Archives pour la catégorie “inexistence”

Ni l’espace ni le temps ne sont bien fixés dans cette nouvelle extraite d’un recueil (ou d’un roman) publié, il y a plus de quarante ans.

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La survenue au monde de Tiléon, un mutant, plus connu sous le nom de Frankie

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Court récit, extrait après modification, de « Ce que c’est que de nous » (CQCQDN)

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« Les Enfants des Morts » est le dernier en date des romans de Elfriede Jelinek, prix Nobel de Littérature en 2004. Conscient de souvent tirer la couverture à moi, j’en propose ici un commentaire.

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C’était une matinée fraîche, sans nuages, où l’air était si sec qu’on avait l’impression que toute l’humidité en avait été extraite – ce que Jordan appelait avec plaisir une parfaite journées des Adirondacks, parlant ainsi non pas de température ou de saison mais de lumière éclatante. Lors de telles journées, que ce soit l’été ou l’hiver, tout ce qu’il voyait sous ce ciel bleu cobalt apparaissait dans une grande netteté de détail, comme gravé à l’eau-forte, ce qui lui donnait le sentiment de pouvoir toucher et voir chaque feuille sur chaque arbre, chaque plaque de lichen sur chaque pierre et chaque rocher luisant dans le ruisseau… Il avait l’impression de voir à travers un microscope. Quel besoin a-t-on d’une forêt, se demanda-t-il, quand on peut discerner chaque feuille en particulier de chaque arbre en particulier ? Quel besoin de montagnes quand on peut voir les roches mêmes qui les composent ? Sous une lumière aussi brillante et aussi claire, tout était là, l’univers entier…

Extrait de « La Réserve », un roman de Russel Banks, dans l’édition et la traduction française de « Actes Sud » (collection Babel) : pages 60/61.

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Quelques précisions sur le cheminement à travers le village de Chassiers, comme « Village de Caractère »

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L’esper et le respir :

de l’inexistence (22)

Je mets ces deux mots en titre parce qu’ils me paraissent déjà connoter le contenu de ce billet. Un contenu que je ne maîtrise pas encore, au moment où je me dispose à le laisser s’exprimer. Un contenu encore immature, mais qui ne demande qu’à mûrir. Un contenu qui est déjà contenu dans l’attente de cette maturation, dans cette aspiration que je pourrais dire mienne – tant je m’efforce de coïncider avec – si, justement, je ne la ressentais comme venue de l’extérieur, venant vers moi mais comme venue de l’extérieur.

L’un et l’autre – le respir comme l’esper – relèvent de l’ancienne langue, et même – pour l’esper – d’une langue étrangère à demi. J’ai conscience que cela peut irriter, évoquant préciosité, marivaudage, ésotérisme. Mais cet éventuel agacement, et d’être justement éventuel, me semble faire partie, en tant que tel, du contenu qui s’ébauche ici. Car j’ai conscience – comme on a l’habitude de dire – qu’ici quelque chose s’ébauche. S’ébauche, ne s’esquisse pas, puisque l’esquisse suppose un dessein de dessin et puisqu’ici, devant le clavier, nul dessein n’apparaît encore, sinon une exigence de dessein. Cette exigence, faut-il la nommer esper ?

Mille myriades de possibilités de mots se précipitent alors. Non : ne se précipitent pas. Elles sont là depuis toujours et pour toujours. Mais de la précipitation, elles gardent ce désordre insupportable lié aux nombres illimités, à l’impossibilité d’apercevoir quelque distinction que ce soit parmi ces espèces d’éclats bulleux – tous semblables, tous différents, tous uniques -, à leur moutonnement assez semblable à ces miroitements de soleil qui se réfléchissent à la surface d’une mer étale. Est-ce aussi cela, l’esper ? Non, ce n’est pas cela. Cela , c’est encore avant l’esper !

Là, c’est le régne de la dislocation. Sur cette île tropicale où s’entassaient deux millions de personnes, juste à l’aplomb de sa capitale, à quelques hectomètres de profondeur seulement, un séisme de magnitude inconnue a avalé soudain la croûte terrestre. Mais qui est là pour donner cette explication? et qui serait là pour l’entendre? Il n’y a plus là que des fragments qui en sont à peine puisque personne n’est là pour imaginer à quoi ils ont été arrachés.

Décharge universelle que des bulldozers sans conducteurs et sans but – et broyés les uns contre les autres, les uns par les autres – ont écrasée laminée, tréfilée au hasard. Même ses surfaces s’enfoncent en coin les unes sous les autres, selon des combinaisons variables. Si des sauveteurs arrivés d’ailleurs tentaient d’y mettre un peu d’ordre, fût-il factice, on devine que, happés à leur tour, ils se découvriraient, écorchés, déchiquetés, vaporisés, à leur tour décomposés et recomposés autrement, sans raison d’être.

Brisures d’angles aigüs vitrifiés par des températures et des pressions métamorphiques. Bétons dont les pourrissements antérieurs, liés aux malversations et à l’humidité ambiante, se sont soudain accélérés sous l’effet de déchirures molles. Végétations minéralisées. Viscères sans enveloppe que leur dernier péristaltisme a figés en plexiglass irisés. Granites plastifiés. Un ciboire presque intact s’est planté dans un buste sans tête : la croix qui le surmontait s’est écrasée en lame de poignard. Ni maître, ni dieu, ni tribun : et de quels mots useraient-ils et pour qui ? Ici, on est sur l’envers disloqué des mots. Hors de l’esper.

Non ! sur leur envers disloquace. Quand, avant même que des noms puissent apparaître, mugissent, gémissent, se fracassent et font silence (oui, silence!) les cris d’au-dela les cordes vocales, puisque là, tout est hâché menu, désaccordé. Innommable. Et ce silence infernal où se malaxent les cacophonies du monde, il arrive qu’un surcroît de silence le tranche en biais. Et l’on ne sait pas pourquoi et l’on sait seulement, mais si peu, qu’il n’y a pas de raison. Il n’y a rien, ni personne en la décharge. Le séisme a tout englouti. Et pourtant, le surcroît de silence annonce une attente.

Cette attente-là, c’est l’esper . Ce vieux mot occitan – que mes arrière-grands parents limousins prononçaient en avalant le « s » – je veux l’employer pour ne pas dire « attente », « espoir » et encore moins « espérance », qui sont des mots trop gros pour un simple surcroît de silence dans le silence infernal. C’est un mot qui, dans sa texture même et surtout entendue en français, ose à peine dire qu’il ne se tait pas complètement. Par cette question timide qui l’ouvre si faiblement, par cette manière qu’il a d’effacer à demi la consonne en laissant la voix suspendue à la fin, il est encore sur l’envers disloquace des mots et déjà un peu, bien sûr, sur l’endroit où l’on nomme. Mais il n’est pas à la fois sur l’un et l’autre versant – ce ne sont pas versants d’un même interfluve – il est sur l’autre rive l’ébauche d’il ne sait pas quoi encore.

Ce surcroît de silence est aussi bien un trou dans le silence fracassant. Avant que les mots apparaissent, mais dans un souffle avalé, retenu, ravalé, on sent advenir une attente qui en est à peine une, une attente, tant privée encore de but qu’elle en est à peine une, un espoir, à la fois si incertain et si têtu que pour se faire entendre il se refuse à l’espoir et n’accepte que l’esper. Le monde, cette accumulation de vides sans formes, semble alors retenir, ravaler, oui, sa respiration, comme s’il devinait, comme s’il était capable, le monde, de deviner qu’il ne respire pas encore, qu’il n’a encore qu’une ébauche de souffle, même pas, qu’il n’est pas encore autre chose qu’une membrane affaissée qui espère le respir.

Le respir n’est pas plus une respiration que l’esper n’est l’espoir, mais la distance qui les sépare l’un et l’autre de la respiration ou de l’espoir est infinitésimale. Ce n’est pas une distance, même si c’est vécu comme une distance. C’est à la fois ici et maintenant. C’est un trou noir mais c’est aussi l’inverse d’un trou noir : un trou noir créateur. À chaque fois que le respir et l’esper se manifestent, à chaque fois le Big Bang. Sur l’envers disloquace des mots, sur la décharge dévastée par le séisme, surgit (et parfois, dans la douceur, mais pas toujours) un nouveau monde : soudain le chaos s’organise, l’univers naît avec l’esper et le respir. Alors, il suffira (oui, il suffira) de trouver les mots, même les plus maladroits, les plus usés, les plus mal compris, les plus contre-sensés, parfois les plus non-sensés, pour que ces pataquès fassent signes à l’hapax inoui mais entendu. Pour que le mot tout neuf qu’on avait, à l’instant, sur la langue, le mot jamais prononcé, l’hapax impossible s’affadisse en discours plus ou moins séduisants, s’affadisse mais parvienne quand même à réorganiser le monde, couçi-couça.

Alors, la décharge universelle apparaît pour ce qu’on croit qu’elle est : une gigantesque décharge sur laquelle des noms commencent à apparaître comme appelés par un premier tri sélectif. Les décombres ne sont plus décombres si on les nomme décombres. Même disloqués, le béton, l’acier, le plastique, le verre apparaissent comme tels, et avec eux les bulldozers pilotés par les Casques bleus de chauffe. Les chairs broyées, déchiquetées, pourries redeviennent recensables, même si entassées dans le pêle-mêle des sacs poubelles. Avec des étiquettes et bientôt des linceuls. Quelle nouvelle naissance ! Et qu’il retrouve la délicatesse de la Primavera, le sourire harassé de cette jeune secouriste poussiéreuse et sale, venue de Brignoles se glisser, si menue entre les plaques de l’effondrement universel, et tendre la main à la main tendue de cette vieillarde haïtienne qui a peut-être son âge ! Et, elle s’en fout, ma secouriste, des caméras du monde, car elle devine dans son regard l’esper qui se lève et le respir qui reprend.

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Je trouve dans « La Pleurante des rues de Prague », de Sylvie Germain (dans le chapitre intitulé « Sixième apparition ») ces passages que j’aimerais faire lire à qui a envie de me lire :

En fin d’après-midi l’été, il arrive que le ciel d’un coup se plombe et vire au bleu ardoise, au gris acier, et la lumière se fait étrange, intense. Le ciel est écrasant, la lumière violente, les oiseaux volent bas. Un orage s’approche. On entend retentir le tonnerre. Mais la pluie ne vient pas. L’orage s’annonce, menace, Il encercle la ville, fait résonner ses roulements assourdissants, ses craquements énormes, mais il n’éclate pas. Et le vent souffle, tordant les arbres.

Et ne se passe rien. Rien que ce bleu de schiste, éblouissant, qui craque dans le ciel. Rien que cet effroi d’oiseaux qui n’osent plus s’élancer dans l’espace. Rien que ce vent qui déferle, cinglant. Rien qu’une attente indéfinie, abrupte.

C’était par un tel jour. Alors que je traversais la rue Chorvatskà à Vinohrady, j’aperçus la géante …

Elle marchait avec allant malgré sa boiterie. Son grand corps plongeait profondément à gauche, puis rebasculait vers la droite, en un tangage régulier. Sa haute silhouette se découpait nettement sur le fond du ciel d’orage où une trouée de bleu pâle venait de s’ouvrir.. Le vent faisait claquer ses longs haillons et chassait à vive allure des morceaux de papier traînant sur le trottoir.
Mais quelque chose était troublant ; il était impossible de discerner si la géante avançait ou s’éloignait, si elle gravissait la rue ou bien la descendait …

Peut-être ne faisait-elle que fouler le vent.

Aucun chuchotement ne parvenait d’elle. Le vent était trop fort et mugissant, il brisait tous les bruits.

Elle marchait, marchait. Elle allait en même temps dans deux sens opposés. Et ce fut le temps qui céda sous ses pas.
D’un coup le temps fut cette rue en pente. Le temps fut cette rue qui plongeait vers un bas quartier de la ville assiégée par l’orage. Le temps fut cette rue tendue comme un fil de funambule au-dessus d’un abîme. Le passé s’avançait à grands pas – mais il allait si vite que c’était aussi bien l’avenir.

Il n’y a pas de temps abstrait ; le temps est toujours celui d’un corps qui le porte et l’éprouve, celui de l’histoire d’un vivant. Et il se révéla être, en cet instant éclaté, couleur de suie bleutée, celui d’un homme qui gisait alors, à mille kilomètres de là, le corps rompu par la maladie. Un homme atteint dans son souffle et ses os.

Toute la souffrance de cet homme s’engouffra dans la rue, se réverbéra dans le ciel aux éclats de métal, et mugit dans le vent…

Et cela continue ainsi pages 53 à 55 de l’édition initiale chez Gallimard.
Voir aussi Glane 1

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Essai de manipulation d’un texte extrait de « Train de Nuit pour Lisbonne » (par Pascal Mercier aux éditions 10/18), afin de poursuivre cette réflexion sur ce que c’est que de nous.

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…apprendre à écouter la langue respirer là où elle se tait …

De l’inexistence (20)

Ce billet peut bien sûr être lu à part (il est déjà si long à lui tout seul !) mais il faut savoir qu’il fait partie d’une suite dont on trouvera le détail ICI Je venais à peine de le « terminer » que je tombai (merci Google!) sur un article dont l’auteur est beaucoup mieux informé que moi sur Sylvie Germain, en particulier sur « Tobie des Marais ». L’adresse vous en semblera interminable, mais en la copiant/collant dans votre navigateur (ou, plus simplement en cliquant sur « la voici »), vous verrez qu’elle fonctionne. la voici

Sylvie Germain est imprégnée par la Bible. Les récits bibliques sont considérés par cet écrivain comme donnés dans une écriture et par une écriture qui ne les raconte pas, comme on raconterait une histoire qui préexiste au récit, mais qui les invente dans le fur et la mesure de son déroulement. Ils ont la force de mythes. Les mots qu’ils poussent ne sont pas – ou ne sont pas seulement – des concepts, ce sont des actes analogues à la Création. Et ils conservent à jamais cette force qui se transpose dans d’autres récits quand leur auteur accepte de se laisser habiter par elle.

Dans le roman intitulé « Tobie des Marais », l’intention est évidente : une partie de l’histoire est inspirée de très près par « Le Livre de Tobie » et la plupart des personnages portent les prénoms du livre biblique. Que l’histoire récente (de l’émigration des Juifs d’Europe Centrale vers l’Amérique aux deux guerres mondiales) et la géographie la plus éloignée du Proche-Orient (ici, celle du Marais Poitevin) servent de cadre au roman de Sylvie Germain n’enlève rien, au contraire, au travail de cette force mythique.

Mais, même dans « Magnus », l’écriture de Sylvie Germain se réfère en permanence aux textes bibliques. Non qu’elle les cite souvent, ni qu’elle s’en inspire ici directement pour les péripéties, mais – sans doute parce que j’ai écouté d’elle une intervention enregistrée où elle évoque le séjour du prophète Elie sur le Mont Horeb – je suis frappé par la parenté qui relie la quête du personnage principal de « Magnus » à la recherche de Yaweh par Elie qui commence à en douter fort. Je devrais parler plutôt de la parenté de « Magnus » avec l’interprétation que Sylvie Germain donne du séjour d’Elie sur la montagne puisque je n’ai pas lu « Le Livre des Rois », d’où est tirée l’histoire d’Elie et que je ne connais celle-ci que par l’enregistrement évoqué. De même que Magnus ne parvient qu’à frôler les confins de son histoire personnelle quand il est aux prises avec des fulgurations colorées ou bruyantes, de même Elie manque son Dieu quand il croit qu’il s’annonce par une tempête, un tremblement de terre ou un incendie. De même qu’Elie entrevoit Yaweh (il se couvre donc le visage) quand il entend un fin frémissement de l’air, de même Magnus va entrevoir l’énigme de sa petite enfance quand le minuscule moine Jean s’éteint doucement sous le miel de ses abeilles.

D’après ce que j’ai pu glaner ici et là sur la Toile (et les confidences d’une grande lectrice de Sylvie Germain), je crois comprendre que la plupart des livres de cette auteure sont vraiment poussés en avant par ce souffle qu’elle ressent dans la Bible. Je pense que c’est ainsi qu’elle perçoit son histoire personnelle et je dois reconnaître qu’elle pratique une écriture qui semble justifier cette perception. Aussi bien pour la forme que pour le fond.

« Tobie des Marais » et « Magnus », puisque je ne peux parler que d’eux, présentent des passages superbes où les notations colorées sont particulièrement réussies, justement pour mettre en valeur tantôt la violence dyonisiaque qui étreint quand on est au bord du sacrilège, tantôt au contraire le camaieu du silence quand, en se retirant, quelque chose suggère une présence. Voici par exemple, dans « Tobie des Marais » le passage qui conte la mort d’Anna, la cavalière, la jeune mère de Tobie :

Le soleil filait de longs rais jaune paille et or à travers les branchages enchevêtrés; ces fils de lumière tombaient obliquement, faisant vibrer à leur passage l’ombre verte et bleuâtre de la tonnelle.Et c’était cette alliance de charmes divers qui enivrait Anna, – la vitesse, l’odeur du cheval en sueur mêlée à celle de la boue et des plantes, le mouvant clair-obscur, les cris perçants des oiseaux, et ces petites bulles de soleil qui par instants tournoyaient dans l’air, s’accrochaient à ses cils, l’aveuglant délicieusement.


Et ce fut ainsi, dans l’exaltation des sens et un galop enjoué, qu’Anna s’était précipitée vers la mort…


Et voici, au contraire, l’évocation de Théodore, le père de Tobie, le mari d’Anna, fou de douleur :

« Théodore se tient dans la cour, silhouette gris bleuté se détachant, à peine, du bleu violâtre de la haie. Immobile comme un long rameau calciné il capte les ultimes lueurs du couchant avec un tout petit peu plus d’intensité, et de douleur, que les feuillages l’entourant. Il hume dans l’air du soir le souvenir de la chevelure d’Anna… Il souhaite si fort en cet instant se dissoudre dans l’obscurité… »

Du gris bleuté au bleu violâtre, mais aussi dans l’exaltation de tous les sens et les longs rais solaires jaune paille et or à travers l’enchevêtrement des feuillages, l’écriture de Sylvie Germain excelle à décrire aussi bien l’extrême irruption de la violence dans le corps de ses personnages que la marge infime qui les détache et les fait exister.

Dans « Magnus », l’inhumation de Frère Jean par Magnus fait écho et négation au bombardement de Hambourg :

« Au fond de la fosse est couché frère Jean, il tient son chapelet enroulé autour de ses mains, croisées sur la poitrine. Son corps est entièrement enduit de propolis, il luit d’un éclat rougeâtre. Quelques abeilles, épuisées par leur tâche d’embaumeuses, gisent sur le corps, le parsemant de faibles lueurs dorées.Magnus saisit la pelle et comble la fosse. L’odeur suave de l’embaumement se mêle à celle, amère et sombre de l’humus… »

« Mais ses pleurs cessent d’un seul coup quand il voit la femme qui lui tenait la main se mettre à valser dans la boue, les gravats, avec un gros oiseau de feu accroché à ses reins. Le rapace déploie ses ailes lumineuses et en enveloppe la femme, des cheveux aux talons. Devant ce rapt d’une vélocité prodigieuse, d’une beauté féroce, le petit garçon avale sa salive comme un caillou, et avec, tous les mots qu’il connaissait, tous les noms… »

Ses romans se lisent comme une suite de poèmes – cela peut gêner parfois la fluidité de la lecture – dont l’écriture n’est pas destinée à s’effacer au profit d’un récit « réaliste » où l’intrigue, la psychologie des personnages, les descriptions (géographiques, historiques, politiques…) tiennent le lecteur en haleine et lui permettent (pense-t-il alors) de mieux appréhender « le monde réel ». J’imagine que cela peut irriter. Les mots du texte, leur agencement, leur matérialité, parfois même la manière dont ils sont disposés sur la page retiennent l’attention. Comme dans un poème. Et comme il arrive parfois avec certains romans de romanciers pourtant réputés pour leur « réalisme ». Je pense par exemple (parce que j’y ai pensé en lisant Sylvie Germain) aux « descriptions » du Paradou dans « La Faute de l’abbé Mouret » de Zola.

Mais « Magnus » et « Tobie des Marais » ne sont pas des poèmes. Ce seraient plutôt des « récits en rêve », comme pourrait dire Yves Bonnefoy, des textes qui se déroulent selon des coordonnées spatiales et temporelles incertaines. Le même personnage peut être à la fois lui-même et un autre, ici et ailleurs en même temps, maintenant et hier au même endroit. Qu’on pense au début de Tobie des Marais où les deux passagers d’une auto semblent happés, avec leur véhicule qui traverse un orage, par la lumière de la tempête, au point que ce n’est plus sur une route de campagne, mais à travers des nuages chagalliens qu’ils croisent un petit garçon rouge et jaune sur une bicyclette folle qui l’emmène « au diable! » où vient de l’envoyer son père.

Je citerai aussi, trouvé sur un « blog » , ce passage de la « Pleurante des rues de Prague », que je n’ai pas lu, récit dans lequel Prague se rêve en géante boîteuse :

« Elle est née de la pierre et du bois, du métal et de l’eau, et du corps innombrable des habitants de la ville. Elle est née chaque jour à travers l’épaisseur des siècles et la chair de l’Histoire. …Elle est la mémoire de la ville , la mémoire côté ombre, celle des pauvres et des petits, de ceux et celles dont l’Histoire ne retient pas les noms et oublie les souffrances. Elle est la mémoire dénuée de toute gloire, celle qu’on n’ écrit pas, qu’on n’illustre ni ne chante ni ne dore à l’or des mythes et des légendes. Elle est la mémoire en guenilles, au ventre creux, aux yeux cernés, mais au regard émerveillant de tendresse et d’humilité. Elle est la mémoire mendiante, la mémoire souffrante, mais qui jamais ne renonce, ne trahit son passé, n’abandonne son peuple. Elle est la mémoire qui marche, qui marche, glanant et ramassant tous les déchets jetés par la mémoire belle, sélective et hautaine. Elle recueille les vies infimes, les destins minuscules des gens de rien ».

Ce que je crois comprendre c’est que Sylvie Germain perçoit son œuvre comme « inspirée », soufflée par la force des textes bibliques, force qui ne se situe ni au niveau de la psychologie des personnes évoquées, ni au niveau de leurs déplacements, ni au niveau de l’histoire. Dans l’intervention à laquelle j’ai déjà fait allusion, elle insiste sur la ressemblance/différence entre le sacré et le saint, le sacré se situant du côté de l’effroi et de la sorcellerie et le saint du côté de la sérénité et de la religion. Le saint entend « THeoS » là où le sacré entend « THS » : c’est l’invention des voyelles, la vocalisation, qui permet le passage. Le travail de l’écriture consiste alors à édulcorer le bruit primitif, à le domestiquer tout en ménageant la possibilité pour l’écrivain comme pour son lecteur de remonter vers les confins du sacré, comme si le sacré admettait des confins ! Ressentir la force de cette écriture s’apparente à un combat (le Combat contre et avec l’Ange ?) car il s’agit de s’appuyer sur cette force pour tenter de revenir vers « l’envers disloqué des mots », vers « THS », ce sifflement ténu que le croyant croit entendre au contact de ce qu’il décide de considérer comme Dieu.

