Archives pour la catégorie “nuit”

Le recours à la poésie

Quelques Poèmes (2)

*

Le début de cette série de poèmes est ici.


Sur la nuque du soir la hulotte
Et son appel.
Le silence en mesure l’écho de relais en relais.

On a sans doute entrevu quelque chose.
On doute et les grillons froissent
La nuit
S’en vient.

Le lieu appelle, il ne prononce pas.

*

Le lieu appelle, il ne prononce pas.
Trop de vie s’en est allée par les pivoines de métal.


La toute jeune fille
Hante un horizon après l’autre.
Avant l’autre.
Il n’est épaule ni fossette qui tienne quand le soir
Défait
Pour la nuit
Sa chevelure de folle.


Les avoines aussi se souviennent.

*

Assise et depuis toujours dans ses jupes serrées,
Le lieu l’efface,
Le lieu l’appelle.


avoine

Est-elle hulotte ou seulement
Le sens des silences qui soutiennent son chant ?


Les grillons font chuter les étoiles
Et en couvrent ses épaules.


On se prend à attendre qu’elle se lève à l’horizon.


Le lieu appelle, il ne prononce pas.

*

Au bassin,
Les crapauds lancent des billes d’air frais.
Le rossignol
En fait des bulles.


Les avoines espèrent
Et
Plient.

*


À travers l’août, d’où vient cet attelage?
Il ouvre, roux, des sillons pour l’automne.
De part et d’autre, les mottes de la nuit
S’inclinent.

*

Le lieu appelle, il ne prononce pas.
Il ne prononce pas le lieu n’enferme pas.

L’appel de la hulotte déverrouille la nuit l’été.
Les portes battent le silence
Circule.

*


Les avoines racontent une histoire.
Les étoiles se penchent, basculent, recommencent,
Recommencent.


De travers, la reinette
Attend la suite.

*


L’été le soir sort ses marelles.
La reinette cloche-pied
Interroge.
Le lieu appelle,


La hulotte répond
Si peu.

*


L’enfer calme des envers de l’été,
On le devine si le vent décélère.
C’est le paradis aux avoines.


On ne veut pas savoir. On
Glisse d’un pas sur l’autre.
Signe après signe.
Horizon de l’horizon.

*


Le lieu appelle,
Il ne prononce pas il s’ouvre
(suspendue la cheville ne se posera pas, ni la socquette
blanche)
Il s’ouvre au suspens de l’être.

*


C’est fou ce qu’on est maladroit, si
la reinette traverse le soir, à cloche-pied.

Le vent
D’un revers,
Écarte les écumes de chaleur.


Le lieu appelle, il ne prononce pas.
Juste un peu

*


Et l’horizon s’éloigne de ligne en ligne,
Le ciel s’arrondit
Juste assez pour recevoir l’encens
Et les andains.

*


On fane, on hume, on est l’odeur de l’herbe,
On s’élève.
Rien ne manque à l’instant,
Sinon savoir si.

Des rumeurs de foins guettent.

*

L’espace au vent,


Les avoines s’inclinent,

Effacent soulignent.

L’août jette des cigales dans les yeux de l’été.


Le lieu appelle, il ne prononce pas.


Il plisse sa paupière d’herbe sèche,

Il attend que ça passe.

De terrasse en terrasse,

Les chaleurs s’éboulent.


Et ça passe.

*


Il y eut un fracas d’octobre,
Suivi d’un silence.
Depuis,
On attend.

*


Impatiences contre le ciel.
L’orage piétine, sargasses à l’affût.
On rêve. L’herbe aussi.
Ce qu’il en reste…
Le lieu appelle, il ne prononce pas.


L’avoine grille,
Les aines et les aisselles aussi.
Par le travers des nuages,
L’éclair fend
Les cigales.


Le lieu appelle,
L’herbe rêve, évaporée,
Toute pivoine éteinte.

*


La paume offerte, on
Aimerait tant qu’elle soit là,
L’avoine gauche,


Le suspens du lieu,
Son appel juste avant de se taire,
Quand la hulotte froisse
L’été la nuit,


Et l’orage rameute ses charrois de nuages en davalade.


Le lieu appelle, il ne prononce pas.

*


Éternellement sculpté là,
Sous les ciseaux des cigales,
Son être est d’être là,


De jeter à la face du fol qui passe
Le geste de l’envol
L’avoine et la hulotte.


Le lieu appelle,
Et le fol suffoque
Trop d’absence
Trop de sens.


Il ne prononce pas.

*


La Rouvière
1991-1993-2012

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Le recours à la poésie

Quelques Poèmes (1)

*


Écrits des avoines grillées contre le vent.
Quels signes désignent-ils?


Là-bas, les horizons, de respir en respir.
Ailleurs existe-t-il?


Le monde s’ouvre, se ferme, paume offerte.
Le lieu appelle, il ne prononce pas.

Tranquille, la folie des avoines souligne le silence des murs.

*


L’appel de la hulotte
La nuit
Entrouvre les pans de l’être.


Le lieu appelle, il ne prononce pas.

Au débucher, des rumeurs
Se réajustent et ramassent leurs jupes.

La hulotte mesure en biseau l’épaisseur de la nuit
Et reprend souffle.

*

L’être et la folle avoine, pacte signé sur le vent.
Paraphe de la bise, chassée de l’Escrinet,


Le lieu appelle, il ne prononce pas.

De guingois contredanse la question.
L’été file et les étoiles sont.


Le lieu appelle.

*


La mer, au delà. Les tumultes, au delà.
Ici, le suspens d’une voix.

Le lieu appelle, il ne prononce pas.

Appel sans hâtes.
Évidences et musique du silence dans les pierres.

Le chant de la hulotte dévoile
Et revoile

La nuit.

*

Les feuillages tremblent,
Le soir respire,
Les javelles de l’été s’ouvrent,

À quelle étrave ?

La hulotte, bientôt, épèle l’alphabet des étoiles.
Le lieu appelle, il ne prononce pas.

On espère un visage.

*


On envisage.


On pèse le pas du vent, le soir,
Par les châtaigneraies mortes.

On ne désespère pas.

Chahut des hirondelles, elles s’escriment,
Se déportent.
À contre-ouest, l’avoine dessine sur l’adret.


Le lieu appelle, il ne prononce pas.

*

Vingt ans (vingt ans déjà, que cela passe vite…) que ces poèmes ont été écrits pour la première fois et publiés dans la foulée, après maintes hésitations, pas toujours feintes. Trente-cinq ans, trente-cinq ans déjà qu’eut lieu et temps l’instant qui en décida comme il décida de tout. Que cela passe lentement. Cela ne passe pas. Cela est . Définitivement. Never never more. A jamais jamais plus.


Car ce sont des poèmes. Paroles certes, et les mêmes qu’en prose, mais démesurées et démesurées non par la souffrance ou la mélancolie mais par la perte de toute mesure, qu’elle soit du temps ou de l’espace. Cartographier et dater l’événement instantané reste possible, il y a pour cela des cimetières et des états-civils, et ce sont des signes qui assurent les survies, mais les mots du poème exigent de ne plus être seulement des mots. Sublime exigence, à la fois héroïque et grotesque. Car ce sont des mots et ils bavardent encore aux lisières du silence et bavardant encore, à tâtons, aux lisières du silence, il leur arrive soudain, à l’aveugle, d’enfoncer la canne blanche de part en part dans nulle part.

Si ne n’étais pas l’auteur de ces poèmes – ce qui est le cas puisque personne n’est le même, vingt ans plus tard -, j’en féliciterais l’Auteur. Je lui dirais qu’il sut trouver (mais où, mais quand?) les traces graphiques du seul instant qui vaille. Et qu’à sa place, je ne m’étonnerais plus que l’instant insoutenable (ni les cris, ni les larmes, ni les supplications ne suffisent à le soutenir) revienne si souvent, comme inversé de se répéter, toujours identique à lui-même. Ce qui fut atroce – et qui eût pu tuer et qui dévasta l’entourage de l’assassinée – ne cessa jamais d’être là. Encore aujourd’hui, la poigne de mort est là. Et elle est là pour ne jamais disparaître.

Mais la présence de l’instant éternel , en insistant, s’incruste dans le temps et l’espace et, s’y incrustant, s’y ajuste à l’âge et au lieu. Ajustement illusoire, mais non factice. Illusoire parce que ni la Rouvière ni les maturités inattendues du troisième, du quatrième et bientôt du cinquième âge ne feront oublier la poigne de mort. La sérénité, un brin haletante mais pas trop, qui me paraît sourdre de ces poèmes quand ils permettent de reconnaître un arrière-pays dessiné par le chant vespéral de la hulotte, n’effacera jamais ce qui à jamais ne sera jamais plus. D’ailleurs, tu es bien le premier à ne pas s’y laisser prendre.

Pourtant, rien de factice dans cette sorte de retournement qui inverse l’angoisse en sérénité.Tu le sais ou tu veux t’en souvenir : dans l’instant où ton corps et ton âme – non conscients, grâce au gardénal et à la trachéotomie, de souffrir à ce point – s’affalaient sans haubans, sphincters détraqués, perceptions hallucinées, articulations distendues par poulies et contre-poids, dans cet instant, par cet instant, tu réinventais le monde, tu le découvrais. Possible si présent que tu pouvais t’y sentir à l’aise.

Oui, à l’aise, dans une aise improbable mais vécue émerveillé. Ce corps crash and bury, excarné, explosé, incarcéré, sondé, drainé, assisté, devenu à la fois machinique et spirituel entièrement, s’inscrit alors dans un premier matin du monde dont il a toujours rêvé. Il sait déjà qu’il n’y a plus rien à craindre de ce désespoir – pas même qu’il disparaisse ou s’atténue. L’amour, l’amitié, l’affection sont là, définitivement ; tant de sollicitude, d’estime, de tendresse, de savoir-faire valident la blessure et réinstallent, mais neufs, mais vifs, le temps et l’espace.

Et la jeune morte au regard aigü ouvre à jamais la fenêtre de sa chambre en en retenant les volets avant de les rabattre contre le mur ensoleillé, offrant au petit matin de la Provence sa gorge d’adolescente. Présence permanente qui réoriente autrement la nature : la nature dans son état naturel, la nature à l’état naissant.

Tu es mûr alors pour découvrir à nouveau le lieu que tu découvris un jour (et c’était un peu avant le crash and bury) en y retrouvant la suffocation de Pascal : joie, joie, pleurs de joie, pluies de larmes intimes. Certitude bouleversante que le lieu est là où tout se noue, où l’infini silencieux se noue sur soi, où il t’arrivera un jour de mourir. Mourir comme on accomplit une fois encore le geste de naître avec le monde, le geste mille fois répété et à chaque fois autrement. Naître dans le réajustement de la nature quand, une fois encore, l’appel de la hulotte semble dénouer les liens.

*

Le lieu appelle des arrondis d’épaules.

Sur les fossettes de l’été le printemps
Se souvient encore. Il n’ose.

L’aube du soir se signe.
La hulotte le prend pour elle et en joue.

Bientôt, le rossignol
fera couler des gouttes de nuit
contre sa gorge de micaschiste.

Le lieu appelle, il ne prononce pas.

*
Il y eut
Il y eut le fracas d’octobre
Suivi d’un silence.
Il y eut un soir
Sans matin.
Et maintenant ?

*

Le lieu appelle, il ne prononce pas


L’avoine et la hulotte arrondissent l’être,
Dessinent l’ébauche d’une réponse.
Et déjà,la recouvrent.


L’âme et les grillons font un pas de côté.

*

Geste de l’épaule si la douceur la hèle.
Puis les grillons sont là,
Cachés sous les avoines.

Le geste s’efface il reste un souvenir d’épaule.

Le lieu ne prononce pas.
Ou à peine.

Les étoiles filent à l’anglaise sur la pointe des mots.
On hésite et finalement?

Une suite est

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la Présence, malgré tout

Un ami vient de mourir. Un ami de relativement fraîche date si je regarde l’agenda. Nous avions longtemps vécu sans nous connaître, quand nous nous sommes rencontrés, lui et une partie de son entourage intime, moi et une partie du mien. Pas assez pour nous connaître vraiment, si tant est que cela soit possible. Mais assez pour que j’aie ressenti d’emblée, et pour que cette emblée se renouvelle souvent, peut-être à chaque fois, une présence. J’ai envie de taper : une Présence, pour tenter de signifier le caractère immédiat, absolu, définitif du saisissement. Immédiat, absolu, définitif, donc en dehors du temps (c’est de l’ordre de l’instant) et indépendant complètement de l’endroit où éventuellement nous nous rencontrions.

Il y eut ainsi des moments où j’avais la certitude que nous nous étions toujours connus, mais toujours connus tels que nous étions, tels que nous sommes, lui, aux approches des soixante-dix ans, moi, avec quelques années de plus. Bien sûr, nous n’en n’avons jamais parlé ensemble et ma conviction qu’il pensait la même chose ne repose sur rien d’autre que sur l’aspect immédiat, absolu, définitif du saisissement.

Ce que je viens d’écrire n’est pas inexact, mais il a fallu qu’il meure ou plutôt que je sois frappé par l’annonce de sa mort pour que j’éprouve en moi comme une exigence incontournable la certitude qu’il en était ainsi, qu’il en avait toujours été ainsi.

Dans les heures qui ont suivi l’annonce de cette mort, un site internet familial a montré une photo de Malik que je reproduis ci-contre et qui m’a tout de suite touché : c’est lui, c’est vraiment lui et c’était lui avant même qu’il arrive à l’instant de la photo. Et après aussi. D’autres l’ont beaucoup plus et beaucoup mieux connu que moi, mais on ne m’ôtera pas de l’idée (de l’idée!) que tous les aspects que j’ignore et que j’ignorerai toujours ont précipité dans cette image.


malik

Regardons-le.

Malik devant le monde. Il est furax, Malik. Et le monde se fait tout petit.

Ben, oui, comment éviter dans un premier temps de se faire tout petit si Malik vous fixe comme ça, droit dans les yeux. Les humains disent comme ça , droit dans les yeux, parce qu’ils croient que le monde a des yeux ! Et le monde, les yeux il n’en a pas et le monde hausse les épaules. Il n’a pas d’épaules non plus, le monde.

Mais il se fait tout petit le monde devant les broussailles et les pailles de Malik. Voilà qu’il en penserait presque, le monde, que Malik est un grand bonhomme et que, s’il est furax comme on dirait qu’il l’est, c’est qu’il a de bonnes raisons de l’être. Et le monde se dit qu’il vaut mieux, oui, se faire tout petit. Et il se ratatine, le monde.

C’est pas si facile de se ratatiner comme ça quand on est le monde et qu’on sait bien qu’on est en expansion.

On dit ça. On dit ça… Mais on sait bien que si on dit ça c’est pour ne pas penser aux raisons du regard de Malik. Et le monde les connaît très bien les raisons du regard de Malik et Malik sait très bien que le monde les connaît, les raisons du regard de Malik. C’en est un peu gênant, à la fin.

Le monde rêve d’avoir des yeux pour pouvoir les détourner du regard de Malik. Mais ça, c’est une autre paire de manches. Et les manches sont dépareillées.

Et le grand bonhomme, en face de vous, il a lui aussi, tout à coup, avec son air dépenaillé, dégingandé, oui, dépareillé, fagoté comme l’as de pique, un imperceptible guingois dans son air furax. Et qu’est-ce que le monde voudrait qu’il dise, le guingois dans le regard de Malik ?

Le monde voudrait bien qu’il dise quelque chose comme allons, allons, bien sûr, il y a des frontières, bien sûr, il y a des sans-papiers, bien sûr, et il y a des avec-papiers qui disent on n’est plus chez nous, pousse-toi de là que je m’y mette, bien sûr, il pleut toujours où c’est déjà mouillé, bien sûr, bien sûr.
De quoi rester furax jusqu’au bout, mais.

De quoi se faire tout petit, même si on est en expansion, mais.
De quoi garder les cheveux et la barbe en bataille, mais.

Mais le guingois dans le regard de Malik, il dit aussi,
en tout cas on vaudrait tant qu’il dise qu’il le dit certainement,
que le monde n ‘est pas si mal fichu que ça,

que s’il est mal fichu, le monde, il est merveilleusement mal fichu et qu’avec ses foutaises foutraques, il laisse entrevoir, entrevoir seulement, mais entrevoir quand même, la descente de Joux vers le col du Plô de la Rouvière, la relevaille du Mas d’Eyrou au dessus de la Davalade, la pluie des Laurentides sur la cour de l’école et les points de suspension,

tant de points de suspension que le monde se redresse et reprend ses couleurs,
celles de cette écharpe rouge que plus élimé que moi tu meurs, jetée à la va-comme-je te jette sur la chemise de bûcheron du Québec dont les gris et les bleus viennent chanter avec ce grenat.

