, au scientifique et à l’historien, d’ajouter un paragraphe au Grand Récit. Quant au poète, sa tentative sera de quitter l’envers disloqué des mots (quand barbotent en silence les onomatopées du taiseux évoqué à l’entrée de Biogée) pour passer sur leur endroit loquace où l’intuition peut se perdre. Le point aigu devient alors l’heure des épousailles entre le tohu-bohu finissant et la gravure qui émerge.


L’heure est sans doute trop dire et dire trop.C’est une seconde qu’il faudrait dire, ou plutôt une mini-nano-seconde. L’epsilon qui la sépare de zéro pourrait être envisagé comme un dixième de seconde divisé par 10 à la puissance 43. Mais ce serait encore une métaphore temporelle. Une métaphore, oui, car il ne s’agit pas du « temps de Planck », mais d’une allusion imagée à ce besoin de temps qui accompagne chaque éclair de la réflexion : il n’y a pas d’éclair de la réflexion puisque la réflexion, c’est l’être qui est et c’est tout, mais il y a des éclairs de la réflexion puisque celle-ci, hypostase d’hypostase de la stase, est la stase sur le mode de ne l’être pas. Sur le mode de ne l’être pas, c’est-à-dire en étant comme si la réflexion se développait dans le temps, apercevant par éclairs instantanés qu’elle est le tout de l’être et ayant besoin de croire que ces éclairs ont une durée.

(à suivre)

on peut aller à Advienne ce que pourra

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Récit en rêve, à partir d’un fait-divers.

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