Archives pour la catégorie “poètes”
Le recours à la poésie
Quelques Poèmes (2)
*
Le début de cette série de poèmes est ici.
Sur la nuque du soir la hulotte
Et son appel.
Le silence en mesure l’écho de relais en relais.
On a sans doute entrevu quelque chose.
On doute et les grillons froissent
La nuit
S’en vient.
Le lieu appelle, il ne prononce pas.
*
Le lieu appelle, il ne prononce pas.
Trop de vie s’en est allée par les pivoines de métal.
La toute jeune fille
Hante un horizon après l’autre.
Avant l’autre.
Il n’est épaule ni fossette qui tienne quand le soir
Défait
Pour la nuit
Sa chevelure de folle.
Les avoines aussi se souviennent.
*
Assise et depuis toujours dans ses jupes serrées,
Le lieu l’efface,
Le lieu l’appelle.
Est-elle hulotte ou seulement
Le sens des silences qui soutiennent son chant ?
Les grillons font chuter les étoiles
Et en couvrent ses épaules.
On se prend à attendre qu’elle se lève à l’horizon.
Le lieu appelle, il ne prononce pas.
*
Au bassin,
Les crapauds lancent des billes d’air frais.
Le rossignol
En fait des bulles.
Les avoines espèrent
Et
Plient.
*
À travers l’août, d’où vient cet attelage?
Il ouvre, roux, des sillons pour l’automne.
De part et d’autre, les mottes de la nuit
S’inclinent.
*
Le lieu appelle, il ne prononce pas.
Il ne prononce pas le lieu n’enferme pas.
L’appel de la hulotte déverrouille la nuit l’été.
Les portes battent le silence
Circule.
*
Les avoines racontent une histoire.
Les étoiles se penchent, basculent, recommencent,
Recommencent.
De travers, la reinette
Attend la suite.
*
L’été le soir sort ses marelles.
La reinette cloche-pied
Interroge.
Le lieu appelle,
La hulotte répond
Si peu.
*
L’enfer calme des envers de l’été,
On le devine si le vent décélère.
C’est le paradis aux avoines.
On ne veut pas savoir. On
Glisse d’un pas sur l’autre.
Signe après signe.
Horizon de l’horizon.
*
Le lieu appelle,
Il ne prononce pas il s’ouvre
(suspendue la cheville ne se posera pas, ni la socquette
blanche)
Il s’ouvre au suspens de l’être.
*
C’est fou ce qu’on est maladroit, si
la reinette traverse le soir, à cloche-pied.
Le vent
D’un revers,
Écarte les écumes de chaleur.
Le lieu appelle, il ne prononce pas.
Juste un peu
*
Et l’horizon s’éloigne de ligne en ligne,
Le ciel s’arrondit
Juste assez pour recevoir l’encens
Et les andains.
*
On fane, on hume, on est l’odeur de l’herbe,
On s’élève.
Rien ne manque à l’instant,
Sinon savoir si.
Des rumeurs de foins guettent.
*
L’espace au vent,
Les avoines s’inclinent,
Effacent soulignent.
L’août jette des cigales dans les yeux de l’été.
Le lieu appelle, il ne prononce pas.
Il plisse sa paupière d’herbe sèche,
Il attend que ça passe.
De terrasse en terrasse,
Les chaleurs s’éboulent.
Et ça passe.
*
Il y eut un fracas d’octobre,
Suivi d’un silence.
Depuis,
On attend.
*
Impatiences contre le ciel.
L’orage piétine, sargasses à l’affût.
On rêve. L’herbe aussi.
Ce qu’il en reste…
Le lieu appelle, il ne prononce pas.
L’avoine grille,
Les aines et les aisselles aussi.
Par le travers des nuages,
L’éclair fend
Les cigales.
Le lieu appelle,
L’herbe rêve, évaporée,
Toute pivoine éteinte.
*
La paume offerte, on
Aimerait tant qu’elle soit là,
L’avoine gauche,
Le suspens du lieu,
Son appel juste avant de se taire,
Quand la hulotte froisse
L’été la nuit,
Et l’orage rameute ses charrois de nuages en davalade.
Le lieu appelle, il ne prononce pas.
*
Éternellement sculpté là,
Sous les ciseaux des cigales,
Son être est d’être là,
De jeter à la face du fol qui passe
Le geste de l’envol
L’avoine et la hulotte.
Le lieu appelle,
Et le fol suffoque
Trop d’absence
Trop de sens.
Il ne prononce pas.
*
La Rouvière
1991-1993-2012
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Le recours à la poésie
Quelques Poèmes (1)
*
Écrits des avoines grillées contre le vent.
Quels signes désignent-ils?
Là-bas, les horizons, de respir en respir.
Ailleurs existe-t-il?
Le monde s’ouvre, se ferme, paume offerte.
Le lieu appelle, il ne prononce pas.
Tranquille, la folie des avoines souligne le silence des murs.
*
L’appel de la hulotte
La nuit
Entrouvre les pans de l’être.
Le lieu appelle, il ne prononce pas.
Au débucher, des rumeurs
Se réajustent et ramassent leurs jupes.
La hulotte mesure en biseau l’épaisseur de la nuit
Et reprend souffle.
*
L’être et la folle avoine, pacte signé sur le vent.
Paraphe de la bise, chassée de l’Escrinet,
Le lieu appelle, il ne prononce pas.
De guingois contredanse la question.
L’été file et les étoiles sont.
Le lieu appelle.
*
La mer, au delà. Les tumultes, au delà.
Ici, le suspens d’une voix.
Le lieu appelle, il ne prononce pas.
Appel sans hâtes.
Évidences et musique du silence dans les pierres.
Le chant de la hulotte dévoile
Et revoile
La nuit.
*
Les feuillages tremblent,
Le soir respire,
Les javelles de l’été s’ouvrent,
À quelle étrave ?
La hulotte, bientôt, épèle l’alphabet des étoiles.
Le lieu appelle, il ne prononce pas.
On espère un visage.
*
On envisage.
On pèse le pas du vent, le soir,
Par les châtaigneraies mortes.
On ne désespère pas.
Chahut des hirondelles, elles s’escriment,
Se déportent.