Il finirait par s’en croire le monde,
mais il n’osera pas, faut pas exagérer : Malik reste furax.

un peu…

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En ville : une rencontre en terrasse

Cette nouvelle, comme celle-ci fait écho à un roman que son auteure est en train de diffuser en ligne dans un autre blog qui s’intitule lookingformartin.. L’auteur(e) joue d’ailleurs le jeu en proposant aux visiteurs de lookingformartin d’imaginer qu’ils ont un jour rencontré Martin dans des circonstances qu’ils sont libres de choisir. J’en profite !

***

La déchiqueteuse

J’arpente – sans penser à rien, ni même à mal – les rues de la petite ville.

C’est souvent pour moi un supplice car en ville, il m’arrive spontanément de me sentir assailli par des affects qui me tombent dessus en passant par tous les sens à la fois. Montent ainsi à l’assaut un fond sonore incohérent, des parfums sans dominante identifiable, des heurts désordonnés, des salives régurgitées avec menace de fausse route, des pans de façades coincés les uns dans les autres.

Dans la campagne et surtout dans celle où je me sens chez moi, les apports sensibles – ordinairement – s’ordonnent comme naturellement (c’est sans doute cela, la nature, je me dis souvent que je devrais me dire) : si j’admire sans trop y penser la montée des yeuses vers les six ou sept horizons, les autres sens se retirent à l’écart, l’ouïe peut-être un peu moins discrète surtout si une brise vient aérer les feuillages. Je sais, mais d’un savoir pensé, que les fragrances habituelles sont là et que je pourrais toucher les aspérités du muret de pierres sèches contre lequel je suis assis mais, pas plus que le goût -bien que je ravale parfois ma salive – l’odorat ni le tact ne viendront interférer avec ce qu’apporte ou recueille mon regard. Alors qu’en ville…

Dans la campagne, mes sens sont – le plus souvent – hiérarchisés, et selon un ordre que je peux croire mien. Alors qu’en ville, et en ce moment même, cela se précipite avec incohérence, chaque sens niant les autres ou plutôt les réclamant à cor et à cri, tous en même temps, de façon qu’ils empiètent l’un sur l’autre, qu’ils s’imbriquent l’un en l’autre, qu’ils se nient, oui : le klaxon désespéré d’une automobile qui n’a pas vu le rebord du trottoir ni le piéton que d’autres piétons ont contraint de s’y réfugier, le regard fou, chargé d’insolence et de pétoche, que le collégien adidas sort de sous sa capuche pour te vriller un clou, la chaleur sucrée du bitume qui fond, les fringues anorexiques convoitées par des obèses, les agences bancaires, les services après-vente, les comptoirs immobiliers ou les épiceries fines, tout cela se mélange de façon cacophonique sans parvenir à former un tout.

Et au contact de cette déchiqueteuse aberrante et pour ne pas être déchiqueté, je m’isole, mais en vain, dans ce que je crois être ma bulle.

Dans la nature, il y a certes des instants où je perçois ensemble ce que m’apportent de l’être-là du monde tous les palpeurs sensoriels à la fois. Alors, dans ce moment de charme, je ne sais plus si je vois, si j’entends, si j’effleure ou suis effleuré, si je goûte, si je hume. Je sens seulement que mes cinq sens sont peut-être cent, peut-être mille, en fait un seul : le sens. L’être-là du monde est là, m’annihilant sans me détruire, au contraire, me faisant subir, en m’anéantissant, une assomption qui m’identifie à lui comme il s’identifie à moi. À moi, c’est-à-dire à rien. À moi, c’est-à-dire au tout de l’être. Ici est en dehors de l’espace. Maintenant est en dehors du temps. Alors qu’en ville…

La ville, même la petite ville, même cette petite ville là, n’est jamais une entité organique qu’on pourrait dire la ville. Paris ou Aubenas n’existent pas. Pas plus que Fes ou Marseille ou Dronero. Elles admettent certes des définitions unitaires mais ce ne sont que des circonscriptions administratives sans réalité. Je puis feindre de croire – cela m’est déjà arrivé ! – en arpentant les quais de Seine, par aube de printemps après une nuit d’insomnie, que Paris me tend les bras à partir du quai des Augustins touché par les larmes de lumière venues d’un tableau de Marquet, mais je ne puis feindre de le croire vraiment : je ne suis pas dans une ville qui aurait une unité biologique, une unité réelle, je suis en train de penser à un concept et même un méga-concept.

Ce n’est pas Paris que je rencontre alors, mais l’idée de Paris que mes lectures et mes réflexions, plus que mes promenades même aléatoires, m’ont aidé à construire. Elle est sympa, cette idée, elle amène un sourire sur mon visage, elle me rend sympathique à mon tour, elle est facilement comprise. Je l’aime, cette idée, mais elle n’est pas d’ici et maintenant. Et, tandis que je commence à réaliser que le tableau de Marquet n’est qu’un tableau, et même pas puisqu’ils s’agit d’une reproduction pour carte postale, une reproduction qui réduit le tableau à une vue de l’esprit, je retrouve soudain l’enfer : la circulation automobile déchire le silence, fluide à cette heure, comme on dit, en réalité visqueuse malgré les flaques de soleil matinal qui la déchire à son tour et comme je ne suis pas le seul promeneur, même si le moins pressé, je me transforme en piéton hagard, particule complexe dangereuse et malheureuse de l’être. Que la Seine reste un égout, je le sais par mes livres et là mes narines le confirment obligeant le concept qui se centrait jusqu’à présent sur la chanson de Léo Ferré à dévier vers la monstruosité parisienne, apoplectique et asphyxiante, ramenant vers la Cité et Notre Dame les masses rejetées depuis longtemps aux confins bétonnés de l’Île-de-France.

Il y a urgence à fuir. J’essaie de fuir.

*

La fuite

Et je fuis. Même dans cette petite ville là, considérée sans doute par beaucoup de ses habitants comme au « fin fond » de sa province, comme un gros village qui se la jouerait urbain alors qu’il s’agit d’une petite ville qui se la joue rural, j’ai envie de ne pas rester. En dehors des parcs paysagés (assez nombreux et qui témoignent des anciennes emprises ecclésiastiques sur le territoire), il n’y a pas plus là qu’ailleurs d’endroits dont on puisse espérer faire un lieu et même s’il m’arrive de m’y laisser prendre et de m’asseoir un instant sur un des rares bancs qui y subsistent, je me sens vite rattrapé par la déchiqueteuse. On pourrait d’abord croire qu’une rumeur, comme on dit, monte de la ville mais ce serait trop beau. C’est beau, une rumeur, cela pulse à la manière d’un sang épais qui donne sens et vie aux vaisseaux qui le portent, cela repart et cela vous laisse exsangue et prêt pour accueillir le retour du premier matin du monde. Mais justement, ce n’est pas une rumeur.

C’est un coup de poing sur la gueule. Certes, j’y suis habitué et j’ai depuis longtemps et sans calcul inventé une parade assez efficace : quand le coup arrive ( et quelle que soit la trajectoire qu’il suit, odeur lâche de gaz d’échappement, boum-boum-boum techno vomi par une sono automobile, trois jeunes femmes lisses, à la dernière mode ou à l’antépénultième, restes méconnaissables d’un vieux sandwich encore collé sur le banc et sur lequel je pose une main quand je veux me relever , sulfures d’hydrogène ou dioxyde d’azote avalés de travers), quand le coup arrive, je ne lui résiste pas, je lui cède la place. Ça atténue, ça atténue. Toréador un peu maladroit, j’esquive le coup non pas en l’évitant (ce qui serait certes préférable) mais en accompagnant sa trajectoire pour diminuer l’impact et ça fonctionne, puisque je survis. Jusqu’à présent, à chaque fois, j’ai survécu.Par une élégante demi volte, tout à fait surprenante chez un si long bonhomme et si perclus, j’invite le coup de poing à foncer sur ma gueule comme la corne de la bestiasse astigmate est attirée vers le chiffon rouge. J’en cambrerais les reins si les lombaires n’en étaient pas déjà dérotées. J’encaisse mais je reste capable de rendre la monnaie. ¡ole!

En fait, le coup, même amorti en apparence, me rend incapable de rendre la monnaie. Assailli de perceptions non maîtrisées, foré à partir de tous les pertuis de ma personne, écorché transi par des scalpels mal aiguisés, je ne suis plus que le hurlement silencieux d’un animal qu’on déchiquette et qui se devine condamné de surcroît à masquer sa surprise indignée. Imaginons un instant que j’ose hurler ! En pleine ville. En plein square ! C’est inimaginable…

*

La terrasse des Lucioles


Alors, je tente le coup : j’ai entendu dire par des amis bien intentionnés qu’il existe dans la petite ville des terrasses de café où s’asseoir un instant pour tutoyer la vie urbaine. Oui, je tente le coup : le café des « Lucioles » est minuscule mais c’est plutôt un atout et il dispose sur le trottoir assez large d’une terrasse ombragée ce qui, même par temps nuageux d’automne, garantit une certaine quiétude. Je n’ignore pas que je fais une bêtise mais je tente le coup, oui. Cinq ou six tables sont occupées, mais chacune par un seul client et personne ne parle. Voilà qui me convient. Je m’installe à un des deux guéridons libres : avec un peu de chance, j’ai dix minutes devant moi avant qu’on vienne prendre ma commande. Dans ces cas, et à tous les coups, ce sera une menthe-à-l’eau. Même par temps nuageux d’automne. Ça n’engage à rien. Et surtout pas à quelque conversation que ce soit.

Je regarde autour de moi. Je profite d’un répit dans les halètements de la déchiqueteuse : pour l’instant, tout va bien. Quand j’observe, j’observe. Les bruits restent discrets, les senteurs noyées dans une médiocrité proche de l’inexistence. Les lanières de plastique du fauteuil sont plutôt confortables : elles se laissent oublier. Ma bouche, un peu pâteuse, aspire à la menthe-à-l’eau, mais sans avidité. Au bord du trottoir, une flaque d’eau née de la dernière pluie observe sans rien dire le ciel encore mouillé.

Je regarde autour de moi. Je me rends compte – il me semble que je me rende compte – qu’à deux ou trois mètres, un autre client est dans un état d’esprit assez voisin. Ce n’est plus un jeune homme, mais c’est un homme jeune. Peut-être un peu moins que sa tenue ne le laisse penser. Jeans bleu clair, à certains endroits très clairs. Je n’en sais rien mais j’en suis sûr. Chemise à carreaux à dominante rouge, plus québécoise qu’écossaise. Godasses adéquates d’un qui prend très garde à ne pas paraître trop y prendre garde. Malgré le temps, il a gardé son cache-nez rouge autour du cou – il doit le considérer comme une écharpe mais pour moi c’est un cache-nez – et, vu le temps, je pense qu’il ne doit jamais s’en départir. Il observe. Il voit le monde (me voit-il?) à partir de ce bout d’étoffe ( de ce long bout de tissu) à la fois comme un débardeur canadien et un rapin romantique du siècle XIX. Enfin, ce que j’en dis ! Un pêle-mêle (assez bien maîtrisé) de souffrances du jeune Werther et de l’amant de Lady Chatterley. Tout ça, bien sûr, je me le dis sans vraiment le regarder, pas plus qu’il ne me regarde vraiment : d’ailleurs, pas plus que moi, il n’aimerait sans doute qu’on le regarde vraiment.

Rassurons-nous : les terrasses des cafés ne sont pas faites pour qu’on s’y regarde vraiment.

Cette remarque, je pourrais la communiquer à la cliente qui est assise presque derrière moi et dont je perçois la présence par dessus mon épaule gauche. Je l’ai aperçue très vite quand je me suis installé. Enfin, installé, c’est sans doute beaucoup dire, comme c’est certainement trop dire que dire que je l’ai aperçue. Comme nos regards semblent s’être alors croisés, il s’est sans doute passé ce qui se passe presque toujours quand deux regards se croisent : ils ne voient rien. Rien ne m’interdit donc d’imaginer que la dame observe le monsieur comme s’ils se connaissaient. Ou plutôt comme s’ils s’étaient connus jadis. Dans une autre vie. Ou dans la même, mais dans un temps bien en deçà de naguère. En tout cas, le monsieur ne lui rend pas son regard. Absolument pas. Tellement pas, d’ailleurs que ce ne peut qu’être intentionnel.

Intentionnel ? De quelle intention s’agit-il ? Ou plutôt à qui appartient-elle ? La dame – que je ne vois pas, mais dont je perçois la présence – comme le monsieur, malgré une image physique qui s’impose à moi, n’ont sans doute d’autre réalité que celle dont j’ai besoin. Leurs intentions, si intentions il y a, seraient celles que je leur prête, comme si j’étais un auteur qui commence à lire ce qu’il vient de commencer à inventer. C’est peut-être pour ça qu’il me conviendrait assez que la dame soit cet auteur que je voudrais être et que le monsieur soit un de ses personnages. Mais, pour l’instant, on en reste à la quatrième de couverture. C’est comme pour les manga il faut par rapport aux habitudes commencer à l’envers !

Je suis convaincu (momentanément, il me convient de l’être) que c’est à moi de corser les choses pour qu’elles deviennent péripétie. Alors, je fais, dans mon dos, la dame se lever comme pour aller demander à l’homme, et s’en excuser, s’ils ne se sont pas déjà rencontrés quelque part. À mes yeux, le type n’est pas déconcerté par ce genre de question – sans doute lui est-il déjà arrivé d’aborder une inconnue de cette manière, oui c’est ça – et il va donc lui répondre que oui, bien sûr, mais c’est vrai quand je m’aperçois que ce n’est pas possible pour la cohérence du récit puisqu’elle s’est rassise comme si elle ne s’était levée que pour déplisser sa jupe (je tiens à ce qu’elle ne soit pas en pantalon, va donc savoir pourquoi!). Mon scénario n’est pas encore au point, mais il est assez avancé pour que le gars ait perçu qu’elle a fait un geste dans sa direction et qu’au lieu de dire que, oui, bien sûr, mais c’est vrai, il reste la bouche ouverte près d’une bulle dans laquelle j’écris que je ne sais pas (enfin : qu’il ne sait pas) si quelque part existe ici ou là, mais que oui, nous nous sommes déjà rencontrés quelque part. Il sourit gentiment pour se faire pardonner. Et ça marche. À tous les coups, ça marche. Sacré Martin !

Sacré Martin! ou la flaque

Tiens, je viens de découvrir qu’il s’appelle Martin ! Pourquoi Martin ? Je n’en sais rien. Le seul Martin que je connaisse un peu, c’est mon arrière-petit-fils et il porte mieux la couche-culotte que le jean ! J’en conclus (si hâtivement, j’en conviens, que ça peut paraître suspect) que ce prénom ne vient pas de moi et qu’en conséquence, je ne suis pas l’auteur de l’éventuel récit dont il serait le personnage principal. Ce qui me conforte dans l’idée que la dame qui s’est levée à l’instant, avant de se rasseoir, pourrait bien avoir trouvé toute seule ce prénom. Ce qui m’entraîne, devant la menthe-à-l’eau que le serveur vient de poser devant moi, à me demander si il y a ou si il y a eu un Martin dans sa vie.

Ce qui ne me regarde pas, mais s’il fallait ne voir que ce qui vous regarde, ma pauvre dame ! J’en prends à témoin la flaque d’eau. À moins que ce ne soit le ciel qu’elle reflète.

Comme je ne la vois pas et comme je n’ai fait que l’entrevoir tout à l’heure en m’installant sur la terrasse (du même âge que Martin, à peu près, avec une tignasse qu’il ne désavouerait pas, une espèce de force dans la présence … et c’est tout), je peux me l’inventer comme je veux, pourvu que je sache respecter quelques effets de réel, comme aurait dit Roland Barthes. Je
m’aperçois d’ailleurs que je n’ai pas besoin de la décrire plus pour la suite de mon histoire. Puisqu’il ne s’agit pas de l’histoire que j’invente, mais de la sienne. C’est pour cette raison que le serveur – je crois qu’elle veut qu’il s’appelle Paul – échange quelques mots détendus avec Martin.

C’est drôle : même si je n’entends pas ce qu’ils se disent, même si je peux deviner que ce qu’ils se disent est en soi sans importance, je note chez Martin une transformation étonnante. Il rayonne. Sa présence irradie. Qu’on ne se méprenne pas : Martin n’est pas du genre à se pavaner du bedon et à se renverser sur son siège pour rigoler. Mais, fermé au monde l’instant d’avant, presque maussade, un peu buté, le voilà soudain éclairé de l’intérieur. Paul, visiblement habitué, n’y est pour rien : simplement Martin, nous dit son auteure, fait partie de ces êtres assez rares qu’entrapercevoir l’autre exalte doucement, oui, tendrement, comme s’ils se rendaient compte alors et soudain qu’il y a une familiarité naturelle entre eux et les autres. Parfois, ces êtres sont ordinairement plutôt revêches, sur l’oeil, ombrageux, exigeants – et c’est le cas de Martin – mais il leur arrive, sous la surprise d’un visage sans protection aperçu dans un croisement de regards, de respirer enfin. Alors, ils se détendent, ils réconfortent, ils sont heureux. Sacré Martin !