*

Je vais avoir l’outrecuidance de manifester ici quelque doute (et même quelque agacement) sur cette façon qu’ont les philosophes croyants ( et Sylvie Germain en est !) de croire et de proclamer non seulement que Yaweh est l’être (« Je suis celui qui suis »), mais que l’Être est Yaweh (le grandit-on en lui imposant une majuscule ? non, bien sûr, puisque le grandir serait admettre qu’on peut le grandir, qu’il n’est pas si grand que ça) . L’être n’est pas Yaweh, ni qui ni quoi que ce soit. L’être est, et c’est tout. Sans temps, ni espace. Et Yaweh – même envisagé sous l’angle du tétragramme non vocalisé donc imprononçable, YHWH – Yaweh est un concept chargé de désigner l’Être si l’Être était une personne. Personnaliser l’être, c’est l’ancrer quelque part, dans un espace au sein duquel il se déplacerait, à l’aide d’un temps qui lui permettrait de se déplacer : personnaliser l’être, c’est le dévaloriser. Je suis toujours un peu surpris que les philosophes croyants ferment les yeux sur cette impasse.

Reste qu’accepter de se placer (par la réflexion) « avant » l’invention de Yaweh par les hommes, cela semble bien difficile. J’ai déjà plusieurs fois essayé d’évoquer cette difficulté (voir par exemple ICI ou Là …) et montré combien elle bouscule les habitudes installées par les religions, même quand elles ont cessé (ou là où elles ont cessé) d’être dominantes. Car, si l’être est, et c’est tout, l’être est et c’est tout ! Que deviennent alors nos existences singulières, le jeu entre l’âme et le corps, notre rapport à la matérialité brute du dehors et notre réflexion sur l’être ? À quoi bon lire ou écrire des romans ? À quoi bon vivre ou croire vivre ? Et d’où sortent donc ce temps et cet espace sans lequels nous ne ne pouvons rien concevoir, rien imaginer ? Qu’on se rassure, nous allons bientôt retrouver Sylvie Germain !

Ce qui me frappe aussi dans les deux romans que j’ai lus d’elle, c’est la facilité avec laquelle elle place ses personnages dans des situations telles que l’écriture est obligée de se faire poétique, du fait du contact soudain (et qui ne relève pas de l’analyse) avec l’être, avec quelque chose qui n’est pas une chose mais qui s’empare du personnage et à la fois l’annihile et l’exhausse. Elle écrit de May dans « Magnus :

« Et la seule «voix divine »qu’elle reconnaissait, c’était le bruit sourd du cœur des vivants quand il se fait fabuleusement sonore aux heures jubilantes de l’existence, aux heures nocturnes de l’angoise et dans les instants solaires de la jouissance »

Les guillemets de la voix divine ne sont pas seulement là pour souligner que May n’est pas croyante ; ils signalent également qu’il y a problème pour la très judéo-chrétienne qu’est Sylvie Germain. Dans les moments d’extrême bonheur ou d’extrême déréliction que connaissent si souvent tant de ses personnages, la personne est comme arrachée à elle-même, soudain envahie et niée par un feu de napalm qui l’embrase dans une sorte de cri – parfois hurlé et déchiqueté-déchiquetant, parfois chuchoté comme la mince brise que Elie perçoit sur le Mont Horeb après les vociférations – et en quoi elle disparaît. Ce cri, c’est l’équivalent du THS évoqué plus haut, bien « avant » d’être transformé en TheoS, tellement avant que c’est en dehors du temps, que c’est toujours, que c’est jamais, que cela rend impossible le passage à Dieu. Devrait le rendre impossible.

Dans ces instants (qui n’apparaissent très brefs que pour nous, étants qui même analphabètes appartenons à l’écriture et à la lecture, mais qui sommes de l’éternité), l’être nous réintègre à lui (alors que, par essence, il ne peut pas nous avoir jamais perdus) et nous n’existons pas. Mais n’existant pas, intégrés dans le tout – le tout qui est un et ne peut être morcelé, il est et c’est tout – nous sommes le tout. Cet anéantissement est aussi bien une assomption. Tout étant est l’être tout entier.

L’être est et c’est tout. Mais alors, la parole ? Mais alors, la conscience ? Mais alors la représentation de l’être comme cela qui est et c’est tout ? Sylvie Germain – au moins dans les deux livres évoqués – ne répond pas à ces questions, mais elle les pose. Et peut-être faudrait-il admettre qu’elles se posent sans réponse. M’appuyant sur ce que cette auteure propose dans ses romans, je suggère une réponse possible, lourdement hypothétique : si nous considérons l’être (formulation impossible qui implique un point de vue sur l’être !) comme l’ensemble infini des modes d’être et si nous admettons (à la manière de Spinoza ?) que parmi cette infinité de modes d’être, il y en a un, la conscience, qui exige le temps et l’espace pour persévérer dans son être, alors il est possible que la conscience – une conscience forcément unique, c’est-à-dire, l’être sur le mode de la réflexion – ne pouvant rester conscience qu’en allant de concepts en concepts, de représentations en représentations, soit contrainte d’inventer les catégories dedans/dehors, avant/après, le même/l’autre, l’un/le multiple, avec lesquelles elle crée un monde que nous appelons le monde. Monde virtuel, absoluement, mais qui est le seul possible sur ce mode d’être et que nous appelons pour cela le monde réel.

La conscience est ce monde réel et ce monde réel est la conscience, mais, en appliquant les catégories qu’elle a inventées en tant que conscience réflexive, la conscience parvient – sans cesser de persévérer dans son être au contraire ! – à se dédoubler pour s’observer.Réflexive, elle se retourne sur elle-même, sans mouvement, sans mouvement mais dans l’allant de ce qu’elle est, elle se définit comme susceptible de multiplier des hypostases. Certes, mode d’être de l’être, elle est et c’est tout, mais ce mode d’être est justement celui selon lequel la stase peut créer, sans sortir d’elle, une multitude d’hypostases par le jeu des catégories dedans/dehors, le même/l’autre, avant/après, l’un/le multiple, ou encore le réel/le virtuel. Jumeaux opposés mais confondus, ces possibles sont naturellement enclins à permettre à la conscience unique (soit, à l’être sur ce mode d’être) de se diffracter en consciences singulières. Chaque conscience singulière est avec la conscience unique dans un rapport d’hypostase à stase : elle sait, ou elle pourrait savoir, ou elle devrait savoir qu’elle est la conscience unique (la conscience unique toute entière, celle-ci ne pouvant être morcelée) et, en même temps, elle sait que sa fonction, c’est de se conduire comme si elle était indépendante, oui, singulière.

Et chaque conscience singulière, en tant qu’elle est la conscience unique, va, dans l’allant de ce qu’elle est, utiliser les catégories fondamentales pour s’inventer un dehors qui se distingue de son dedans et se confond avec lui comme le réel et le virtuel, un avant et un après qui se distinguent de son présent éternel et se confondent avec lui comme l’un et le multiple, comme le corps et l’âme. Mais aussi, chaque conscience singulière, en tant que singularité, fonctionne comme si elle était indépendante de la conscience unique, comme si elle était dotée d’un corps et d’une âme, d’un corps mortel et d’une âme immortelle, comme si elle se trouvait en face d’une matérialité brute, radicalement extérieure à elle, et aussi, bien sûr, comme si elle était seule en face des autres singularités avec qui elle veut croire entretenir des relations amicales ou inamicales ou indifférentes.

Comment « le bruit sourd du chœur des vivants » peut-il se faire entendre alors? Que sont ces « heures jubilantes de l’existence », ces « heures nocturnes de l’angoisse », ces « heures solaires de la jouissance » si les consciences singulières capables de les vivre ne sont que de vagues hypostases d’une stase qui repose sans espace et sans temps? Comme il est tentant alors – quand on ne peut plus faire semblant de croire à l’absolue indépendance de nos singularités – de se transformer la conscience unique en ce que les théologiens chrétiens appellent le « corps mystique » ! Le corps mystique : une entité qui, en effet, comme la conscience unique, rassemble en elle toutes les singularités qu’elle a créées, et qui les anime encore d’un souffle qui serait à la fois le sien et le leur, et qui attend son heure pour les réunir à nouveau en son sein. Si je résiste à cette tentation c’est que trop d’administrations religieuses se sont emparées de ce concept (car il s’agit, oui, d’un concept) pour imposer aux fidèles des différentes obédiences des légendes, des rites, des symboles, des combats qui me répugnent et surtout qui me paraissent totalement inutiles. Car sinon, ce corps mystique me convient – qui est un corps qui est une âme, qui est en chacun de nous et qui est hors de nous, qui est au début et à la fin, et en permanence au présent – une fois nettoyé des affûtiaux religieux (mais ce nettoyage est-il possible?), va pour le corps mystique !

Sylvie Germain parle d’une mémoire, d’une mémoire féminine et claudicante, d’une mémoire de peu boîtant à côté d’une autre mémoire plus hautaine sinon plus haute dont elle est le guingois, d’une mémoire à quoi il est possible de faire confiance car elle ne se laisse pas enfermer dans des images devant lesquelles il faudrait, sous peine de sanctions, se prosterner.« Elle est la mémoire dénuée de toute gloire, celle qu’on n’écrit pas, qu’on n’illustre ni ne chante ni ne dore à l’or des mythes et des légendes. Elle est la mémoire en guenilles, au ventre creux, aux yeux cernés, mais au regard émerveillant de tendresse et d’humilité. Elle est la mémoire mendiante, la mémoire souffrante, mais qui jamais ne renonce, ne trahit son passé, n’abandonne son peuple. Elle est la mémoire qui marche, qui marche, glanant et ramassant tous les déchets jetés par la mémoire belle, sélective et hautaine. Elle recueille les vies infimes, les destins minuscules des gens de rien ».

Elle est – et bien sûr sur le mode de ne l’être pas – Déborah, l’extraordinaire grand-mère de Tobie des marais. Les textes de Sylvie Germain se présentent alors, dans l’intention qui les pousse en avant, comme produits par les échos de cette mémoire. Voyez la rencontre de Deborah avec Raphael – et laissez de côté le fait que pour beaucoup de glossateurs de la Bible, le livre de Tobie aurait justement été écrit et en tout cas intégré dans la Bible, malgré les réticences, pour affirmer la « réalité » de l’ange Raphael aux côtés des anges plus orthodoxes comme Gabriel ou Michel ! :

« …Le ciel se reflétait sur la terre détrempée, les couleurs des fleurs étaient avivées. Le visiteur s’avança vers elle d’un air bienveillant et lui tendit la main. Sa poignée de main était ferme et pleine de douceur, de chaleur, elle laissait sur la peau un frisson d’eau et de soleil qui irradiait discrètement à travers tout le corps. Comme un sourire qui s’infuserait dans la chair. Deborah cligna les paupières, une image venait de filer devant ses yeux en un fugace éblouissement ; une image remontée des profondeurs de son grand âge et où se profilait une chevrette d’un blanc mousseux couchée à fleur de mer. Une chevrette voguant sur une prairie d’écume et dont les flancs diaphanes répandaient une clarté d’aube, ou de lune, sur les vagues alentour.

Le visiteur lui effleura l’épaule pour la rappeler à l’instant présent, puis il lui expliqua la raison de sa venue… »

Ce que l’auteure parvient à faire vivre dans un tel passage, c’est en chacun des protagonistes le sentiment qu’il ne s’appartient plus – il est seulement l’écho de quelque chose de très ancien et qui n’a jamais eu lieu – redoublé du sentiment que cet anéantissement est une véritable épiphanie au cours instantané de laquelle l’être a manifesté sa présence. Elle parle dans « Magnus » quand May va mourir de « l’oubli de soi dans l’étonnement » ou, quand Tobie et Raphael marchent sur la grève, de « cette mince voie du rien ». « Ils suivent en silence ce blanc chemin sinuant à ras de ciel, de lumière, à la lisière de l’océan, – cette mince voie du rien. Le soleil a disparu, le ciel déploie toute la gamme du bleu, du plus pâle au plus foncé, la mer se retire toujours plus loin, et une sensation de vide croît à mesure en Tobie. En lui aussi s’opère un grand reflux… » La croissance en soi d’un vide qui vous comble. La manifestation de l’être, son épiphanie, est aussi bien la naissance d’une singularité autour de laquelle le monde, un instant, se concentre, lui conférant une force qui nous fait dire qu’elle existe, alors qu’en fait cette force vient au contraire de son inexistence, on dirait au cœur de l’être si l’être pouvait avoir un cœur.

Oui, les personnages de Sylvie Germain inexistent en ce sens qu’en suivant par la lecture l’écriture qui les invente, on comprend qu’ils ne se détachent pas sur un arrière-plan que dessinerait l’être mais qu’ils y sont fondus sans aucun relief, sauf qu’à certains instants d’éclair, ils sont comme ex-pulsés de l’être (c’est une image, et elle est inappropriée, mais aucune image ne peut être appropriée) et jetés dans le récit lors de fulgurances ou au contraire d’effacements au cours desquels alors ils ex-istent. Mais ce n’est pas au contraire, car fulgurances et effacements (Philippe Jaccottet : « que l’effacement soit ma façon de resplendir ! ») sont les unes et les autres occasions (le fameux THS!) pour les personnages de Sylvie Germain d’accéder à l’inexistence, qui est sans doute l’autre nom de l’ex-istence à l’état naissant.

Je rapproche arbitrairement un passage de Magnus et un autre de Tobie des marais, mais ce n’est pas arbitrairement car cet ex-istence à l’état naissant, cette inexistence, y apparaît clairement, dans des occasions apparemment opposées.

Dans « Magnus » :

« À force de se concentrer sur ce mystère qui sommeille au fond de lui, il lui donne de la vigueur. Parfois il le sent frissonner dans sa chair, diffusant alors sous la peau des sensations fugaces dont il ne saurait dire si elles sont pénibles ou agréables. Cela se produit toujours à l’improviste, mais il a vite remarqué que ces fulgurations clandestines, pareilles à des giboulées d’aiguilles de feu éclatant au-dedans de son corps pour filer à toute allure le long de ses nerfs, de ses veines, de sa colonne vertébrale, surgissent à certaines occasions : quand flamboient des couleurs intenses et stridentes – ainsi le rouge et le jaune francs d’un feu prenant soudain force en vrombissant dans le poêle, un soleil de midi aveuglant, un crépuscule bariolé à outrance d’orange et de rouge vifs, la fêlure gigantesque d’un éclair safran sur le bleu foncé du ciel. Une fois, devant une telle irruption de lueurs incandescentes, il a ressenti une excitation qui est allée en crescendo jusqu’à s’épanouir en séisme au plus intime de son corps… »

Dans « Tobie des Marais »

« Elle ferme les yeux, respire profondément l’odeur puissante répandue par la marée basse. Elle s’imprègne de l’odeur de l’estuaire et de ses eaux mêlées, celle de la vase, de la matière primordiale; elle accueille dans sa chair l’odeur amer et vive de cette bouche de terre s’ouvrant sur l’océan, de cette bouche aux lèvres limoneuses brûlée d’histoire et de passions humaines, assoiffée d’espace, de grand large, de cette bouche ourlée de vignes, de vergers, de jardins, de forêts, et qui, tout en chantant la splendeur, la bonté, la prodigalité de la terre nourricière, crie en silence vers l’infini, vers autre et plus qu’elle-même… Elle dénoue ses bras, s’allonge sur les algues.

Elle retient son souffle pour mieux entendre celui du soir et de l’estuaire. Lentement, sa respiration s’apaise, se met au diapason de celle des éléments… Ou encore apostrophe marquant l’ellision de tout autre signe,la lune – apostrophe absolue greffée sur le ciel nu et lisse, invitant au silence, à une attente indéfinie, à la patience… »

*

L’avènement de ces personnages, qui prennent vie à travers les explosions enchantées et maléfiques des flammes ou sur les vasières d’un estuaire, est d’ailleurs capable de trancher de biais la vision installée de l’Histoire, que ce soit pour la conforter (« Mais le vent du Reich charriait tant de cendres humaines qu’il pesait d’un poids énorme sur le pays en ruines, chape de puanteurs qui obstruait le ciel et suffoquait la terre. Dans le ciel du Reich effondré s’étendait un immense cimetière, invisible mais palpable, car suiffeux à outrance. Et dans ce ciel cinéraire flottaient tous les membres de la famille de Hannelore Schmalker, née Storm… ») ou pour la réorienter définitivement dans une formule elle aussi fulgurante (« Le flambeau de la Liberté se dressait, tel un gigantesque poignard, dans le ciel bleu lavande, le bras levé de la statue s’interposait entre la mer et le soleil, entre le bateau et la ville et pourfendait l’espoir »).

(Ajouté le 23 octobre) Mais que ce soit pour l’assumer ou pour la rectifier, l’Histoire est considérée sur le mode épique par Sylvie Germain – au moins dans ses deux romans – comme si un souffle éternel (celui de la Bible) l’animait et la transformait en force tellurique capable d’entraîner des cataclysmes pour les mortels. Embrigadés sous l’uniforme (comme Franz et Georg, les oncles héroïques de Magnus) ou embarqués sur les paquebots transatlantiques (comme Deborah, son frère et sa mère, faisant route vers America) ou rameutés par trains entiers (comme ces Polonais ou Roumains plus ou moins juifs venant travailler dans les briqueteries du Marais Poitevin ou comme les déportés affluant vers les fours crématoires) sous prétexte de servir de gigantesques symboles inhumains – la Patrie, le Peuple, le Travail, la Révolution, la Liberté… – les mortels sont comme Elie sur le Mont Horeb quand il est assailli par des forces cosmiques où il croit un moment entendre enfin Yaweh. Ils y sont écrasés et ne peuvent survivre qu’en se faisant tout petits, à peine visibles.

Décrivant par ses textes les lourdes volutes de ce souffle, avec une certaine fascination qui transparaît à travers colère et dégoût, Sylvie Germain se situe (et ses personnages aussi) exactement là où YHWH n’est pas encore YaHWeH, là où THS n’est pas encore TheoS, mais va le devenir et, le devenant, fossiliser le sacré en religion. Et, le devenant, libérer (c’est-à-dire rendre possible, rendre plausible) cette Histoire à majuscules et à godillots, pesant sur les humains qui y succombent et la révèrent. Mais, en même temps, Sylvie Germain semble savoir qu’un autre possible s’ouvre à chaque fois. Un possible qui n’a rien d’historique, lui, même s’il peut être du travail des historiens de le faire apparaître par les travers de l’Histoire. Un possible qui serait à l’Histoire ce qu’est la mémoire mineure à la mémoire hautaine, ce qu’est au langage sa respiration quand il se tait ou avant qu’il parle. Un possible qui demanderaient aux consciences singulières de ne pas oublier qu’elles ne sont pas indépendantes, qu’elles n’ont pas à se rassembler sous des bannières historiques, qu’elles ne sont que des hypostases de la conscience unique et qu’elles n’ont pas à se dresser les unes contres autres au nom de ce qui est proclamé par ces bannières.

À mes yeux (et au vu du peu que je connais de Sylvie Germain), cet écrivain parvient à donner du relief à la voix minuscule, parfois en passant justement par la description de la voix et de ses effets sur celui qui l’entend (le baryton du « père » de Franz-Georg dans « Magnus »), plus souvent en employant des notations de couleurs plus ou moins fondues les unes dans les autres comme dans maints passages déjà cités ci-dessus. Et c’est vrai qu’en lisant Sylvie Germain, on apprend à (ou on se souvient qu’on a appris à) écouter la langue là où elle se tait, malgré tintamarres et tumultes de l’héroïsme épique.

« Écrire, c’est descendre dans la fosse du souffleur pour apprendre à écouter la langue respirer là où elle se tait, entre les mots, autour des mots, parfois au cœur des mots. »(Sylvie Germain : Magnus)

Voir aussi Glane 2

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Autre tentative pour tirer vers moi Pierre Soulages et Yves Bonnefoy, voire Aragon, Léo Ferré et Rilke

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Billet sur l’inexistence : proposer une explication possible de ce qui, dans la voix (même si elle n’est pas celle de Kathleen Ferrier) signale que nos mots vont et viennent ailleurs que là où notre pensée les croit.

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Ce grand chêne des Tailhands de la Davalade, je ne l’ai jamais que frôlé du regard (tout en conduisant!) mais l’écriture l’inscrit dans un imaginaire que j’ai envie de laisser aller. Qu’il n’y ait pas d’images dans ce billet ne devrait pas surprendre qui lit ce texte.

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Ou : de l’inexistence (18)

Voici une expression toute faite. Presque un syntagme figé. Massivement signifiante et renforcée dans sa massivité par l’allusion à l’expression latine qu’elle traduit, comme le rappelaient jadis les pages roses du dictionnaire le plus connu. « Hic et nunc ». Ce n’est pas rien « Hic et Nunc » ! ça souligne qu’on est enfin dans le simple et le sens, qu’on échappe enfin à la perte de vue des perspectives qui s’ouvrent ordinairement sur les temps et les espaces. Enfin dans le clair !

Et pourtant…

Imaginez par exemple que nous nous trouvions parmi une petite foule, disons sur l’esplanade du château de la Vernade à Chassiers et que nous nous disions en nous-mêmes et surtout les uns aux autres que c’est bon de tout oublier et de se sentir « ici & maintenant ». Bien sûr, nous sommes sincères – et il me faudra interroger cette incontestable sincérité qui nous fait nous éprouver si intensément fraternels – mais, continuons à imaginer et rêvons que l’un d’entre nous demande : « Oui, bien sûr, nous sommes bien ici et maintenant, mais où est ici ? et, quand est-ce, maintenant ?

Cette double question, personne d’ordinaire ne se la pose, tant les réponses en semblent évidentes. Ici, c’est l’esplanade du château de la Vernade, à Chassiers, village du sud de l’Ardèche. Et on ira même jusqu’à donner les coordonnées d’ici en latitude, longitude et altitude. Pas de mystère ici ! Quant à maintenant, mon chronomètre m’en précise à la seconde près la date exacte. Bien sûr, elle est vite dépassée, mais il est toujours possible de se mettre à jour. Pas de mystère non plus à cette heure !