À contre-ouest, l’avoine dessine sur l’adret.
Le lieu appelle, il ne prononce pas.
*
Vingt ans (vingt ans déjà, que cela passe vite…) que ces poèmes ont été écrits pour la première fois et publiés dans la foulée, après maintes hésitations, pas toujours feintes. Trente-cinq ans, trente-cinq ans déjà qu’eut lieu et temps l’instant qui en décida comme il décida de tout. Que cela passe lentement. Cela ne passe pas. Cela est . Définitivement. Never never more. A jamais jamais plus.
Car ce sont des poèmes. Paroles certes, et les mêmes qu’en prose, mais démesurées et démesurées non par la souffrance ou la mélancolie mais par la perte de toute mesure, qu’elle soit du temps ou de l’espace. Cartographier et dater l’événement instantané reste possible, il y a pour cela des cimetières et des états-civils, et ce sont des signes qui assurent les survies, mais les mots du poème exigent de ne plus être seulement des mots. Sublime exigence, à la fois héroïque et grotesque. Car ce sont des mots et ils bavardent encore aux lisières du silence et bavardant encore, à tâtons, aux lisières du silence, il leur arrive soudain, à l’aveugle, d’enfoncer la canne blanche de part en part dans nulle part.
Si ne n’étais pas l’auteur de ces poèmes – ce qui est le cas puisque personne n’est le même, vingt ans plus tard -, j’en féliciterais l’Auteur. Je lui dirais qu’il sut trouver (mais où, mais quand?) les traces graphiques du seul instant qui vaille. Et qu’à sa place, je ne m’étonnerais plus que l’instant insoutenable (ni les cris, ni les larmes, ni les supplications ne suffisent à le soutenir) revienne si souvent, comme inversé de se répéter, toujours identique à lui-même. Ce qui fut atroce – et qui eût pu tuer et qui dévasta l’entourage de l’assassinée – ne cessa jamais d’être là. Encore aujourd’hui, la poigne de mort est là. Et elle est là pour ne jamais disparaître.
Mais la présence de l’instant éternel , en insistant, s’incruste dans le temps et l’espace et, s’y incrustant, s’y ajuste à l’âge et au lieu. Ajustement illusoire, mais non factice. Illusoire parce que ni la Rouvière ni les maturités inattendues du troisième, du quatrième et bientôt du cinquième âge ne feront oublier la poigne de mort. La sérénité, un brin haletante mais pas trop, qui me paraît sourdre de ces poèmes quand ils permettent de reconnaître un arrière-pays dessiné par le chant vespéral de la hulotte, n’effacera jamais ce qui à jamais ne sera jamais plus. D’ailleurs, tu es bien le premier à ne pas s’y laisser prendre.
Pourtant, rien de factice dans cette sorte de retournement qui inverse l’angoisse en sérénité.Tu le sais ou tu veux t’en souvenir : dans l’instant où ton corps et ton âme – non conscients, grâce au gardénal et à la trachéotomie, de souffrir à ce point – s’affalaient sans haubans, sphincters détraqués, perceptions hallucinées, articulations distendues par poulies et contre-poids, dans cet instant, par cet instant, tu réinventais le monde, tu le découvrais. Possible si présent que tu pouvais t’y sentir à l’aise.
Oui, à l’aise, dans une aise improbable mais vécue émerveillé. Ce corps crash and bury, excarné, explosé, incarcéré, sondé, drainé, assisté, devenu à la fois machinique et spirituel entièrement, s’inscrit alors dans un premier matin du monde dont il a toujours rêvé. Il sait déjà qu’il n’y a plus rien à craindre de ce désespoir – pas même qu’il disparaisse ou s’atténue. L’amour, l’amitié, l’affection sont là, définitivement ; tant de sollicitude, d’estime, de tendresse, de savoir-faire valident la blessure et réinstallent, mais neufs, mais vifs, le temps et l’espace.
Et la jeune morte au regard aigü ouvre à jamais la fenêtre de sa chambre en en retenant les volets avant de les rabattre contre le mur ensoleillé, offrant au petit matin de la Provence sa gorge d’adolescente. Présence permanente qui réoriente autrement la nature : la nature dans son état naturel, la nature à l’état naissant.
Tu es mûr alors pour découvrir à nouveau le lieu que tu découvris un jour (et c’était un peu avant le crash and bury) en y retrouvant la suffocation de Pascal : joie, joie, pleurs de joie, pluies de larmes intimes. Certitude bouleversante que le lieu est là où tout se noue, où l’infini silencieux se noue sur soi, où il t’arrivera un jour de mourir. Mourir comme on accomplit une fois encore le geste de naître avec le monde, le geste mille fois répété et à chaque fois autrement. Naître dans le réajustement de la nature quand, une fois encore, l’appel de la hulotte semble dénouer les liens.
*
Le lieu appelle des arrondis d’épaules.
Sur les fossettes de l’été le printemps
Se souvient encore. Il n’ose.
L’aube du soir se signe.
La hulotte le prend pour elle et en joue.
Bientôt, le rossignol
fera couler des gouttes de nuit
contre sa gorge de micaschiste.
Le lieu appelle, il ne prononce pas.
*
Il y eut
Il y eut le fracas d’octobre
Suivi d’un silence.
Il y eut un soir
Sans matin.
Et maintenant ?
*
Le lieu appelle, il ne prononce pas
L’avoine et la hulotte arrondissent l’être,
Dessinent l’ébauche d’une réponse.
Et déjà,la recouvrent.
L’âme et les grillons font un pas de côté.
*
Geste de l’épaule si la douceur la hèle.
Puis les grillons sont là,
Cachés sous les avoines.
Le geste s’efface il reste un souvenir d’épaule.
Le lieu ne prononce pas.
Ou à peine.
Les étoiles filent à l’anglaise sur la pointe des mots.
On hésite et finalement?
Une suite est là
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« de la suavidad de la sua vida »
ou encore : de l’inexistence (33)
5. Thérèse vers Antonin Artaud
Ce billet est la suite de 4. Rapt et ravissement.
Je reviens maintenant sur la partie douloureuse de la suavidad, celle qui peut faire dire à l’amante de Jésus qu’il faut qu’elle soit folle pour proférer dans le ravissement le chant si intime du jouir.