Tenez : en ce moment, son auteure lui suggère d’avoir envie d’écrire l’histoire qu’il vient de vivre. Lui, il veut bien. Pourquoi pas ? Bien qu’il s’en défende, il est comme chacun de nous : sous l’emprise assez irréfléchie de la psychologie de bazar, il est vaguement convaincu que l’écriture est un bon remède quand on porte en soi un deuil inavoué. Et ça semble bien être son cas. Mais, comme tout un chacun, et en tout cas comme moi, il sait aussi que ce médicament entraîne des effets indésirables. Aussi se rembrunit-il (et d’autant plus facilement que Paul s’éloigne de lui pour se rapprocher d’un client qui réclame l’addition) et reprend-il le masque ténébreux qui lui convient si bien.

Il me semble que si le roman de Martin était déjà écrit et si j’en étais le lecteur, je lirais entre ses lignes que Martin ressent sans le savoir – et sous la forme, elle aussi masquée, d’une amertume sans objet précis – ce que son auteure éprouve quand elle réalise qu’il va falloir bousculer la concordance des temps et des espaces si elle veut que le roman révèle progressivement à ses lecteurs l’histoire que Martin préférerait ne pas évoquer de trop près.

J’ai alors l’impression que la dame se lève à nouveau, mais cette fois pour venir vers moi – ce n’est pas désagréable – et me faire remarquer que mes phrases sont trop longues. Mes paragraphes aussi. Impression toute subjective, bien sûr, mais qui me convient car – confidence pour confidence, lui dirais-je – c’est un de mes nombreux drames personnels que de ne pas croire à la réalité du monde, sauf quand elle se révèle déchiqueteuse.

Forcément, alors, mes phrases sont longues. Trop longues. Mes paragraphes aussi.

*

Elle passe près de moi. J’aime son parfum. Non, je ne l’aime pas car il se dissipe trop vite. Une auto, ou quelque chose qui lui ressemble, roule dans la flaque d’eau. Le ciel s’en va aussi. La ville reprend ses droits.

***

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Parmi les dernières livraisons de la revue en ligne « remue.net » je viens de trouver un texte intéressant proposé par Pierre Ouellet.

Glane 7 : « Au-delà des fins » par Pierre Ouellet

de l’inexistence (27)

Je ne connais pas Pierre Ouellet, mais on peut apprendre assez vite sur la Toile qu’il s’agit d’un écrivain québécois, enseignant de profession, et qui s’intéresse beaucoup à un romancier comme Antoine Volodine dont j’ai toujours raté les publications, tout en sachant qu’elles devraient m’intéresser.

Le texte de Pierre Ouellet dans remue.net m’a passionné pour au moins trois raisons.

D’abord, il m’a paru (tout de son long, ou presque) particulièrement bien écrit. Je sais qu’il s’agit là d’une raison peu convaincante puisque j’émets déjà une réserve et puisqu’il sera toujours possible de faire remarquer que ce que je qualifie de « bien écrit » relève de la subjectivité la plus éphémère. Je persiste quand même à souligner d’une part qu’il lui arrive de succomber à une certaine facilité par gourmandise du « bon mot » et surtout d’autre part qu’il réussit à rester clair, voire classique (j’apprécie!) pour évoquer des situations d’écriture fort baroques.

Par ailleurs, son texte présente à mes yeux l’avantage de m’introduire à la lecture (ou plus exactement : à l’envie de lecture) d’un groupe d’écrivains qu’il rapproche (est-ce à leur corps défendant?) sous ce commentaire personnel. Il y a là Antoine Volodine, bien sûr, une allusion à Valère Novarina, et des indications plus précises sur Alain Fleisher, Céline Minard, Patrick Chatelier, Pascal Quignard. Ces écrivains me sont inconnus ( Novarina et surtout Quignard, mis à part), mais que Pierre Ouellet les rassemble en inventant un mode grammatical ajouté à l’indicatif, au subjonctif, au conditionnel , à l’infinitif et à l’impératif et qu’il appelle « le Vindicatif », les transforme à mes yeux en hétéronymes d’un même personnage. Un peu à la manière dont il paraît que Volodine use fréquemment.

Ce sont ou ce seraient tous des écrivains de la véhémence, prenant source et souffle à la fois dans ce qu’ils vivent du monde (sur le mode négatif) et dans le commentaire qu’ils font ou qu’ils feraient des réflexions de quelques ancêtres comme Gersham Sholem, Walter Benjamin, Franz Rosenzweig, Ernst Bloch, penseurs juifs dissidents de la première moitié du siècle XX. Samuel Beckett assurant la liaison. Curieusement (au moins, à mes yeux), Pierre Ouellet ne rapporte pas l’écriture de ce groupe aux textes qu’ont pu produire Kafka, Musil ou même Rilke ou Marina Tsvetaeva. Que je le fasse spontanément explique en partie l’intérêt que je porte à cette interprétation.

Mais la raison principale de mon intérêt vient de ce que Pierre Ouellet centre son propos sur ce qu’il appelle « les fins » :

« Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir… » Beckett nous a laissé, il y a déjà plus d’un demi-siècle, le leitmotiv de notre époque. Sa rengaine, sa ritournelle, qui nous reste dans la tête longtemps. Une comptine, une chansonnette, dont l’air, le rythme et le refrain nous fascinent et nous obsèdent. On n’entend plus que ce battement : fin de l’Homme, fin de l’Art, fin de l’Histoire… Mais l’entend-on toujours d’une même oreille ? Le comprend-on toujours dans le même sens ? Suivant la même leçon ? On s’y est habitué, accoutumé, au point d’en être intoxiqué, de faire chaque jour, chaque nuit, une overdose de cynisme, de nihilisme, dont on ne souffre même plus, insensible qu’on est à cette espèce de scie : mort de cela ou de ceci, de la civilisation ou de la démocratie, mort de Dieu, de l’espèce, de la planète… mort de la Vie. L’addiction a ses effets : elle nous rend familiers avec une étrangeté, cette fin qui nous nie et nous renie, cette « chose » en négatif qui ressemble à un « manque » dont on serait drogué bien plus qu’à une réalité, un état de fait, une quelconque substance. Nous sommes devenus des camés de la fin, des accros de l’eschatologie, des défoncés de l’apocalypse… mais qui, étrangement, s’accommodent de cet état, même menaçant, comme si « vivre » au plus près de la fin et même au-delà était le seul mode d’être qui nous satisfasse vraiment.

Il va de soi, au moins à mes yeux, que je ne partage pas complètement, loin de là, ce point de vue, mais j’y reconnais une proximité telle avec ce que j’appelle « l’inexistence » que je ne peux pas éviter de me passionner pour ce que Pierre Ouellet écrit.

*


Saul première

Sur la véhémence

La véhémence n’est pas mon genre : avant toute réflexion, mais aussi après réflexion, je suis gêné par les explosions d’amertume ou de joie. Il me semble que l’explosion se vit dans l’intime où elle prend d’ailleurs toute sa place. Ou presque. Ou presque, car je ne peux pas nier que l’explosion, par nature, exige toute la place, exige d’être proférée, exige d’être entendue et d’occuper, dans l’instant, tout l’espace. Qu’elle permette de coïncider enfin avec soi-même, j’en conviens et j’approuve, mais je vois en même temps qu’elle est tueuse. Elle annihile tout ce qui n’est pas elle, même quand on parvient à la conserver pour soi ; alors si on la laisse s’expectorer elle ne tolère de partager l’instant et l’espace avec rien. Qu’elle croise alors une autre véhémence, et même si celle-ci est mue par les mêmes élans, et la voilà qui grince de jalousie, qui ricane de pitié ou de dépit, qui finit parfois, renfrognée, par se taire. Qu’elle soit de joie ou d’amertume, la véhémence est aussi impérialiste qu’impérieuse : se partager, pour elle, ce n’est pas chercher et trouver un modus vivendi avec les autres, c’est imposer sa toute-puissance, qu’il ne leur reste plus qu’à marcher au pas avec elle.

Et pourtant, son modèle reste le chant d’amour qui accompagne la jouissance. Le « h » aspiré de sa deuxième syllabe, le « h » inspiré qui la soulève est bien à la fois ce haut-le-cœur et cette assomption qui la font jaillir sur l’envers disloqué des paroles, quand les mots qui arrivent au corps s’anéantissent d’eux-mêmes pour sourdre, méconnaissables, dans un chant dissonant et comme dément. Accédant à l’existence intime, la véhémence présente ce que Thérèse d’Avila appelait « la suavidad », presque le contraire de ce que la langue française appelle « la suavité », cette réunion de la souffrance extrême et de l’extrême joie, quand le corps ne fait plus qu’un avec l’âme et l’âme devient une seule zone érogène, quand la présence à l’être se confond avec la présence de l’être, quand on est à la fois anéanti et identique au tout. Mais la véhémence se détache de son modèle quand elle éructe ses vociférations vers l’extérieur.

D’amoureuse, elle devient tueuse. Son élan vital est un élan létal : mort à l’autre qui n’entend rien, mort à la vie qui est si mal foutue, mort à l’ordre du monde, ce désordre sourd, mort à la mort comme délivrance exquise ! Je n’aime pas la véhémence. Je ne sais pas conjuguer le vindicatif. Mode défectif qui ne devrait se conjuguer qu’à l’irréel du passé. Mais la présentation que Pierre Ouellet en suggère m’oblige à essayer d’y réfléchir à deux fois !

*

Sauldeuxième

Le cri en travers du cri.

La littérature à laquelle Pierre Ouellet se réfère et qu’il a tendance à définir, assez malencontreusement, comme « la littérature d’aujourd’hui », oscille – si j’en crois les exemples cités – entre le cri (vif, rapide, instantané, souvent lumineux) et l’amertume, plus diserte, plus obsessionnelle et plus confuse aussi. On aurait vite fait de la dire désespérée : impossible d’accepter le monde comme il est, mais impossible aussi de croire à un contre-monde radicalement autre, et surtout impossible, quand il arrive qu’on se leurre et qu’on croie entrevoir un contre-monde possible, de discerner quelque cheminement qui irait de l’un à l’autre. Alors, on gueule, on crie, on vocifère ou on patauge dans les gadoues. Et cela peut donner de très beaux textes, si j’en juge par les citations de Pierre Ouellet. Mais justement, ces textes, en quoi me paraissent-ils beaux ?

La question est globale, confuse et les réponses que je peux lui apporter seront forcément en vrac, dans le désordre. Agaçant, ce désordre, oui, mais partie intégrante de la beauté en question. Car ces textes, sur lesquels un silence aimable est entretenu par le microcosme, ont une capacité de jaillissement spontané, convulsif, compulsif – assez proche de Céline, de ce point de vue – mais bien repris en mains, le jaillissement, dans une écriture qui, restant claire, semble suggérer qu’il est possible parfois de passer de l’envers disloqué des mots à leur endroit loquace sans perdre de l’intensité. Cette qualité esthétique pourrait d’ailleurs induire en erreur le lecteur si, rassuré par elle, il passait à côté de l’effroi qui est à sa source. L’effroi ne se commande pas, mais il peut s’oublier.

Il peut aussi s’entretenir de lui-même quand l’écriture qu’il travaille de l’intérieur s’acharne dans le désespoir, y compris contre la complaisance qu’on pourrait y déceler. À partir de ce que Pierre Ouellet en dit et en cite, je vois certes l’inévitable complaisance mais aussi cette auto-destruction du cri qui se délite immédiatement, comme s’il s’en rendait compte. Il y a souvent comme un cri de travers à l’intérieur du cri. Comme un fausset qui le déraille. Un surcroît. Un manque aussi bien. Le cri ne doit pas être une délivrance, mais c’est une délivrance. Et qui ligote encore plus ! Alors, le vociférateur redémarre, comme si de l’écriture, de la véhémence en plus, profitait de la faille par les travers du cri pour repartir chargée ou rechargée d’intensité, ajoutant aux vitupérations contre l’ordre du monde la nouvelle hargne issue du cri lui-même.

Est-ce parce que la véhémence n’est pas mon genre ( la véhémence exprimée, s’entend), mais face à cette littérature du cri, j’ai une envie que je sens un peu ridicule ? J’ai envie de leur dire que je crois qu’ils se trompent ! Attitude risible dans la mesure où la véhémence n’invite pas au dialogue : au sens précis, ils n’en ont rien à foutre de mes ratiocinations ! Je vais pourtant m’obstiner. Entêtement qui est sans doute le fruit de ma véhémence intime…

Par prudence, je m’adresserai surtout à la présentation de ces écrivains par Pierre Ouellet. Son texte insiste sur la différence qu’il convient de ressentir et de comprendre entre leur messianisme et le millénarisme qu’on pourrait leur reprocher. Le millénarisme se situe dans l’Histoire (considérée comme un enchaînement objectif de faits passés) et prétend y mettre fin pour enfin accéder à un ordre qui ne soit pas jungle. Le messianisme post-humain (ainsi qualifié par Pierre Ouellet) se situerait, lui, au niveau d’une Contre-Histoire : il n’annonce pas la fin de l’Histoire des hommes sur le monde, il est la fin de l’Histoire, il est la fin du monde, il vit la fin du monde, il meurt la fin du monde. La Contre-Histoire, c’est l’intuition qu’il n’y a pas d’Histoire, qu’il n’y en a jamais eu, qu’aucun événement factuel ne nous la révèle, que le monde meurt, qu’il n’a jamais cessé de mourir et aussi bien que le monde, à chaque instant, naît à nouveau.

Paradoxalement (par rapport à leur haine de l’Histoire), l’Histoire semble leur donner raison ! En ce moment, qui n’en finit pas de durer depuis au moins un demi-siècle, il semble en effet que ce soit la fin de tout, à la Beckett. Mais ce n’est pas à cette Fin de Partie qu’ils se réfèrent : par delà, l’impossibilité actuelle de faire tenir et de construire quelque récit historique que ce soit (et en quelque tradition que ce soit), Volodine, Minard et les autres sont convaincus qu’il n’y a jamais eu d’Histoire du monde et, pour eux, à la limite (et au delà!) cela n’a pas d’importance. Le monde est implosant, le monde implose et refuse d’imploser. Le Big Bang est un cri que personne ne profère. Que personne n’a jamais proféré. Quelqu’un, un jour peut-être, le proférera ? Ces spécialistes de l’aragne, du seizième sanglot, de la Peste Noire, du Temps sans temps, du Lieu sans lieu, seraient-ils d’incurables optimistes ?

Ils ont, en tout cas, et si j’en crois Pierre Ouellet, le pessimisme bien chevillé. Et c’est avec ce pessimisme-là que j’entends discuter ! « Au-delà des fins… », c’est le titre de la présentation de Pierre Ouellet : que l’on puisse seulement envisager qu’il y ait un « au-delà des fins » devrait au moins conduire à s’interroger sur le processus qui s’achève. Histoire ou Contre-Histoire ? N’est-ce pas pareil ? Que la fin de l’Histoire semble annoncer la possibilité -désirée avec tant de véhémence – d’une Contre-Histoire suppose qu’il y a eu un sens de l’Histoire dont les effets néfastes accumulés ont fini par entraîner la fin de l’Histoire. Une sorte de sens brut s’imposant aux êtres humains de hier et d’aujourd’hui aboutit, à l’instant (fort durable!) de la fin, à une sorte d’apocalypse molle qui n’en finit pas de finir. Les millénaristes fixent une date dans le futur pour la fin de la fin et quand cette date est franchie sans que la fin ait cessé, ils en fixent une autre. Les messianiques invitent à vomir l’Histoire, y compris les millénarismes, mais à trouver dans cet écœurement la force d’affirmer une Contre-Histoire, non pas comme positive (« voici ce qu’il faudrait faire et penser pour déclencher la Contre-Histoire ») mais comme le refus permanent et réitéré du sens. Et ils voient dans l’impossibilité de parler ou d’écrire sans quelque sens que ce soit une motivation de plus pour donner dans le Vindicatif.

Je remarquerai d’abord (mais je suis conscient que ma zénitude ne fait pas de moi un interlocuteur valable, y en a-t-il?) qu’il est très possible d’écrire un récit de l’Histoire qui montre (ou qui montrerait) qu’à toutes ses étapes l’Histoire a pu être vécue comme la fin de l’Histoire, y compris dans les périodes aujourd’hui considérées comme brillantes. Quand on écrivait une histoire de la naissance, de la croissance, de l’apogée et de la fin de tel ou tel empire ou de telle ou telle ambition, un soleil noir venu de la fin obscurcissait les étapes antérieures. Du point de vue de l’Histoire, les hommes ont toujours vécu dans la fin de l’histoire. Et il semble bien qu’il y a toujours eu des véhéments, des vindicatifs. Ce qui n’enlève rien à la spontanéité de la véhémence et de la vitupération. Ce qui devrait au moins alerter les imprécateurs…

*

Alerter les imprécateurs.