Regardons-y pourtant d’un peu plus près. D’abord, je pense que nous serons tous d’accord pour constater qu’en nous fixant sur cet instant, nous adoptons une attitude qui n’est pas conforme à ce que la vie ordinaire semble attendre de nous. Sensibles seulement à l’intensité du présent, nous abandonnons en effet toute projection vers le futur ou vers le passé, même si nous avons des souvenirs que nous croyons avoir vécus à cet endroit, même si nous envisageons d’y revenir ou de le transformer. Et si ces souvenirs ou ces éventualités ne se dissipent pas et parviennent à nous tirer en dehors de la présence de l’instant, nous les ressentons comme nuisibles, nous gâchant le moment. Sensibles seulement, nous n’éprouvons pas le besoin de conceptualiser, de prendre du recul. Nous nous faisons accueil, recueil. Poreux à quelque chose qui nous semble nous enclore, nous découvrons l’usage merveilleux d’un autre sens qui serait comme la quintessence (ou plutôt une « sexessence » !) des cinq sens ordinairement répertoriés.

Dans le même instant, nous voyons, nous entendons, nous touchons, nous humons, nous goûtons, sans qu’il soit possible de distinguer, de hiérarchiser, de classifier. Il ne reste qu’une évidence : l’épiphanie d’une présence.

Bien entendu, ce que j’en dis ici, je le dis. Je recours au langage conceptuel pour me faire comprendre. Je le reconstitue approximativement pour comprendre et me faire comprendre. Je ne le revis pas. Je le reconstruis. Je le fabrique. Et, l’inventant, je le manque et je vous fais le manquer ! Et c’est fort irritant et ce serait décourageant si, au cœur de cette irritation et par son biais, ne se levait la possibilité d’un autre « ici & maintenant », d’une autre irruption de la présence. Alors, je m’obstine …

*

vignette silhouette Perrin

(Il est possible d’avoir sur le plein écran cette image en plus forte résolution : il suffit d’un clic-gauche dessus puis taper la touche F11)

Avant cette parenthèse conceptuelle, j’essayais d’évoquer justement l’épiphanie du présent qui se manifeste « ici & maintenant ». J’y reviens (comme si on pouvait revenir sur tel ou tel « hic et nunc »!). Abandonné à l’instant intense, chacun de nous le sent coïncider avec soi, grandir, s’amplifier et ce faisant nous emplir au point que nous pourrions nous sentir au centre du monde, si justement le monde n’était là, partout et toujours, sans avoir besoin de centre. Il est aussi bien le centre d’un cercle infini dont la circonférence est partout et le centre nulle part que le centre d’un cercle ponctuel dont le centre et la circonférence coïncident…

Car ce que nous ressentons, ce n’est pas l’intensité de la nuit sur cette esplanade où se projètent des images et des sons musicaux, c’est la présence d’une sorte de point de fuite qui serait commun à toutes les perspectives possibles, un point de fuite dont la fuite rassemblerait toutes ces choses que le langage conceptuel sépare pour essayer de mieux les appréhender. En fait, chacun d’entre nous n’est plus alors que ce point de fuite, la fuite de ce point, une fuite qui serait tout aussi bien un rapt : soudain, nous ne sommes plus rien et nous sommes tout. Comme Yves Bonnefoy, je dirai que « l’univers (nous semble ici & maintenant) qu’une seule grande unité, indécomposable, respirante », à la fois abolissant toutes ces choses et tous ces êtres que le langage conceptuel a inventés et leur conférant une force, oui une intensité, que le langage conceptuel est incapable de leur donner. Comme si ces choses et ces êtres (chacun de nous, par exemple), dans le mouvement immobile de la fuite et du rapt, parvenaient à naissance à cet instant même, s’y révélaient dans un éternel état naissant.

Empruntant toujours à Yves Bonnefoy(« Entretiens sur la Poésie », page 295, Mercure de France), je dirai que le peuplier aperçu naissant dans la nuit transfigurée par « ici & maintenant » , joignant à contre-clair ses branches où frémissent des contrastes, me donne accès à une sorte de réalité, expérimentée de façon certaine mais à jamais non-verbalisable. Bien que je veuille éperduement croire qu’elle exige d’être par moi verbalisée.

*

À la différence du poète, je dirais aussi que cette réalité n’est pas composée de cette nuit, de ce peuplier, de ces ombres, de ces sons, de cet écran mais qu’elle m’oblige à me la représenter comme composée de ces choses. Ces choses ne sont peut-être pas des choses, au sens qu’elles seraient, avant que nous les percevions, inscrites réellement dans la réalité avec les formes, les couleurs, les sons, les odeurs, les contacts que nous affectons ordinairement à la réalité de la nuit, du peuplier, des ombres. Je suppose au contraire qu’il n’y a pas d’autre réalité pré-verbale (ou anté-conceptuelle) que la réalité une et indivisible : l’Être. Et je suppose que placé, ici & maintenant, en présence de sa manifestation, j’éprouve un choc instantané à me sentir à la fois annihilé et intégré dans le tout de l’Être. Je n’existe plus. Mais j’inexiste. Inexister, ce serait alors se percevoir contraint par la réalité (par l’Être, dont je rappelle ici qu’il ne peut se réduire à une personne ou à une chose) contraint d’apparaître dans le même et toujours immobile mouvement par lequel, ici & maintenant, la nuit transfigurée m’apparaît. Ici & maintenant, j’accède à l’existence, neuf et définitif, hors du temps et de l’espace. J’emplis « de ma légère existence » (pour reprendre l’expression de Rousseau) la réalité de cette nuit.

Comme ici & maintenant ne s’inscrit pas dans les perspectives du temps et de l’espace, je ne devrais pas pouvoir dire (mais je le dis quand même) qu’après ici & maintenant j’en reviens au langage du concept, du temps, de l’espace et que j’essaie « alors » de raconter mon aventure. Mais je le dis quand même car ces instants qui ignorent la durée et l’étendue exigent des paroles qui n’obéiraient à aucun lexique, à aucune syntaxe, qui exigeraient d’en rester sur « l’envers disloqué des mots » (Yves Bonnefoy), ce qui m’est impossible : alors (oui, alors : dans la durée), je passe à l’endroit loquace des mots pour essayer (en vain? en presque vain?) de raconter mon aventure.

Il y a tant de silence et tant de plein ici & maintenant, tant d’immobilité aussi que la prose ne peut qu’y faire allusion. L’allusion suffit-elle ? En un sens, oui : les significations que ses mots entraînent peuvent en effet entraîner à leur tour le prosateur et ses lecteurs (espérons-le !) dans une disposition d’âme (sur le mode de la pensée) et de corps (sur le mode de l’étendue) qui les met en mesure d’ accueillir ici & maintenant. Alors, ils s’apprêteront à vivre, en intensité – et non plus dans l’espace et le temps – la manifestation de la présence. Et si rien d’extérieur (rien qui vienne de l’espace ou du temps) ne vient perturber cet accueil, ce recueillement, alors ils aurant peut-être le sentiment exaltant de leur inexistence. L’endroit loquace des mots n’est donc pas (n’est donc peut-être pas) condamné à manquer ici & maintenant, mais il peut tout au plus espérer établir un contexte favorable. En aucun cas, il ne peut prétendre écrire ici & maintenant.

Reste qu’inexistants ou existants, nous nous représentons à nous-mêmes comme étant définitivement liés à la parole et que le simple fait de vouloir persévérer dans notre être (dans ce que nous croyons notre être) nous contraint, ici & maintenant, à passer de l’envers disloqué à l’endroit loquace des mots. Mais ce passage trahit obligatoirement ici & maintenant, puisque cet instant exclut tout déroulement temporel. Alors, on bricole : soit on n’insiste pas et on oublie l’instant magique (c’est sans doute le cas le plus fréquent : on se souvient qu’il fut, donc on croit ne pas l’oublier, mais on l’oublie), soit -comme je l’ai fait précédemment – on l’évoque conceptuellement/prosaïquement et on se contente de l’allusion (cas très fréquent aussi), soit on s’acharne à transcrire l’envers disloqué des mots et à inventer un langage fait de mots neufs que certains cherchent du côté des arts et d’autres du côté de la poésie.

*

Je voudrais insister sur ces deux derniers choix.

vignette F.Rohmer

C’est la reproduction (par scanner interposé) de la reproduction (par couverture imprimée interposée) d’une œuvre de Françoise Rohmer placée en couverture du recueil de poèmes « Eclats et Brèches », de Colette Gibelin. Là aussi, faire clic gauche + touche F11.

Je me représente le flash d’ici & maintenant comme une sorte d’explosion immobile : une pierre tombe à la surface de la mare et s’enfonce dans les profondeurs sans faire de ronds dans l’eau… Mais l’immobilité de l’eau là où la chute a lieu, je ne la ressens pas comme une absence de mouvement. Au contraire, ce serait plutôt le saisissement de la pierre s’apercevant qu’elle est eau ou tout aussi bien le saisissement de l’eau s’apercevant qu’elle est pierre : la réorganisation soudaine du monde par une infinité de réajustements immédiats sidère la conscience que j’essaie d’en prendre et cela chahute tellement et cela va tellement vite que c’est l’image même de l’immobilité, du silence. Comment transmettre cette aventure ?

Plutôt que d’en passer par nos mots – dont nous sentons bien qu’ils sont par nature incapables de recréer l’instant – il peut être tentant de recourir à des signes sensibles que leur caractère sensible apparente aux choses du monde. Ces signes sensibles nous semblent alors s’ajouter au monde et, s’y ajoutant, en bousculer l’ordre établi ou du moins la représentation établie que nous nous en faisons et, le bousculant, nous le faire apparaître sous un jour neuf, oui, à l’état naissant. Et cet accès à l’état naissant, nous faisons le pari qu’il est l’homologue de la traversée instantanée de la conscience par ici & maintenant. Sons musicaux, traces du pinceau sur une toile, taches et formes sur l’écran, proférations sur la scène de théâtre ou d’opéra, édifices et statues nous apparaissent comme des choses réelles puisqu’elles sont accessibles à la sensibilité qu’elles contribuent à remodeler de manière homologue à la traversée instantanée de la conscience par ici & maintenant. En ce sens, une œuvre d’art est réussie – quelle que soit par ailleurs la valeur qui lui est attribuée par l’histoire de l’art ou le marché – quand elle déclenche chez celle ou celui qui la perçoit un remue-ménage intime (pas forcément agité, on le devine, je pense) lié à cet incroyable accroissement d’être.

La ballade du saxo d’Archie Shepp parmi la nuit algérienne et ses crécelles. L’épaisseur qui s’amenuise et disparaît d’un coup de pinceau dans la couleur sur quelque tableau que ce soit. Le rond de fumée qui s’exhale du dernier soupir et le regard étonné d’une femme qui ne le regarde même pas. L’installation d’une voix de basse peu connue dans le volume des croisées d’ogives de l’église de Chassiers. L’accord parfait d’une petite statue de vierge à l’enfant, en bois, à la catalane et dans la pénombre d’une chapelle romane… Autant de choses réelles. Autant d’artefacts. Autant d’intensité. Autant de virtualité.

Je renvoie à ce texte destiné à une amie peintre qui présentait une exposition de son travail à Chassiers, en 2008.


Mais il peut arriver que des contingences personnelles orientent celle ou celui qui veut transmettre l’aventure d’ici & maintenant à s’acharner sur le langage pour tenter d’opérer enfin ce passage impossible de l’envers disloqué des mots à leur endroit loquace. Comment parvenir à conserver la fraîcheur native du pré-verbal (fraîcheur souvent éruptive, bouillonnante, explosive…) tout en l’écrivant ? Il n’y a pas de recettes, bien sûr, mais accepter cette contrainte c’est s’engager dans des formes qui bousculent les règles syntaxiques et lexicales de la prose dans la mesure où ces règles tendent toutes à réduire le mot au concept, à en privilégier la signification sur le matériau. Or ici, pour le poète, le matériau verbal compte plus que les significations, même si le duel de celles-ci avec celui-là peut contribuer à l’avènement du poème. Avec le poème, les mots essaient de conserver cette matérialité que la prose leur demande de dépouiller : ils s’essaient à se conduire en choses. En choses dotées de ce que nous attendons d’une chose : son épaisseur (sa troisième dimension), son rugueux, son contact, ce que nous appelons « sa réalité ».

Et nous comprenons bien (conceptuellement !) qu’il y a là une nécessité : placés au contact de l’Être par ici & maintenant, nous avons ressenti ce que l’Être est, son épaisseur, son rugueux, son implacable opacité, donnés et repris d’un seul coup, et nous essayons dans le poème (écrit ou lu) de maintenir actifs et naissants ces caractères. Alors, le recueil de poèmes ne se présente pas comme un roman, le papier y joue son rôle et la police de caractères et le corps et toutes les indications graphiques (le vers, la strophe, la césure, le rejet… l’imagination des poètes semble sans limites) et le bruit des phonèmes et de leurs agencements (leur musique, mais pas seulement, leur texture aussi, voire leurs fragrances à parfums d’asphodèles – « les souffles de la nuit flottaient sur Galgala ».
J’ai essayé dans plusieurs billets antérieurs

(aller à De l’inexistence et aller sur les renvois à Yves Bonnefoy, Bernard Noël et Colette Gibelin)

de souligner cette dé grammaticalisation des mots que le poème tente et ce n’est pas (seulement) par jeu. En fait, appliquée à un poème entier, surtout quand il est assez long, la tentative se révèle décevante car le commentaire qui l’accompagne se déroule nécessairement dans le champ des concepts et paraît bien bavard par rapport à ici & maintenant.

Quelle que soit la précision du commentaire, l’impression de bavardage demeurera. Mais il est important et souhaitable qu’elle demeure ! Je suis convaincu, en effet, qu’elle nous permet à la fois d’appréhender l’irréalité de la pensée conceptuelle et du monde auquel elle est adéquate (notre monde, celui dans lequel nous croyons exister, le seul où nous puissions vivre durablement) et de « réaliser » ce qu’ici & maintenant nous apporte dans les instants de présence. Nous ne pourrons pas suivre le passage de l’envers disloqué à l’endroit loquace, puisque ce passage n’est pas de notre monde (et puisqu’il n’est donc pas un passage !), mais la désillusion du bavardage – aussi déprimante soit-elle souvent – peut nous suggérer un nouvel accès à ici & maintenant. Je pense en particulier à cette confidence de Bernard Noël : «Cet infranchissable pourrait être l’autre nom de la mort. Un nom qui dirait, pas la mort, mais l’intrusion subite du mourir, verbe actif mais d’une activité réduite et foudroyante», laissant bien sûr à ce poète le choix de ses mots mais leur substituant des synonymes : cet infranchissable pourrait être l’autre nom de la naissance. Un nom qui dirait, pas la naissance, mais l’intrusion subite du naître, verbe actif mais d’une activité réduite au foudroiement.

*

pour Amandine et Jean-Pierre Menuge

comme en remerciement

dix-sept ans
comme on est sérieux quand on a dix-sept ans
dans le giron des jupes le violoncelle
repose le silence espère
dehors la nuit ce soir dans le couchant
n’en finit pas de lever son bras nu
la main à l’archet suspend son geste
on retient son respir
l’espère du moment aspire à l’être
quelque chose se déporte s’ouvre et fuit
le violoncelle et le clavier s’accordent un soupir
déjà le monde n’est plus
le monde
l’être est et c’est tout
on n’est déjà plus qu’un
à peine un peu plus que rien
on emplit de ce rien le monde qui n’est plus le monde
on s’en va on s’en vient on ne sait
plus
ou à peine
La nuit ce soir dans le couchant n’en finit pas de lever
le ciel
son or évanoui le ciel
est lisse et tendu pour l’accord
l’espère et le respir suspendus au geste de la nuit
elle advient de si loin
d’un si profond nulle part
de partout
au plus bas de la plus basse des cordes une main
s’apprête
quelque chose se déporte s’ouvre et fuit.

*


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Ou : de l’inexistence (17)

Connaissons-nous Bertran de Born ? Comment pourrions-nous le connaître !

Disons que nous le classerions spontanément comme un « troubadour ». Cinq ou six noms surnagent ainsi pour ceux d’entre nous qui ne sont pas des spécialistes de la littérature des douzième et treizième siècles. Il y a Peire Cardinal, Bernard Marti, Bernard de Ventadour, Guillaume d’Aquitaine. Et il y a Bertran de Born. Un peu interchangeables à nos yeux les uns avec les autres, ces « troubadours », nous les imaginons, passant de châteaux en châteaux, de cour en cour, d’Anjou en Limousin, d’Aquitaine en Languedoc, de Provence en Catalogne, et chantant – s’accompagnant du luth ou d’un instrument voisin – dans une langue embellie par les misères qu’elle subit par la suite.

Célébrant l’amour et la guerre, le printemps et Dieu. Nous les imaginons (nous nous les imaginons) introduisant un peu de civilisation dans la sauvagerie des Moyens Âges, à la fois « courtois » envers leur Dame et si précis parfois sur tel ou tel de ses charmes, à la fois respectueux de la chevalerie et libres de propos sur ses excès, à la fois amoureux de la paix et passionnés de tournois et de batailles. Aplatissant allègrement l’histoire, nous les voyons annoncer trois ou quatre cents ans à l’avance l’allant des condottiere de la Renaissance réinventés par Stendhal. Il s’en faut de peu que nous embauchions dans leur troupe Jean Pic de la Mirandole. Ou même Fabrice Del Dongo, surtout sous les traits de Gérard Philippe !

Oui, le troubadour est un stéréotype grâce auquel la fantaisie surgit des années noires, zébrant d’inattendu les pierres enfumées et plutôt disjointes des mottes féodales. L’espace d’un ennui, rendant souriants les mufles avinés des soudards de la garde. Le troubadour, c’est au pire des enfers l’éclat du Paradis. Oui, nous avons bien besoin des troubadours. Même si nous ne les connaissons que de si peu et de si loin, vaguement encouragés à les célébrer par Aragon, par Ezra Pound ou par Jacques Roubaud.

Mais si, alertés quand même par tel ou tel historien sur les contre-sens que cette approximation risque de nous faire commettre, nous nous essayons d’y voir d’un peu plus près, alors le stéréotype implose. Ou semble imploser. Prenons Bertran de Born, après le livre (et le travail) que Jean-Pierre Thuillat vient de lui consacrer. Ce livre a pour sous-titre : « Histoire et Légende », ce qui suppose qu’en soumettant les assertions de la légende aux exigences de l’archive, on peut espérer atteindre l’histoire. Une histoire non légendaire… Ce qui est sans doute une autre histoire.

*

Jean-Pierre Thuillat fait remarquer que les images qu’évoque en nous le nom de Bertran de Born viennent moins de ses poèmes (poèmes chantés, mais sans doute chantés par son jongleur habituel : Papiol) que des petits textes ajoutés aux poèmes par les copistes du treizième siècle pour gloser (« razon») ou pour présenter le troubadour (« vida »). C’est à partir de ces ajouts fantaisistes que Dante a fixé comme définitivement un Bertran de Born infernal : au fond de la neuvième fosse du huitième cercle de « L’Enfer », Dante, accompagné et protégé par Virgile, croise une brute décapitée poignant sa tête comme une lanterne pour éclairer un peu les sinistres lieux ! Comme Mahomet, Bertrand de Born est condamné à l’Enfer pour avoir, par ses paroles, déchiré l’alliance du père et du fils, du seigneur et de son vassal, du frère et du frère et donc désordonné le monde voulu par le Créateur. Et comme l’archive montre à l’évidence que le troubadour prit parti pour « le Jeune Roi » contre « le Vieux Roi », Henri II Plantagenêt, et pour « Le Jeune Roi » contre Richard Cœur-de-Lion, son frère, nous voilà convaincus qu’il n’y a pas de fumée sans feu et que les outrances enflammées de Bertran ont pu le conduire en Enfer. Un Enfer, d’ailleurs revu et corrigé à la manière romantique par Gustave Doré :

Bertran de Born

La plupart des poèmes de Bertran conservés en archives sont des « sirventes », c’est-à-dire des chants (des « canso ») toujours plus ou moins liés aux querelles politiques, aux rapports de force entre grands seigneurs. Et il est certain qu’ils ont pu être entendus comme des textes de propagande moins destinés à influencer la postérité lointaine que les auditeurs du moment. Quand Bertran de Born invite tel grand seigneur à mettre ses biens en gages pour s’acheter de quoi décabosser son armée ou tel seigneur un peu moins grand à sortir de sa neutralité pour rejoindre tel camp, il est en effet tentant de le considérer comme « e bons domnejaire », un va-t-en-guerre impénitent, expert en dommages, méritant bien la neuvième fosse du huitième cercle.

D’autant que certains « sirventes » de Bertran – moins épiques, plus lyriques – s’attardent, malgré la brièveté du genre, sur le plaisir qu’il éprouve à guerroyer, à faire guerroyer ou à s’imaginer faisant guerroyer. « Bien me plaît, le gai temps de Pâques ». D’accord ! Et aussitôt apparaissent les fleurs, les feuilles et la joie des oiseaux, mais le même gazouillis musical (d’ailleurs de qualité : « Ben me platz lo gais temps de pascor que fai fuolhas e flors venir e platz mi quan auch la baudor, dels auzels que fan retentir la bocatge ») se prolonge pour dire « sobre los pratz » l’éclosion printanière des tentes et des pavillons, tandis qu’un habile travelling avant fait apparaître sur l’horizon « chavaliers et chavals armatz ». Eisenstein aurait-il fait mieux?

Et nous ne sommes pas ici dans le second degré. Tout le poème célèbre la beauté des massacres, avec un sens très précis de la mise en scène. D’abord, devant les cavaliers et leurs chevaux immobiles, l’agitation de « li corredor » des éclaireurs (en fait, le courir sus des soudards besogneux dont la présence est destinée à pratiquer la terre brûlée) qui « faz las gens e l’aver fugir » : huit pieds pour dire à la fois la fuite éperdue des paysans désarmés et le peu de biens (leur « aver »,leur avoir) qu’ils peuvent essayer d’emporter. Puis « l’envazor », l’avance implacable de la ligne cavalière, quand les soldats assiégés sortent à leur tour (« gran re d’armatz ensems venir ») avec en son centre et légèrement en pointe le seigneur, avant qu’un zoom focalise la chanson sur « l’entrar de l’estor », le début de la lutte (prononcer « l’entrar de l’estour ») et ce que celle-ci entraîne de chaos sur les épées, les heaumes, les écus, « chaps e bratz », les membres et les têtes. Avec , comble du chaos mais déjà annonce de la fin, ces deux très beaux vers : « don anaran arratge / chaval del mortz e dels nafratz » (et s’en iront à l’aventure / chevaux des morts et des blessés ).