Dans son langage à elle, que Thérèse partage d’ailleurs avec son ou ses confesseurs, ce chant – elle en est convaincue – est formé de vocables inhumains qui ne peuvent être prononcés que par Dieu. Mais par Dieu parlant par les lèvres de son amante ravie, enlevée à elle-même (le ravissement a quelque chose du rapt) et accomplie suavement par cet enlèvement. Bien entendu, Thérèse se lamente (avec une pointe d’humour quand même) de sa faiblesse humaine (elle précise même souvent, de sa faiblesse féminine) et en particulier de n’être pas assez savante pour décrire exactement ce qui se passe quand Dieu parle par son corps. Mais il y a pas mal d’ironie quand elle regrette de n’avoir pas la science de ses confesseurs. Je serais d’ailleurs assez tenté de soupçonner dans cette ironie la conscience (inavouable) que le ravissement extatique qu’elle essaie de décrire fonctionne selon un modèle fortement suggéré par la jouissance féminine, si tant est qu’il y ait une jouissance spécifiquement féminine comme il y aurait une jouissance masculine.
Que dans sa confession, plus de trente ans après « les faits », Thérèse relate à nouveau des péchés de jeunesse qu’elle a déjà confessés, n’en doutons pas, et pour lesquelles elle a déjà reçu et mérité l’absolution, n’en doutons pas non plus, me semble pouvoir signifier qu’elle accorde une importance primordiale à cette jouissance érotique qu’elle a retrouvée maintes fois (mais toujours comme si c’était la première fois) dans l’oraison solitaire.
Dans le récit de sa vie, son objectif ne me paraît pas de se faire pardonner des plaisirs qu’il est indispensable de garder pour soi, mais de les sublimer dans un sens propre aux mystiques. Il ne s’agit pas ici, en effet, de la sublimation assez cucul et faux-cul de la dame patronnesse qui masque ses émois de lingerie en finissant par croire qu’ils n’ont jamais pu avoir lieu puisque sa vie de nonne les rendrait impossibles. Thérèse n’a pas de honte, même rentrée, quand son honor intime ne tient pas compte de la honra sociale. Son jouir, elle le revendique dans ce qu’il a de plus rauque, de plus démesuré. Car il est démesure : ce qu’elle cherche dans l’oraison mystique c’est de faire durer l’instant où le désir/souffrance bascule dans le désir/plaisir et elle ne peut le faire durer, cet instant, qu’en recourant à l’écriture.
Et dans une écriture qui est marquée dans sa chair d’écriture par sa destination et sans doute aussi par les hésitations (ou la confusion) sur ses destinataires : elle-même ? (mais qu’est-ce que ça veut dire?), le groupe de ses confesseurs ? (auxquels elle propose d’ailleurs de se constituer – avec elle – en une sorte de société secrète), les autorités ecclésiastiques qui doivent être convaincues qu’il faut abandonner la règle de mitigation pour le Carmel ?, l’Inquisition ? Dieu ? (mais peut-on écrire à Dieu, quand c’est Dieu qui écrit?).
Je fais l’hypothèse que Thérèse se débat dans son écriture, convaincue qu’elle est et pour se convaincre que c’est Dieu qui lui souffle les mots qu’elle a à écrire, qu’aucune des « puissances » ordinaires de l’âme (l’entendement, la mémoire, l’imagination, la volonté) ne peut se concentrer sur l’écoute de ce souffle, qu’il est nécessaire de les réduire au silence (ou de les fondre ensemble?) pour accéder enfin au rapt redoutable et délicieux qui rendra capable l’orante d’entendre Dieu, qu’il faut apprendre à l’âme à maîtriser son corps (c’est-à-dire, apprendre au corps à se laisser excarner en l’âme) si on veut les réduire au silence.
Les longs commentaires qu’elle donne sur ses manières d’oraison sont à la fois un plaidoyer (elle n’est pas une « illuminée », une alumbrada ; comme les autres), une direction de conscience dans le cadre d’une règle monastique non mitigée et une tentative, qu’elle sait sans doute vouée à l’échec, pour retrouver par le pouvoir des mots la jouissance suave de l’extase. Et qu’elle se contraigne ou soit contrainte à mener simultanément des combats si différents implique une contrainte supplémentaire, complémentaire et fondamentale : fusionner tout cela en un seul mouvement immobile.
Car l’acharnement de l’écrivain Thérèse est bien là : comment décrire le mouvement immobile, le monde sans espace, l’éternité de l’instant, l’oxymore généralisée, avec la langue des concepts, qu’il s’agisse de langues vernaculaires ou de langues savantes, aussi théologiques soient-elles ? Médiatiser l’immédiat ne peut se faire que par métaphore, en substituant la durée à l’instant, l’espace et le lieu au point infini et intense, la déduction chronologique à la déduction logique .Toute parole, même la plus banale, la plus mondaine, dirait Thérèse, qu’elle soit écrite ou prononcée, est à côté de la plaque, nécessairement à côté, nécessairement sur le mode de n’être pas ce qu’elle prétend être. Dieu, Jésus, l’Esprit saint, Thérèse, son âme, les puissances de son âme, son corps, toute partie évoquée de son corps, l’autobiographie, la suavidad, toute règle monastique, mitigée ou pas, sont des concepts qui sont ce qu’ils désignent mais sur le mode de ne l’être pas.
Au cours de l’oraison de ravissement, Thérèse sait qu’il lui faudrait être capable d’inventer des paroles qui s’imposeraient à elle, puisqu’elles seraient prononcées par son Dieu, des paroles qui coïncideraient exactement avec la pulsion qui les édicte, avec l’instant du jouir, paroles/cris, paroles/chant, paroles/râles. Au cours de ce rapt, Thérèse/Dieu prononce réellement ces paroles entre les lèvres que le Bernin a fixées avec son marbre, mais la Thérèse de l’autobiographie sait, et enrage de savoir, que les mots que son écriture griffe sur le support manquent inévitablement (inévitablement puisque le rapt, le rapt infini, est terminé, fini) ceux qu’ils essaient en vain de traduire, de transcrire plutôt.