Les alerter sur quoi ? Oserais-je répondre sur l’inexistence ? S’il y avait – comme nous le ressentons spontanément – un temps et un espace réels, définissant un monde réel dans lequel nos corps s’incrusteraient selon les mille manières de la vie ou de la mort et hors duquel notre pensée, notre langage, notre écriture essaieraient en vain de nous arracher, alors, oui, il y aurait là de quoi hurler. Il y aurait là de quoi hurler car nos mots (nos narrations sur le monde, son passé, son présent, les états, les nations, les classes et même les individus que nos narrations institutionnalisent) ne sont pas des choses, ne seraient pas, ne pourraient pas être des choses du monde, ne pourraient pas éviter de manquer ce que nous prétendons leur faire désigner, y compris la véhémence.

C’est sans doute, Yves Bonnefoy qui a su le mieux, du moins à mes yeux, insister sur cette sorte d’exil qui est notre : le pays que nous voudrions saisir y compris avec nos mots est toujours tout près, mais hors de portée, comme un « arrière-pays » pour lequel nous voudrions tant quitter le premier plan. Comme si nous nous trouvions sur la rive d’un estuaire et rêvions d’un pont à une seule arche jeté vers l’autre rive. Mais la brume qui lève sur l’estuaire inachève définitivement l’arche et l’autre rive, entrevue pourtant, disparaît ne laissant qu’une absence intense.. Nous sommes, me semble-t-il, dans l’intensité d’une absence et c’est peut-être une définition de la présence ! Le réel est là, oui, tout près, mais il est pour être manqué, dans une espèce d’impératif futur, futur mais définitif et permanent. Il se peut – et en littérature ou en art, c’est souvent le cas – que chacun de nous vive mal ce ratage ontologique. Pas forcément dans la véhémence ou la vindicte – l’exemple de Bonnefoy nous le rappelle, et encore mieux l’effacement de Jaccottet – mais souvent dans la véhémence et en recourant au vindicatif présent.

Et ce, d’autant que l’ontologique cristallise dans l’existentiel. Le ratage inéluctable se traduit inéluctablement par des manques ou des trop-pleins contre lesquels nous croyons buter au jour le jour : trahisons (amoureuses, amicales, politiques, philosophiques…), malformations physiologiques, enfermements, misère, pauvreté, richesse éhontée, précarité des uns, outrances des autres, saloperies diverses contre lesquelles on a à peine besoin de nous inciter à l’indignation, conviction de chacun d’être le seul à s’indigner assez tandis que les autres ne savent même pas ou ne veulent pas savoir qu’ils sont malheureux … Oui, les écrivains du post-exotisme ont le monde devant eux. Et ce que Pierre Ouellet en cite et la manière dont il les commente donnent envie non seulement de les lire mais aussi, et sans illusion, d’attirer déjà leur attention sur ce qui est peut-être l’autre versant de la véhémence.

Car il faut aller jusqu’au bout et forcer la véhémence à se retourner sur elle. La Fin, dont nous ne savons pas s’il faut en sortir ou plutôt s’y enfoncer, la Fin est là, depuis toujours, niant en permanence qu’elle eut un début et qu’elle aura un terme, la Fin est là, consubstantielle à chacun de nous comme chacun de nous lui est consubstantiel. Toujours et jamais se rejoignent dans le dehors du temps. Ailleurs et ici, hors de l’espace. Oui, il y a partout le mensonge, y compris dans le vindicatif.

J’écoute Volodine, cité par Pierre Ouellet :

 » 124. Cache-toi dans la terre avec ton visage et tes viandes ![…]

129. Si tu vas dans la terre, dis les mots étranges, emporte ton visage et tes viandes ! […]

133. Interprète les cris, imagine l’ennemi, entre dans l’image étrange !

134. Écoute les cris, observe en toi l’image des cris ! […]

136. Ruine en toi l’image des cris !

Je l’écoute et j’entends ce qui résonne dans les points de suspension que Pierre Ouellet y place : que ce qui parle ici ce n’est pas Antoine Volodine, c’est le tout de l’être, c’est l’être, sans majuscule ni personnalisation, l’être qui, immuablement, est. Et c’est tout. C’est tout, oui, rien que le tout !

Et s’il est de l’être d’être l’être sur le mode de la réflexion ; et s’il est de l’être sur le mode de la réflexion de se dédoubler et de se multiplier – à la fois l’être, le miroir et l’image de l’être dans le miroir – et d’inventer ainsi le temps, l’espace, des êtres singuliers pour subir le temps et occuper l’espace, leurs morts, et de ne jamais oublier qu’il s’agit de simples déductions logiques à partir de la réflexion, alors la réflexion (c’est-à-dire l’être), alors la réflexion (c’est-à-dire ces êtres singuliers que chacun de nous est) fait apparaître, à chaque instant et en tout lieu, un monde neuf, un monde, ici et maintenant, neuf à nouveau. Et le cri, fût-il de fureur, le cri, coïncidence absolue de l’âme et du corps, de l’un avec l’autre, de l’un et l’autre avec le tout, fût-il d’épouvante, le cri aperçoit soudain, ici et maintenant un monde neuf, un premier matin du monde, l’éternellement immuable premier matin du monde. Fût-il de fureur ou d’épouvante, le cri est de jouissance. Fût-il de jouissance, le cri est toujours aussi de fureur et d’épouvante.

C’est pourquoi, je ressens devant l’évocation de ce groupe incertain d’écrivains par Pierre Ouellet (et il faudra bien que je me décide à en entamer la lecture!), ce que j’ai ressenti devant « Les Enfants des Morts » de Ellfriede Jelinek, dans la traduction de Olivier Le Lay. Comme l’Autriche post-nazie de Jelinek, ce pêle-mêle d’espaces prolétariens plus ou moins soviétiques, d’espaces bombardés par forteresses-volantes rappelant la fin de la Seconde Guerre Mondiale, d’espaces irradiés annonçant Fukushima plus que Hiroshima, d’espaces en ruines reprises par des végétations équatoriales crie l’horreur et le refus, mais la déconstruction de l’espace et du temps, donc de l’Histoire, suggère au passage des aperçus jamais vus sur des perspectives inconnues dont les points de fuite un instant se rapprochent de vous, tels l’éclatante giboulée d’Après le Déluge, avant de s’enfuir et de s’enfouir. Un instant, vous avez entrevu la naissance du monde et vous ne l’oublierez pas.

*

L’histoire de Saul de Tarse


Saultroisième
Faites l’hypothèse, mes Vociférateurs, que vous n’êtes, comme n’importe qui, que des hétéronymes de Saul. Oui, de Saul, dit Paul, dit Paul de Tarse, alias Saint Paul. Pas tellement le Saul des épîtres aux uns et aux autres que l’hagiographie nous montre – lors d’une chute de cheval – apercevant enfin la figure de son Christ, mais le Saul qui inventa le chemin de Damas sur lequel auraient eu lieu sa chute et sa révélation.


Confortablement calé en selle sur sa monture, à la nuit tombée, ce haut gradé du pharisaïsme anti-chrétien, la rêne molle, somnole, bercé dans ses certitudes par le pas régulier du cheval. Pour lui, le monde est parfaitement lisse. Ou le serait s’il n’y avait pas ces sectaires qui grimacent contre lui et qu’il a tellement combattus qu’il en est un peu fourbu, ce soir. N’osent-ils pas, ces excités qui rêvent de martyr, s’en prendre à la fois à Rome et aux autorités juives qui collaborent en paix avec l’Empire! À vociférateurs, vociférateur et demi! Et un demi sourire fatigué achève de l’endormir. C’est peut-être pour cela que son cheval passe du pas à l’amble. Une aimable brise caresse et rafraîchit : oui, le monde est lisse. Tellement lisse qu’il en est ennuyeux, mais en ce moment, ici et maintenant, la sieste cavalière s’alimente à l’ennui.

Laissé à lui-même, le destrier berce de son allure régulière la somnolence de Saul. Les lumières de Damas se rapprochent. Au loin, très loin, vaguement le tonnerre. Le chemin descend, la végétation change. Parmi les cades et les cistes, apparaissent les premières graminées à fourrage. Sans modifier son rythme, le cheval du Pharisien guigne les touffes appétissantes. Et soudain, ne résiste plus et s’arrête. Le corps de notre cavalier, non prévenu de l’arrêt, poursuit sa marche en avant, comme si de rien n’était. Le monde n’est-il pas lisse ? Ennuyeux, mais lisse. Décollant de la selle, Saul continue son chemin encore bonhomme, accroche un peu la selle avec son éperon de gauche, passe par dessus les oreilles insouciantes de la monture et commence à obéir aux exigences de la gravité après avoir suivi celles de la translation linéaire.

Le différentiel de forces engendre une résultante assez tournoyante qui réveille Saul. Inventant au passage le ralenti cinématographique, il aperçoit – quelqu’un en lui – aperçoit ce qui l’entoure – lui qui est à peine encore lui – sous des angles inhabituels et inconstants. Les axes et les coordonnées qui les accompagnent réajustent autrement le monde : les lumières de Damas deviennent les premières étoiles ou, qui sait ? les feux de quelque bivouac bédouin ; l’orage qui menaçait retire ses nuages près d’une lune surhumaine qui ressemble, qui sait ? à Yahweh, mais bienveillant, ou à Auguste, mais en plus impérial; le sol se rapprochant, assez vite, ma foi, dresse, sub-vertical ou sub-horizontal, légèrement gauchi un mur de terre battue et de verdure… Et Saul, perdant son nom et devenant Paul, emplit de son existence allégée les campagnes du Golan, sachant de source sûre, obscure mais claire, qu’il est à jamais celui par qui le monde naît. Et cela sans majuscules…

Plus tard ou au même instant, le Caravage, entre un meurtre et deux bassesses flamboyantes, inventerait à son tour le motif fameux : Saint Paul, à terre, sans trop de bobo, bras tendus et ouverts, jambes symétriques, une tache rouge jeté sur et sous lui, accueille la lumière de la révélation, tandis qu’un serviteur, l’air surpris – d’où sort-il, celui-là ? contemple incrédule le démonté, que son cheval très calme cherche à ne pas piétiner. Combinée avec le clair-obscur célèbre, l’occupation de cette grande toile par la masse du cheval, qui paraît reléguer le cavalier et sa conversion dans un rôle accessoire, aurait un peu indigné les commanditaires de l’œuvre et valu une amende à l’artiste. Qu’on le rembourse ! Car, peut-être avait-il deviné que la lumière sur le centre de la toile ne descend pas vers Saul devenu Paul mais en émane : regard émerveillé d’un qui se réveille et découvre le dessin et le dessein du monde sur ce que nous prenons, nous les habitués du monde habituel, pour un pelage et une crinière.

C’est encore un pelage et une crinière, mais ce n’est plus un pelage et une crinière. Paul y entrevoit non plus les deux dimensions aplaties d’un dessin mais ce qu’elles subissent quand s’ajoute à elles le relief qui, à la fois, les efface et les révèle, les révèle et les annihile. Les annihile, car ce qu’elles semblaient dessiner avant la chute est repris ici et maintenant, sous l’effet des ravines de la troisième dimension, dans un autre paysage, non pas décrit, photographié, évoqué, mais actif comme s’il était se creusant, se créant selon une durée qui échappe au temps. En un instant, mais qui dure un peu, très peu, un nouveau monde se burine, à la fois l’outil qui scarifie, le matériau sculpté et déjà le regard de Paul. Son regard et aussi bien sa main qui sculpte et aussi bien son ouïe, ses papilles, ses narines, non pas séparément et à tour de rôle, mais donnés ensemble par un sixième sens qui n’appartient pas plus à Paul qu’à Saul. Un sixième sens qui ne peut pas être vécu comme un sixième sens mais comme le seul sens qui soit, qui sera, qui fut. Et, lorsque Saul, devenu Paul, se relève, avec ou sans l’aide du palefrenier, il entre dans ce nouveau monde jaillissant, le même que celui qu’il vient de quitter, vociférations incluses.

***

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Une fin d’après-midi, en fin d’hiver, le long de la rivière de Beaume, à Labeaume, Ardèche.

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Récit en rêve, à partir d’un fait-divers.

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Comme quoi, l’accès à l’être prend parfois des chemins bien peu raisonnables …

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Ce sont par ordre d’entrée en récit : le zinzin traversier de Paul Valéry, la boum-boum-boum, la taratata et la zéro-zéro… d’autres sont seulement évoquées.

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Court récit, extrait après modification, de « Ce que c’est que de nous » (CQCQDN)

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Je trouve dans « La Pleurante des rues de Prague », de Sylvie Germain (dans le chapitre intitulé « Sixième apparition ») ces passages que j’aimerais faire lire à qui a envie de me lire :

En fin d’après-midi l’été, il arrive que le ciel d’un coup se plombe et vire au bleu ardoise, au gris acier, et la lumière se fait étrange, intense. Le ciel est écrasant, la lumière violente, les oiseaux volent bas. Un orage s’approche. On entend retentir le tonnerre. Mais la pluie ne vient pas. L’orage s’annonce, menace, Il encercle la ville, fait résonner ses roulements assourdissants, ses craquements énormes, mais il n’éclate pas. Et le vent souffle, tordant les arbres.

Et ne se passe rien. Rien que ce bleu de schiste, éblouissant, qui craque dans le ciel. Rien que cet effroi d’oiseaux qui n’osent plus s’élancer dans l’espace. Rien que ce vent qui déferle, cinglant. Rien qu’une attente indéfinie, abrupte.

C’était par un tel jour. Alors que je traversais la rue Chorvatskà à Vinohrady, j’aperçus la géante …

Elle marchait avec allant malgré sa boiterie. Son grand corps plongeait profondément à gauche, puis rebasculait vers la droite, en un tangage régulier. Sa haute silhouette se découpait nettement sur le fond du ciel d’orage où une trouée de bleu pâle venait de s’ouvrir.. Le vent faisait claquer ses longs haillons et chassait à vive allure des morceaux de papier traînant sur le trottoir.
Mais quelque chose était troublant ; il était impossible de discerner si la géante avançait ou s’éloignait, si elle gravissait la rue ou bien la descendait …

Peut-être ne faisait-elle que fouler le vent.

Aucun chuchotement ne parvenait d’elle. Le vent était trop fort et mugissant, il brisait tous les bruits.

Elle marchait, marchait. Elle allait en même temps dans deux sens opposés. Et ce fut le temps qui céda sous ses pas.
D’un coup le temps fut cette rue en pente. Le temps fut cette rue qui plongeait vers un bas quartier de la ville assiégée par l’orage. Le temps fut cette rue tendue comme un fil de funambule au-dessus d’un abîme. Le passé s’avançait à grands pas – mais il allait si vite que c’était aussi bien l’avenir.

Il n’y a pas de temps abstrait ; le temps est toujours celui d’un corps qui le porte et l’éprouve, celui de l’histoire d’un vivant. Et il se révéla être, en cet instant éclaté, couleur de suie bleutée, celui d’un homme qui gisait alors, à mille kilomètres de là, le corps rompu par la maladie. Un homme atteint dans son souffle et ses os.

Toute la souffrance de cet homme s’engouffra dans la rue, se réverbéra dans le ciel aux éclats de métal, et mugit dans le vent…

Et cela continue ainsi pages 53 à 55 de l’édition initiale chez Gallimard.
Voir aussi Glane 1

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Essai de manipulation d’un texte extrait de « Train de Nuit pour Lisbonne » (par Pascal Mercier aux éditions 10/18), afin de poursuivre cette réflexion sur ce que c’est que de nous.

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…apprendre à écouter la langue respirer là où elle se tait …

De l’inexistence (20)

Ce billet peut bien sûr être lu à part (il est déjà si long à lui tout seul !) mais il faut savoir qu’il fait partie d’une suite dont on trouvera le détail ICI Je venais à peine de le « terminer » que je tombai (merci Google!) sur un article dont l’auteur est beaucoup mieux informé que moi sur Sylvie Germain, en particulier sur « Tobie des Marais ». L’adresse vous en semblera interminable, mais en la copiant/collant dans votre navigateur (ou, plus simplement en cliquant sur « la voici »), vous verrez qu’elle fonctionne. la voici

Sylvie Germain est imprégnée par la Bible. Les récits bibliques sont considérés par cet écrivain comme donnés dans une écriture et par une écriture qui ne les raconte pas, comme on raconterait une histoire qui préexiste au récit, mais qui les invente dans le fur et la mesure de son déroulement. Ils ont la force de mythes. Les mots qu’ils poussent ne sont pas – ou ne sont pas seulement – des concepts, ce sont des actes analogues à la Création. Et ils conservent à jamais cette force qui se transpose dans d’autres récits quand leur auteur accepte de se laisser habiter par elle.

Dans le roman intitulé « Tobie des Marais », l’intention est évidente : une partie de l’histoire est inspirée de très près par « Le Livre de Tobie » et la plupart des personnages portent les prénoms du livre biblique. Que l’histoire récente (de l’émigration des Juifs d’Europe Centrale vers l’Amérique aux deux guerres mondiales) et la géographie la plus éloignée du Proche-Orient (ici, celle du Marais Poitevin) servent de cadre au roman de Sylvie Germain n’enlève rien, au contraire, au travail de cette force mythique.