Avant l’envoi (car chaque sirvente est suivi d’un envoi), les derniers vers avec la chute poétique : « per l’erbatge/e vei lo mortz que pels costatz: an los tronzos ab los cendatz » (et par l’herbage, voir les morts qui dans leurs flancs, portent les hampes avec leurs flammes). Et les historiens de faire remarquer que l’annonce du printemps était effectivement pour beaucoup de seigneurs le moment pour relancer la guerre interrompue par l’hiver… à condition qu’ils eussent de quoi remobiliser « mesnie » et « paratge ». D’où l’envoi qui recommande à l’hésitant (le seigneur « oc e no », soit « le Jeune Roi ») de tout mettre en gage si c’est nécessaire afin de ne pas rester trop longtemps « en platz ».

On mériterait l’enfer à moins ! Cependant Jean Pierre Thuillat observe qu’ici, c’est moins Bertran de Born qui parle que, par sa bouche et celle de son fidèle Papiol, son seigneur lui-même, c’est-à-dire soit le chef de la maison des Lastours (dont Bertran est à la fois le vassal et le beau-père de la fille) soit « Le Jeune Roi » Plantagenêt (celui qu’il feint d’appeler dans ses chansons « Oui et Non ») dont les Lastours sont de fidèles soutiens contre Henri II (« Le Vieux Roi » Plantagenêt) et Richard-Cœur-de-Lion. Mais l’égo du troubadour est tel (au moins, en chansons) qu’il s’identifie sans mal (et qu’on l’identifia sans mal) à ce « Je » collectif et qu’on peut dans l’allant du « sirvante » le voir grand seigneur batailleur parmi les Princes.

vignette Hautefort

(Il est possible d’avoir sur le plein écran cette image en plus forte résolution : il suffit d’un clic-gauche dessus puis taper la touche F11)


Or, Jean-Pierre Thuillat est convaincant quand il s’appuie sur la documentation pour montrer que Bertran de Born n’était pas vraiment un grand seigneur : son château de Hautefort est bien une pièce décisive de la puissance militaire en Aquitaine et Limousin, mais il n’en est pas le propriétaire « éminent ». La famille limousine des Lastours (qui est alliée plutôt au « Jeune Roi » Henri qu’à son père « Le Vieux Roi », Henri II, ou à son frère Richard Cœur de Lion) lui a confié la garde et la défense de ce château. C’est déjà beaucoup, mais c’est tout. Quand son frère cadet Constantin de Born essaiera, avec un certain succès au moins momentané, de lui ravir cette lieutenance, les deux hommes en appelleront aux Lastours. Et le château, même s’il a fière allure aujourd’hui sur sa colline avec ses murailles restaurées et ses tours et tourelles dans la manière Plantagenêt, était d’abord une « motte féodale » assez fruste, une de ces défenses que Richard Cœur de Lion prenait en série, sans avoir trop de coups à férir. Et il nous paraît bien évident, aujourd’hui, que l’image du sire de Hautefort rencontrée en Enfer par Dante et Virgile ne pourrait pas être retenue si on voulait accéder à un « véritable » Bertran de Born.

De la même manière, pour les mêmes raisons, qui souhaiterait approcher de la « réalité » de Bertan de Born serait obligé d’écarter aussi toutes les images qui ont été déduites, du treizième au vingtième siècle, et moins en France qu’ailleurs en Europe, à partir du poème de Dante. Bertran de Born devint alors, en Italie, en Catalogne, en Angleterre, un personnage shakespearien, tantôt célébré comme un patriote aquitain fomentant résistances sur résistances face à l’envahisseur anglais (avec quelque chose du « Grand Ferré », voire de « la Pucelle »), tantôt comme un rustre sublime, « une force qui va », dressant sa sauvagerie chthonienne face aux équilibres débiles du monde tel qu’il semble être. Il paraît qu’on tenta même de construire un opéra sur cette image.

Selon Martine Dauzier, c’est « l’Allemagne » du début du dix-neuvième siècle qui essaya le mieux de s’affranchir du Bertran dantesque : on sait que des courants nationalistes y animèrent une philologie érudite portée sur l’examen attentif des textes eux-mêmes, puisque, pour elle, la langue et l’écriture sont enracinées dans le même socle que la patrie et son histoire. Les analyses qui furent tirées des ‘ »sirventes » font alors apparaître Bertran de Born comme l’émanation d’une sorte de « douce France », assez paradoxale en un sens par rapport à ce que semble apporter une première lecture des poèmes. Comme si ces commentateurs tardifs avaient mis en relief ce que l’auteur des « sirventes » a plutôt placé en creux parmi les personnages hauts en couleur qu’il invente. C’est ainsi que le roi de France, Philippe II (le futur « Philippe’Auguste » de Bouvines) dont Bertran de Born ne cessa pourtant de regretter la pusillanimité (et que « Le Jeune Roi » essaya en vain d’attirer dans ses coalitions) apparaît alors comme l’inspirateur du troubadour.

*

L’historiographie contemporaine souligne donc bien que « l’histoire » de Bertran de Born – au cas où elle serait possible – est encore à faire. Elle souligne aussi, plus involontairement, qu’en essayant de la construire, les historiens parviennent au mieux à élaborer des hypothèses de « conjointure ». Ce terme, repris par Martine Dauzier mais réinventé, semble-t-il, par des commentateurs de Chrétien de Troyes qui l’employait lui aussi, désigne un corpus de textes et de « faits » rassemblés, conjoints, par leur adéquation à une ou à des métaphores sur lesquelles un consensus (provisoire, mais vécu comme définitif) s’est dégagé. Dans ce cadre intellectuel, ce qui est avéré (donc, considéré comme ayant été réel), c’est ce qui « colle avec » la conjointure. Et l’hypothèse sur celle-ci est renforcée à chaque fois qu’une archive supplémentaire s’y intègre. Mais, pour peu que le présent (le présent d’où travaille l’historien) croie avoir besoin d’une autre conjointure et change de métaphore, les interprétations antérieures deviennent légendaires.

Jean-Pierre Thuillat ne manque pas d’appuis pour construire une conjointure différente. En particulier, des travaux assez récents lui permettent de plus prendre en compte la relative médiocrité du statut social de Bertran de Born et ses rapports avec l’abbaye cistercienne de Dalon où il s’est retiré à la fin de sa vie (entre 1195 et 1202). Combinée avec les apports des médiévistes de l’Ecole des Annales (Georges Duby en tête), cette prise en compte lui permet de reléguer dans la légende (souvent, dans la légende noire) bien des constructions qui furent prises pour argent comptant aux siècles précédents. Jean Pierre Thuillat se livre à « une reconstruction minutieuse de sa vie » et peut ainsi se réclamer d’un souhait émis par Montaigne (cité en exergue) : s’en tenir à « la matière même de l’Histoire, nue et informe… ».

Ce travail de déblaiement opéré sur les scories ajoutées par le temps et les idéologies à la matière même de l’Histoire est très bien conduit mais il s’opère dans le cadre d’une aspiration scientifique qui postule (sans s’attarder sur son postulat) qu’il y a quelque part un socle réel constitué à la fois du contexte de l’époque et de la personne même de quelqu’un qui exista sous le nom de Bertran de Born. Et, bien entendu, le personnage comme le contexte est déclaré, au terme du travail, «complexe … et riche de ses contradictions et de ses ambiguïtés ». Or, justement, non : l’objectif visé est nécessairement hors de portée de l’historien et de qui que ce soit. Bertran de Born n’aurait pas pu dire qui était Bertran de Born, même s’il ne se serait sans doute pas privé d’avoir un avis sur la question. Quant au contexte (qu’on le qualifie d’occitan, d’aquitain ou de limousin), à force de le reconstruire et d’y conjoindre de nouveaux éléments tout en en éliminant d’autres, il s’effiloche nécessairement. Comme n’importe quel contexte. À n’importe quelle époque.

Je pense qu’ici, nous pouvons nous apercevoir – je dirai : une fois de plus – que notre aspiration à atteindre grâce à l’histoire les anciens présents (« la matière même de l’histoire, nue et informe ») ne peut être que déçue. Certes, la déception est masquée, parfois même inversée, quand le récit de l’historien apparaît cohérent à la fois avec ses propres exigences de récit et avec d’autres récits qui s’articulent sur lui et auxquels il s’articule, mais il s’agit d’une cohérence littéraire qui émane du présent de l’historien. Après avoir lu le travail de Jean-Pierre Thuillat, je me fais certes une idée assez précise (malgré sa complexité) de Bertran de Born et du contexte, et même je lui en sais gré, mais le « personnage » que j’invente sous son influence relève du romanesque.

Même si cette image me semble plus adéquate que celle de la « légende » aux exigences de ce qu’on considère aujourd’hui comme la documentation, même si je ressens comme son auteur un certain sourire à repenser aux anciennes images du troubadour et de son temps, je ne peux pas y adhérer autrement que je n’adhère à un personnage de roman. Ce qui est déjà beaucoup !

Je regrette pourtant (et pour cette raison) que cet ouvrage important ne comporte pas les poèmes de Bertran de Born, in-extenso puisqu’ils ne sont pas si nombreux. Et surtout que Jean-Pierre Thuillat n’en ait pas, à partir de leur texture même, proposé une lecture qu’il est sans doute le mieux placé pour suggérer. On devine bien -mais on devine seulement – que le triple ancrage auquel il se réfère en introduction pour expliquer les raisons de son intérêt pour Bertran de Born l’a animé et l’anime encore. Son « indéfectible fidélité à la poésie », sa « connivence têtue avec (la) langue occitane », sa « connaissance intime des pays d’entre Vienne et Dordogne » (dont, accessoirement, j’ai eu l’occasion de profiter) lui permettent une évocation moins conceptuelle, je dirai plus poétique, de la présence du seigneur de « Autafort ». Cette présence, ici et maintenant, c’est-à-dire aussi bien au Gravier de Saint-Yrieix, le 27 février 2008 qu’à Dalon, le 8 janvier 1196, ne peut pas être évoquée, en son intensité, par l’argumentation conceptuelle la plus scientifique. Elle a besoin, pour paraître par accès, de surgir ou de sourdre dans les éclats qui chahutent « l’envers disloqué » des mots. Seule, une action poétique pourrait tenter d’y parvenir. Non condamnée par avance à l’échec.

M’appuyant sur le seuil recueil de Jean-Pierre Thuillat que je connaisse pour l’instant (et en l’ayant sous les yeux, car, entre Excideuil et Saint-Yrieix, je l’ai entendu lire des poèmes sur l’enfance qui m’avaient alors paru très proches de cet « envers disloqué ») et au risque sacrilège d’en détourner l’appel au sens – mais, après tout, pourquoi pas ? – j’aimerais qu’il tente pour cette présence ce qu’il réussit avec force pour l’émoi de l’amour, dans « Où l’œil se pose ». Oui, j’aimerais assez qu’il tente pour le petit seigneur de Hautefort qui s’en va se faire moine dans l’abbaye cistercienne de Dalon et pour ses canzons d’indiquer une façon de les recevoir qui nous permettrait d’espérer aller enfin en deçà des significations conceptuelles et d’apercevoir, fugitivement bien sûr, non pas Bertran de Born, mais une intensité hors du temps et de l’espace, une inexistence que nous aurions envie d’appeler Bertran de Born.

***

excideuil

Le livre de Jean-Pierre Thuillat : Bertran de Born: Histoire et légende a été publié par les éditions FANLAC, à Périgueux, en 2009.


Ceux qui arriveraient sur ce blog par le biais de Bertran de Born pourraient trouver des précisions (ou des imprécisions supplémentaires) dans les nombreux billets de la série “De l’inexistence” et notamment à “Inexistence et Histoire”

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Je présente ici un texte dont j’ai écrit (il y a de cela peut-être trois ou quatre ans) la première phrase sans savoir ce que serait la seconde mais en sachant que celle-ci serait « dans le droit fil » de celle-là. C’est un procédé – quelque peu machinique – que j’utilise assez souvent pour laisser à l’écriture prosaïque plus d’indépendance qu’à l’ordinaire, puisque ordinairement l’écrivant sait à peu près ce qu’il va demander à son écriture, l’obligeant ainsi à se plier à son intention et renforçant ainsi son caractère conceptuel. Ici, le dispositif permet (ou devrait permettre) à l’écriture d’inventer (de « créer »?) son propre enchevêtrement de significations et de garder ainsi un caractère poétique dont je regrette souvent qu’il soit noyé sous la prose.

Autrement dit, l’écrivant feint de s’effacer sous l’écrit ou plutôt feint de tenter de s’effacer. Car, d’expérience, je crois savoir que mon écriture est suffisamment bien dressée pour me livrer docilement – et comme spontanément – un récit qui me conforte dans les représentations que j’ai de moi-même ! Il est d’ailleurs fort probable que si ce n’était pas le cas (ou quand ce n’est pas le cas), je considèrerais le texte ainsi produit comme un brouillon pour la corbeille. Il s’agit donc d’un leurre.

Pas tout à fait cependant. Ou pas seulement. Quand le célèbre personnage de cinéma auquel le titre fait allusion lance sa jambe droite et  son chamberlain dans une certaine direction pour immédiatement ramener la seconde presque au niveau de la gauche et le premier vers l’arrière, avant de redémarrer l’une et l’autre selon un axe ou plusieurs axes légèrement décalés par rapport au premier, le spectateur ressent bien qu’il feint de ne pas savoir où aller mais qu’il y va quand même.

Avec l’extraordinaire conviction qui accompagne l’humour.

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Ou : de l’inexistence (16)

Voir aussi Yves Bonnefoy ou Bernard Noel ou encore De l’inexistence

Il semble qu’on revienne un peu de cette longue condamnation du lyrisme qu’avec le recul on peut dater des années 1960 à 1990. Cette mise à l’écart, on peut la comprendre et en tout cas l’expliquer par les réactions négatives que la surabondance des textes marqués par l’effusion personnelle du poète, la musique des mots et le rêve d’un monde idéal avait fini par entraîner. Il parut alors nécessaire, je crois, de chercher (ou de retrouver!) des voies différentes, souvent marquées par le rapport de l’écriture poétique avec elle-même : la personne s’effaçant gommée par l’activité d’un inconscient collectif parfois tellurique, la musique des phonèmes apparaissant alors comme un obstacle au travail du signifiant qu’elle paraissait cadenasser en lui imposant des rythmes et des accords lénifiants, quant au monde idéal, il semblait lui aussi hors de propos, figé qu’il était dans des images toujours répétées et qui obstruaient l’aventure des automatismes linguistiques.

Même si la poésie lyrique ne disparaissait pas pour autant (comment l’aurait-elle pu?) les lecteurs semblaient devenus alors plus sensibles à nouveau à des remarques antérieures témoignant d’une ironie certaine à l’encontre des élans suspects de « la belle âme » (comme Hegel, un siècle et demi avant, l’avait reproché à Jacobi et aux romantiques) ou de cette manie de vouloir donner du développement à une exclamation intime qu’il ne peut que trahir. On relut alors Baudelaire ou Rimbaud en chaussant les lunettes de Paul Valéry.

Bien entendu – mais entendu par qui ? – imaginer une histoire de la poésie (même réduite à la seule poésie francophone) c’est lui inventer des chemins qu’elle aurait eu nécessairement à parcourir ce qui, n’ayant aucune valeur réelle, n’en reste pas moins commode pour mettre un peu d’ordre apparent dans le chaos. Et, fidèle à cette tentative, je dirai bien sûr que la dite réaction anti-lyrique a eu sa raison d’être et ses mérites propres. Ce qui pose en même temps qu’elle a présenté pas mal d’outrances (parfois lyriques) et d’inconvénients. Mais mon propos n’est pas ici de développer les unes ou les autres : il est de constater, ou de croire constater, ou de souhaiter constater qu’un certain lyrisme a retrouvé aujourd’hui une place qui exige sa présence.

Par manque de connaissances, je ne suis pas capable de présenter une quelconque anthologie du lyrisme contemporain (il me semble qu’en passant par le site : de Jean-Michel Maulpoix il est possible de commencer à satisfaire sa curiosité dans ce domaine) et je me contenterai donc de commenter le lyrisme d’un poète dont j’ai lu, je crois, tous les recueils – et ils sont nombreux dans ce dernier demi siècle – et dont les poèmes ont par ailleurs influencé en permanence ma réflexion sur l’inexistence.

Qu’une réflexion ( souvent hyperconceptuelle) puisse reconnaître l’influence d’une certaine poésie lyrique sur sa démarche est déjà paradoxal. Mais que cette réflexion, reposant sur des hypothèses qui supposent l’évanescence sous fausse-semblance de toute entité personnelle, s’appuie sur une forme de lyrisme qui dit « Je » avec délectation (parfois en disant « tu » « nous » « elle ») peut paraître relever de l’inconséquence (conceptuelle) ou de la trahison (poétique). Me croira-t-on si je dis qu’il me semble parfois que je n’échappe ni à l’une ni à l’autre ? Me croira-t-on plus si je dis que, le plus souvent, je suis convaincu qu’il y a là ni trahison ni inconséquence ? Et si j’ajoute – ce qui est au cœur de ce billet – que le lyrisme de Colette Gibelin explique (oui, explique) qu’il n’y ait là ni trahison ni inconséquence !


Mon hésitation quant au commentaire qui suit est (longuement) commentée
ICI


Soit ce poème :

La nuit
Tous ses cyprès tendus
Ses désirs lancinants d’une autre intensité
La nuit qui s’avance à pas de pénombre
ainsi qu’une jument fragile,
transparente
Toute matière transmuée en un souffle de pierre

Sur le sable humide,
la mer est plus défaite encore
que le souvenir
Nul n’y peut rien
Le vent trace dans l’air le geste terrible
du refus

Et soudain,
l’avenir obscur s’ouvre comme une anémone
Nous le devinons difficile
et lumineux.

Il est parmi ceux que Colette Gibelin a sélectionnés elle-même (voir esprits nomades ) à partir de « Vivante  Pierre » édité par la revue « Friches ».


(modifié, le 13 juin 2009 : Je m’aperçois aujourd’hui que je commets ici une erreur. Ce poème n’est pas extrait de “Vivante Pierre” ; c’est un inédit, qui ne le restera pas longtemps)


Une première remarque : tous les poèmes de cette auteure sont immédiatement accessibles. D’emblée, une signification s’impose : le lecteur comprend, même si le langage utilisé est évidemment « poétique » au sens trivial du mot, il comprend qu’il y a là de la mélancolie (nul n’y peut rien), de l’effroi (le geste terrible du refus) et une sorte d’espoir (l’avenir s’ouvre… lumineux). Il peut même être tenté de traduire le poème en langage prosaïque et de lui substituer un scénario relativement banal qui écrase la force du poème. C’est d’ailleurs là un risque avec les textes qui se présentent avec un abord facile. C’est un risque mais c’est en même temps une chance offerte à une seconde réception du texte car ce premier sens et les concepts qui l’articulent (et l’aplatissent, le transformant en « signifié ») ne disparaissent pas mais se métamorphosent au contact de la chair des mots.

La lecture linéaire ne sera pas oubliée dans les lectures suivantes mais travaillée par elles, ne serait-ce qu’à cause d’un certain nombre de signes qu’elle a aperçus sans s’y attarder : un recueil de poèmes ne se présente pas à l’édition comme un récit, la répartition des mots sur la page exige qu’on en trouve la raison d’être alors que les mots et les phrases d’un récit défilent de gauche à droite sans qu’il soit besoin de s’y attarder (au contraire!), des majuscules ne sont pas précédées d’un point ( au point que le point final serait presque de trop), le découpage en strophes suggère une respiration qui elle-même suggère une lecture à mi-voix et même une certaine emphase (qui n’est pas obligatoirement emphatique).

Ces signes ne signifient rien, sinon qu’il y a urgence à aller au delà de la lecture linéaire. Et à recevoir alors la matière même du poème, ce feuilleté que Roland Barthes savait si bien évoquer.

Que le premier vers (La nuit) soit et ne soit pas le titre de ce poème, que le titre de ce poème se fonde et ne se fonde pas dans le poème, l’hésitation relègue à l’arrière-plan (où elle demeure!) la signification ordinaire des deux mots, ne laissant pour l’instant que leurs trois phonèmes, leur musique. Leur musique? Non, car il va falloir s’y faire : l’audition, si souvent privilégiée, avec la vision, par rapport aux autres sens, doit se fondre avec eux dans un contact immédiat et global, à la fois musical, visuel, tactile, odorant, goûteux (sans qu’il soit nécessaire de distinguer). Contact avec quelle extériorité?

Certainement pas la nuit, ou alors l’être est uniquement et totalement nuit. Je dirais plutôt que nous commençons à percevoir, dès cette ouverture, que nous avons ici l’occasion d’entrer en contact avec le Tout, ou plutôt encore, de percevoir ce contact avec le Tout.

Sans qu’il y ait trace de la moindre machination de l’auteure, le simple fait que l’hésitation nous fasse suspendre la voix à la fin du premier vers (ou du titre?) invite à passer sur « l’envers disloqué des mots », opère cette déconceptualisation du vocabulaire sans laquelle il n’y a pas de poésie.

Bien sûr, repris par l’habitude, nous allons en revenir aux concepts et au privilège de l’audition et de la vision et La nuit reprend ses droits. Mais, ce n’est pas la nuit en général, c’est cette nuit-là, nuit de Van Gogh – si présente dans toute l’œuvre de Colette Gibelin, avec ses tournesols qui la creusent, avec Tous ses cyprès tendus – cette nuit-là à laquelle le poète revient toujours, déchirée qu’elle est entre le déchirement et l’harmonie – sur la reproduction du tableau, du bleu nouveau s’entrevoit par les creux du bleu – déchirement de l’allitération (les deux phonèmes sifflants, le hiatus entre « é » et « è » qu’il faut tenter d’équilibrer par le biais de la consonne et par cet autre hiatus à l’autre extrémité: « ou » et « en ») mais aussi harmonie grâce au demi alexandrin du deuxième vers. Tous ses cyprès tendus. Ce qui s’invente ici c’est l’impossible mot qui désignerait cette nuit-là, uniquement elle, uniquement elle telle qu’elle est en Colette Gibelin. Mot-cri mais interminable…

La lyre du poète égrène alors l’écho achevé du demi alexandrin précédent : Ses désirs lancinants d’une autre intensité. Avant même de l’écouter un peu plus (de le sentir un peu plus!), on pressent que ce vers introduit du drame. Son apaisante mélodie, si conforme à la versification classique (et si présente dans toute l’œuvre de cette auteure), si bien faite pour dire à quel point la belle âme a d’aptitude au bonheur (ce qui au passage nous fait faire retour sur la « folie » de Van Gogh), son apaisante mélodie se défait déjà, minée qu’elle est par sa présence même si menaçante pour cette nuit-là. Car ce serait manquer cette nuit-là que de la percevoir seulement comme une belle nuit d’été provençal : l’alexandrin trop parfait porte alors à faux. L’accent tonique placé sur le phonème « i » lance un appel auquel il n’est pas répondu par les autres temps forts du vers (« an », « au », et surtout « té »), si bien qu’il y a là, oui, comme un désir, oui, comme un désir lancinant, oui, comme la déception d’une intensité. La chair même de la nuit, la chair même du vers est ce désir déçu ( qui menace de l’être) qui appelle le poème entier. Et le poème alors s’avance à pas de pénombre.