Thérèse sait-elle que métaphore ne vaut pas métamorphose ? Que médiatiser l’immédiat, que substituer la durée à l’instant, l’espace et le lieu au point infini et intense, la déduction chronologique à la déduction logique, n’est possible que par un coup de force sémantique qui disjoint au forceps l’absolue unité du tout ? Oui, elle le sait et elle le sait, bien qu’elle ne puisse pas le savoir, car le savoir serait prendre de la distance par rapport à ce qu’elle aurait alors à savoir. Or, Thérèse, à ce point de son oraison, à ce point de sa jouissance, à ce point de son argumentation théologique, Thérèse croit savoir que son Dieu est tout entier présent, ici et maintenant, dans la sua-v-ida-d qui confond son âme et son corps, les anéantissant ensemble en les réduisant à un point, et les glorifiant ensemble puisque l’anéantissement est manifestation glorieuse de sa présence.
Seulement, l’écriture de la confession ne peut en rester à ce point, elle doit inventer une histoire, une intrigue, avec des protagonistes, des actions, des lieux, des temps. Elle doit métaphoriser comme si (la métaphore est déjà là !) elle écrivait sous la dictée de Dieu, comme si Dieu ne savait pas ce qu’elle a à lui dire, comme si Dieu se métamorphisait en son fils, comme si Jésus, ligoté à la colonne, rejouait par l’intermédiaire de Thérèse en jouissance les étapes de la Passion.
Cette métaphore de la Passion, avec ses lieux-dits, son calendrier, ses étapes est évidemment inévitable et pas seulement parce que Thérèse intègre son époque, son éducation, son orthodoxie, tout ce qui va conduire à sa canonisation : elle est surtout inévitable car aucun mot, aucune parole, et sans doute même aucune oraison ne peut coïncider avec l’instant permanent et définitif où l’être est sur le mode de la réflexion. L’être en soi n’est ni une personne ni une chose, il est et c’est tout et cette stase est, de façon permanente et définitive, sur une infinité de modes, parmi lesquels il y a le mode de la réflexion : dans la logique de ce mode (persévérant dans son être), la réflexion (qui n’est ni une personne ni une chose, ni Dieu) fait être le temps et l’espace, c’est-à-dire les conditions sans lesquelles elle ne pourrait pas persévérer dans son être, et avec elles la possibilité de la métaphore de base qui remplace (ou plus exactement : qui fait comme si elle remplaçait) l’être permanent, ponctuel et immuable par l’invention d’un monde soumis au temps et à l’espace et entraîné par eux.
La métaphore de base consiste à considérer l’être comme un monde qui serait infini dans le temps et l’espace, où le mouvement serait possible, où des métamorphoses seraient possibles, où des drames comme la Passion seraient possibles. À partir de la métaphore de base, des bouquets de métaphores annexes deviennent possibles par les biais des singularités conscientes, de leurs paroles, de l’écriture. Une gigantesque virtualité se met en place, que nous appelons la réalité, et dans laquelle l’illusion, l’erreur, le mensonge, l’imaginaire sont des modes de la vérité.
Dieu parle, un Dieu métaphorique, un dieu qui n’est ni une personne, ni une chose, ni un dieu, un dieu qui n’est pas mais qui n’est pas sur le mode de l’être, Dieu parle (mais silencieusement) et sa parole est déjà métaphore car ce n’est pas un sujet qui parle ; c’est un sujet, si, mais inventé par ce qu’il dit. Au commencement était le Verbe, oui : il était une fois… Une fois, oui, mais c’est tout. Il était une fois, et une seule. Pas de seconde fois. Pas de septième jour. Pas de genèse. D’un coup d’un seul, toujours le même, un verbe invente une interminable métaphore protéenne à la fois inscrite dans l’instant éternel (et donc sans origine, ni fin) et destinée à être lue (une légende donc) par des lecteurs qu’elle invente dans son fur et sa mesure et qui eux-mêmes sont de ce fait comme des personnages de roman, de plus en plus crédibles à leurs yeux au fur et à mesure, de plus en plus inscrits dans un espace et un temps (dans des espaces et des temps) au sein desquels ils se singularisent de plus en plus, au point d’ignorer qu’ils sont le verbe qui les invente, même si bien sûr c’est sur le mode de ne l’être pas. Car il ne peut y avoir de métaphore que sur le mode de n’y être pas. Le Verbe lui-même est pour ne pas y être !
Thérèse me paraît particulièrement sensible (c’est sa folie, bien sûr, c’est la démesure de sa sagesse) à l’effacement du Verbe sous l’accumulation de ses paroles. Elle s’agace (en incriminant ses insuffisances personnelles) de ne pas savoir s’empêcher d’en accumuler encore pour essayer justement de dire ce qu’est la présence de Dieu en elle. Non pas en elle, d’ailleurs, mais à sa place. À sa place ! Comme si Dieu pouvait être en quelque emplacement que ce soit ! Et quand elle s’efforce malgré tout de décrire ce que le ravissement lui permet de voir, son écriture précise aussitôt qu’elle voit mais pas avec ses yeux physiques, pas même avec ceux de son âme (comme si son âme pouvait avoir des yeux quand elle ne se confond pas avec son corps!) qu’elle voit mais que, non, elle ne voit pas ou pas seulement, qu’elle hume, qu’elle touche, qu’elle entend, qu’elle ingurgite dans la même sensation unique, suffocation absolue, en deçà de toute perception.
je n’entreprends pas de dire de quelle sorte il illumine l’œil intérieur de l’âme de cette puissante lumière, et montre à notre esprit une image si claire de lui-même, qu’il nous paraît être véritablement présent. Mais c’est en deçà de toute parole possible qui dirait ce qui est ainsi perçu. Et Thérèse a beau ajouter – et sur le ton mi-figue mi-raisin d’une qui n’y croit pas vraiment – C’est aux savants de l’expliquer; il n’a pas plu au Seigneur de m’en donner l’intelligence. Je suis si ignorante, et d’un esprit si peu ouvert, que, malgré toutes les explications que l’on a bien voulu m’en donner, je n’ai pu encore parvenir à le comprendre – elle ne peut empêcher (et n’en a pas l’intention!) que son confesseur (ou ses confesseurs) comprenne qu’il ne s’agit pas ici d’intelligence ou de vivacité d’esprit mais d’oraison, mais de la faculté de mener l’oraison à son ultime stade, qui serait le rapt émerveillé (donc, le ravissement) de l’orant par Dieu ( par ce qu’elle appelle ainsi, faute de mieux), son anéantissement/assomption : l’orant n’existe plus, il est.