Mais, même dans « Magnus », l’écriture de Sylvie Germain se réfère en permanence aux textes bibliques. Non qu’elle les cite souvent, ni qu’elle s’en inspire ici directement pour les péripéties, mais – sans doute parce que j’ai écouté d’elle une intervention enregistrée où elle évoque le séjour du prophète Elie sur le Mont Horeb – je suis frappé par la parenté qui relie la quête du personnage principal de « Magnus » à la recherche de Yaweh par Elie qui commence à en douter fort. Je devrais parler plutôt de la parenté de « Magnus » avec l’interprétation que Sylvie Germain donne du séjour d’Elie sur la montagne puisque je n’ai pas lu « Le Livre des Rois », d’où est tirée l’histoire d’Elie et que je ne connais celle-ci que par l’enregistrement évoqué. De même que Magnus ne parvient qu’à frôler les confins de son histoire personnelle quand il est aux prises avec des fulgurations colorées ou bruyantes, de même Elie manque son Dieu quand il croit qu’il s’annonce par une tempête, un tremblement de terre ou un incendie. De même qu’Elie entrevoit Yaweh (il se couvre donc le visage) quand il entend un fin frémissement de l’air, de même Magnus va entrevoir l’énigme de sa petite enfance quand le minuscule moine Jean s’éteint doucement sous le miel de ses abeilles.

D’après ce que j’ai pu glaner ici et là sur la Toile (et les confidences d’une grande lectrice de Sylvie Germain), je crois comprendre que la plupart des livres de cette auteure sont vraiment poussés en avant par ce souffle qu’elle ressent dans la Bible. Je pense que c’est ainsi qu’elle perçoit son histoire personnelle et je dois reconnaître qu’elle pratique une écriture qui semble justifier cette perception. Aussi bien pour la forme que pour le fond.

« Tobie des Marais » et « Magnus », puisque je ne peux parler que d’eux, présentent des passages superbes où les notations colorées sont particulièrement réussies, justement pour mettre en valeur tantôt la violence dyonisiaque qui étreint quand on est au bord du sacrilège, tantôt au contraire le camaieu du silence quand, en se retirant, quelque chose suggère une présence. Voici par exemple, dans « Tobie des Marais » le passage qui conte la mort d’Anna, la cavalière, la jeune mère de Tobie :

Le soleil filait de longs rais jaune paille et or à travers les branchages enchevêtrés; ces fils de lumière tombaient obliquement, faisant vibrer à leur passage l’ombre verte et bleuâtre de la tonnelle.Et c’était cette alliance de charmes divers qui enivrait Anna, – la vitesse, l’odeur du cheval en sueur mêlée à celle de la boue et des plantes, le mouvant clair-obscur, les cris perçants des oiseaux, et ces petites bulles de soleil qui par instants tournoyaient dans l’air, s’accrochaient à ses cils, l’aveuglant délicieusement.


Et ce fut ainsi, dans l’exaltation des sens et un galop enjoué, qu’Anna s’était précipitée vers la mort…


Et voici, au contraire, l’évocation de Théodore, le père de Tobie, le mari d’Anna, fou de douleur :

« Théodore se tient dans la cour, silhouette gris bleuté se détachant, à peine, du bleu violâtre de la haie. Immobile comme un long rameau calciné il capte les ultimes lueurs du couchant avec un tout petit peu plus d’intensité, et de douleur, que les feuillages l’entourant. Il hume dans l’air du soir le souvenir de la chevelure d’Anna… Il souhaite si fort en cet instant se dissoudre dans l’obscurité… »

Du gris bleuté au bleu violâtre, mais aussi dans l’exaltation de tous les sens et les longs rais solaires jaune paille et or à travers l’enchevêtrement des feuillages, l’écriture de Sylvie Germain excelle à décrire aussi bien l’extrême irruption de la violence dans le corps de ses personnages que la marge infime qui les détache et les fait exister.

Dans « Magnus », l’inhumation de Frère Jean par Magnus fait écho et négation au bombardement de Hambourg :

« Au fond de la fosse est couché frère Jean, il tient son chapelet enroulé autour de ses mains, croisées sur la poitrine. Son corps est entièrement enduit de propolis, il luit d’un éclat rougeâtre. Quelques abeilles, épuisées par leur tâche d’embaumeuses, gisent sur le corps, le parsemant de faibles lueurs dorées.Magnus saisit la pelle et comble la fosse. L’odeur suave de l’embaumement se mêle à celle, amère et sombre de l’humus… »

« Mais ses pleurs cessent d’un seul coup quand il voit la femme qui lui tenait la main se mettre à valser dans la boue, les gravats, avec un gros oiseau de feu accroché à ses reins. Le rapace déploie ses ailes lumineuses et en enveloppe la femme, des cheveux aux talons. Devant ce rapt d’une vélocité prodigieuse, d’une beauté féroce, le petit garçon avale sa salive comme un caillou, et avec, tous les mots qu’il connaissait, tous les noms… »

Ses romans se lisent comme une suite de poèmes – cela peut gêner parfois la fluidité de la lecture – dont l’écriture n’est pas destinée à s’effacer au profit d’un récit « réaliste » où l’intrigue, la psychologie des personnages, les descriptions (géographiques, historiques, politiques…) tiennent le lecteur en haleine et lui permettent (pense-t-il alors) de mieux appréhender « le monde réel ». J’imagine que cela peut irriter. Les mots du texte, leur agencement, leur matérialité, parfois même la manière dont ils sont disposés sur la page retiennent l’attention. Comme dans un poème. Et comme il arrive parfois avec certains romans de romanciers pourtant réputés pour leur « réalisme ». Je pense par exemple (parce que j’y ai pensé en lisant Sylvie Germain) aux « descriptions » du Paradou dans « La Faute de l’abbé Mouret » de Zola.

Mais « Magnus » et « Tobie des Marais » ne sont pas des poèmes. Ce seraient plutôt des « récits en rêve », comme pourrait dire Yves Bonnefoy, des textes qui se déroulent selon des coordonnées spatiales et temporelles incertaines. Le même personnage peut être à la fois lui-même et un autre, ici et ailleurs en même temps, maintenant et hier au même endroit. Qu’on pense au début de Tobie des Marais où les deux passagers d’une auto semblent happés, avec leur véhicule qui traverse un orage, par la lumière de la tempête, au point que ce n’est plus sur une route de campagne, mais à travers des nuages chagalliens qu’ils croisent un petit garçon rouge et jaune sur une bicyclette folle qui l’emmène « au diable! » où vient de l’envoyer son père.

Je citerai aussi, trouvé sur un « blog » , ce passage de la « Pleurante des rues de Prague », que je n’ai pas lu, récit dans lequel Prague se rêve en géante boîteuse :

« Elle est née de la pierre et du bois, du métal et de l’eau, et du corps innombrable des habitants de la ville. Elle est née chaque jour à travers l’épaisseur des siècles et la chair de l’Histoire. …Elle est la mémoire de la ville , la mémoire côté ombre, celle des pauvres et des petits, de ceux et celles dont l’Histoire ne retient pas les noms et oublie les souffrances. Elle est la mémoire dénuée de toute gloire, celle qu’on n’ écrit pas, qu’on n’illustre ni ne chante ni ne dore à l’or des mythes et des légendes. Elle est la mémoire en guenilles, au ventre creux, aux yeux cernés, mais au regard émerveillant de tendresse et d’humilité. Elle est la mémoire mendiante, la mémoire souffrante, mais qui jamais ne renonce, ne trahit son passé, n’abandonne son peuple. Elle est la mémoire qui marche, qui marche, glanant et ramassant tous les déchets jetés par la mémoire belle, sélective et hautaine. Elle recueille les vies infimes, les destins minuscules des gens de rien ».

Ce que je crois comprendre c’est que Sylvie Germain perçoit son œuvre comme « inspirée », soufflée par la force des textes bibliques, force qui ne se situe ni au niveau de la psychologie des personnes évoquées, ni au niveau de leurs déplacements, ni au niveau de l’histoire. Dans l’intervention à laquelle j’ai déjà fait allusion, elle insiste sur la ressemblance/différence entre le sacré et le saint, le sacré se situant du côté de l’effroi et de la sorcellerie et le saint du côté de la sérénité et de la religion. Le saint entend « THeoS » là où le sacré entend « THS » : c’est l’invention des voyelles, la vocalisation, qui permet le passage. Le travail de l’écriture consiste alors à édulcorer le bruit primitif, à le domestiquer tout en ménageant la possibilité pour l’écrivain comme pour son lecteur de remonter vers les confins du sacré, comme si le sacré admettait des confins ! Ressentir la force de cette écriture s’apparente à un combat (le Combat contre et avec l’Ange ?) car il s’agit de s’appuyer sur cette force pour tenter de revenir vers « l’envers disloqué des mots », vers « THS », ce sifflement ténu que le croyant croit entendre au contact de ce qu’il décide de considérer comme Dieu.

*

Je vais avoir l’outrecuidance de manifester ici quelque doute (et même quelque agacement) sur cette façon qu’ont les philosophes croyants ( et Sylvie Germain en est !) de croire et de proclamer non seulement que Yaweh est l’être (« Je suis celui qui suis »), mais que l’Être est Yaweh (le grandit-on en lui imposant une majuscule ? non, bien sûr, puisque le grandir serait admettre qu’on peut le grandir, qu’il n’est pas si grand que ça) . L’être n’est pas Yaweh, ni qui ni quoi que ce soit. L’être est, et c’est tout. Sans temps, ni espace. Et Yaweh – même envisagé sous l’angle du tétragramme non vocalisé donc imprononçable, YHWH – Yaweh est un concept chargé de désigner l’Être si l’Être était une personne. Personnaliser l’être, c’est l’ancrer quelque part, dans un espace au sein duquel il se déplacerait, à l’aide d’un temps qui lui permettrait de se déplacer : personnaliser l’être, c’est le dévaloriser. Je suis toujours un peu surpris que les philosophes croyants ferment les yeux sur cette impasse.

Reste qu’accepter de se placer (par la réflexion) « avant » l’invention de Yaweh par les hommes, cela semble bien difficile. J’ai déjà plusieurs fois essayé d’évoquer cette difficulté (voir par exemple ICI ou Là …) et montré combien elle bouscule les habitudes installées par les religions, même quand elles ont cessé (ou là où elles ont cessé) d’être dominantes. Car, si l’être est, et c’est tout, l’être est et c’est tout ! Que deviennent alors nos existences singulières, le jeu entre l’âme et le corps, notre rapport à la matérialité brute du dehors et notre réflexion sur l’être ? À quoi bon lire ou écrire des romans ? À quoi bon vivre ou croire vivre ? Et d’où sortent donc ce temps et cet espace sans lequels nous ne ne pouvons rien concevoir, rien imaginer ? Qu’on se rassure, nous allons bientôt retrouver Sylvie Germain !

Ce qui me frappe aussi dans les deux romans que j’ai lus d’elle, c’est la facilité avec laquelle elle place ses personnages dans des situations telles que l’écriture est obligée de se faire poétique, du fait du contact soudain (et qui ne relève pas de l’analyse) avec l’être, avec quelque chose qui n’est pas une chose mais qui s’empare du personnage et à la fois l’annihile et l’exhausse. Elle écrit de May dans « Magnus :

« Et la seule «voix divine »qu’elle reconnaissait, c’était le bruit sourd du cœur des vivants quand il se fait fabuleusement sonore aux heures jubilantes de l’existence, aux heures nocturnes de l’angoise et dans les instants solaires de la jouissance »

Les guillemets de la voix divine ne sont pas seulement là pour souligner que May n’est pas croyante ; ils signalent également qu’il y a problème pour la très judéo-chrétienne qu’est Sylvie Germain. Dans les moments d’extrême bonheur ou d’extrême déréliction que connaissent si souvent tant de ses personnages, la personne est comme arrachée à elle-même, soudain envahie et niée par un feu de napalm qui l’embrase dans une sorte de cri – parfois hurlé et déchiqueté-déchiquetant, parfois chuchoté comme la mince brise que Elie perçoit sur le Mont Horeb après les vociférations – et en quoi elle disparaît. Ce cri, c’est l’équivalent du THS évoqué plus haut, bien « avant » d’être transformé en TheoS, tellement avant que c’est en dehors du temps, que c’est toujours, que c’est jamais, que cela rend impossible le passage à Dieu. Devrait le rendre impossible.

Dans ces instants (qui n’apparaissent très brefs que pour nous, étants qui même analphabètes appartenons à l’écriture et à la lecture, mais qui sommes de l’éternité), l’être nous réintègre à lui (alors que, par essence, il ne peut pas nous avoir jamais perdus) et nous n’existons pas. Mais n’existant pas, intégrés dans le tout – le tout qui est un et ne peut être morcelé, il est et c’est tout – nous sommes le tout. Cet anéantissement est aussi bien une assomption. Tout étant est l’être tout entier.

L’être est et c’est tout. Mais alors, la parole ? Mais alors, la conscience ? Mais alors la représentation de l’être comme cela qui est et c’est tout ? Sylvie Germain – au moins dans les deux livres évoqués – ne répond pas à ces questions, mais elle les pose. Et peut-être faudrait-il admettre qu’elles se posent sans réponse. M’appuyant sur ce que cette auteure propose dans ses romans, je suggère une réponse possible, lourdement hypothétique : si nous considérons l’être (formulation impossible qui implique un point de vue sur l’être !) comme l’ensemble infini des modes d’être et si nous admettons (à la manière de Spinoza ?) que parmi cette infinité de modes d’être, il y en a un, la conscience, qui exige le temps et l’espace pour persévérer dans son être, alors il est possible que la conscience – une conscience forcément unique, c’est-à-dire, l’être sur le mode de la réflexion – ne pouvant rester conscience qu’en allant de concepts en concepts, de représentations en représentations, soit contrainte d’inventer les catégories dedans/dehors, avant/après, le même/l’autre, l’un/le multiple, avec lesquelles elle crée un monde que nous appelons le monde. Monde virtuel, absoluement, mais qui est le seul possible sur ce mode d’être et que nous appelons pour cela le monde réel.

La conscience est ce monde réel et ce monde réel est la conscience, mais, en appliquant les catégories qu’elle a inventées en tant que conscience réflexive, la conscience parvient – sans cesser de persévérer dans son être au contraire ! – à se dédoubler pour s’observer.Réflexive, elle se retourne sur elle-même, sans mouvement, sans mouvement mais dans l’allant de ce qu’elle est, elle se définit comme susceptible de multiplier des hypostases. Certes, mode d’être de l’être, elle est et c’est tout, mais ce mode d’être est justement celui selon lequel la stase peut créer, sans sortir d’elle, une multitude d’hypostases par le jeu des catégories dedans/dehors, le même/l’autre, avant/après, l’un/le multiple, ou encore le réel/le virtuel. Jumeaux opposés mais confondus, ces possibles sont naturellement enclins à permettre à la conscience unique (soit, à l’être sur ce mode d’être) de se diffracter en consciences singulières. Chaque conscience singulière est avec la conscience unique dans un rapport d’hypostase à stase : elle sait, ou elle pourrait savoir, ou elle devrait savoir qu’elle est la conscience unique (la conscience unique toute entière, celle-ci ne pouvant être morcelée) et, en même temps, elle sait que sa fonction, c’est de se conduire comme si elle était indépendante, oui, singulière.

Et chaque conscience singulière, en tant qu’elle est la conscience unique, va, dans l’allant de ce qu’elle est, utiliser les catégories fondamentales pour s’inventer un dehors qui se distingue de son dedans et se confond avec lui comme le réel et le virtuel, un avant et un après qui se distinguent de son présent éternel et se confondent avec lui comme l’un et le multiple, comme le corps et l’âme. Mais aussi, chaque conscience singulière, en tant que singularité, fonctionne comme si elle était indépendante de la conscience unique, comme si elle était dotée d’un corps et d’une âme, d’un corps mortel et d’une âme immortelle, comme si elle se trouvait en face d’une matérialité brute, radicalement extérieure à elle, et aussi, bien sûr, comme si elle était seule en face des autres singularités avec qui elle veut croire entretenir des relations amicales ou inamicales ou indifférentes.