La suite (mais est-ce une suite ou seulement une intensité qui se maintient dans le même et immobile mouvement?) tente de combler ce manque creusé par le second vers. Je ressens La nuit s’avance à pas de pénombre et surtout La nuit comme l’irruption, oui, de la ténèbre qui dit non à l’éclat des phonèmes de intensité, mais une irruption adoucie par la reprise du premier vers – c’est donc seulement un écho – et même par le son « i » : le drame entre déchirement et harmonie, entre l’exultation des phonèmes vifs (« i » « é ») et la plainte ombreuse, la pénombre, de sons plus sourds, le drame se confirme. L’ouverture de l’horizon, sensible dans La nuit s’avance, se referme par le jeu de la double consonne à pas de pénombre. Mais, bien sûr, ne se referme pas complètement : comme l’ouverture, la fermeture est pour être déçue.

ainsi qu’une jument fragile, la comparaison ( souvent reprochée au lyrisme comme une de ses tares), introduite par une conjonction que Colette Gibelin substitue souvent à « comme » (ne serait-ce que pour maintenir un rythme mieux scandé) la comparaison à la fois confirme à pas de pénombre (le piétinement entrevu, c’est « comme » celui d’un cheval sorti du bestiaire imaginaire, dramatique et un peu inquiétant) et réoriente l’image vers plus de grâce : c’est une jument gracile (l’épithète n’est pas connoté seulement par la signification immédiate de fragile mais par la texture même de ce mot) suspendue, aérienne, par le rejet qui confirme : transparente. L’adjectif, d’être ainsi identifié à un vers, se substantive et renvoie au delà de sa signification habituelle au jeu sonore des quatre syllabes et de leurs phonèmes, chaque miroir biseauté selon des pans à peine différents (« an », »a » « an » « e ») si bien que la lumière en sourd comme de l’ombre la pénombre.

La seconde (ou la énième!) lecture attirera aussi l’attention du lecteur sur l’absence de toute ponctuation qui séparerait les deux derniers vers de cette strophe :


transparente
Toute matière transmuée en un souffle de pierre


Bien sûr, la présence de la majuscule, que la brutalité de la rupture sonore renforce encore, invite à l’emphase et donne au vers une allure d’aphorisme, de formule magique, mais il est possible aussi d’y voir, d’y entendre, d’y laisser se ressentir La nuit cette nuit-là, le mot-cri qui l’est sans la désigner, cette nuit-là qu’on ressent transmuant le minéral des consonnes en à peine un souffle qui serait en un souffle de pierre, superbe oxymore par lequel le lyrisme de Colette Gibelin donne à voir (à vivre, plutôt) dans le mouvement du temps et de l’espace l’être-là de la nuit, l’être-là de l’être.

Et il est bon que le changement de strophe suggère un certain arrêt pour diphtonguer les trois voyelles finales, même si l’absence de ponctuation, ici aussi, fait sens. Elle souligne ici qu’il y a continuité absolue entre les deux strophes et surtout entre une jument fragile, le souffle de pierre et la mer. Ce n’est pas une nouvelle séquence qui commence, c’est toujours la même mais transmuée :


Sur le sable humide,
la mer est plus défaite encore

Comme dans le rêve, la transmutation n’est ni spatiale ni temporelle, elle s’effectue dans l’instant et sur place, par un fondu-enchaîné qui semble devoir plus au jeu des graphes et des phonèmes qu’à la succession des significations. On peut s’autoriser à voir un souffle de pierre trouver son nom sur le sable humide mais je crois qu’il vaut mieux se laisser aller à l’écoute vierge de l’homophonie souffle-sable et ressentir le rééquilibrage fragile permis par le son « u » qui vient imposer humide qui, à son tour, propose ses significations lexicales. Et si la mer arrive c’est plus pour la rime avec un souffle de pierre que parce qu’elle est rendue possible par le lexique, de même que sa défaite poursuit l’écho de la rime (et celui-ci se prolonge avec encore), si bien que la voix et l’interprétation s’arrêteraient bien là. Mais c’est la surprise, l’irruption de la nouveauté : la consonne de la conjonction – si utile en prose, si dangereuse en poésie – flashe les fondus-enchaînés : on ne s’arrêtera pas sur la mer toujours recommencée, plus défaite encore, on n’évitera pas le retour de la grammaire et du comparatif plus défaite encore / que le souvenir.

Que se passe t-il quand la lecture enregistre le rejet ? Quelle différence apparaît entre ce qui est :


Sur le sable humide
la mer est plus défaite
encore
que le souvenir

et ce qui aurait pu être :


Sur le sable humide
la mer est plus défaite
encore que le souvenir

Je répondrai qu’il y a d’abord comme une alerte : l’éveil d’un qui-vive. Certes, seul un commentaire aussi lourdement insistant que celui-ci peut se lancer dans l’analyse pataude qui explique ce qui-vive, mais hors de tout commentaire, la lecture se ressent biaisée par le rejet et ne peut, de ce fait, éviter de placer un accent (à la fois sémantique et tonique) sur le souvenir. Conceptuellement (sémantiquement), cette suite de phonèmes est un mot et il est inévitable que, le prononçant, on se place sur son endroit loquace : la nuit, la nuit Van Gogh, cette-nuit-là et la jument fragile, et le pas de pénombre, et le sable humide, et la mer défaite, cette nuit-là se présente comme le souvenir, que l’on entend comme s’il s’agissait non pas d’un substantif, mais de l’infinitif (substantivé) d’un verbe central pour la pensée lyrique.

Mais ce qui est central pour la pensée lyrique ne l’est pas forcément pour le lyrisme et la menace est forte ici de retomber dans la prose… si on ne ressent pas ( si on ne ressentait pas!) l’enchaînement inattendu qui va disloquer le mot et lui rendre sa valeur de matériau : que le souvenir/Nul n’y peut rien/ Le Vent : cette séquence de sons forme un mot nouveau et qui ne sera jamais répété et dont aucun lexique jamais ne donnera la définition. Mot dont on ne ressent que l’envers, à la diable, avec en son centre (comme au centre du poème tout entier, d’ailleurs) ce Nul majuscule, impersonnel et qui pourtant est la personne même du poète, ressenti qu’il est comme un « Je », mais comme un « Je » dont il ne reste que la possibilité, à la fois niée (mettons le féminin car il s’agit bien d’une femme!) mais aussi affirmée dans son apparaître même, dans le moment même (hors du temps) de son apparaître. Présente, donc. Et Le vent n’est pas seulement là pour rider le sable humide, et effacer pénombre et transparente, il est là, dans la texture de ce mot improbable (et qui est à lui-même sa preuve) pour rimer à sa manière avec les autres phonèmes.

Le commentaire peut se permettre de signaler aussi qu’au niveau de la symbolique de Colette Gibelin ( très marquée par l’œuvre de Bachelard) Le vent (ou l’air, ou le souffle) n’est pas ressenti seulement comme un des quatre éléments classiques mais, de la même manière que la terre, l’eau ou le feu, comme un des modes d’apparaître de l’élément unique et donc comme tel susceptible de (et même appelé à) se transmuer à tout instant dans chacun des autres. Ici, Le vent, c’est le souffle de pierre qui, Sur le sable humide refait et défait la mer. Manque seulement le feu, mais il viendra comme une anémone.

Le vent trace dans l’air le geste terrible
du refus


La jument fragile, dont le souffle de pierre semblait à l’instant faire lever le pas de pénombre, la jument de sable humide est plus défaite encore que le souvenir, puisqu’elle n’est pas seulement effacée dans sa trace mais interdite d’existence. Un paraphe minéral barre soudain l’image, à coups de consonnes dures, et ce qui semblait douceur – quand le minéral donnait naissance au souffle – devient refus quand le souffle, aggravé en vent, se redouble dans l’air. Cette trace laissée par le vent dans l’air, cet invisible, ce rien donc, s’abat sur la laisse de basse mer où aurait pu paraître, transparente, une jument fragile. Le silence s’impose.

La fin de la strophe aussi. Mais déjà dans ce refus, on est prêt à entendre l’appel : beaucoup de poèmes de Colette Gibelin – et je dirais, aventureusement, LE poème polaire de Colette Gibelin – s’achèvent, inachevés, sur une voyelle ouverte, comme pour ouvrir dans le silence un surcroît de silence qui appelle la parole. Ce poème-ci ne peut pas se terminer sur cette strophe. Il se refuse au refus. Et donc la voix reprend et sur le mot conjonctif le moins coordinateur de la langue : ce qui s’annonce n’est pas le développement de ce qui précède, juste une juxtaposition, au moins en première apparence.

Et soudain (le refus du refus!), l’avenir obscur s’ouvre comme une anémone : comme dans tout le poème (comme dans tout poème?) prenons garde à ne pas en rester à la signification des mots (et rassurons-nous : celle-ci restera présente malgré tout), mais percevons l’harmonie (au moins phonique) entre les trois cellules du vers et remarquons le jeu musical du son « o », décliné quatre fois dans au moins trois registres, si bien que l’adverbe un peu faiblard tient son rôle dans cette partition rimant à la fois avec obscur et avec une anémone. Il me semble que cette allitération ( qui est autant une invite à ne pas prendre seulement les mots au pied de leurs lettres qu’un jeu sur les phonèmes des lettres ) conduit le lecteur attentif à ressentir le glissement naturel qui induisant une anémone à partir de l’avenir obscur et sans doute à mieux comprendre la nouvelle absence de ponctuation avant la majuscule qui introduit les derniers vers :

Nous le devinons difficile
et lumineux.

Mais que faites-vous donc du heurt (anémone/Nous) ? Alors qu’il eût été si facile de l’éviter? Je dirai qu’il faut l’enregistrer et, le reliant à d’autres observations antérieures, émettre l’hypothèse que ce heurt appelle du sens. Sans doute, n’est-il pas nécessaire de fixer ce sens dans une formule conceptuelle (dire quel est ce sens) mais il est important (si le lecteur veut rester en harmonie avec le poète) de ressentir cet appel : quelque chose s’est passé qui a, un instant, substitué un hiatus à l’enchaînement huilé des allitérations. Pour ma part, je perçois ici un des caractères du lyrisme dont la logique intime refuse l’impersonnel et exige au contraire l’affirmation de la personne du poète : l’aspect lyrique s’opposait ici à ce que soit écrit « On le devine difficile… » qui eût évité le heurt mais redoublé le « Nul » de Nul n’y peut rien et orienté ainsi l’interprétation vers une signification générale assez banale. En revanche, la force de ce poème et de sa fin réside en partie dans la véhémence (maîtrisée) qui s’y exprime et qui se refuse à l’impersonnel. Et, du coup, on peut entendre comme une sorte d’écho entre Nul et Nous, un écho capable d’annuler le hiatus en le prenant en compte et de nous faire comprendre que « Je » est bien présent dans sa singularité personnelle. Dans la singularité de ce lyrisme, aussi.

Car le lyrisme de Colette Gibelin n’appelle plus, depuis le long silence qui a suivi la publication de « Le Paroxysme seul », à cette révolte qui habite la femme blessée dont les blessures sont ravivées par la « vénéneuse beauté du monde » : la véhémence est toujours là, mais moins comme effusion personnelle que par référence à ces moments poétiques où notre inexistence fait apparaître, dans l’ouverture de l’anémone par exemple, l’être-là du monde en une épiphanie éphémère et lumineuse. Un lyrisme qu’on pourrait dire ontologique. Oui, Nul et Nous sont en écho, comme l’avenir obscur est un seul mot, encore présent dans les phonèmes de Nous le devinons en particulier dans le creusement que le son « i » opère parmi les sons plus sourds, à la manière d’ Yves Bonnefoy : « La lumière profonde a besoin pour paraître / D’une terre rouée et craquante de nuit ».

L’habitante de la lumière méditerranéenne dans laquelle s’extasient les fontaines sait aussi ( par les nuits étoilées de Van Gogh) évoquer cette lumière profonde (et je la perçois romane, bien entendu) qui prend comme naturellement la tonalité presque souterraine des sons presque fermés dans lesquels difficile s’efface mais partiellement sous et lumineux. La lumière, ici, se souvient qu’elle naît de la nuit et y reste. « Le Jour viendra La Nuit aussi ».
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Le Paradigme de la Complexité*

Dites-moi donc ! Si on suit votre raisonnement, nous nous leurrerions en permanence et sur l’existence réelle de l’Univers et sur l’existence réelle de toute singularité personnelle, notamment sur l’existence réelle du corps de chaque singularité personnelle?

Oui. Dans le cadre de cette hypothèse, oui. Vous pouvez même ajouter qu’elle nous conduit à penser que nous nous leurrons aussi en permanence sur l’existence réelle de toute conscience singulière!

Mais, ne reconnaissez-vous pas, avec Descartes, que le leurre garantit l’existence à la conscience qu’il trompe?  que nous nous leurrions prouve au moins que nous existons

Le leurre garantit, oui, que la conscience qu’il trompe « existe », mais il ne garantit rien en ce qui concerne la démultiplication de la conscience en myriades de consciences singulières.

Vous voulez dire qu’il y aurait une seule conscience réflexive et non des myriades ?

Dans le cadre de cette hypothèse, oui ! Je pense qu’elle nous conduit par sa seule exigence à envisager qu’il n’y ait qu’une seule conscience qui aurait été conduite, par son mouvement intime – pour « persévérer dans son être » – à se leurrer elle-même et à croire à la fois à l’existence réelle de l’Univers et à l’existence réelle de myriades de consciences singulières, chacune dotée d’un réel corps singulier.

Une conscience unique ! Et qui ne serait que conscience ! Et qui ne serait que conscience réflexive !

Il s’agit d’une hypothèse de travail et l’intérêt justement d’une hypothèse de ce genre c’est qu’en travaillant elle conduit à des conclusions provisoires qui obligent la pensée, choquée par les affirmations qu’elles contiennent, à surmonter ou à tenter de surmonter son stress, soit en recourant à une sorte de raisonnement par l’absurde (si cette hypothèse conduit nécessairement à ça, c’est qu’elle n’est pas tenable), soit en recherchant en amont de la réflexion s’il n’y a pas eu quelque faute de raisonnement (cette hypothèse ne conduit peut-être pas nécessairement à ça), soit en acceptant, au moins provisoirement, d’envisager que les conclusions scandaleuses soient adéquates ( après tout, ça, ce n’est peut-être pas aussi absurde qu’il y paraît).

Et, visiblement, vous adoptez la troisième éventualité !

Oui, au moins provisoirement…

J’en ferai autant ! Et je vous demanderai alors quelle différence il y a entre cette conscience unique et ce que la Genèse judéo-chrétienne nomme « le Verbe »…

J’en vois une, assez considérable : par glissements successifs, dans la Genèse, le Verbe est appelé « l’Éternel », «le Seigneur », « Yaweh » et il est assimilé à une personne à l’image de laquelle Adam est façonné. Et cette personne est terriblement humaine dans ses comportements ou ses emportements par rapport aux hommes. Or, il me semble que tout le raisonnement qui nous a conduits à faire l’hypothèse d’une conscience réflexive unique écarte au contraire l’éventualité que celle-ci soit une personne. Ce n’est pas une personne, c’est un concept.

Un concept! Un de plus alors?

Ce n’est pas si scandaleux… Si conscience réflexive unique il y a, son caractère réflexif suppose que sa réflexion va de concepts en concepts, chacun des concepts ne conservant sa qualité de concept adéquat que s’il s’articule avec des réseaux de concepts. Parmi ces concepts articulés en niveaux, ou plutôt en rhizomes, certains sont plus importants que d’autres, gares de triage plus centrales ou plutôt plus polaires que les autres.

La conscience réflexive unique serait donc la tour de contrôle de la toile. Mais alors, pourquoi arrêter ici le raisonnement et ne pas se demander qui contrôle la tour de contrôle ?

Parce que la métaphore de la tour de contrôle, comme d’ailleurs celle de la gare de triage ou celle du rhizome dévie la réflexion ! Elles supposent, ces métaphores, qu’il y aurait comme une frontière entre le contrôleur et le contrôlé. Or, ce n’est peut-être pas le cas…Il s’agit sans doute (ou avec doute, puisque c’est une hypothèse!) d’un auto-contrôle, d’un réajustement de la conscience réflexive, réajustement ni volontaire ni involontaire (ce n’est pas une personne qui rectifie le tir) mais qui s’opère par les biais de concepts que l’épistémologie distingue des autres en les qualifiant de « paradigmes ». Il me semble qu’ici l’hypothèse envisagée nous conduit assez près de ce que Edgar Morin propose d’appeler « le paradigme de la complexité* ».

La conscience réflexive unique s’identifierait donc avec le paradigme de la complexité* ?

Ce serait trop beau ! Ce qui me semble acquis (dans le cadre de l’hypothèse de départ, bien sûr !) c’est qu’il est nécessaire de sortir du paradigme analytique pour essayer de penser notre mode d’être. Nous ne pouvons pas, en effet, découper notre mode d’être en éléments simples dont il serait possible de faire un recensement complet tout en en étudiant les articulations et dire, par exemple, qu’il y a d’un côté la pensée et de l’autre la sensibilité, que la pensée peut être tantôt « ratio » à la manière mathématique, tantôt « intellectus » pour saisir ce qui échappe à la ratio, que la sensibilité peut se subdiviser en ouïe, vue, goût etc… Nous pouvons faire cette analyse, bien sûr, et elle a sa raison d’être en science, mais vouloir l’appliquer à la conscience réflexive c’est se condamner à manquer nécessairement son unité singulière et son réajustement permanent.

S’il y a un moyen de s’en sortir, c’est en sortant du paradigme analytique pour se placer dans le cadre du paradigme de la complexité. Penser le mode d’être de la conscience réflexive (notre mode d’être) exige au moins de ne pas ignorer que nous ne sommes pas des observateurs examinant de l’extérieur la conscience réflexive (nous sommes la conscience réflexive), que notre examen à la fois invente la conscience réflexive et l’infléchit, qu’il doit s’efforcer d’éviter la logique du tiers-exclu, qu’il doit s’efforcer de rester dans la logique du paradoxe : bref, dans ce que Morin appelle, c’est vrai, « le paradigme de la complexité ».

J’ajouterai qu’il m’arrive d’éprouver de la réticence devant ce que je crois connaître des thèses de Edgar Morin, parce que ses thèses sont apparues à l’occasion de réflexions sur la connaissance scientifique et qu’elles paraissent parfois tenir pour acquis qu’il y a un extérieur radical à la connaissance, un extérieur irréductible à la connaissance qui en prend connaissance… Cela dit, il me semble que l’ontologie n’est pas pour l’instant au centre de la réflexion d’Edgar Morin (plus porté sur l’épistémologie), mais que cette réflexion sur l’épistémologie pourrait bien déboucher sur une réflexion sur l’ontologie qui, je pense, le conduirait alors à examiner de plus près l’hypothèse sur laquelle je travaille.

Pourquoi ne pas lui poser directement la question?

Je ne sais pas …

Réponse dilatoire ! dont le caractère mesquin (un rien « faux-derche ») souligne peut-être que vous ressentez à quel point la faiblesse de votre hypothèse se polarise sur la question de l’extériorité radicale et de son impossibilité.

Exact : l’hypothèse en question bute en permanence sur cette question. Plus exactement, je dirai qu’elle bute en permanence sur cette question formulée d’une certaine manière : pourquoi suis-je à ce point scandalisé quand je constate qu’il y a tout lieu de penser que je n’existe pas (pas plus que les autres) et que la seule proposition dont je puis être certain (dans le cadre de cette hypothèse), c’est que je suis (et chacune des autres singularités personnelles, elle aussi) une sorte d’hypostase de la conscience réflexive unique ?

Formulation qui se transforme aussitôt de la manière suivante : pourquoi la conscience réflexive unique éprouve-t-elle le besoin, pour persévérer dans son être, de se dire scandalisée quand sa réflexion la conduit sur ce terrain?

Attention! Vous êtes en train de nous transformer la conscience réflexive unique en une personne ! Comment le paradigme de la complexité pourrait-il se scandaliser de quoi que ce soit ?

Vous mettez peut-être le doigt sur un corollaire crucial de la question polaire…

Normal, je suis là pour ça! Mais quel est donc ce corollaire?

Je le formulerai de la façon suivante : la conscience réflexive unique – dont la réflexion se développe dans le cadre du paradigme de la complexité – semble conduite à s’envisager elle-même comme une personne, tantôt comme une personne qui l’est sur le mode de ne l’être pas, tantôt comme n’étant pas une personne mais sur le mode de l’être. Paradoxe dont la fonction est d’être insoluble et pourtant très présent.

Il n’est pas absurde de supposer que la conscience unique réflexive, se retournant sur elle-même (dans son éternel et immobile mouvement), s’est inventé un cheminement qu’elle aurait pu suivre et qui l’aurait alors conduite à se penser diffractée dans des myriades de consciences réflexives singulières, réflexives certes, mais chacune dotée d’un corps. Myriades d’hypostases contenues dans la conscience unique mais aussi la contenant – un peu à la manière dont l’ensemble d’une structure fractale contient ses parties et est contenu dans chacune d’elles – si bien que la conscience réflexive unique peut alors considérer comme possible qu’elle se considère comme une sorte de super-personne distribuant, par sa seule existence, l’existence à des myriades de personnes dotées chacune d’une conscience réflexive singulière et d’un corps singulier.

D’où pourrait alors se déduire son aptitude au scandale (et donc la notre) quand le même cheminement la mène à mettre en doute les concepts de personne, de réalité physique et même (et surtout) d’espace et de temps.

Bref, si nous existons, s’il y a de la réalité, c’est seulement comme possibilité ?