Thérèse expérimente à chaque instant que Dieu n’est pas mondain mais que l’écriture de confession exige, comme n’importe quelle écriture, un récit qui le place dans le monde. Alors, elle va inventer des descriptions qui réalisent l’indescriptible. Et elle sera la première à en pressentir la platitude, voire le grotesque.
Je suis frappé par l’écho que le combat démesuré de Thérèse avec et contre son écriture éveille en moi, me renvoyant à deux écrivains que je connais mal mais dont j’ai lu, attentivement je crois, les rares textes que j’en ai rencontrés : Bernard Noël et surtout Antonin Artaud. Le premier évoqué ici me conduit au second nommé qu’il évoque magnifiquement là
Bernard Noël, voulant faire comprendre l’importance de textes posthumes de Artaud, note par exemple
Cette masse d’écriture est certes de l’écriture, mais c’est aussi la matière jailli(ssant) telle quelle d’un corps qui, longuement, a subi le pire des supplices, celui qui torture l’esprit. Je veux dire que cette masse est inséparable de l’état mental aussi bien que de l’activité mentale qu’elle exprime, et qu’elle doit à ce double contenu d’être unique dans l’histoire. Les cahiers d’Artaud sont des cahiers mais qu’on les ouvre, et ceci est le corps d’Artaud transfusé là par le phénomène d’une instantanéité d’écriture qui fait de ces cahiers le dépôt de ce que j’oserai nommer sa chair verbale.
Bien sûr, j’ai conscience de hasarder ici un rapprochement personnel, mais je le valide allègrement ! En effet, je suis convaincu que la continuité, voire l’identification Thérèse d’Avila/Antonin Artaud, pour neuves ou provocatrices qu’elles puissent paraître, soulignent à quel point l’écriture créatrice se situe aux limites du temps (éternel !) et aux confins de l’espace (infini!), tout près (en temps et en lieu, mais surtout en temps) où d’être contrainte d’en passer par le temps et l’espace pour les quitter, elle suffoque dans sa contradiction, sous le coup de ce que Bernard Noël appelle ici « une impression mortelle et sa sueur » là « la sueur de mots ». Ou encore : l’effroi du langage devant cet à-pic soudain taillé en lui transpire dans le poème. Il y a bien de ce désordre de la vie dans l’oraison de ravissement (et surtout dans certains textes posthumes de Artaud), mais à l’a-pic de l’instant où tout s’inverse, ce n’est pas l’effroi que je lis chez Thérèse, c’est plutôt la suavidad, comme si le passage permanent de la plus cruelle souffrance à l’allégresse la plus enthousiaste correspondait au moment où l’écriture, éprouvant à l’excès ses finitudes, bascule et disparaît en tant qu’écriture porteuse de métaphores.
Alors, le sourire de l’extase à la place des grimaces d’Artaud ? Pas si sûr, car Bernard Noël note bien :
Dans l’esprit de Bernard Noël intitulant son exposé sur Artaud « …corps à jamais imposthume », le corps d’Artaud dans sa tombe au cimetière Saint-Pierre de Marseille lui est complètement étranger, et en tout cas complètement étranger à ce feu qui semble l’avoir consumé. Un peu comme un affutiau sans importance dont on se dépouille dans le moment du mourir, l’abandonnant au pied du dernier lit, pantalon affaissé qui a perdu ses formes.
Bernard Noël suggère qu’Artaud est parvenu à guérir sa démence en identifiant son corps et son écriture, au point que la publication posthume des cahiers par Paule Thévenin apparaît comme un acte poétique (envisagé par Artaud, de son vivant) qui fait passer de l’envers disloqué des mots (la pulsion qui déchiquette l’écriture) à leur endroit loquace (les volumes publiés), la disparition du graphisme spontané illustrant à quel point il est difficile de maintenir dans la durée l’intensité du moment où le corps et l’âme coïncident. Sauf qu’ici, il est toujours possible (même si assez compliqué!) de retrouver l’âme en son corps, toujours en train de brûler, jamais posthume, à jamais imposthume.
N’est-ce pas là une sorte de « transverbération » homologue à, analogue à, identique à celle que Thérèse subit enfin quand le dard du chérubin s’enfonce et se retire de ce qu’elle appelle ses entrailles dans une souffrance déchirante dont la suavidad est telle que son âme/corps en éprouve une jouissance instantanée ? Blessure corporelle à jamais imposthume et qui n’a rien à voir avec les rares morceaux controversés qui restent de son squelette.
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« de la suavidad de la sua vida »
ou encore : de l’inexistence (33)
4. Rapt et ravissement.
Ce billet est la suite de 3. L’extase en-visagée.
Même dans ce que j’appelle la troisième partie de l’autobiographie (le moment où elle décrit beaucoup ses démarches pour obtenir les autorisations et l’argent nécessaires à la création de couvents qui appliqueraient sa règle monastique non mitigée) Thérèse multiplie dans son récit les allusions à son corps.
Comme dans tout texte théologique, le corps est bien sûr d’abord dévalorisé. Objet mondain, affecté de maladies souvent épouvantables, matériel encombrant qui rend les démarches impossibles ou les retarde, son corps semble pour Thérèse un triple obstacle qui la tire vers le bas, alors qu’elle aspire au ciel. Mais il me semble qu’elle s’est vite convaincue que, restant vivante malgré qu’elle en ait et désirant accéder de son vivant à la suavidad de la félicité, il lui fallait non seulement tenir compte du poids de ce corps mais en passer par lui, s’appuyer dessus pour que son âme soit enfin à l’unisson de Dieu.