Comment « le bruit sourd du chœur des vivants » peut-il se faire entendre alors? Que sont ces « heures jubilantes de l’existence », ces « heures nocturnes de l’angoisse », ces « heures solaires de la jouissance » si les consciences singulières capables de les vivre ne sont que de vagues hypostases d’une stase qui repose sans espace et sans temps? Comme il est tentant alors – quand on ne peut plus faire semblant de croire à l’absolue indépendance de nos singularités – de se transformer la conscience unique en ce que les théologiens chrétiens appellent le « corps mystique » ! Le corps mystique : une entité qui, en effet, comme la conscience unique, rassemble en elle toutes les singularités qu’elle a créées, et qui les anime encore d’un souffle qui serait à la fois le sien et le leur, et qui attend son heure pour les réunir à nouveau en son sein. Si je résiste à cette tentation c’est que trop d’administrations religieuses se sont emparées de ce concept (car il s’agit, oui, d’un concept) pour imposer aux fidèles des différentes obédiences des légendes, des rites, des symboles, des combats qui me répugnent et surtout qui me paraissent totalement inutiles. Car sinon, ce corps mystique me convient – qui est un corps qui est une âme, qui est en chacun de nous et qui est hors de nous, qui est au début et à la fin, et en permanence au présent – une fois nettoyé des affûtiaux religieux (mais ce nettoyage est-il possible?), va pour le corps mystique !

Sylvie Germain parle d’une mémoire, d’une mémoire féminine et claudicante, d’une mémoire de peu boîtant à côté d’une autre mémoire plus hautaine sinon plus haute dont elle est le guingois, d’une mémoire à quoi il est possible de faire confiance car elle ne se laisse pas enfermer dans des images devant lesquelles il faudrait, sous peine de sanctions, se prosterner.« Elle est la mémoire dénuée de toute gloire, celle qu’on n’écrit pas, qu’on n’illustre ni ne chante ni ne dore à l’or des mythes et des légendes. Elle est la mémoire en guenilles, au ventre creux, aux yeux cernés, mais au regard émerveillant de tendresse et d’humilité. Elle est la mémoire mendiante, la mémoire souffrante, mais qui jamais ne renonce, ne trahit son passé, n’abandonne son peuple. Elle est la mémoire qui marche, qui marche, glanant et ramassant tous les déchets jetés par la mémoire belle, sélective et hautaine. Elle recueille les vies infimes, les destins minuscules des gens de rien ».

Elle est – et bien sûr sur le mode de ne l’être pas – Déborah, l’extraordinaire grand-mère de Tobie des marais. Les textes de Sylvie Germain se présentent alors, dans l’intention qui les pousse en avant, comme produits par les échos de cette mémoire. Voyez la rencontre de Deborah avec Raphael – et laissez de côté le fait que pour beaucoup de glossateurs de la Bible, le livre de Tobie aurait justement été écrit et en tout cas intégré dans la Bible, malgré les réticences, pour affirmer la « réalité » de l’ange Raphael aux côtés des anges plus orthodoxes comme Gabriel ou Michel ! :

« …Le ciel se reflétait sur la terre détrempée, les couleurs des fleurs étaient avivées. Le visiteur s’avança vers elle d’un air bienveillant et lui tendit la main. Sa poignée de main était ferme et pleine de douceur, de chaleur, elle laissait sur la peau un frisson d’eau et de soleil qui irradiait discrètement à travers tout le corps. Comme un sourire qui s’infuserait dans la chair. Deborah cligna les paupières, une image venait de filer devant ses yeux en un fugace éblouissement ; une image remontée des profondeurs de son grand âge et où se profilait une chevrette d’un blanc mousseux couchée à fleur de mer. Une chevrette voguant sur une prairie d’écume et dont les flancs diaphanes répandaient une clarté d’aube, ou de lune, sur les vagues alentour.

Le visiteur lui effleura l’épaule pour la rappeler à l’instant présent, puis il lui expliqua la raison de sa venue… »

Ce que l’auteure parvient à faire vivre dans un tel passage, c’est en chacun des protagonistes le sentiment qu’il ne s’appartient plus – il est seulement l’écho de quelque chose de très ancien et qui n’a jamais eu lieu – redoublé du sentiment que cet anéantissement est une véritable épiphanie au cours instantané de laquelle l’être a manifesté sa présence. Elle parle dans « Magnus » quand May va mourir de « l’oubli de soi dans l’étonnement » ou, quand Tobie et Raphael marchent sur la grève, de « cette mince voie du rien ». « Ils suivent en silence ce blanc chemin sinuant à ras de ciel, de lumière, à la lisière de l’océan, – cette mince voie du rien. Le soleil a disparu, le ciel déploie toute la gamme du bleu, du plus pâle au plus foncé, la mer se retire toujours plus loin, et une sensation de vide croît à mesure en Tobie. En lui aussi s’opère un grand reflux… » La croissance en soi d’un vide qui vous comble. La manifestation de l’être, son épiphanie, est aussi bien la naissance d’une singularité autour de laquelle le monde, un instant, se concentre, lui conférant une force qui nous fait dire qu’elle existe, alors qu’en fait cette force vient au contraire de son inexistence, on dirait au cœur de l’être si l’être pouvait avoir un cœur.

Oui, les personnages de Sylvie Germain inexistent en ce sens qu’en suivant par la lecture l’écriture qui les invente, on comprend qu’ils ne se détachent pas sur un arrière-plan que dessinerait l’être mais qu’ils y sont fondus sans aucun relief, sauf qu’à certains instants d’éclair, ils sont comme ex-pulsés de l’être (c’est une image, et elle est inappropriée, mais aucune image ne peut être appropriée) et jetés dans le récit lors de fulgurances ou au contraire d’effacements au cours desquels alors ils ex-istent. Mais ce n’est pas au contraire, car fulgurances et effacements (Philippe Jaccottet : « que l’effacement soit ma façon de resplendir ! ») sont les unes et les autres occasions (le fameux THS!) pour les personnages de Sylvie Germain d’accéder à l’inexistence, qui est sans doute l’autre nom de l’ex-istence à l’état naissant.

Je rapproche arbitrairement un passage de Magnus et un autre de Tobie des marais, mais ce n’est pas arbitrairement car cet ex-istence à l’état naissant, cette inexistence, y apparaît clairement, dans des occasions apparemment opposées.

Dans « Magnus » :

« À force de se concentrer sur ce mystère qui sommeille au fond de lui, il lui donne de la vigueur. Parfois il le sent frissonner dans sa chair, diffusant alors sous la peau des sensations fugaces dont il ne saurait dire si elles sont pénibles ou agréables. Cela se produit toujours à l’improviste, mais il a vite remarqué que ces fulgurations clandestines, pareilles à des giboulées d’aiguilles de feu éclatant au-dedans de son corps pour filer à toute allure le long de ses nerfs, de ses veines, de sa colonne vertébrale, surgissent à certaines occasions : quand flamboient des couleurs intenses et stridentes – ainsi le rouge et le jaune francs d’un feu prenant soudain force en vrombissant dans le poêle, un soleil de midi aveuglant, un crépuscule bariolé à outrance d’orange et de rouge vifs, la fêlure gigantesque d’un éclair safran sur le bleu foncé du ciel. Une fois, devant une telle irruption de lueurs incandescentes, il a ressenti une excitation qui est allée en crescendo jusqu’à s’épanouir en séisme au plus intime de son corps… »

Dans « Tobie des Marais »

« Elle ferme les yeux, respire profondément l’odeur puissante répandue par la marée basse. Elle s’imprègne de l’odeur de l’estuaire et de ses eaux mêlées, celle de la vase, de la matière primordiale; elle accueille dans sa chair l’odeur amer et vive de cette bouche de terre s’ouvrant sur l’océan, de cette bouche aux lèvres limoneuses brûlée d’histoire et de passions humaines, assoiffée d’espace, de grand large, de cette bouche ourlée de vignes, de vergers, de jardins, de forêts, et qui, tout en chantant la splendeur, la bonté, la prodigalité de la terre nourricière, crie en silence vers l’infini, vers autre et plus qu’elle-même… Elle dénoue ses bras, s’allonge sur les algues.

Elle retient son souffle pour mieux entendre celui du soir et de l’estuaire. Lentement, sa respiration s’apaise, se met au diapason de celle des éléments… Ou encore apostrophe marquant l’ellision de tout autre signe,la lune – apostrophe absolue greffée sur le ciel nu et lisse, invitant au silence, à une attente indéfinie, à la patience… »

*

L’avènement de ces personnages, qui prennent vie à travers les explosions enchantées et maléfiques des flammes ou sur les vasières d’un estuaire, est d’ailleurs capable de trancher de biais la vision installée de l’Histoire, que ce soit pour la conforter (« Mais le vent du Reich charriait tant de cendres humaines qu’il pesait d’un poids énorme sur le pays en ruines, chape de puanteurs qui obstruait le ciel et suffoquait la terre. Dans le ciel du Reich effondré s’étendait un immense cimetière, invisible mais palpable, car suiffeux à outrance. Et dans ce ciel cinéraire flottaient tous les membres de la famille de Hannelore Schmalker, née Storm… ») ou pour la réorienter définitivement dans une formule elle aussi fulgurante (« Le flambeau de la Liberté se dressait, tel un gigantesque poignard, dans le ciel bleu lavande, le bras levé de la statue s’interposait entre la mer et le soleil, entre le bateau et la ville et pourfendait l’espoir »).

(Ajouté le 23 octobre) Mais que ce soit pour l’assumer ou pour la rectifier, l’Histoire est considérée sur le mode épique par Sylvie Germain – au moins dans ses deux romans – comme si un souffle éternel (celui de la Bible) l’animait et la transformait en force tellurique capable d’entraîner des cataclysmes pour les mortels. Embrigadés sous l’uniforme (comme Franz et Georg, les oncles héroïques de Magnus) ou embarqués sur les paquebots transatlantiques (comme Deborah, son frère et sa mère, faisant route vers America) ou rameutés par trains entiers (comme ces Polonais ou Roumains plus ou moins juifs venant travailler dans les briqueteries du Marais Poitevin ou comme les déportés affluant vers les fours crématoires) sous prétexte de servir de gigantesques symboles inhumains – la Patrie, le Peuple, le Travail, la Révolution, la Liberté… – les mortels sont comme Elie sur le Mont Horeb quand il est assailli par des forces cosmiques où il croit un moment entendre enfin Yaweh. Ils y sont écrasés et ne peuvent survivre qu’en se faisant tout petits, à peine visibles.

Décrivant par ses textes les lourdes volutes de ce souffle, avec une certaine fascination qui transparaît à travers colère et dégoût, Sylvie Germain se situe (et ses personnages aussi) exactement là où YHWH n’est pas encore YaHWeH, là où THS n’est pas encore TheoS, mais va le devenir et, le devenant, fossiliser le sacré en religion. Et, le devenant, libérer (c’est-à-dire rendre possible, rendre plausible) cette Histoire à majuscules et à godillots, pesant sur les humains qui y succombent et la révèrent. Mais, en même temps, Sylvie Germain semble savoir qu’un autre possible s’ouvre à chaque fois. Un possible qui n’a rien d’historique, lui, même s’il peut être du travail des historiens de le faire apparaître par les travers de l’Histoire. Un possible qui serait à l’Histoire ce qu’est la mémoire mineure à la mémoire hautaine, ce qu’est au langage sa respiration quand il se tait ou avant qu’il parle. Un possible qui demanderaient aux consciences singulières de ne pas oublier qu’elles ne sont pas indépendantes, qu’elles n’ont pas à se rassembler sous des bannières historiques, qu’elles ne sont que des hypostases de la conscience unique et qu’elles n’ont pas à se dresser les unes contres autres au nom de ce qui est proclamé par ces bannières.

À mes yeux (et au vu du peu que je connais de Sylvie Germain), cet écrivain parvient à donner du relief à la voix minuscule, parfois en passant justement par la description de la voix et de ses effets sur celui qui l’entend (le baryton du « père » de Franz-Georg dans « Magnus »), plus souvent en employant des notations de couleurs plus ou moins fondues les unes dans les autres comme dans maints passages déjà cités ci-dessus. Et c’est vrai qu’en lisant Sylvie Germain, on apprend à (ou on se souvient qu’on a appris à) écouter la langue là où elle se tait, malgré tintamarres et tumultes de l’héroïsme épique.

« Écrire, c’est descendre dans la fosse du souffleur pour apprendre à écouter la langue respirer là où elle se tait, entre les mots, autour des mots, parfois au cœur des mots. »(Sylvie Germain : Magnus)

Voir aussi Glane 2

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Autre tentative pour tirer vers moi Pierre Soulages et Yves Bonnefoy, voire Aragon, Léo Ferré et Rilke

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Billet sur l’inexistence : proposer une explication possible de ce qui, dans la voix (même si elle n’est pas celle de Kathleen Ferrier) signale que nos mots vont et viennent ailleurs que là où notre pensée les croit.

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Ce grand chêne des Tailhands de la Davalade, je ne l’ai jamais que frôlé du regard (tout en conduisant!) mais l’écriture l’inscrit dans un imaginaire que j’ai envie de laisser aller. Qu’il n’y ait pas d’images dans ce billet ne devrait pas surprendre qui lit ce texte.

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Le ciel de la Rouvière : comment peut-on être à ce point et à la fois évident et énigmatique ?

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Je me sens une grande familiarité avec Philippe Jaccottet bien que je le connaisse finalement assez peu…

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Ou : de l’inexistence (18)

Voici une expression toute faite. Presque un syntagme figé. Massivement signifiante et renforcée dans sa massivité par l’allusion à l’expression latine qu’elle traduit, comme le rappelaient jadis les pages roses du dictionnaire le plus connu. « Hic et nunc ». Ce n’est pas rien « Hic et Nunc » ! ça souligne qu’on est enfin dans le simple et le sens, qu’on échappe enfin à la perte de vue des perspectives qui s’ouvrent ordinairement sur les temps et les espaces. Enfin dans le clair !

Et pourtant…

Imaginez par exemple que nous nous trouvions parmi une petite foule, disons sur l’esplanade du château de la Vernade à Chassiers et que nous nous disions en nous-mêmes et surtout les uns aux autres que c’est bon de tout oublier et de se sentir « ici & maintenant ». Bien sûr, nous sommes sincères – et il me faudra interroger cette incontestable sincérité qui nous fait nous éprouver si intensément fraternels – mais, continuons à imaginer et rêvons que l’un d’entre nous demande : « Oui, bien sûr, nous sommes bien ici et maintenant, mais où est ici ? et, quand est-ce, maintenant ?

Cette double question, personne d’ordinaire ne se la pose, tant les réponses en semblent évidentes. Ici, c’est l’esplanade du château de la Vernade, à Chassiers, village du sud de l’Ardèche. Et on ira même jusqu’à donner les coordonnées d’ici en latitude, longitude et altitude. Pas de mystère ici ! Quant à maintenant, mon chronomètre m’en précise à la seconde près la date exacte. Bien sûr, elle est vite dépassée, mais il est toujours possible de se mettre à jour. Pas de mystère non plus à cette heure !

Regardons-y pourtant d’un peu plus près. D’abord, je pense que nous serons tous d’accord pour constater qu’en nous fixant sur cet instant, nous adoptons une attitude qui n’est pas conforme à ce que la vie ordinaire semble attendre de nous. Sensibles seulement à l’intensité du présent, nous abandonnons en effet toute projection vers le futur ou vers le passé, même si nous avons des souvenirs que nous croyons avoir vécus à cet endroit, même si nous envisageons d’y revenir ou de le transformer. Et si ces souvenirs ou ces éventualités ne se dissipent pas et parviennent à nous tirer en dehors de la présence de l’instant, nous les ressentons comme nuisibles, nous gâchant le moment. Sensibles seulement, nous n’éprouvons pas le besoin de conceptualiser, de prendre du recul. Nous nous faisons accueil, recueil. Poreux à quelque chose qui nous semble nous enclore, nous découvrons l’usage merveilleux d’un autre sens qui serait comme la quintessence (ou plutôt une « sexessence » !) des cinq sens ordinairement répertoriés.

Dans le même instant, nous voyons, nous entendons, nous touchons, nous humons, nous goûtons, sans qu’il soit possible de distinguer, de hiérarchiser, de classifier. Il ne reste qu’une évidence : l’épiphanie d’une présence.

Bien entendu, ce que j’en dis ici, je le dis. Je recours au langage conceptuel pour me faire comprendre. Je le reconstitue approximativement pour comprendre et me faire comprendre. Je ne le revis pas. Je le reconstruis. Je le fabrique. Et, l’inventant, je le manque et je vous fais le manquer ! Et c’est fort irritant et ce serait décourageant si, au cœur de cette irritation et par son biais, ne se levait la possibilité d’un autre « ici & maintenant », d’une autre irruption de la présence. Alors, je m’obstine …

*

vignette silhouette Perrin

(Il est possible d’avoir sur le plein écran cette image en plus forte résolution : il suffit d’un clic-gauche dessus puis taper la touche F11)

Avant cette parenthèse conceptuelle, j’essayais d’évoquer justement l’épiphanie du présent qui se manifeste « ici & maintenant ». J’y reviens (comme si on pouvait revenir sur tel ou tel « hic et nunc »!). Abandonné à l’instant intense, chacun de nous le sent coïncider avec soi, grandir, s’amplifier et ce faisant nous emplir au point que nous pourrions nous sentir au centre du monde, si justement le monde n’était là, partout et toujours, sans avoir besoin de centre. Il est aussi bien le centre d’un cercle infini dont la circonférence est partout et le centre nulle part que le centre d’un cercle ponctuel dont le centre et la circonférence coïncident…

Car ce que nous ressentons, ce n’est pas l’intensité de la nuit sur cette esplanade où se projètent des images et des sons musicaux, c’est la présence d’une sorte de point de fuite qui serait commun à toutes les perspectives possibles, un point de fuite dont la fuite rassemblerait toutes ces choses que le langage conceptuel sépare pour essayer de mieux les appréhender. En fait, chacun d’entre nous n’est plus alors que ce point de fuite, la fuite de ce point, une fuite qui serait tout aussi bien un rapt : soudain, nous ne sommes plus rien et nous sommes tout. Comme Yves Bonnefoy, je dirai que « l’univers (nous semble ici & maintenant) qu’une seule grande unité, indécomposable, respirante », à la fois abolissant toutes ces choses et tous ces êtres que le langage conceptuel a inventés et leur conférant une force, oui une intensité, que le langage conceptuel est incapable de leur donner. Comme si ces choses et ces êtres (chacun de nous, par exemple), dans le mouvement immobile de la fuite et du rapt, parvenaient à naissance à cet instant même, s’y révélaient dans un éternel état naissant.