Oui, nous serons toujours dans l’incertitude. Mais attention! Il ne s’agit pas d’une incertitude simple, du genre : nous ne saurons jamais si nous existons ou pas, si le réel existe ou pas… C’est une incertitude complexe : nous serons toujours convaincus à l’évidence que le réel existe en dehors de nous et que nous existons dans le réel et nous ne cesserons jamais (dans le contexte actuel) de savoir ou de croire savoir que nous n’existons pas mais que nous inexistons, que notre corps c’est notre âme sur le mode de l’étendue alors que celle-ci est notre corps sur le mode de la pensée, que l’espace et le temps sont plus des sillages sur la mer que des chemins à parcourir…

Machado ! Edgar Morin apprécierait peut-être…

Vérifier ici

*Pour plus de précisions sur le paradigme de complexité, on peut aller voir : ce cours de philo ou cette présentation de Wikipedia et, bien entendu, la lecture de « La Méthode » de E.Morin (ceci vaut aussi pour moi!)…

On peut aller là


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L’Impossible Genèse

De l’Être, je fais l’hypothèse que nous ne pouvons rien dire, ni penser, sinon que nous ne pouvons rien en dire ni penser. Et j’appuie cette hypothèse sur le raisonnement suivant : si Être, il y a (et comment ne pourrait-il pas être, l’Être?), il est. Il est sans aucun attribut, sans aucune attribution, sans aucun regard qui viendrait de son extérieur l’observer et le commenter. L’Être est : il n’a aucun extérieur. Spontanément, nous disons de lui ( de lui dont nous ne pouvons rien dire) qu’il est tout, puisqu’il ne peut avoir d’extérieur. L’Être, le Tout, c’est tout un. Que seraient donc ces êtres qui seraient en dehors du Tout ?

Avant d’essayer de répondre (et il est urgent de répondre, puisque c’est de nous qu’il s’agit !), je remarque l’inconséquence qu’il y aurait (qu’il y a !) à prétendre se représenter l’Être comme une personne ou comme une chose. Certes, il serait commode que l’Être soit une personne, divine bien entendu dans ce cas! qui aurait choisi par une décision personnelle, imputable à aucune motivation concevable, de sortir d’elle-même pour créer ce que nous appelons « le monde » et que nous pourrions alors appeler « la Création ». Commode, certes, d’autant plus qu’alors cette personne, pour divine qu’elle soit, se trouverait dotée, dans la logique de la personnalisation, des attributs ordinaires de la personne humaine (plus, bien entendu, quelques attributs extraordinaires) comme, par exemple, la mémoire, le sentiment, le ressentiment, la pitié, bien d’autres encore (dont éventuellement un corps!) susceptibles de réduire l’Être à une sorte de Géant qui aurait ses humeurs, tantôt terrible, tantôt bienveillant. Incompréhensible en un sens, mais pas tellement.

Certes, s’il n’est pas une personne, il serait commode que l’Être soit une sorte de chose, gazeuse? liquide? solide? minérale? végétale ? animale ? ou alors constituée, à la différence de toutes les autres choses qui sont des mélanges, d’une sorte de « quintessence » -comme disent les aristotéliciens – à partir de laquelle se seraient dégagés puis mélangés les quatre éléments de base du monde. Commode, car, dans ce cas, il serait possible que l’astronomie, la physique et la chimie associées cherchent à retrouver les cheminements qui permettent de passer de cette chose primordiale aux choses et aux personnes de notre monde. Un bon « Big Bang » et le monde commence. Un bon « Big Bang » et le monde finit et un monde commence, autrement.

Ces hypothèses ne me paraissent pas tenables, bien qu’elles soient tenues depuis que l’humanité existe ! Elles ne me paraissent pas tenables, parce qu’elles supposent que l’Être est soumis à la double contrainte (à laquelle nous sommes, nous, certes soumis) de l’espace et du temps. Personne ou chose, l’Être a beau être éternel, il se trouve doté de péripéties, de palinodies, d’avatars, d’aléas, d’événements, d’épaisseurs qui sont supposés avoir ou avoir eu lieu et date selon des coordonnées spatiales et temporelles qui présupposent que l’Être est quelque part, qu’il se déplace, qu’il y a des endroits où il n’est pas, où il n’est plus, où il n’est pas encore… Non : l’Être est. Dans un non-espace qui n’est inclus dans aucun espace. Dans un instant qui ne relève d’aucun temps. Et quand je pense et je dis « dans », je le manque : il est le non-espace, il est l’instant éternel. Il est. Et c’est tout.

Mais si elles ne sont pas tenables, ces hypothèses, pourquoi sont-elles tenues depuis que l’humanité existe? Je crois que l’humanité se rend compte qu’elle a besoin de l’une ou de l’autre hypothèse : il y va de son existence ! Que serions-nous (que sommes-nous?) si l’Être est et c’est tout? Que serions-nous si la Personne divine de l’Être n’avait pas décidé, comme ça, pour des raisons mystérieuses et qui doivent le rester, à un certain moment et quelque part, de créer le monde et de nous mettre dedans ? Ou alors, que serions-nous si d’obscures combinaisons chimiques n’avaient pas, à un certain moment et quelque part, créé les conditions de l’apparition de la vie et compliqué cette vie au point d’y faire apparaître la conscience humaine ?

Nous n’existerions donc pas ? Si l’Être est, et c’est tout, et nous, et nous et nous? Je me pose bien entendu cette question, comme n’importe qui. Et avec la même assurance que n’importe qui, je ne la prends pas au sérieux : c’est tout au plus une hypothèse d’école puisque je sais, d’évidence pensée et vécue, que nous existons ! En fait (en fait !) il y a là une interrogation majeure : je sais – même quand j’en doute et même, si j’en crois Descartes, surtout quand j’en doute – que je suis et que nous sommes, donc que j’existe et que nous existons ; mais je sais aussi qu’il ne devrait pas être possible de se démarquer ainsi du tout de l’Être.

Il y a là au sens propre un mystère, comme disent les religions ou plutôt les Eglises qui, chacune à sa manière, les accompagnent. Mais, à la différence des mystères ecclésiastiques pour lesquels chaque église propose et impose à ses fidèles un mythe qui résout le mystère, il s’agit là d’un mystère dont aucun mythe ne peut rendre compte. Quelle que soit la formule utilisée pour décrire l’accouchement de notre existence par l’Être, elle est condamnée à utiliser des catégories qui ne peuvent pas s’appliquer à l’Être sans réduire celui-ci à la représentation que nous nous en donnons. Or, strictement, l’Être est irreprésentable. Aucune Genèse n’est crédible.

L’Acte Fondateur qui unirait le « Créateur » et sa « Création » ne peut avoir lieu, ni date, ni motivation, ni circonstances… Je doute même que le coup de force spinoziste, posant que l’Être serait l’ensemble des modes d’être possibles et posant que, parmi eux, un seul est imaginable pour nous, notre mode d’être justement avec l’espace et le temps, je doute par moments que cette hypothèse, la seule à ma connaissance à admettre implicitement qu’une Genèse est impensable, puisse être retenue.

Je pense qu’il nous faut admettre que nous ne comprendrons jamais l’origine de notre mode d’être et qu’il nous faut même aller plus loin peut-être dans le raisonnement et considérer qu’il peut n’y avoir jamais eu d’origine. C’est même l’hypothèse la mieux accordée avec le concept d’Être, puisque l’éventuelle origine (même mystérieuse) introduirait un événement (même minime) de l’Être.

Seulement, concevoir que notre mode d’être n’a pas eu d’origine, c’est en contradiction (au moins apparente) avec la manière dont nous nous représentons (par l’intermédiaire de la Science) le passé de l’Univers puisque nous admettons qu’il y a eu dans le passé un moment ou des moments qui ont vu la matière vivante naître à partir de la matière inerte, puis des moments où de la matière vivante est sortie, par étapes, la matière consciente et réfléchie, la seule que nous considérons spontanément comme capable de conceptualiser et de prendre conscience de notre mode d’être.

Si l’apparition de la conscience réflexive n’est pas considérée comme l’origine – et elle ne peut pas l’être, sauf à supposer alors que l’Être est une chose – il nous faut admettre que cette apparition de la conscience réflexive est une pure invention de la conscience réflexive elle-même qui en a besoin pour étayer solidement sa construction (ou plutôt ses constructions) du Monde. En effet, la conscience réflexive, persévérant dans son mode d’être, doit à la fois construire un monde artificiel fait de représentations et se persuader en permanence que cet artifice est « réel », c’est-à-dire fondamentalement extérieur à la conscience réflexive qui se voit alors comme prenant connaissance de cette extériorité et non comme inventant celle-ci. La logique de cette double contrainte conduit alors à inventer qu’il y a, en dehors de la conscience réflexive un monde réel, à la fois antérieur, co-présent à l’extérieur et postérieur. Et c’est dans ce monde dit « réel » qu’un jour (dans des circonstances qu’on s’efforce alors de préciser) serait apparue la conscience réflexive. Pour fonctionner, celle-ci doit se persuader soit que son origine est un mystère dont telle ou telle Genèse est un récit auquel il faut croire par un acte de foi, soit que son origine sera un jour démontrée ou approchée par la Science.

Je crois qu’il est fondamental de comprendre pourquoi il nous est si difficile d’envisager dans un même mouvement de pensée que nous ne saisissons que de la représentation, que ce fonctionnement nous impose sa logique et que la question de l’origine se pose seulement à l’intérieur de cette logique. Il est urgent pour nous (dans l’allant de cette logique!) de nous convaincre que la conscience réflexive est sortie de l’Être parce que nous n’admettons pas (la conscience réflexive a besoin de ne pas admettre) de ne saisir que « du vent ». Ce que nous dénigrons spontanément par « du vent » ! Nous nous arc-boutons sur telle ou telle Genèse religieuse ou scientifique (ou scientiste ?) parce que le fait d’être issue de l’Être nous paraît garantir que la conscience réflexive ne saisit pas que « du vent » et qu’elle parvient par les biais de l’intellect et de la sensibilité à sortir d’elle-même pour extraire de l’Être des bribes « matérielles » qu’elle « traduit » dans son langage conceptuel et qu’elle agence grâce à lui.

Je fais même l’hypothèse que notre anxiété s’appuie sur une certaine expérience, assez courante. Il nous arrive, en effet, dans certaines conditions, déjà maintes fois évoquées dans ce carnet (voir « Création ») , d’éprouver la présence de l’Être (ou d’y croire, mais avec la conviction que nous n’y croyons pas seulement) sans la pensée conceptuelle qui, soudain, nous paraît s’anéantir. Je cite à nouveau, ici, Bernard Noël :


Des lapsus en guise de corps
tout à coup la vie vulnérable
le temps renversé sur la langue…
les lettres bruissent de virgule à point
un essaim toujours mal faisant
leur trop de but fatigue les lignes

sifflets parapluies monuments
aucun nom n’a créé sa chose
un tas de relations contre nature
les ongles le sang le gaz dans la tête
un sifflement comme pensée
puis du mou sort de la fêlure


et plus explicite (plus conceptuel!) :
«Peut-être n’en affronterez-vous jamais l’abrupt, si le langage est pour vous sans bord, sans limites, sans extrémité. Ce point se découvre par hasard. Un jour, tout simplement, les mots manquent, et voici un a-pic, et devant lui, le vide : une immensité vide.
«La chose dite ainsi l’est approximativement, par référence à du connu, alors que sa présence est l’inconnu même, un instant entrevu…»
Expérience vécue douloureusement par Bernard Noël dans « La Vie en Désordre », mais qui peut être vécue aussi comme une épiphanie. Je renvoie par exemple et sans vergogne au « Vieillard Cerisier » accessible ici. Moins égoïstement, je citerai Colette Gibelin :


Envolés, les oiseaux,
portés par la respiration du monde,
dans l’étonnement de l’azur
Un grand déferlement de voix pures, là-haut,
La-haut

Eclats du temps
rêve mystique
La délivrance est musique et splendeur

On dépasse le chaos
On s’ouvre à d’autres innocences
et nos élans intérieurs
enfin déploient leurs ailes.


Pour qui a vécu ce genre d’expérience, et tout le monde, je crois, l’a éprouvé, il y a là comme la révélation enfin de ce que nous avons tendance alors à qualifier de notre présence au monde, mais qui n’est pas une co-présence, mais un anéantissement/intégration « dans » l’Être. Une forme de présence dont nous savons qu’elle est essentiellement hors de portée du langage conceptuel, vécue comme le résultat d’une chute « hors de » l’Être, chute que nous chargeons alors toute Genèse (même la plus « scientifique ») de raconter.

Devinant que cette épiphanie de l’Être ne se fait pas selon les coordonnées du temps et de l’espace, nous disons qu’elle est « ici et maintenant », ce qui réduit – métaphoriquement – le temps à un instant et l’espace à un point : l’instant, hors de la chaîne temporelle ; le point, hors de la chaîne spatiale. Cette identification de telle ou telle conscience singulière au Tout de l’Être est d’une telle intensité que la conscience, déboussolée (ou plutôt : reboussolée) par la Présence, n’accepte l’inacceptable retour à la pensée conceptuelle qu’en se persuadant vaille que vaille qu’elle tire son origine du Tout de l’Être et (ce qui est pareil) que le concept ne saisit pas que du vent, sinon ce serait trop cruel…

Alors, ça se remet en place : nous voulons savoir et nous savons qu’il y a des choses en dehors de la conscience, des choses brutes, des choses réelles que le concept aide à représenter, que notre corps n’est pas notre âme, même si celle-ci s’en construit une image à son image, que la pensée conceptuelle, aussi maladroite soit-elle, aussi approximative, ne brasse pas que du vent. Ouf ! Apparemment, nous l’avons échappé belle…

Pour ne pas en rester à des considérations qui peuvent paraître négatives, on peut aller voir la « suite » ici

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Bonjour Mina et bonjour Julie

Je pars d’une page web que l’on trouvera ICI (sans être obligé de la lire, en entier!).

Cette présentation spiritualiste (et qui se se veut telle) de la sensibilité humaine part de ce qu’elle considère comme un constat : en temps ordinaire, et surtout en Occident et de nos jours, notre esprit est en permanence occupé par un flux de pensées en cavalcade qui l’empêche d’accéder à la voie sensible sans laquelle il n’est pas de contact possible avec l’Être. De façon assez précise, elle montre que chacun de nos cinq sens est affadi par ce bourdonnement incessant de pensées utilitaires qui superpose à la réalité une représentation pâle de la réalité.

L’ouïe, par exemple, sélectionne parmi les sons qui la sollicitent ceux, et seulement ceux, que l’esprit peut conceptualiser : les autres sont soit considérés comme agressifs par rapport au flux de pensées dont ils gênent la cavalcade, soit tout simplement ignorés. Or ces sons ignorés ordinairement nous offrent, quand nous savons nous mettre en position d’écoute, la chance d’entendre ce que cette présentation appelle « la Manifestation du Monde » : les murmures et les vibrations du silence.

De manière semblable, accaparés par le flux obstiné de nos pensées, nous errons sans prêter une véritable attention aux choses que nous touchons et que nous réduisons à la représentation que nous nous en faisons sans en sentir le contact ou en sentant seulement un contact anonyme. La recherche de l’utilité conceptuelle édulcore donc notre sens du toucher et nous prive de ce contact expérimental avec la réalité empirique.

Quant à la vue, le plus intellectuel de tous les sens, puisqu’il est à la base de la représentation, nous nous en servons ordinairement pour découper dans la réalité de l’univers des « choses » qui ne sont pas des choses mais des illustrations de concepts. Ici, d’ailleurs, le texte commenté a du mal à trouver les mots qui lui permettraient de montrer ce que nous perdons ainsi : la vue de la Beauté de la Terre.

On retrouve l’intrusion de la pensée conceptuelle dans la manière dont notre goût sélectionne et interprète les saveurs qu’il rencontre. Le cours cite l’Ayur-Veda qui lie intimement les saveurs de la Nature, leur interprétation intellectuelle et les règles morales qu’elles nous suggèrent… quand nous nous mettons en mesure de comprendre leurs suggestions.

L’odorat et ses parfums nous rappellent sans cesse que nous ne sommes pas seulement des êtres pensants mais que nous avons, ou que devrions avoir les pieds sur Terre, dans la Nature. Mais, nous en sommes arrivés, aujourd’hui et en Occident surtout, à tellement vouloir tout aseptiser (réduire à des protocoles?) que nous avons du mal à sentir ses avertissements de la réalité.

***

Ce qui se dessine ici, c’est donc à la fois une réflexion métaphysique sur l’Être (qui amalgame tranquillement l’Être, le Tout, l’Univers, la Réalité, la Nature et même parfois la Terre) et un guide de morale sur la conduite à tenir pour ne pas rester sous la dépendance de cette cavalcade de pensées utilitaires qui s’imposent à notre esprit et le gênent pour réaliser qu’il fait partie de la Nature.

Bien que le texte fasse à un moment allusion à la double voie qui s’ouvre à notre esprit, celle de la pensée et celle de la sensibilité, il néglige d’explorer la voie de la pensée qui serait suivie par un esprit cherchant à maîtriser le flux des pensées quotidiennes en développant avec acharnement (et humour) l’intelligence complexe.

Il privilégie évidemment la voie de la sensibilité qui consiste à cultiver notre ouverture au monde naturel par des pratiques tournant le dos au mode de vie à l’occidentale : le monde n’est pas désenchanté mais nous devons réapprendre à sentir son chant, à l’aide de chacun de nos sens.

En fait, l’intention de ce texte semble d’orienter le lecteur vers la recherche d’une vie poétique qui échapperait aux travers de la prose quotidienne. Avant d’essayer de montrer l’intérêt d’une telle recherche, je voudrais souligner un point fondamental qui explique ma réticence devant ce projet. Il concerne la possibilité même d’une vie poétique, d’une vie quotidienne poétique.

S’il est sans doute exact d’une part que le flux des pensées (souvent médiocres)ne s’arrête pratiquement jamais, nous emprisonnant à l’intérieur d’une vision rabougrie du monde, d’autre part qu’il lui arrive de s’interrompre soudainement, nous laissant enfin à l’écoute du monde dont nous sentons alors la « Manifestation », il me semble que ce genre d’interruptions poétiques ne peut pas s’étaler dans le temps (et l’espace). Il me semble qu’il procède par flashs et que son caractère instantané, s’il nous interpelle intensément, interdit justement de le trahir en le faisant durer.

***

Des poètes, beaucoup de poètes (je citerai évidemment Yves Bonnefoy, Bernard Noël, Jacques Dupin, Colette Gibelin, mais aussi par exemple Michel Deguy), surtout quand ils sont aussi poéticiens, souffrent de cette impossibilité de satisfaire l’exigence du « dur désir de durer » de l’instant de présence. Ils s’acharnent (et cela donne des textes souvent admirables) à déconceptualiser leurs mots afin que ceux-ci conservent la fraîcheur et l’âpreté qu’ils avaient au moment de leur naissance sur leur envers disloqué.

Et il n’y a pas que les poètes ! Lisez par exemple cet extrait d’un mémoire ICI rédigé par une jeune éducatrice (nous l’appellerons « Julie ») sur son travail au près d’une polyhandicapée de son âge (nous l’appellerons « Mina »).

Mutilée dès la naissance par un traumatisme aux séquelles multiples, Mina ne dispose pas des moyens intellectuels et phoniques qui lui permettraient d’accéder sur l’endroit loquace des mots: elle semble condamner à en rester sur l’envers disloqué des mots, « là » où prend naissance l’élan qui les exige. Son éducatrice (qui ne veut pas se satisfaire de contribuer à la « soigner ») est là pour tenter réellement de l’éduquer, de l’instruire, oui, en l’aidant à découvrir qu’il lui est sans doute possible de passer (au moins épisodiquement) de l’envers déchirant à l’endroit des pictogrammes, cet endroit où Julie se tient en permanence et où la communion avec l’autre et avec le monde semble réussir ce que «  la salle Snoezelen » essaie de réaliser : un espace sans aigus, sans pointes, sans brèches, tout en courbes apaisées.

Je pense en particulier à ce passage du mémoire où Julie relate sans insister (c’est un travail universitaire !) l’éclat de rire de Mina quand elle interprète un pictogramme qui vient de sortir inopinément de sa pile et qu’elle ne connaît donc pas. « J’en ai ras le bol » : rire en éclats. Et on sent bien qu’il a été partagé par l’éducatrice car soudain, le monde est devenu, un instant, habitable pour Mina, et elle y a renconré Julie, une autre, assez une autre pour que Mina perçoive qu’elle est sortie de son enfer intérieur, assez la même pour que la sortie de l’enfer n’entraîne pas une aggravation de l’enfer.

Ces instants de grâce (qui sont pour moi des instants d’intensité)ne peuvent pas s’étaler ni dans le temps (ils ont date ponctuellement : maintenant) ni dans l’espace (ils ont lieu ponctuellement : ici). Y parviendraient-ils, que ce serait la mort. Croiraient-ils y parvenir, que ce serait une espèce de folie, aliénée d’ailleurs à elle-même puisqu’en développant sa logique, cette folie s’installerait dans un confort prosaïque qui la trahirait…


J’y reviendrai certainement, mais je voudrais ici dire deux mots d’une attitude qu’on trouve souvent dans la mouvance de cette idéologie spiritualiste fortement marquée par l’idée qu’elle se fait de la spiritualité extrême-orientale.

En recourant à quelque drogue, l’individu occidental pourrait exalter ses sens et faire taire ainsi le brouhaha des pensées utilitaires. Et ce, de façon durable. Il me suffirait alors, placé ainsi au contact direct avec la Manifestation de l’Être, d’agencer mon environnement de manière à canaliser l’énergie de l’Être (généralement appelé dans ce cas de figure la Nature ou l’Univers ou le Monde, voire la Divinité) pour qu’elle ne se disperse pas. Et pour cet agencement, je disposerais de recettes éprouvées, contenues dans de très anciens textes sacrés revisités par des traducteurs experts en marketting.

Grâce à ces recettes, je resterais ainsi en contact durable avec l’énergie de la Nature, loin des pensées rabougries de l’Occidental aliéné. Sauf que les recettes, l’agencement, l’environnement et même l’évocation de l’énergie primordiale ne sont pas autre chose que des concepts (et des concepts non pensés !) qui ne me font en rien sortir de la plate quotidienneté, malgré l’hébétude liée à la substance ingurgitée. Parfois agitée, parfois catatonique, l’hébétude bienheureuse…

Une vie quotidienne poétique est impossible, me semble-t-il,et c’est bien là la raison de ma réticence par rapport à la pensée spiritualiste évoquée plus haut. Mais les conseils moraux qui accompagnent celles-ci me paraissent plus que raisonnables car ils définissent des attitudes qui, d’expérience et à la réflexion, peuvent faciliter la sensation/perception de présence.

Oui, se disposer à l’écoute de l’Être, ce n’est pas seulement tendre enfin l’oreille au son qui s’exprime par les mille bruissements du silence, c’est aussi accepter le contact de sa peau avec une extériorité inhabituelle ; c’est aussi voir sans percer, laisser son regard se pénétrer d’une lumière profonde, comme dit Yves Bonnefoy ; c’est aussi et en même temps, laisser sa langue et ses lèvres accueillir une saveur que l’on n’a alors aucune envie de définir; c’est aussi et en même temps, humer l’humus qui accompagne tout cela.