Quand Thérèse affirme au début de son autobiographie qu’elle fut une très jolie fille et qu’elle passait de longs moments à sa toilette, elle précise aussi qu’elle dépensait beaucoup de temps à maintenir propres les différentes parties de son corps. Il ne s’agit donc pas pour elle de seulement souligner combien elle a pu perdre de temps et risquer le péché mondain pour des glorioles dérisoires, mais bien de signaler sans insister (c’est une abbesse qui s’adresse à des hommes) qu’elle avait alors (jusqu’à son entrée forcée au couvent et peut-être même après, pendant quelques temps?) une attirance dangereuse pour les attouchements corporels de l’hygiène et de la purification. Rien d’exceptionnellement pervers, c’est sûr, mais qui – rapproché des jeux de mains, de regards et de mots échangés avec les cousins, les cousines ou telle ou telle jeune amie à peine plus âgée qu’elle – conduisait Thérèse à frôler de près le fameux péché mortel et, par la même occasion … à ressentir des émois que son sens de la démesure transformait en jouissance. Et en jouissance sans doute non conforme à l’honneur familial (honra) mais que la jeune fille (non désapprouvée par la femme mûre) trouve conforme à un honneur intime (honor) qui exige d’elle qu’elle ne recule point face à la tentation, soutenue qu’elle est par l’intensité de sa foi.
Mais ce corps, si apte au jouir (et pour être clair, si hanté par la masturbation solitaire ou partagé) est aussi un matériau souillé par la maladie. Non pas tant par ce que l’on a longtemps appelé la maladie mensuelle des filles et des femmes (Thérèse ressent partiellement sa féminité comme cela, mais n’en parle pas vraiment) que par d’horribles atteintes qui se manifestèrent très tôt et très violemment, aussi bien dans son entourage que sur elle-même. Ses confesseurs pourraient même trouver qu’elle se complaît de façon morbide dans les descriptions parfois cliniques de septicémie, aussi bien sur telle nonne de son couvent à l’agonie de laquelle elle assiste que sur elle-même quand elle voit durant de longs mois son corps pourrir par tous ses orifices, avec des souffrances et des catatonies qui conduisirent le monastère dans lequel elle se trouvait à la préparer pour la sépulture, en lui coulant de la cire sur les paupières !
Des accès d’infections, de mutisme, de paralysie ont ainsi affecté la première moitié de sa vie et son autobiographie ( qui devrait être, je le rappelle, une confession) y insiste beaucoup. Bien sûr, ces maladies sont présentées comme autant d’épreuves que ses péchés méritent ou que Dieu lui fait subir pour la tester, mais je ne pense pas trop solliciter le texte en pressentant qu’il y a là autre chose.
Le corps souffrant peut être souvent un corps dispersé dont les parties les plus atteintes cessent alors d’appartenir à la totalité, prennent leur autonomie et, à la manière d’une dent malade et douloureuse, deviennent choses et annoncent la matérialité du cadavre. Mais il arrive au contraire que le corps souffrant acquiert par sa souffrance une unité qui se manifeste à la fois par le rassemblement de toutes ses parties dans une entité indivisible et par la fusion avec l’âme. Le corps est son âme et l’âme alors est son corps, si bien que Thérèse parle alors d’une douleur très éprouvante mais suave. Même si elle s’efforce de distinguer des degrés dans cette fusion, degrés qui correspondent aux différentes formes de l’oraison, il me semble qu’il va de soi pour elle que l’amalgame absolu du corps et de l’âme est, dans le même mouvement, annonce ou condition de possibilité de l’amalgame de l’âme/corps et de Dieu.
Suprême bonheur. Intense suavidad de l’extrême souffrance. Joie fervente, ardente que le corps souffrant éprouve à se sentir devenu âme par la vertu de sa souffrance mais qui peut aussi se ressentir comme la jubilation de l’âme quand son corps souffrant se confond avec elle, transformant la présence de la mort en jouissance. Ceci se passe évidemment en dehors de tout raisonnement déductif ; c’est instantané ; c’est irraisonné sans être inconscient ; et j’ajoute par hypothèse que cela fonctionne alors sur le modèle entrevu lors des premières caresses inventées par la jeune fille Thérèse.
Thérèse, celle de l’autobiographie, dit quelque part qu’elle a toujours eu beaucoup de ferveur pour certaines images que nous dirions pieuses et notamment pour celles qui veulent représenter le Christ à la colonne. Il s’agit d’une étape célèbre (et en tout cas célébrée) de la marche du Christ vers le calvaire. Une sorte de pause pendant laquelle, appuyé à une colonne et soutenu par elle, le Christ pose un instant sa croix et se lâche un peu. Autour de lui, la foule (parmi laquelle se trouvent bien peu de visages aimants) gesticule et le hue et le moque, retenue par un cordon de soldats romains. Le Christ est représenté nu (avec un pagne, bien sûr, mais plus suggestif que respectueux), musclé, un peu hélicoïdal du fait qu’il est attaché sans que ses liens n’empêchent tout mouvement, le visage fatigué mais souriant, tout en lui-même. Sensuel. Terriblement physique, humain.
Mais c’est un humain qui se voit accomplissant sa destinée divine et qui en éprouve un plaisir délicieux qui se confond avec la joie des muscles et des articulations qui se reposent enfin, un peu. Il sait que ses gardes vont bientôt le détacher de la colonne pour la montée au Golgotha. Il sait, il ressent, qu’il y a une identité parfaite entre le plaisir de la pause et ce qui l’attend, les coups de fouet, les crachats, le poids du bois et des épines, les clous, la lance… La pause annonce les souffrances qui vont suivre, mais ces souffrances annoncent, dans le surcroît de douleur qui arrive (l’ascension du Golgotha, la mise en croix, l’asphyxie, l’agonie), la dernière pause, celle de la descente de croix et de la sépulture, puis l’instant parfait de la résurrection où un homme mort se fond dans un dieu éternel.
Anéantissement et assomption. La définition même de la suavidad. De la jouissance. On comprend que Thérèse d’Avila confesse avoir beaucoup aimé l’image du Christ à la colonne. Et il me semble qu’un siècle plus tard, le Caravage a retrouvé une intuition qui peut être celle de Thérèse devant cette image.
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La suite est ici 5. Thérèse d’Avila vers Antonin Artaud
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« de la suavidad de la sua vida »
ou encore : de l’inexistence (33)
3. L’extase en-visagée.
Ce billet est la suite de 2.La provocatrice.