Empruntant toujours à Yves Bonnefoy(« Entretiens sur la Poésie », page 295, Mercure de France), je dirai que le peuplier aperçu naissant dans la nuit transfigurée par « ici & maintenant » , joignant à contre-clair ses branches où frémissent des contrastes, me donne accès à une sorte de réalité, expérimentée de façon certaine mais à jamais non-verbalisable. Bien que je veuille éperduement croire qu’elle exige d’être par moi verbalisée.

*

À la différence du poète, je dirais aussi que cette réalité n’est pas composée de cette nuit, de ce peuplier, de ces ombres, de ces sons, de cet écran mais qu’elle m’oblige à me la représenter comme composée de ces choses. Ces choses ne sont peut-être pas des choses, au sens qu’elles seraient, avant que nous les percevions, inscrites réellement dans la réalité avec les formes, les couleurs, les sons, les odeurs, les contacts que nous affectons ordinairement à la réalité de la nuit, du peuplier, des ombres. Je suppose au contraire qu’il n’y a pas d’autre réalité pré-verbale (ou anté-conceptuelle) que la réalité une et indivisible : l’Être. Et je suppose que placé, ici & maintenant, en présence de sa manifestation, j’éprouve un choc instantané à me sentir à la fois annihilé et intégré dans le tout de l’Être. Je n’existe plus. Mais j’inexiste. Inexister, ce serait alors se percevoir contraint par la réalité (par l’Être, dont je rappelle ici qu’il ne peut se réduire à une personne ou à une chose) contraint d’apparaître dans le même et toujours immobile mouvement par lequel, ici & maintenant, la nuit transfigurée m’apparaît. Ici & maintenant, j’accède à l’existence, neuf et définitif, hors du temps et de l’espace. J’emplis « de ma légère existence » (pour reprendre l’expression de Rousseau) la réalité de cette nuit.

Comme ici & maintenant ne s’inscrit pas dans les perspectives du temps et de l’espace, je ne devrais pas pouvoir dire (mais je le dis quand même) qu’après ici & maintenant j’en reviens au langage du concept, du temps, de l’espace et que j’essaie « alors » de raconter mon aventure. Mais je le dis quand même car ces instants qui ignorent la durée et l’étendue exigent des paroles qui n’obéiraient à aucun lexique, à aucune syntaxe, qui exigeraient d’en rester sur « l’envers disloqué des mots » (Yves Bonnefoy), ce qui m’est impossible : alors (oui, alors : dans la durée), je passe à l’endroit loquace des mots pour essayer (en vain? en presque vain?) de raconter mon aventure.

Il y a tant de silence et tant de plein ici & maintenant, tant d’immobilité aussi que la prose ne peut qu’y faire allusion. L’allusion suffit-elle ? En un sens, oui : les significations que ses mots entraînent peuvent en effet entraîner à leur tour le prosateur et ses lecteurs (espérons-le !) dans une disposition d’âme (sur le mode de la pensée) et de corps (sur le mode de l’étendue) qui les met en mesure d’ accueillir ici & maintenant. Alors, ils s’apprêteront à vivre, en intensité – et non plus dans l’espace et le temps – la manifestation de la présence. Et si rien d’extérieur (rien qui vienne de l’espace ou du temps) ne vient perturber cet accueil, ce recueillement, alors ils aurant peut-être le sentiment exaltant de leur inexistence. L’endroit loquace des mots n’est donc pas (n’est donc peut-être pas) condamné à manquer ici & maintenant, mais il peut tout au plus espérer établir un contexte favorable. En aucun cas, il ne peut prétendre écrire ici & maintenant.

Reste qu’inexistants ou existants, nous nous représentons à nous-mêmes comme étant définitivement liés à la parole et que le simple fait de vouloir persévérer dans notre être (dans ce que nous croyons notre être) nous contraint, ici & maintenant, à passer de l’envers disloqué à l’endroit loquace des mots. Mais ce passage trahit obligatoirement ici & maintenant, puisque cet instant exclut tout déroulement temporel. Alors, on bricole : soit on n’insiste pas et on oublie l’instant magique (c’est sans doute le cas le plus fréquent : on se souvient qu’il fut, donc on croit ne pas l’oublier, mais on l’oublie), soit -comme je l’ai fait précédemment – on l’évoque conceptuellement/prosaïquement et on se contente de l’allusion (cas très fréquent aussi), soit on s’acharne à transcrire l’envers disloqué des mots et à inventer un langage fait de mots neufs que certains cherchent du côté des arts et d’autres du côté de la poésie.

*

Je voudrais insister sur ces deux derniers choix.

vignette F.Rohmer

C’est la reproduction (par scanner interposé) de la reproduction (par couverture imprimée interposée) d’une œuvre de Françoise Rohmer placée en couverture du recueil de poèmes « Eclats et Brèches », de Colette Gibelin. Là aussi, faire clic gauche + touche F11.

Je me représente le flash d’ici & maintenant comme une sorte d’explosion immobile : une pierre tombe à la surface de la mare et s’enfonce dans les profondeurs sans faire de ronds dans l’eau… Mais l’immobilité de l’eau là où la chute a lieu, je ne la ressens pas comme une absence de mouvement. Au contraire, ce serait plutôt le saisissement de la pierre s’apercevant qu’elle est eau ou tout aussi bien le saisissement de l’eau s’apercevant qu’elle est pierre : la réorganisation soudaine du monde par une infinité de réajustements immédiats sidère la conscience que j’essaie d’en prendre et cela chahute tellement et cela va tellement vite que c’est l’image même de l’immobilité, du silence. Comment transmettre cette aventure ?

Plutôt que d’en passer par nos mots – dont nous sentons bien qu’ils sont par nature incapables de recréer l’instant – il peut être tentant de recourir à des signes sensibles que leur caractère sensible apparente aux choses du monde. Ces signes sensibles nous semblent alors s’ajouter au monde et, s’y ajoutant, en bousculer l’ordre établi ou du moins la représentation établie que nous nous en faisons et, le bousculant, nous le faire apparaître sous un jour neuf, oui, à l’état naissant. Et cet accès à l’état naissant, nous faisons le pari qu’il est l’homologue de la traversée instantanée de la conscience par ici & maintenant. Sons musicaux, traces du pinceau sur une toile, taches et formes sur l’écran, proférations sur la scène de théâtre ou d’opéra, édifices et statues nous apparaissent comme des choses réelles puisqu’elles sont accessibles à la sensibilité qu’elles contribuent à remodeler de manière homologue à la traversée instantanée de la conscience par ici & maintenant. En ce sens, une œuvre d’art est réussie – quelle que soit par ailleurs la valeur qui lui est attribuée par l’histoire de l’art ou le marché – quand elle déclenche chez celle ou celui qui la perçoit un remue-ménage intime (pas forcément agité, on le devine, je pense) lié à cet incroyable accroissement d’être.

La ballade du saxo d’Archie Shepp parmi la nuit algérienne et ses crécelles. L’épaisseur qui s’amenuise et disparaît d’un coup de pinceau dans la couleur sur quelque tableau que ce soit. Le rond de fumée qui s’exhale du dernier soupir et le regard étonné d’une femme qui ne le regarde même pas. L’installation d’une voix de basse peu connue dans le volume des croisées d’ogives de l’église de Chassiers. L’accord parfait d’une petite statue de vierge à l’enfant, en bois, à la catalane et dans la pénombre d’une chapelle romane… Autant de choses réelles. Autant d’artefacts. Autant d’intensité. Autant de virtualité.

Je renvoie à ce texte destiné à une amie peintre qui présentait une exposition de son travail à Chassiers, en 2008.


Mais il peut arriver que des contingences personnelles orientent celle ou celui qui veut transmettre l’aventure d’ici & maintenant à s’acharner sur le langage pour tenter d’opérer enfin ce passage impossible de l’envers disloqué des mots à leur endroit loquace. Comment parvenir à conserver la fraîcheur native du pré-verbal (fraîcheur souvent éruptive, bouillonnante, explosive…) tout en l’écrivant ? Il n’y a pas de recettes, bien sûr, mais accepter cette contrainte c’est s’engager dans des formes qui bousculent les règles syntaxiques et lexicales de la prose dans la mesure où ces règles tendent toutes à réduire le mot au concept, à en privilégier la signification sur le matériau. Or ici, pour le poète, le matériau verbal compte plus que les significations, même si le duel de celles-ci avec celui-là peut contribuer à l’avènement du poème. Avec le poème, les mots essaient de conserver cette matérialité que la prose leur demande de dépouiller : ils s’essaient à se conduire en choses. En choses dotées de ce que nous attendons d’une chose : son épaisseur (sa troisième dimension), son rugueux, son contact, ce que nous appelons « sa réalité ».

Et nous comprenons bien (conceptuellement !) qu’il y a là une nécessité : placés au contact de l’Être par ici & maintenant, nous avons ressenti ce que l’Être est, son épaisseur, son rugueux, son implacable opacité, donnés et repris d’un seul coup, et nous essayons dans le poème (écrit ou lu) de maintenir actifs et naissants ces caractères. Alors, le recueil de poèmes ne se présente pas comme un roman, le papier y joue son rôle et la police de caractères et le corps et toutes les indications graphiques (le vers, la strophe, la césure, le rejet… l’imagination des poètes semble sans limites) et le bruit des phonèmes et de leurs agencements (leur musique, mais pas seulement, leur texture aussi, voire leurs fragrances à parfums d’asphodèles – « les souffles de la nuit flottaient sur Galgala ».
J’ai essayé dans plusieurs billets antérieurs

(aller à De l’inexistence et aller sur les renvois à Yves Bonnefoy, Bernard Noël et Colette Gibelin)

de souligner cette dé grammaticalisation des mots que le poème tente et ce n’est pas (seulement) par jeu. En fait, appliquée à un poème entier, surtout quand il est assez long, la tentative se révèle décevante car le commentaire qui l’accompagne se déroule nécessairement dans le champ des concepts et paraît bien bavard par rapport à ici & maintenant.

Quelle que soit la précision du commentaire, l’impression de bavardage demeurera. Mais il est important et souhaitable qu’elle demeure ! Je suis convaincu, en effet, qu’elle nous permet à la fois d’appréhender l’irréalité de la pensée conceptuelle et du monde auquel elle est adéquate (notre monde, celui dans lequel nous croyons exister, le seul où nous puissions vivre durablement) et de « réaliser » ce qu’ici & maintenant nous apporte dans les instants de présence. Nous ne pourrons pas suivre le passage de l’envers disloqué à l’endroit loquace, puisque ce passage n’est pas de notre monde (et puisqu’il n’est donc pas un passage !), mais la désillusion du bavardage – aussi déprimante soit-elle souvent – peut nous suggérer un nouvel accès à ici & maintenant. Je pense en particulier à cette confidence de Bernard Noël : «Cet infranchissable pourrait être l’autre nom de la mort. Un nom qui dirait, pas la mort, mais l’intrusion subite du mourir, verbe actif mais d’une activité réduite et foudroyante», laissant bien sûr à ce poète le choix de ses mots mais leur substituant des synonymes : cet infranchissable pourrait être l’autre nom de la naissance. Un nom qui dirait, pas la naissance, mais l’intrusion subite du naître, verbe actif mais d’une activité réduite au foudroiement.

*

pour Amandine et Jean-Pierre Menuge

comme en remerciement

dix-sept ans
comme on est sérieux quand on a dix-sept ans
dans le giron des jupes le violoncelle
repose le silence espère
dehors la nuit ce soir dans le couchant
n’en finit pas de lever son bras nu
la main à l’archet suspend son geste
on retient son respir
l’espère du moment aspire à l’être
quelque chose se déporte s’ouvre et fuit
le violoncelle et le clavier s’accordent un soupir
déjà le monde n’est plus
le monde
l’être est et c’est tout
on n’est déjà plus qu’un
à peine un peu plus que rien
on emplit de ce rien le monde qui n’est plus le monde
on s’en va on s’en vient on ne sait
plus
ou à peine
La nuit ce soir dans le couchant n’en finit pas de lever
le ciel
son or évanoui le ciel
est lisse et tendu pour l’accord
l’espère et le respir suspendus au geste de la nuit
elle advient de si loin
d’un si profond nulle part
de partout
au plus bas de la plus basse des cordes une main
s’apprête
quelque chose se déporte s’ouvre et fuit.

*


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Récit, quelque peu exalté (mais il y avait de quoi !) d’une soirée théatrale donnée par le Festival de Labeaume sur la place en haut du village.

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Ou : de l’inexistence (17)

Connaissons-nous Bertran de Born ? Comment pourrions-nous le connaître !

Disons que nous le classerions spontanément comme un « troubadour ». Cinq ou six noms surnagent ainsi pour ceux d’entre nous qui ne sont pas des spécialistes de la littérature des douzième et treizième siècles. Il y a Peire Cardinal, Bernard Marti, Bernard de Ventadour, Guillaume d’Aquitaine. Et il y a Bertran de Born. Un peu interchangeables à nos yeux les uns avec les autres, ces « troubadours », nous les imaginons, passant de châteaux en châteaux, de cour en cour, d’Anjou en Limousin, d’Aquitaine en Languedoc, de Provence en Catalogne, et chantant – s’accompagnant du luth ou d’un instrument voisin – dans une langue embellie par les misères qu’elle subit par la suite.

Célébrant l’amour et la guerre, le printemps et Dieu. Nous les imaginons (nous nous les imaginons) introduisant un peu de civilisation dans la sauvagerie des Moyens Âges, à la fois « courtois » envers leur Dame et si précis parfois sur tel ou tel de ses charmes, à la fois respectueux de la chevalerie et libres de propos sur ses excès, à la fois amoureux de la paix et passionnés de tournois et de batailles. Aplatissant allègrement l’histoire, nous les voyons annoncer trois ou quatre cents ans à l’avance l’allant des condottiere de la Renaissance réinventés par Stendhal. Il s’en faut de peu que nous embauchions dans leur troupe Jean Pic de la Mirandole. Ou même Fabrice Del Dongo, surtout sous les traits de Gérard Philippe !

Oui, le troubadour est un stéréotype grâce auquel la fantaisie surgit des années noires, zébrant d’inattendu les pierres enfumées et plutôt disjointes des mottes féodales. L’espace d’un ennui, rendant souriants les mufles avinés des soudards de la garde. Le troubadour, c’est au pire des enfers l’éclat du Paradis. Oui, nous avons bien besoin des troubadours. Même si nous ne les connaissons que de si peu et de si loin, vaguement encouragés à les célébrer par Aragon, par Ezra Pound ou par Jacques Roubaud.

Mais si, alertés quand même par tel ou tel historien sur les contre-sens que cette approximation risque de nous faire commettre, nous nous essayons d’y voir d’un peu plus près, alors le stéréotype implose. Ou semble imploser. Prenons Bertran de Born, après le livre (et le travail) que Jean-Pierre Thuillat vient de lui consacrer. Ce livre a pour sous-titre : « Histoire et Légende », ce qui suppose qu’en soumettant les assertions de la légende aux exigences de l’archive, on peut espérer atteindre l’histoire. Une histoire non légendaire… Ce qui est sans doute une autre histoire.