C’est surtout, ici et maintenant, s’apercevoir que l’on n’a pas cinq sens mais cinq mille, mais un seul, celui dans lequel tous les autres, non hiérarchisés, se confondent. La merveille des merveilles ! par laquelle notre monde se réoriente soudain, comme soudainement et brièvement constitué enfin de choses à l’état naissant.

Certes, on va s’acharner, et souvent dans le désespoir, à maintenir cet accès de présence. En vain, bien sûr. Mais pas seulement. Car il nous arrive alors (cela arrive à tout le monde, mais chez certains poètes plus particulièrement, c’est vrai) que notre esprit (oui, notre entendement, le maître de nos représentations), comme mettant bout à bout ces moments d’intensité, construise à partir d’eux un «Arrière-Pays» que nous pouvons aussi nommer « Nature » ou « Monde » et dans lequel – qu’il soit plutôt riant ou plutôt affreux – nous sommes chez nous parmi des choses à la fois naissantes et familières. Comme un seuil. Un leurre, bien sûr. Mais de ne pas pouvoir l’ignorer lui donne une grâce supplémentaire.

«Dernière vitre heureuse que l’ongle solaire déchire »

… et continuer là…

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Ou : de l’inexistence (10)

Voir aussi Yves Bonnefoy et de façon plus générale les billets de l’aiguillage CREATION notamment Colette Gibelin

Je viens de recevoir en cadeau « La Vie en Désordre », un recueil de poèmes par Bernard Noël. Je connais peu de textes de cet auteur mais je sais qu’il occupe une place non négligeable dans la manière dont nous nous représentons la Poésie Contemporaine. Or, ouvrant son livre, je vois qu’il commence par un «avant-dire» que je lis en fait – incorrigiblement pris dans la pensée et le langage conceptuels – avec plus d’intérêt d’abord que les poèmes eux-mêmes. Et ce, d’autant plus que «l’avant-dire» en question semble faire écho à ce que j’essaie de formuler sur ces billets tournant autour de « l’inexistence ».

Ce texte est intitulé « De La Sueur de Mots» , selon une formulation qui désigne à la fois l’aspect conceptuel du texte (comme si nous nous trouvions ici dans un essai) et l’effort/effroi de celui qui sent bien que ses mots parviennent à un point «infranchissable».

«Peut-être n’en affronterez-vous jamais l’abrupt, si le langage est pour vous sans bord, sans limites, sans extrémité. Ce point se découvre par hasard. Un jour, tout simplement, les mots manquent, et voici un a-pic, et devant lui, le vide : une immensité vide.
«La chose dite ainsi l’est approximativement, par référence à du connu, alors que sa présence est l’inconnu même, un instant entrevu…»

Affrontement, abrupt, a-pic, manque… Et plus loin «une espèce d’au-delà» comme l’aveu que la pensée et son langage ne peuvent pas concevoir ou dire qu’il puisse y avoir autre chose qu’eux, tout en ne pouvant pas ignorer (par instants soudains) qu’il y a autre chose qu’eux. Et «la pensée suffoque en faisant la brusque expérience de la possibilité de son effondrement dans le rien».

Ici, Bernard Noël – et c’est encore plus sensible dans les poèmes qui suivent cette introduction – interprète en noir (et choisit d’interpréter en noir) ces instants où la conscience se laisse surprendre par l’intrusion de la présence. C’est la mort la plus traditionnellement envisagée qu’il évoque dans ces mots qui faufilent «l’avant-dire» : sueur,suintement, suée, suaire… Et il y a bien de cela quand la présence du Tout réduit à néant le travail de la pensée, l’obligeant à entrevoir «l’envers disloqué des mots» : nous ne sommes plus rien : «l’effroi du langage devant cet à-pic soudain taillé en lui transpire dans le poème».

Et on comprend que Bernard Noël fasse allusion à «la terreur qui m’habite depuis que j’écris». Il ne veut en voir que le négatif : le moment (mais un moment qui peut durer ensuite) pendant lequel la conscience paraît se rendre compte que son fonctionnement continu a été interrompu de l’extérieur par une étrangeté absolue. Comme le fonctionnement continu reprend aussitôt et qu’il fixe la pensée sur cette déperdition soudaine, la pensée organisée peut se construire presque immédiatement un récit qui présente l’interruption comme un abrupt vertigineux, oui, un a-pic devant lequel la métaphore de la suée d’angoisse s’impose d’elle-même : la conscience se ressent sur le point de choir dans un vide inconnu, redoutable et désiré. «Il n’y a que le silence devant ce vide silencieux…»

Mais Bernard Noël ajoute aussitôt «… et ce n’est pas la pensée, soudain muette, qui contemple cela, mais quelque chose lié à notre condition même, quelque organe d’avant l’humanisation». Remarque d’une importance capitale, me semble-t-il, car elle signale que la métaphore se refuse à n’être que métaphore, affirmant au contraire qu’elle est réellement la sueur de cet «organe d’avant l’humanisation». Donc un corps avant la pensée du corps. Mais il est vrai que Bernard Noël ajoute aussitôt : «Encore que cette idée d’un lieu archaïque et sensible d’avant la langue ne soit qu’une invention pensive, une façon de reprendre le pouvoir ». Une métaphore, quoi! Ce qui est reconnaître que «L’écriture a pirouetté…». La sueur du corps archaïque inventé n’est pas une sueur charnelle (même si elle est vécue comme telle par mes systèmes de représentations), c’est une «sueur de mots», c’est une sueur en mots. Voire, du jeu de mots : «le poème s’écarte de son poète pour ne garder que la trace de la sueur dont il tend à être, et seulement, le suaire».

Il y a là -comme souvent chez les poètes – une tentative pour dire avec le langage une présence dont on sait (et dont ils savent) qu’elle ne peut pas être dite et qu’elle intervient avec une telle intensité qu’elle exige d’être incarnée. Mais les poètes ne disposent pas – et ne peuvent pas disposer, quoi qu’ils en aient – d’un langage capable de réaliser cette incarnation. Ce dont ils enragent et d’autant plus qu’ils perçoivent peut-être mieux que d’autres à quel point ils sont condamnés à s’enliser dans ce que Yves Bonnefoy appelle parfois l’excarnation : une sorte de pirouette, oui, qui retourne l’effort du langage sur lui-même et lui fournit des images qu’il ne peut pas tout à fait feindre de prendre pour ce qu’elles désignent.

Des lapsus en guise de corps
tout à coup la vie vulnérable
le temps renversé sur la langue…


les lettres bruissent de virgule à point
un essaim toujours mal faisant
leur trop de but fatigue les lignes


sifflets parapluies monuments
aucun nom n’a créé sa chose
un tas de relations contre nature


les ongles le sang le gaz dans la tête
un sifflement comme pensée
puis du mou sort de la fêlure

Et le poète a beau dégrammaticaliser sa langue, la hacher, en extraire arêtes et fausses surfaces, éliminer toute ponctuation, rechercher et trouver la formule rare, faire rythme de la cacophonie, il sait qu’il n’y parviendra pas – d’un savoir encore conceptuel mais si chargé d’expérience qu’il en transpire – et il sait aussi – et du même savoir – qu’il se laissera prendre, au moins un peu, à ses images… Certains en exultent (c’est le cas de Colette Gibelin, par exemple, sur qui, je reviendrai, c’est sûr) ; d’autres demeurent d’une sérénité sous laquelle la véhémence se devine (c’est le cas de Yves Bonnefoy) ; Bernard Noël, lui, ou d’autres comme Jacques Dupin, en perçoivent plutôt l’amertume. Et c’est avec une sorte de plaisir morose qu’il décortique cette image du corps qui s’impose, qui lui semble s’interposer entre la présence substantielle et le verbiage seulement évocateur d’accidents non substantiels.

Pourtant, surprise! Dans le dernier livre de «La Vie en Désordre», intitulé «Ce désir d’écrire», Bernard Noël revient sur ce «point infranchissable», en se demandant «peut-on penser l’état dans lequel il n’y a plus de pensée?». Si on a lu les précédents billets de cette série, on comprendra que je dresse l’oreille ! Surtout quand je lis, un peu plus loin, «il n’y a pas plus d’impensable que d’indicible pour la raison que ni la pensée ni le langage ne sont environnés d’une extériorité qu’ils auraient à conquérir peu à peu comme une terre vierge…» . Et là, je me plais à penser que nous sommes au cœur du problème ! Ou plus exactement : nous sommes là où ce qui est un problème (et même un problème insoluble : une aporie) se manifeste sous la forme de ce que Bernard Noël appelle une impression. «Aussi n’êtes-vous sûr de rien, sauf d’une image et d’une impression qui longtemps vous violentent.» «Reste l’impression. Une impression mortelle et sa sueur» Avec, final de compte, l’aveu : «Cet infranchissable pourrait être l’autre nom de la mort. Un nom qui dirait, pas la mort, mais l’intrusion subite du mourir, verbe actif mais d’une activité réduite et foudroyante»


L’intrusion subite de la présence peut effectivement, d’un certain point de vue, être ressentie comme un mourir mais, nous l’avons vu dans la Seconde Rêverie du Promeneur Solitaire, elle peut aussi créer l’impression inverse d’une épiphanie grâce à laquelle les choses désignées (et créées) par les mots de la pensée reçoivent la grâce de l’état naissant. J’ignore dans quelles coordonnées se trouvait le poète quand il écrivait les textes de ce recueil ni si les impressions évoquées par eux sont dans la continuité de son œuvre, mais je crois qu’ils conduisent le lecteur à sentir comme un marasme dont il ignore les raisons personnelles…

Pour ma part, si je suis sensible au caractère invasif, et par là même inquiétant, de la présence, je pense, d’expérience, qu’elle relancerait plutôt, et de façon buissonnante et claire, la machine langagière et sa pensée. Blessé et courbatu, c’est tout gaillard que Jean-Jacques est rentré chez lui. Mais l’intérêt de ce recueil c’est aussi de laisser entrevoir ou même voir avec force que la reprise en main du langage conceptuel par lui-même s’accompagne (souvent? Toujours? Parfois?) d’une ouverture sur un «arrière-pays» : Bernard Noël emploie ici le même mot que Yves Bonnefoy.

Bien que je ne sois pas sûr que ce mot renvoie, chez l’un et chez l’autre, au même concept, je crois que les remarques de Bernard Noël sont éclairantes, si on les combine avec celles de Bonnefoy. À partir de l’intrusion soudaine de la présence (j’aurais tendance à parler ici de la présence soudaine de la Présence), une image impressionne le poète, une image – tantôt elle revient, tantôt elle est toute neuve – qui s’inscrit dans un paysage, dans un paysage au sens pictural d’artfact susceptible d’être confondu avec un espace naturel mais qui n’est pas, bien sûr, un espace naturel, même si la confusion est renforcée par la conviction (non adéquate?) que ce paysage existe réellement quelque part.Yves Bonnefoy l’évoque comme un paysage qu’on manquerait sans cesse de peu. À la lecture du recueil de Bernard Noël, c’est un arrière-pays tout autre : si paysage il y a, c’est un cadavre (mais le mot n’est jamais prononcé, car le corps évoqué reste animé d’une sorte de vie dont la seule activité serait de se laisser morceler)

la tête sort ses plis
une espèce de mémoire
fume sur les bords


belle mécanique de poudre
et côtes tendons veines orbites
la panoplie des organes offre ses gages
pour en finir avec la vie unique

On le voit, du moins dans ce recueil : Bernard Noël est plus sensible (plus impressionné) par le côté négatif de l’in-existence que par l’aptitude de celle-ci à placer celui qui en a conscience devant un paysage à la fois homogène et composé de détails multiples apparaissant dans leur état naissant. Que ce paysage parvienne à garder sa simplicité tout en offrant – simultanément – des aspects multiples qui, dans le langage de la prose, la feraient disparaître, entraîne parfois chez le poète et son lecteur l’impression jubilatoire qu’ils se trouvent au premier matin du monde dans une épiphanie. J’ai tenté ailleurs arrivance ou même existance, essayant d’évoquer ainsi par l’allusion au participe présent l’immobile mouvement de l’apparaître, mais je crois que épiphanie souligne mieux l’allure lustrale de l’état naissant.

Le corps-paysage de Bernard Noël peut paraître à mille lieues du premier matin du monde et il l’est ! mais l’affre qu’il s’essaie (et souvent, parvient) à évoquer par les poèmes de ce recueil, cet effroi/attirance qui transpire dans la «sueur de mots» parvient paradoxalement à désigner (sans le nommer comme il le serait dans le langage de la prose) «l’autre nom de la mort», «un nom qui dirait, pas la mort, mais l’intrusion subite du mourir, verbe actif mais d’une activité réduite et foudroyante»

pendue en tête une ombre blanche
drape lentement l’immobile
est-ce ou non la peau du vide


le reflet d’une bouche qui fut
laisse en l’air un vague appétit
un goût de silence égaré


le sillage de l’émotion
n’inscrit jamais son une fois
l’oubli claque sa porte de fumée

Et, pour terminer ce billet en me faisant plaisir : l’inexistence est parfois si présente / est-il possible que le vide soit plein / que son creux sonne en plein dedans…

(ajouté le 20 mars 2009) : et bien, non ! je terminerai plutôt en recommandant de lire ce que Bernard Noel a écrit sur Antonin Artaud ICI
Voir plus loin

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le désenchantement du monde

N’ayant pas encore lu le livre de Boris Cyrulnik qui s’intitule « Pour le réensorcellement du monde », je me garderai de le commenter ! Mais si j’y fais référence en ce début de billet c’est que j’ai cru constater (y compris chez des proches) qu’il existe des courants de pensée qui regrettent que « le monde » ait perdu, avec l’impérialisme de la pensée scientifique, les qualités poétiques qu’il aurait eues avant que Galilée, la révolution industrielle et le capitalisme soient passés par là. Le « désenchantement du monde » (la formule est attribuée à Max Weber) qui résulterait de ce triple rouleau compresseur rendrait donc nécessaire un ré-enchantement, voire par manière de provocation, un ré-ensorcellement du monde, d’autant plus urgent qu’il y aurait de plus en plus de personnes menacées dans leur vie et leur liberté par cet aplatissement prosaïque du monde. À la limite, le monde lui-même serait menacé de disparaître, et l’espèce humaine avec.


De nombreuses informations quasi-consensuelles vont dans ce sens et je partage assez souvent les inquiétudes et les colères qu’elles entraînent. Pourtant, quelque chose me gêne dans cette critique. Il me semble qu’elle pose deux affirmations qui ne me paraissent pas claires : le monde désenchanté et menacé, c’est la Nature que nous aurions reçue en patrimoine en naissant, c’est la planète bleue ; il convient, pour participer à son réenchantement ou pour échapper à son désenchantement, de s’y immerger comme si nous dansions « pieds nus sur la terre sacrée ».
Or, chacun de ces postulats mérite d’être interrogé si on veut éviter de se lancer dans des aventures individuelles ou collectives qui s’apparentent à des bouffées délirantes pouvant entraîner folie suicidaire ou meurtrière et violences diverses.

Si ce début suscite quelque curiosité de votre part, vous aurez l’intégralité de ce billet dans un fichier pdf, ICI
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à propos de la science galiléenne

Ayant à préparer un exposé sur Galilée et son temps, je profite de l’occasion pour essayer de me préciser par quels biais je peux avoir l’impression que la séparation (attribuée à Galilée par l’Histoire de la Science) entre Métaphysique et Physique repose sur un postulat métaphysique. On pourra se reporter à un précédent billet qui évoquait déjà ces questions. ICI

Le récit, dénommé « Histoire de la Science », accorde une importance cruciale aux travaux de Galilée : ils auraient permis de détacher enfin la science de la métaphysique avec laquelle elle était mélangée dans la « philosophia naturæ ». Grâce aux « Discours et démonstrations sur deux sciences nouvelles » qu’il a publiés en 1636, quelques années après son abjuration devant l’Inquisition et quelques années avant sa mort, Galilée aurait montré que la Science n’a pas besoin de recourir à autre chose qu’à l’observation et à l’expérimentation pourvu que celles-ci soient guidées par une logique rigoureuse qui n’a pas à s’embarrasser de considérations sur le sens de l’univers.

Et l’Histoire de la Science de qualifier de galiléenne toute la période qui va du dix-septième siècle à aujourd’hui et qui aurait vu s’accumuler les connaissances positives nous permettant de nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature », pour reprendre l’expression de Descartes, ou au moins de mieux lire « le grand livre de l’Univers », pour reprendre une expression de Galilée.

Certes, reconnait-on, il y a toujours eu des scientifiques très attachés à la religion ou à la philosophie dans sa pratique la plus métaphysique, mais ils ont toujours travaillé en schizophrènes, séparant systématiquement leurs recherches de leurs croyances ou de leurs interrogations sur le sens du monde.


Depuis un peu plus d’un siècle, cette vision de la science – qui reste prédominante à la fois comme constatation et comme norme – est pourtant critiquée, surtout de l’extérieur, par ceux qui reprochent à la science post-galiléenne d’avoir « désenchanté le monde » en le réduisant à une gigantesque machine abstraite.

Selon cette critique, la science post-galiléenne aurait non seulement construit une virtualité de type mathématique mais aussi utilisé celle-ci pour transformer le monde en un gigantesque artifice au sein duquel le sens et la recherche du sens, l’émotion poétique, « ici et maintenant » n’auraient plus leur place. Ce qui revient à dire qu’aurait été ainsi manufacturé un monde dans lequel ne seraient à l’aise que ceux des êtres humains qui acceptent de s’appauvrir en chassant d’eux-mêmes les qualités de sensibilité et d’imagination.

Pire ! la Science ainsi pratiquée se verrait aujourd’hui à un point décisif où le monde sans enchantement qu’elle a superposé au monde réel risque de casser le monde réel, ne serait-ce que par excès de dioxyde de carbone.

Me faisant – momentanément – l’avocat du diable, je remarquerai d’abord que les reproches ainsi adressés à la Science devraient s’adresser en priorité à deux phénomènes historiques qui l’accompagnent depuis le début mais surtout depuis deux siècles et demi : la révolution industrielle et le capitalisme. La révolution industrielle (toutes étapes confondues : machine à vapeur, électricité, pétrole, nucléaire…) a développé démesurément les « moyens de production », c’est-à-dire les outils dont nous disposons pour massacrer la « nature » et elle ne les a développés qu’en sélectionnant parmi les acquis de la Science ceux qui pouvaient servir à ce développement. Quant au capitalisme, il a très vite généralisé le recours à la monnaie, c’est-à-dire à ce que Marx appelle « l’équivalent général », abstraction de base qui a permis la mise du monde aux normes algébriques.

Si désenchantement du monde il y avait, il ne serait pas juste d’en rendre la Science post-galiléenne responsable : il conviendrait plutôt de comprendre qu’elle a été orientée vers la complicité sous la pression du capitalisme et de la révolution industrielle.

Mais je crois qu’il faut aller plus loin dans la réflexion sur le découplage de la Physique et de la Métaphysique que Galilée aurait initié et que la Science post-galiléenne aurait ensuite perfectionné. Ce découplage me semble reposer sur un présupposé très métaphysique qui affecte d’ailleurs tout aussi bien la critique de la Science qui vient d’être évoquée!

Galilée et ses successeurs es-Science n’ont jamais quitté la « philosophia naturæ » car ils ont toujours et presque tous posé comme indiscutable que la Création ou (pour ceux d’entre eux qui refusent de recourir à un Créateur) l’Univers constitue une réalité extérieure à tous les modèles de représentations que la Science peut construire. Ils ont même posé que cette réalité extérieure est « spontanément » organisée (c’est-à-dire soit par décision du Créateur, soit parce qu’il en est ainsi,en tout cas, indépendamment de la connaissance qu’on peut en prendre) en choses qui nous apparaissent indépendamment de nous et qui obéissent à des lois dont la Science peut essayer de prendre connaissance.

Ce préjugé ne nous paraît pas métaphysique, mais il l’est ! Il ne nous paraît pas métaphysique parce que nous en sommes tellement imprégnés que nous considérons ce qu’il affirme comme une évidence indubitable, démontrable par la simple observation. Mais il est métaphysique car il pose, avant toute physique, que celle-ci a à faire avec une réalité, l’Être, qu’elle peut arriver à connaître et même à transformer, voire à détruire.

Elle pose cela et elle suppose du même coup (elle pré-suppose) que l’Être est et n’est pas le Tout, que le Tout est et n’est pas l’Un. L’Être est le Tout, car que serait cet être qui serait en dehors du Tout? mais l’Être n’est pas le Tout puisqu’il existerait en face de l’Être un être capable d’observer l’Être de l’extérieur. Et le Tout est l’Un, sinon quel serait le statut de ce surplus ? Et le Tout n’est pas l’Un, mais seulement une partie de l’Un, puisqu’il existerait à côté du Tout un être qui l’observe…

Une bonne manière de s’en sortir est de supposer que l’Être, l’Un, le Tout est une sorte de personne qui serait dotée (qui se serait dotée) de toutes les qualités que nous attribuons spontanément à une personne, y compris la finitude! et qui, du fait des qualités afférentes à sa substance,notamment l’omnipotence, serait capable de réflexivité, c’est-à-dire de dédoublements multiples, susceptibles de la faire s’incarner dans une Conscience à la fois unique (cette Conscience, c’est l’Un sur le mode du regard qu’il jette sur lui-même) et démultipliée en myriades de consciences singulières. La réflexivité est un bon gestionnaire de contradictions et même d’apories (j’y reviendrai), mais c’est un gestionnaire métaphysique qui ne fonctionne que si on décide que la réflexivité est une évidence.

Mais supposer que l’Être est une personne conduit à lui attribuer des comportements humains, même si et surtout si on a commencé par poser que l’Être a créé les humains « à son image ». C’est d’ailleurs ce qui se passe avec le Yaweh de l’Ancien Testament ou avec le Jésus de l’Evangile ! Et comme il est du comportement humain de ne pouvoir être sans se plaire à penser que l’espace et le temps sont des réalités, voilà l’Être doté d’un espace (défini comme infini) et d’une durée définie comme éternelle. Il existerait donc un espace objectif enveloppant nos espaces pensés et un temps objectif enveloppant notre temps pensé. Et, chevauchant notre espace et notre temps pensés, la Science, armée seulement de logique, d’observation et d’expérimentation, serait capable d’accéder, certes incomplètement, au temps et à l’espace de l’Être. Et cet Univers qu’elle menace de détruire sous trop de dioxyde de carbone, ce n’est pas une représentation de l’Univers, c’est tout un pan de l’Univers, un morceau de l’Être, une partie du Tout !

Si l’on suit cette hypothèse fort métaphysique plus loin, on est en droit de s’étonner que l’Être personnel envisagé puisse accepter un pareil sacrilège ! Sauf, à se dire qu’il est dans les plans de l’Être de laisser la destruction s’accomplir en un nouveau Déluge. Il est bien difficile d’échapper à la Métaphysique, même si on veut s’en débarrasser !