Dans ce qu’on peut considérer comme la seconde partie de son autobiographie, Thérèse reviendra souvent sur ces instants d’extase sur lesquels repose sa théologie mystique. Elle y reviendra non pas de façon événementielle (en contant par exemple de façon précise les comportements érotiques qui les rendent possibles), ni même de façon allusive (en permettant par exemple au confesseur averti de psychanalyser avant Freud et Lacan l’élan mystique, alors réduit à la sublimation de jouissances solitaires ou partagées), mais de façon philosophique. En insistant sur ses « manières d’oraison »
L’oraison n’est pas seulement la prière et surtout pas la prière formatée à laquelle semblent se tenir beaucoup de croyants. Il ne s’agit pas de s’agenouiller, de baisser la tête tout en levant les yeux au ciel, de réciter par cœur des formules pré-découpées. Ce sont là comportements de honra qui vous font rester dans le monde et ne vous mettent pas à l’abri des assauts du monde. Répétitifs et répétés, ils peuvent être utiles techniquement pour induire un certain isolement propice à l’oraison, mais Thérèse les vit surtout comme de fausses solutions, des échappatoires qu’elle soupçonne même d’être suggérées par le Démon. Bref, la prière ordinaire et ce qu’elle induit est trop mesurée. La démesure seule peut conduire à oublier complètement toute mesure mondaine.
L’oraison, c’est à la fois la recherche du cœur à cœur avec Dieu (et dans une certaine mesure difficile à mesurer, je vais y insister, du corps à corps) et le vécu de cette intimité. Thérèse d’Avila décrit minutieusement les différents mode de l’oraison et je ne vais pas les reprendre ici : ce qui m’intéresse – ce qui me concerne – ce sont moins les précisions sur les techniques d’approche que la description qu’elle arrive à donner de son jouir en oraison. Et aussi, la contradiction permanente (et indépassable, dont elle doit vivre les antagonismes définitivement antagonistes) entre ce qui est activité (et parfois hyperactivité) pour s’approcher du moment d’oraison, pour donner de la durée à ce qui est instantané, pour trouver l’écriture qui dira l’indicible, et ce qui est passivité (et don absolu) quand elle est dans ce qu’elle appelle la suavidad du jouir.
Ce qui me frappe le plus dans la lecture de cette autobiographie c’est l’acharnement (oui, démesuré) pour que l’écriture puisse outrepasser ses limites. On sent qu’elle peine à y parvenir, qu’elle n’y parvient pas mais en même temps que son échec est l’occasion d’une réussite.
L’irritation, la souffrance, ressenties par les pauvres mots et les pauvres agencements de mots du lexique et de la syntaxe des langages humains, si banals face à l’extraordinaire qu’ils doivent dire, excitent, oui érotisent la main qui tient le calame, cette main qui reste une main mais une main qui caresse, qui effleure, qui prend une autre main et lui demande d’effleurer, de caresser, et qui d’être ainsi démultipliée cesse d’être une main pour devenir un corps entier, entièrement érogène, tellement érogène et entièrement qu’il devient âme, l’âme qui – dans cet instant où le corps s’excarne en elle – s’incarne en lui, absorbe ses terminaisons sensorielles, voit, entend, touche, hume, goûte dans un même et immobile mouvement.
Je regarde le visage que le Bernin a sculpté pour évoquer Thérèse en extase et il devient merveilleux : la numérisation de la photographie et les agrandissements qu’elle permet nous introduisent, je crois, dans ce dénuement absolu, cette solitude démesurée que les théologiens nomment déréliction. Figé, exténué, harassé, ce visage semble à l’opposé de celui de la Joconde. Il n’est pas effleuré par un sourire qu’on dirait alors mystérieux, mais il porte en lui – par le rejet de la tête en arrière, par les yeux que ce rejet contraint à fermer à demi les paupières, par l’espace qui entrouvre les lèvres – la venue de ce sourire. Le contraire baroque du sourire de l’ange qui triomphe d’elle, en apparence.
Le marbre que le Bernin a sculpté ne lui permet pas de montrer (de faire voir) que cette venue n’est pas destinée à arriver à son terme, mais l’autobiographie de Thérèse recourt, elle, à l’écriture et l’écriture, immatérielle, peut se permettre beaucoup plus et décrire les larmes qui coulent du corps de l’orante, sans qu’elle s’en rende compte, mais non sans qu’elle voie que ces larmes sont ce sourire qui arrive et qui n’arrivera pas.
Il est, ce sourire, il est presque là, mais il est pour ne pas arriver à la surface. Ce n’est pas désespérant, c’est même le contraire : sa présence sur le mode de l’absence pose au contraire qu’il est définitivement là, qu’il y a toujours été, que ce visage (qu’on pourrait penser souffrant) n’est que pour le recueillir, dans un état où la souffrance est plaisir et le jouir est surcroît de souffrance. Thérèse parle à ce sujet de suavidad qu’on s’empresse trop de traduire par suavité. Même si le mot espagnol correspond effectivement au mot français, Thérèse lui confère une signification singulière.
Tellement singulière qu’il faut y porter son attention. Tout, dans ce mot, semble conduire à une édulcoration : aussi bien la définition du lexique que le tissu même des phonèmes qui le composent. Les sons consonantiques y sont très atténués au profit des voyelles : le corps même du mot est surtout composé d’une voyelle diphtonguée qui enchaîne presque sans rupture (le v ne se prononce pratiquement pas) avec une autre voyelle, séparée de la dernière par une dentale peu affirmée, le d final étant à peine audible. Mais cette mièvrerie de première lecture est annulée et inversée si on veut bien en revenir à la sculpture du Bernin : s-uavida-d commente alors, illustre si on veut , ce que montre à l’évidence le visage de l’extatique, l’écartement délicat des lèvres sous l’attouchement délicieux d’une souffrance bienheureuse. En fait, il y a là un vocable qui n’a jamais été prononcé et qui ne le sera jamais plus car, pour qu’il l’ait été ou pour qu’il puisse l’être, il faudrait qu’on puisse dire un présent éternel, immédiat.