*

Jean-Pierre Thuillat fait remarquer que les images qu’évoque en nous le nom de Bertran de Born viennent moins de ses poèmes (poèmes chantés, mais sans doute chantés par son jongleur habituel : Papiol) que des petits textes ajoutés aux poèmes par les copistes du treizième siècle pour gloser (« razon») ou pour présenter le troubadour (« vida »). C’est à partir de ces ajouts fantaisistes que Dante a fixé comme définitivement un Bertran de Born infernal : au fond de la neuvième fosse du huitième cercle de « L’Enfer », Dante, accompagné et protégé par Virgile, croise une brute décapitée poignant sa tête comme une lanterne pour éclairer un peu les sinistres lieux ! Comme Mahomet, Bertrand de Born est condamné à l’Enfer pour avoir, par ses paroles, déchiré l’alliance du père et du fils, du seigneur et de son vassal, du frère et du frère et donc désordonné le monde voulu par le Créateur. Et comme l’archive montre à l’évidence que le troubadour prit parti pour « le Jeune Roi » contre « le Vieux Roi », Henri II Plantagenêt, et pour « Le Jeune Roi » contre Richard Cœur-de-Lion, son frère, nous voilà convaincus qu’il n’y a pas de fumée sans feu et que les outrances enflammées de Bertran ont pu le conduire en Enfer. Un Enfer, d’ailleurs revu et corrigé à la manière romantique par Gustave Doré :

Bertran de Born

La plupart des poèmes de Bertran conservés en archives sont des « sirventes », c’est-à-dire des chants (des « canso ») toujours plus ou moins liés aux querelles politiques, aux rapports de force entre grands seigneurs. Et il est certain qu’ils ont pu être entendus comme des textes de propagande moins destinés à influencer la postérité lointaine que les auditeurs du moment. Quand Bertran de Born invite tel grand seigneur à mettre ses biens en gages pour s’acheter de quoi décabosser son armée ou tel seigneur un peu moins grand à sortir de sa neutralité pour rejoindre tel camp, il est en effet tentant de le considérer comme « e bons domnejaire », un va-t-en-guerre impénitent, expert en dommages, méritant bien la neuvième fosse du huitième cercle.

D’autant que certains « sirventes » de Bertran – moins épiques, plus lyriques – s’attardent, malgré la brièveté du genre, sur le plaisir qu’il éprouve à guerroyer, à faire guerroyer ou à s’imaginer faisant guerroyer. « Bien me plaît, le gai temps de Pâques ». D’accord ! Et aussitôt apparaissent les fleurs, les feuilles et la joie des oiseaux, mais le même gazouillis musical (d’ailleurs de qualité : « Ben me platz lo gais temps de pascor que fai fuolhas e flors venir e platz mi quan auch la baudor, dels auzels que fan retentir la bocatge ») se prolonge pour dire « sobre los pratz » l’éclosion printanière des tentes et des pavillons, tandis qu’un habile travelling avant fait apparaître sur l’horizon « chavaliers et chavals armatz ». Eisenstein aurait-il fait mieux?

Et nous ne sommes pas ici dans le second degré. Tout le poème célèbre la beauté des massacres, avec un sens très précis de la mise en scène. D’abord, devant les cavaliers et leurs chevaux immobiles, l’agitation de « li corredor » des éclaireurs (en fait, le courir sus des soudards besogneux dont la présence est destinée à pratiquer la terre brûlée) qui « faz las gens e l’aver fugir » : huit pieds pour dire à la fois la fuite éperdue des paysans désarmés et le peu de biens (leur « aver »,leur avoir) qu’ils peuvent essayer d’emporter. Puis « l’envazor », l’avance implacable de la ligne cavalière, quand les soldats assiégés sortent à leur tour (« gran re d’armatz ensems venir ») avec en son centre et légèrement en pointe le seigneur, avant qu’un zoom focalise la chanson sur « l’entrar de l’estor », le début de la lutte (prononcer « l’entrar de l’estour ») et ce que celle-ci entraîne de chaos sur les épées, les heaumes, les écus, « chaps e bratz », les membres et les têtes. Avec , comble du chaos mais déjà annonce de la fin, ces deux très beaux vers : « don anaran arratge / chaval del mortz e dels nafratz » (et s’en iront à l’aventure / chevaux des morts et des blessés ).

Avant l’envoi (car chaque sirvente est suivi d’un envoi), les derniers vers avec la chute poétique : « per l’erbatge/e vei lo mortz que pels costatz: an los tronzos ab los cendatz » (et par l’herbage, voir les morts qui dans leurs flancs, portent les hampes avec leurs flammes). Et les historiens de faire remarquer que l’annonce du printemps était effectivement pour beaucoup de seigneurs le moment pour relancer la guerre interrompue par l’hiver… à condition qu’ils eussent de quoi remobiliser « mesnie » et « paratge ». D’où l’envoi qui recommande à l’hésitant (le seigneur « oc e no », soit « le Jeune Roi ») de tout mettre en gage si c’est nécessaire afin de ne pas rester trop longtemps « en platz ».

On mériterait l’enfer à moins ! Cependant Jean Pierre Thuillat observe qu’ici, c’est moins Bertran de Born qui parle que, par sa bouche et celle de son fidèle Papiol, son seigneur lui-même, c’est-à-dire soit le chef de la maison des Lastours (dont Bertran est à la fois le vassal et le beau-père de la fille) soit « Le Jeune Roi » Plantagenêt (celui qu’il feint d’appeler dans ses chansons « Oui et Non ») dont les Lastours sont de fidèles soutiens contre Henri II (« Le Vieux Roi » Plantagenêt) et Richard-Cœur-de-Lion. Mais l’égo du troubadour est tel (au moins, en chansons) qu’il s’identifie sans mal (et qu’on l’identifia sans mal) à ce « Je » collectif et qu’on peut dans l’allant du « sirvante » le voir grand seigneur batailleur parmi les Princes.

vignette Hautefort

(Il est possible d’avoir sur le plein écran cette image en plus forte résolution : il suffit d’un clic-gauche dessus puis taper la touche F11)


Or, Jean-Pierre Thuillat est convaincant quand il s’appuie sur la documentation pour montrer que Bertran de Born n’était pas vraiment un grand seigneur : son château de Hautefort est bien une pièce décisive de la puissance militaire en Aquitaine et Limousin, mais il n’en est pas le propriétaire « éminent ». La famille limousine des Lastours (qui est alliée plutôt au « Jeune Roi » Henri qu’à son père « Le Vieux Roi », Henri II, ou à son frère Richard Cœur de Lion) lui a confié la garde et la défense de ce château. C’est déjà beaucoup, mais c’est tout. Quand son frère cadet Constantin de Born essaiera, avec un certain succès au moins momentané, de lui ravir cette lieutenance, les deux hommes en appelleront aux Lastours. Et le château, même s’il a fière allure aujourd’hui sur sa colline avec ses murailles restaurées et ses tours et tourelles dans la manière Plantagenêt, était d’abord une « motte féodale » assez fruste, une de ces défenses que Richard Cœur de Lion prenait en série, sans avoir trop de coups à férir. Et il nous paraît bien évident, aujourd’hui, que l’image du sire de Hautefort rencontrée en Enfer par Dante et Virgile ne pourrait pas être retenue si on voulait accéder à un « véritable » Bertran de Born.

De la même manière, pour les mêmes raisons, qui souhaiterait approcher de la « réalité » de Bertan de Born serait obligé d’écarter aussi toutes les images qui ont été déduites, du treizième au vingtième siècle, et moins en France qu’ailleurs en Europe, à partir du poème de Dante. Bertran de Born devint alors, en Italie, en Catalogne, en Angleterre, un personnage shakespearien, tantôt célébré comme un patriote aquitain fomentant résistances sur résistances face à l’envahisseur anglais (avec quelque chose du « Grand Ferré », voire de « la Pucelle »), tantôt comme un rustre sublime, « une force qui va », dressant sa sauvagerie chthonienne face aux équilibres débiles du monde tel qu’il semble être. Il paraît qu’on tenta même de construire un opéra sur cette image.

Selon Martine Dauzier, c’est « l’Allemagne » du début du dix-neuvième siècle qui essaya le mieux de s’affranchir du Bertran dantesque : on sait que des courants nationalistes y animèrent une philologie érudite portée sur l’examen attentif des textes eux-mêmes, puisque, pour elle, la langue et l’écriture sont enracinées dans le même socle que la patrie et son histoire. Les analyses qui furent tirées des ‘ »sirventes » font alors apparaître Bertran de Born comme l’émanation d’une sorte de « douce France », assez paradoxale en un sens par rapport à ce que semble apporter une première lecture des poèmes. Comme si ces commentateurs tardifs avaient mis en relief ce que l’auteur des « sirventes » a plutôt placé en creux parmi les personnages hauts en couleur qu’il invente. C’est ainsi que le roi de France, Philippe II (le futur « Philippe’Auguste » de Bouvines) dont Bertran de Born ne cessa pourtant de regretter la pusillanimité (et que « Le Jeune Roi » essaya en vain d’attirer dans ses coalitions) apparaît alors comme l’inspirateur du troubadour.

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L’historiographie contemporaine souligne donc bien que « l’histoire » de Bertran de Born – au cas où elle serait possible – est encore à faire. Elle souligne aussi, plus involontairement, qu’en essayant de la construire, les historiens parviennent au mieux à élaborer des hypothèses de « conjointure ». Ce terme, repris par Martine Dauzier mais réinventé, semble-t-il, par des commentateurs de Chrétien de Troyes qui l’employait lui aussi, désigne un corpus de textes et de « faits » rassemblés, conjoints, par leur adéquation à une ou à des métaphores sur lesquelles un consensus (provisoire, mais vécu comme définitif) s’est dégagé. Dans ce cadre intellectuel, ce qui est avéré (donc, considéré comme ayant été réel), c’est ce qui « colle avec » la conjointure. Et l’hypothèse sur celle-ci est renforcée à chaque fois qu’une archive supplémentaire s’y intègre. Mais, pour peu que le présent (le présent d’où travaille l’historien) croie avoir besoin d’une autre conjointure et change de métaphore, les interprétations antérieures deviennent légendaires.

Jean-Pierre Thuillat ne manque pas d’appuis pour construire une conjointure différente. En particulier, des travaux assez récents lui permettent de plus prendre en compte la relative médiocrité du statut social de Bertran de Born et ses rapports avec l’abbaye cistercienne de Dalon où il s’est retiré à la fin de sa vie (entre 1195 et 1202). Combinée avec les apports des médiévistes de l’Ecole des Annales (Georges Duby en tête), cette prise en compte lui permet de reléguer dans la légende (souvent, dans la légende noire) bien des constructions qui furent prises pour argent comptant aux siècles précédents. Jean Pierre Thuillat se livre à « une reconstruction minutieuse de sa vie » et peut ainsi se réclamer d’un souhait émis par Montaigne (cité en exergue) : s’en tenir à « la matière même de l’Histoire, nue et informe… ».

Ce travail de déblaiement opéré sur les scories ajoutées par le temps et les idéologies à la matière même de l’Histoire est très bien conduit mais il s’opère dans le cadre d’une aspiration scientifique qui postule (sans s’attarder sur son postulat) qu’il y a quelque part un socle réel constitué à la fois du contexte de l’époque et de la personne même de quelqu’un qui exista sous le nom de Bertran de Born. Et, bien entendu, le personnage comme le contexte est déclaré, au terme du travail, «complexe … et riche de ses contradictions et de ses ambiguïtés ». Or, justement, non : l’objectif visé est nécessairement hors de portée de l’historien et de qui que ce soit. Bertran de Born n’aurait pas pu dire qui était Bertran de Born, même s’il ne se serait sans doute pas privé d’avoir un avis sur la question. Quant au contexte (qu’on le qualifie d’occitan, d’aquitain ou de limousin), à force de le reconstruire et d’y conjoindre de nouveaux éléments tout en en éliminant d’autres, il s’effiloche nécessairement. Comme n’importe quel contexte. À n’importe quelle époque.

Je pense qu’ici, nous pouvons nous apercevoir – je dirai : une fois de plus – que notre aspiration à atteindre grâce à l’histoire les anciens présents (« la matière même de l’histoire, nue et informe ») ne peut être que déçue. Certes, la déception est masquée, parfois même inversée, quand le récit de l’historien apparaît cohérent à la fois avec ses propres exigences de récit et avec d’autres récits qui s’articulent sur lui et auxquels il s’articule, mais il s’agit d’une cohérence littéraire qui émane du présent de l’historien. Après avoir lu le travail de Jean-Pierre Thuillat, je me fais certes une idée assez précise (malgré sa complexité) de Bertran de Born et du contexte, et même je lui en sais gré, mais le « personnage » que j’invente sous son influence relève du romanesque.

Même si cette image me semble plus adéquate que celle de la « légende » aux exigences de ce qu’on considère aujourd’hui comme la documentation, même si je ressens comme son auteur un certain sourire à repenser aux anciennes images du troubadour et de son temps, je ne peux pas y adhérer autrement que je n’adhère à un personnage de roman. Ce qui est déjà beaucoup !

Je regrette pourtant (et pour cette raison) que cet ouvrage important ne comporte pas les poèmes de Bertran de Born, in-extenso puisqu’ils ne sont pas si nombreux. Et surtout que Jean-Pierre Thuillat n’en ait pas, à partir de leur texture même, proposé une lecture qu’il est sans doute le mieux placé pour suggérer. On devine bien -mais on devine seulement – que le triple ancrage auquel il se réfère en introduction pour expliquer les raisons de son intérêt pour Bertran de Born l’a animé et l’anime encore. Son « indéfectible fidélité à la poésie », sa « connivence têtue avec (la) langue occitane », sa « connaissance intime des pays d’entre Vienne et Dordogne » (dont, accessoirement, j’ai eu l’occasion de profiter) lui permettent une évocation moins conceptuelle, je dirai plus poétique, de la présence du seigneur de « Autafort ». Cette présence, ici et maintenant, c’est-à-dire aussi bien au Gravier de Saint-Yrieix, le 27 février 2008 qu’à Dalon, le 8 janvier 1196, ne peut pas être évoquée, en son intensité, par l’argumentation conceptuelle la plus scientifique. Elle a besoin, pour paraître par accès, de surgir ou de sourdre dans les éclats qui chahutent « l’envers disloqué » des mots. Seule, une action poétique pourrait tenter d’y parvenir. Non condamnée par avance à l’échec.

M’appuyant sur le seuil recueil de Jean-Pierre Thuillat que je connaisse pour l’instant (et en l’ayant sous les yeux, car, entre Excideuil et Saint-Yrieix, je l’ai entendu lire des poèmes sur l’enfance qui m’avaient alors paru très proches de cet « envers disloqué ») et au risque sacrilège d’en détourner l’appel au sens – mais, après tout, pourquoi pas ? – j’aimerais qu’il tente pour cette présence ce qu’il réussit avec force pour l’émoi de l’amour, dans « Où l’œil se pose ». Oui, j’aimerais assez qu’il tente pour le petit seigneur de Hautefort qui s’en va se faire moine dans l’abbaye cistercienne de Dalon et pour ses canzons d’indiquer une façon de les recevoir qui nous permettrait d’espérer aller enfin en deçà des significations conceptuelles et d’apercevoir, fugitivement bien sûr, non pas Bertran de Born, mais une intensité hors du temps et de l’espace, une inexistence que nous aurions envie d’appeler Bertran de Born.

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excideuil

Le livre de Jean-Pierre Thuillat : Bertran de Born: Histoire et légende a été publié par les éditions FANLAC, à Périgueux, en 2009.


Ceux qui arriveraient sur ce blog par le biais de Bertran de Born pourraient trouver des précisions (ou des imprécisions supplémentaires) dans les nombreux billets de la série “De l’inexistence” et notamment à “Inexistence et Histoire”

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Je présente ici un texte dont j’ai écrit (il y a de cela peut-être trois ou quatre ans) la première phrase sans savoir ce que serait la seconde mais en sachant que celle-ci serait « dans le droit fil » de celle-là. C’est un procédé – quelque peu machinique – que j’utilise assez souvent pour laisser à l’écriture prosaïque plus d’indépendance qu’à l’ordinaire, puisque ordinairement l’écrivant sait à peu près ce qu’il va demander à son écriture, l’obligeant ainsi à se plier à son intention et renforçant ainsi son caractère conceptuel. Ici, le dispositif permet (ou devrait permettre) à l’écriture d’inventer (de « créer »?) son propre enchevêtrement de significations et de garder ainsi un caractère poétique dont je regrette souvent qu’il soit noyé sous la prose.

Autrement dit, l’écrivant feint de s’effacer sous l’écrit ou plutôt feint de tenter de s’effacer. Car, d’expérience, je crois savoir que mon écriture est suffisamment bien dressée pour me livrer docilement – et comme spontanément – un récit qui me conforte dans les représentations que j’ai de moi-même ! Il est d’ailleurs fort probable que si ce n’était pas le cas (ou quand ce n’est pas le cas), je considèrerais le texte ainsi produit comme un brouillon pour la corbeille. Il s’agit donc d’un leurre.

Pas tout à fait cependant. Ou pas seulement. Quand le célèbre personnage de cinéma auquel le titre fait allusion lance sa jambe droite et  son chamberlain dans une certaine direction pour immédiatement ramener la seconde presque au niveau de la gauche et le premier vers l’arrière, avant de redémarrer l’une et l’autre selon un axe ou plusieurs axes légèrement décalés par rapport au premier, le spectateur ressent bien qu’il feint de ne pas savoir où aller mais qu’il y va quand même.

Avec l’extraordinaire conviction qui accompagne l’humour.

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