Supposons au contraire (et il s’agit bien d’une supposition et elle est, elle aussi, fort métaphysique) qu’il n’y a (ou qu’il n’y ait!) que l’Être. L’Être, sans attributs, même négatifs. L’Être est et c’est tout. Où? Nulle part et partout. Ni nulle part, ni partout. Depuis quand? Jamais et depuis toujours. Jusqu’à quand? À jamais. Stase sans début ni fin ni déroulement. Là. Mais alors : et nous? et cette Conscience, cette fabrique à hypothèses, qui se leurre certainement, mais qui s’en doute un peu? et ces singularités individuelles, vous, moi ? et leurs souffrances et leurs joies ? et, parfois, l’intensité de leur présence au monde ? et Galilée et la Science ?

Impossible de ne pas renacler devant cette hypothèse ! Nous n’existerions donc pas! Nous ne serions rien, pas même cette poussière qui retournerait à la poussière…Nos joies, nos souffrances : pas même des illusions puisque s’illusionner serait encore un témoignage d’existence ! Et ce refus qui nous pousse à renacler justement devant cette hypothèse?

Oui, ces questions indignées méritent d’être posées puisque nous nous les posons ! Et, puisque c’est la Conscience ou des singularités individuelles (des consciences particulières) qui les pose en même temps qu’elle pose cette hypothèse, il nous faut travailler cette hypothèse !

Et je dis (hypothèse sur hypothèse) que Spinoza est déjà passé par là. Quand il suggère (si j’ai compris correctement) que l’Être est tellement l’Être et seulement l’Être, tellement tautologique, que nous sommes obligés pour le concevoir de le concevoir comme l’ensemble de ses modes d’Être et de concevoir en même temps que parmi ses modes d’Être, il y a un mode d’Être particulier, le seul qui nous soit accessible, un mode d’Être qui repose sur la réflexivité. Bien venue réflexivité qui va nous sauver!

Car, la réflexivité, qu’est-ce que c’est? C’est l’aptitude qu’aurait l’Être de se retourner sur lui-même, sans sortir de lui-même, et de prendre notes sur ce que ce retour sur soi, sans sortir de soi, lui confirme. Puisque il le sait déjà. Puisque il l’est.

Mais attention! Ce qui précède, là, est une métaphore et non une chose réelle, fût-elle hypothétique. Et c’est une métaphore dangereuse car elle fait de l’Être une sorte de personne. Et derrière nous, les religions du Livre proposent leur modèle : un Être dont nous serions des copies imparfaites et qui aurait décidé par un effet de sa toute-puissance (dont nos décisions sont de pauvres copies) de créer un jour le monde et ses jours et qui aurait décidé, par un effet de son omniscience, de se retourner sur lui-même, sans sortir de lui-même, et de prendre notes ou de nous faire prendre notes sur ce que ce retour sur soi, sans sortir de soi tout en en sortant, lui confirme. Puisqu’il le sait déjà. Puisque il l’est.

Or rien, absolument rien, ne nous oblige à filer la métaphore de la Personne. Nous ignorerons toujours ce que l’Être est. Et dans le cadre de l’hypothèse que j’examine, il suffit de s’en tenir à la réflexivité comme manière de fonctionner de l’Être, de l’Être envisagé sous le seul mode d’être qu’il nous soit possible d’envisager. Dans le cadre de ce mode d’être, la réflexivité a le champ libre! Et elle le sillonne en accumulant les labours selon les coordonnées inséparables de ce mode d’être : le temps, l’espace. Ce mode d’être, la réflexivité, le temps, l’espace, le concept : autant de données qu’il est possible de considérer comme des données sans avoir à s’interroger sur leur sens (mettant celui-ci provisoirement entre parenthèses), afin de pouvoir s’adonner à la Science selon les vœux de Galilée. Donc, tout un travail métaphysique caché accompagne nécessairement la Science galiléenne. Il est caché et il faut qu’il le soit pour que la Science progresse, mais il ne disparaît pas pour autant : l’accumulation des certitudes scientifiques ne nous renseigne en rien sur l’Être ; elle alimente un récit de mieux en mieux (mais toujours insuffisamment) coordonné qui obéit à sa propre logique et qui ne nous rapproche en rien de l’Être dont nous ne sortons jamais.

L’enrichissement de ce récit a d’ailleurs son importance, car « le progrès scientifique » contribue à affiner nos représentations même si nos représentations de représentations tournent à l’intérieur de la pensée conceptuelle. Mieux les maîtriser ne nous rapproche absolument pas de l’impossible connaissance de l’Être mais d’une meilleure connaissance du « monde » que nous nous construisons et qui, pour être artificiel, n’en est pas moins une « seconde nature ».

Un poème assez célèbre d’Antonio Machado ICI dit à peu près « c’est en cheminant que le chemineau découvre le chemin » : la description du chemin parcouru ne peut se faire que dans le rétroviseur et la science post-galiléenne y excelle. Elle est sans doute le meilleur moyen (conceptuel) pour recenser, baliser, classer nos représentations et elle contribue ainsi à l’invention rétrospective de ces chemins que nous n’avons pas suivis (puisqu’ils n’existent pas tant que nous ne les empruntons pas) mais dont nous avons besoin de croire que nous les avons suivis. Effectivement, cette invention et ses balisages s’effectuent seulement en pratiquant la rigueur logique de la conceptualisation et l’expérimentation sous sa double forme active (expérimentation proprement dite) et passive (observation). Et la Science sort de son rôle si elle tente de se lancer dans une prospective qui la conduit à inventer des chemins futurs, « traces sur la mer » comme dit le poème de Machado.

Il n’est d’ailleurs pas impossible que ses tentatives de prospective puissent être lues comme un effort pour réenchanter le monde, un effort qui témoignerait alors que la Science, forme aigüe de langage conceptuel, est sensible à l’échec du concept pour sortir de lui-même. De l’inexistence (12)

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Dans une précédente page (inexistence(1) j’ai cité le passage de la Deuxième Promenade des « Rêveries du Promeneur Solitaire » dans lequel il me semble clair que Rousseau a ressenti ce sentiment de plénitude et de vacuité que n’importe lequel d’entre nous peut ressentir à certains moments.

L’aspect dramatique du récit ne doit pas nous conduire à oublier que ce sentiment d’inexistence s’impose souvent dans des circonstances beaucoup plus calmes. En fait, je crois que nous pouvons l’éprouver à des moments très divers dont le point commun est sans doute la surprise : le saisissement instantané et inattendu qui à la fois nous anéantit et nous intègre dans le Tout, dans l’Un.

Le Vieillard Cerisier évoque un de ces instants.

“…Et soudain, il se passe quelque chose. Il ne se passe rien mais soudain vous n’existez plus. Les choses du monde soudain n’existent plus. Elles existent encore et bien plus qu’avant et vous aussi, mais non, on ne peut pas dire ça comme ça. Sans doute, on ne peut pas le dire. On peut le dire peut-être mais avec d’autres mots. Il n’y a pas d’autres mots. Les mots sont toujours là. Toujours les mêmes. Ont toujours été là. Seront toujours là, sans doute. Usés, on dirait, incapables de dire ce qu’il faut qu’ils disent, usés comme s’ils n’étaient pas des mots mais des choses qui s’usent aux entournures à force de servir. Les mots ne sont pas des choses. Et là où vous êtes maintenant, vous qui n’êtes plus vous, mais beaucoup plus, là où il n’y a plus d’espace, maintenant qu’il n’y a plus de temps, vous éprouvez une certitude immédiate : il est possible d’être dans l’impossible.

Quelqu’un ou quelque chose a franchi un seuil au-delà duquel il n’y a plus de seuil possible, pas d’accès ni d’issu. Quelqu’un ou quelque chose reste sur le seuil au delà duquel il n’y a rien, y ayant tout. Quelqu’un ou quelque chose perçoit le seuil : un grenu, des rugosités, une proximité minérale, un souffle avant qu’il y ait de l’espace pour que le souffle s’y déploie… un souffle avant qu’il y ait du temps pour qu’il y ait de l’espace pour que le souffle s’y déploie. Oui, on perçoit le seuil, on le voit, on le touche, on en éprouve la présence et on est de la même manière cette présence du seuil qui est aussi la présence de tout ce qui est. On est l’être-là du monde. On fait un avec sa dimension inconnue, celle qui abolit les autres. On est cette dimension inconnue et qui n’a pas à être connue, qui n’a qu’à être. Identique à la stase universelle, on est là, sans ici ni maintenant, cosmique,éternel. On y a toujours été. On y sera toujours. On n’y sera jamais : c’est pareil…”

Et quand, revenant à lui, Jean-Jacques redevient Rousseau, alors (et surtout si le moi évoqué est celui d’un écrivant) la pensée – la pensée conceptuelle, bien sûr, qu’est-ce qu’une pensée qui ne serait pas conceptuelle ? – cherche à donner de la durée à l’instant, de la durée et de l’espace. Je sais qu’il n’y a que l’Un qui ait de l’être : il est l’être. Non pas « l’Être Suprême », mais le seul être possible, l’être, pas une personne, fût-elle éternelle, toute-puissante, omnisciente, mais la substance, la stase qui, étant tout, n’admet ni dedans ni dehors. Pas de miroir pour la refléter, même maladroitement, et où se situerait-il, ce miroir? Rien qui puisse exister, en surgir. Pas d’événement. Pas de péripéties.

Mais alors, comment se fait-il que je me trompe à ce point? Comment se fait-il que je cherche à donner de la durée à l’instant ? que je cherche à raconter cet instant aux autres (ces autres qui ne peuvent pas plus exister que moi) comme s’il s’était déroulé à un certain moment de ma vie et sur un seuil que je pose comme un lieu où cet accès a été possible? Si je me leurre, c’est que je pense et si je pense, c’est bien que je suis ! Comment s’en sortir en y restant!

Pour cela, je fais appel à Spinoza. Spinoza que je connais si mal. Spinoza dont j’ai cru comprendre qu’il considère le Tout (qu’il appelle « Dieu ») comme la co-présence de tous les modes possibles d’être. Tous les modes possibles et non pas tous les modes imaginables ou concevables, puisque notre mode d’être (un parmi une infinité) ne peut pas nous permettre d’imaginer ou de concevoir d’autres modes d’être. Il ne peut pas nous le permettre car il suppose le recours absolument nécessaire à l’espace et au temps. Comment pourrions-nous concevoir ou imaginer quoi que ce soit qui échapperait à l’espace et au temps? Essayez donc!

Voir aussi : Homme de Nuit
et puis aussi : De l’inexistence (1)
et De l’inexistence (3)

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De quelques questions posées à l’Histoire par l’inexistence…

Qui pourrait s’appeler aussi : De l’inexistence (7)
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Ce qui m’intéresse maintenant, après avoir posé qu’il me semble impossible à la fois d’accéder à l’Être par les moyens du langage conceptuel et d’échapper durablement au mouvement perpétuel du langage conceptuel, c’est de rechercher dans les pratiques de la pensée les manifestations de cette double impossibilité. J’ai déjà évoqué (et je le referai souvent, j’en suis sûr) la trahison inévitable que nous commettons (à notre esprit défendant) quand nous essayons de rendre compte de l’emprise que la présence de l’Être provoque en nous (sur « l’envers disloqué » de nos mots) Aujourd’hui, je voudrais insister sur le besoin d’Histoire et sur les réponses que nous apportons à ce besoin.


Inutile de rappeler – comme on le ferait certainement dans l’introduction d’un exposé sur la question – que l’actualité apporte quotidiennement des preuves nouvelles du recours à l’Histoire pour expliquer, justifier ou condamner tel ou tel comportement de tel ou tel groupe. Même des aires culturelles où il semble que, durant des siècles, on n’ait pas attaché autant d’importance à l’Histoire que dans le monde « judéo-chrétien », l’appel à la reconstitution du passé est devenu une arme, et pas seulement sur le plan intellectuel. Je citerai seulement, et sans insister, les débats sur « Le Choc des Civilisations ». J’illustrerai plutôt mon propos par des références à « l’affaire Galilée » puisque j’ai eu récemment à « la » présenter. Et si je place la entre guillemets, ce n’est pas une faute de frappe!

Je constate d’abord que j’ai mis une majuscule à Histoire et que ce n’est pas non plus une faute de frappe. La majuscule se justifie doublement par la véhémence et l’emphase qui accompagnent le désir d’Histoire. L’Histoire, dans le mouvement de ce désir, c’est à la fois le Passé tel qu’il se déroula réellement et le Récit véridique que le travail obstiné et objectif des Historiens en tire : nous avons un besoin urgent de croire que le Passé est une chose du Réel – face à laquelle, par conséquent, l’historien doit faire preuve d’humilité – et que nous pouvons analyser cette chose scientifiquement, la poser en objet devant nous et, sinon la connaître complètement du moins en approcher.

Certes, nous ne pouvons plus ignorer que le travail des historiens est fortement marqué par le présent d’où ils enquêtent sur le Passé, qu’avant même qu’ils ne commentent la documentation dont ils disposent, ils ont fait volontairement ou involontairement un choix dans cette documentation, qu’il n’y a pas véritablement de « faits bruts », que toute archive est déjà une construction, mais (car il y a, bien sûr, un mais!) demeure la croyance que, petit à petit, on progresse dans la connaissance du Passé, on s’approche de plus en plus de ce qu’il fut réellement. Nous parvenons même à nous convaincre parfois que nous connaissons mieux tel ou tel ancien présent que ses contemporains ! Et de dire, par exemple, que le travail des historiens des quatre derniers siècles nous permet de mieux comprendre que les juges de l’Inquisition romaine ou même Galilée en quoi « Le Dialogue sur les deux Principaux Système du Monde… » prépare l’avenir de la science.
(Voir aussi : ICI
Galilée1

Cette arrogance (qui n’est pas sans évoquer celle du psy devant les « non-dits » de ses ouailles) devrait quand même nous alerter. Mais nous oublions très vite l’alerte car nous voulons l’ignorer. Et nous voulons l’ignorer parce que nous avons un besoin extrême de cette identification du présent au Passé qui prend si souvent les formes non historiennes du « retour aux sources » ou de la « quête de racines ». Je mets ici un lien sur un texte qui parle plus longuement de ce désir d’Histoire et de certains problèmes méthodologiques qu’il pose aux historiens. ICI

En fait, l’hypothèse à l’intérieur de laquelle ma réflexion fonctionne pose que le Réel n’est pas réel mais virtuel : c’est un ensemble (en cours de coordination, celle-ci n’étant jamais achevée) d’explications du monde qui se présentent le plus souvent sous la forme de récits que nous considérons comme des approches d’une réalité qui leur serait complètement extérieure. Par hypothèse, je considère ces récits non pas comme des photographies (ou des films!) du réel mais comme construisant le réel. Nos représentations (ces récits sont des représentations) ne représentent pas la réalité : elles la créent. Le Passé n’est pas une succession d’anciens présents qui auraient coagulé pour former une chose brute , c’est une invention sans laquelle les sociétés d’aujourd’hui n’arriveraient pas à survivre, croient-elles. En fait, tant de récits annexes se branchent sur le récit Histoire qu’elles ont raison de le croire. Le récit Histoire participe de façon éminente à la nécessaire et imparfaite coordination des récits dont le système virtuel est « la Réalité ».

J’aimerais bien me faire comprendre car je n’ignore pas qu’à première vue une telle hypothèse semble autoriser à dire n’importe quoi sur le Passé et à pratiquer un révisionnisme généralisé. Mais, dans le cadre de cette hypothèse, on voit au contraire que le récit historique doit obéir – pour garder sa qualité de récit historique, c’est-à-dire pour être capable de continuer à jouer son rôle de coordination – à deux règles absolues qui interdisent le n’importe quoi et rendent très difficile le révisionnisme. Le récit historique (pour lever l’ambiguïté, il vaudrait mieux parler de « récit historien ») ne mérite ce qualificatif qu’à la double condition d’être cohérent (comme tout récit recevable) et de prendre en compte tout ce qui, au moment où il s’invente, apparaît comme de l’archive, quelle que soit la forme de celle-ci. Certes, à tel ou tel épisode du récit historique, de l’incohérence peut apparaître, ou bien telle ou telle documentation ne peut pas être intégrée, mais alors ce genre de défaut doit apparaître clairement, donnant lieu alors à une recherche supplémentaire qui a toute chance de se montrer enrichissante. C’est souvent le cas lorsque un historien verse ou croit verser une nouvelle pièce au dossier.

Je prends l’exemple de
« l’affaire Galilée »: autant que je sache (puisque je ne suis pas un spécialiste), jusqu’aux années 1980, le récit historique hésitait entre une version héroïque de Galileo Galilei (le savant, victime de l’obscurantisme inquisitorial) et une version plus mièvre (le savant, victime de son orgueil et de sa hâte et qui, du coup, ne restait pas fidèle aux exigences de sa science). Et puis, Pietro Redondi a versé de nouvelles pièces au dossier qui, prises au pied de la lettre (la lettre telle que lue par Redondi), sembleraient montrer que la « véritable » raison du procès de 1632 n’est pas l’attitude de Galilée par rapport au système de Copernic (point sur lequel les deux versions concordent) mais sa position par rapport au dogme catholique de la transsubstantiation. Il ne m’appartient pas (et j’en suis incapable) d’examiner les « preuves » de Redondi, mais c’est vrai qu’elles introduisent de l’incohérence dans les récits précédents et les mettent en défaut. J’ignore si les historiens d’aujourd’hui ont tranché mais au cas où la documentation apportée par Redondi (et notamment une certaine lettre de dénonciation où il croit reconnaître l’écriture d’un important jésuite, contemporain et adversaire de Galilée et de son ami, le pape Urbain VIII) serait validée, il faudrait réajuster le récit pour en tenir compte.

Il est donc assez logique (même si c’est inadmissible) que le pouvoir en place dans une société, notamment dans la notre, essaie de contrôler le récit historique, ne serait-ce qu’en en officialisant la variante qui l’arrange le mieux. Les récentes intrusions des équipes en place dans la France d’aujourd’hui pour proposer (voire, imposer) un récit « équilibré » sur la colonisation française ne sont pas inadmissibles parce qu’elles ont lieu (toute commémoration officielle est du même tabac) mais parce qu’elles suggèrent fortement que le travail des historiens a été volontairement orienté vers le dénigrement de la colonisation. Or, cette accusation méconnaît l’autonomie de la recherche historique. Celle-ci est contrainte par sa logique interne de mettre entre parenthèses les directives immédiates que la société lui adresse (à partir aussi bien des oppositions que du pouvoir) pour accomplir son travail qui, en ce sens, mérite le qualificatif de connaissance. Cette mise entre parenthèses est en porte-à-faux puisqu’elle ne concerne que les directives les plus grossières, celles qui apparaissent en tant que directives, et ne peut concerner les pressions le plus souvent non pensées que le Présent exerce sur les historiens. Ces dernières sont inévitables puisqu’elles sont présupposées et inévitablement par le fait que le récit historique est un récit qui ne peut être lu que par des lecteurs, eux-mêmes imprégnés par ces pressions : un récit qui réussirait à échapper totalement à ces pressions non pensées serait illisible… à moins qu’il ne parvienne en les pensant à les dévoiler et à leur enlever ainsi leur caractère de pressions non pensées. Quand le président ou ses sbires ordonnent aux historiens (réduits d’ailleurs à une Commission ad hoc) de revoir leur copie sur la colonisation française, ils méconnaissent non seulement ce que la société française attend en profondeur de ses historiens (ça, ce n’est pas étonnant puisque cette attente n’est pas encore pensable) mais aussi le fait que la société qu’ils sont censés gouverner puisse attendre des historiens une présentation du Passé (en fait une présentification!) qui suive des axes et des schèmes que personne ne maîtrise encore.

Cette longue (et unilatérale!) polémique me semble mettre l’accent sur plusieurs questions soulevées par l’hypothèse utilisée depuis le début. D’abord, j’écris en utilisant en permanence des sujets, des verbes, la concordance des temps, des compléments qui présupposent tous l’existence de choses stables et qui le restent même quand mon discours les fait évoluer dans le temps et dans l’espace. Or, la coexistence au sein d’une de ces choses de son être et de son non-être ne peut avoir lieu (et temps!) qu’à l’intérieur d’un récit. Dans la virtualité du récit. Ces choses ne sont pas des choses, ce sont des concepts. Des concepts emballés dans un récit qui les articule et qu’ils contribuent à articuler. Nous en restons toujours et nous en resterons toujours à du récit, à du concept. La Présence du Passé est en dehors de notre portée.

Ne dramatisons pas cet échec inévitable. Du moins, ne le dramatisons pas à ce niveau. Que la Présence du Passé soit en dehors, et définitivement, de notre portée, n’est pas important car la Présence du Passé, le Passé lui-même, n’ont de réalité (virtuelle!) qu’à l’intérieur du récit que nous inventons. Ce qui, du coup, oblige à enlever les majuscules de l’emphase et du drame : la présence du passé devient alors seulement la maîtrise du récit ou des récits qui la représentent et qui, ce faisant, posent une fois de plus qu’il y a de l’espace et du temps et des étapes successives et ordonnées pour parcourir celui-là et dérouler celui-ci. Certes, cet Ici-et-Maintenant (purement imaginaire) est hors de notre portée, mais nous lui substituons (grâce aux récits) une succession spatiale et temporelle de présents anciens.

Dire que Galilée, en 1632-1633, a dû affronter le Tribunal de l’Inquisition Romaine, affirmer que là-dessus, tout le monde est d’accord, en conclure qu’il s’agit là d’un fait brut à commenter (et qui est effectivement commenté de façons multiples) et penser qu’on n’a pas à mettre en doute le fait brut même quand on conteste tel ou tel commentaire, cela se soutient et on conviendra que la proposition inverse (il n’y a pas eu de procès de Galilée) ne mérite rien d’autre qu’un haussement d’épaules. Toutefois, l’hypothèse sur laquelle je travaille souligne que ce « fait brut » n’a pas d’autre consistance que son intégration dans une conception de l’Être qui suppose que celui-ci est marqué par l’espace et le temps. Et, du coup, le « fait brut » perd sa matérialité, devient une construction idéelle, si on pose que l’Être est, et c’est tout. Un parmi une infinité d’autres, seul notre mode d’être, inséparable du temps et de l’espace, permet de créer une idée de l’être comme espace indéfini mais morcelable en espaces particuliers et comme temporalité se déroulant de l’avant vers l’après, avec glissement perpétuel des présents vers les passés. La Stase, elle, est toujours là, y a toujours été et y sera toujours. Là : partout, sans ailleurs.
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