Une autre extase sculptée par le Bernin, celle de Ludovica Albertini souligne l’intérêt que le baroque peut accorder à cet instant immédiat où, dirait Thérèse, el honor prend le pas sur la honra , signalée ici par les joliesses maniérées sur lesquelles s’enlève la sculpture? On s’en rend mieux compte en cliquant sur la vignette et en appuyant sur la touche F11 (pour les PC)
La suite est ici 4. Rapt et ravissement
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« de la suavidad de la sua vida »
ou encore : de l’inexistence (33)
2. La provocatrice.
Ce billet est la suite de 1.la démesurée
j’avais une sœur beaucoup plus âgée que moi, en qui je voyais une vertu irréprochable et une bonté parfaite; et cependant je ne prenais rien d’elle, tandis que je fis bientôt passer dans mon âme les mauvaises qualités d’une parente qui nous visitait souvent. Ma mère, voyant sa légèreté et devinant, ce semble, le mal qu’elle devait me faire, n’avait rien négligé pour lui fermer l’entrée de la maison; mais tous ses soins furent inutiles, tant elle avait de prétextes pour venir. Je commençai donc à me plaire dans sa société; je ne me lassais pas de m’entretenir avec elle: car elle m’aidait à me procurer les divertissements de mon goût, elle m’y entraînait même, et me faisait part de ce qui la regardait, de ses conversations et de ses vanités.
J’avais, je crois, un peu plus de quatorze ans lorsque s’établit entre nous ce lien d’amitié et cette confidence intime; et, dans toute cette première époque de ma vie, je ne trouve aucun péché mortel qui m’ait séparée de Dieu. Ce qui me sauva, ce fut sa crainte que je ne perdis jamais, et une crainte plus grande encore de manquer aux lois de l’honneur . Ma résolution de le conserver intact était inébranlable; rien au monde, ce me semble, n’aurait pu la changer; aucune amitié de la terre n’aurait été capable de me faire fléchir. Pourquoi faut-il que je ne me sois point servie, pour être toujours fidèle à Dieu, de ce grand courage que je trouvais en moi pour ne blesser en rien l’honneur du monde? J’ambitionnais avec passion de le conserver sans tache, et je ne voyais pas que je le perdais de mille manières, parce que je négligeais les moyens nécessaires pour le garder; j’évitais seulement avec un soin extrême de me perdre tout à fait.
Ce passage du début de l’autobiographie semble, à première vue, recenser une série de péchés véniels pour lesquels Thérèse a certainement dû obtenir depuis longtemps l’absolution, mais leur évocation (qui rappelle un peu la tonalité des « Confessions » de Saint Augustin) devrait justement attirer l’attention. Certes, il s’agit pour la Carmélite de conter dans quelles conditions elle eut à vivre réellement dans un couvent – événement majeur de son histoire – mais elle aurait pu expédier d’une phrase cet épisode, alors qu’elle éprouve le besoin, au bout de trente ans, de consacrer plusieurs longs paragraphes à décrire (sans décrire précisément, d’ailleurs) les fautes de l’adolescente. Il y a là un signal clandestin dont je ne suis pas sûr qu’il est inconscient. Je suis même convaincu du contraire.
Disons, pour mieux faire comprendre le récit et le commentaire proposés ici, que le père de Thérèse, Don Alfonso, craignant pour l’honneur de sa famille que les méchantes langues cancanassent sur le comportement déluré de la jeune fille, la fit enfermer dans un couvent voisin. Et c’est dans ce couvent, qu’elle découvrit les qualités et les défauts d’une règle monastique point trop sévère. L’événement a son importance mais il reste classique. Mesuré, quoi! Mais justement l’esprit de démesure, dont la Thérèse déjà âgée fait le moteur central de sa vie, va sortir la jeune fille de ses gonds. Sur le moment, elle accepte et sans se plaindre la punition. Elle ne fuguera qu’un peu plus tard.
Sur le moment, ce qui l’enrage ce n’est pas que l’on mette un terme à une période de liberté allègre, même si un peu acide, c’est qu’on intervienne au nom de l’honneur mondain. La langue castillane de l’époque semble avoir eu deux mots pour désigner la réputation d’une personne appartenant à une famille en vue : honra et honor. Par son comportement, Thérèse l’insoumise peut sembler mettre en péril son honra, son honneur mondain et celui de sa famille : le futur époux de la petite ne peut qu’appartenir à une famille de haut rang et elle doit rester pucelle (pour de vrai et même de réputation) si elle veut y prétendre. Or, Thérèse (et il s’agit aussi bien de la quadragénaire qui écrit sa confession que de la jeune fille dont elle refait la vie) n’a pas de mots assez durs pour vilipender l’attachement au monde que révèle la volonté de honra !
Mais elle s’en fout de la honra ! Elle sait qu’elle est restée et qu’elle restera pucelle, mais elle sait aussi, et c’est la femme expérimentée qui parle maintenant, qu’elle n’a pas su rester digne de son honor. L‘honor, c’est une sorte d’honneur intérieur qui vous contraint à rester fidèle, coûte que coûte, à votre croyance la plus intime et dans le cas de Thérèse fidèle à Dieu. Et c’est ce sentiment d’honor que j’interroge ici.
Quand l’adolescente, déjà femme comme on disait il y a un demi-siècle pour faire allusion à la puberté et non au pucelage, se livrait aux plaisirs des marivaudages mal maîtrisés avec les cousins mais surtout avec cette amie plus âgée, elle ne pouvait pas laisser de côté sa passion religieuse personnelle : elle n’ignorait pas qu’elle était sous le regard de Dieu, puisque rien ne lui échappe. Et d’y être ainsi – elle ne l’ignorait pas non plus – conférait à leurs jeux un appel intense auquel sa partenaire restait sans doute insensible (en tout cas, c’est ainsi qu’avec le recul, Thérèse la confessée la voit) mais que Thérèse la coupable ressentait aussi vivement dans son corps que dans son âme.
Honor eût été de se jeter sans retenue dans la jouissance pressentie, d’accepter enfin de la vivre pour ce qu’elle est : l’accueil ou plutôt le recueil du regard divin, son approbation sans limites de ce moment, comme hors du temps, où le corps, devenu une seule zone érogène et comme en dehors de toute distance, s’excarne en l’âme qui, de s’incarner, découvre ce qu’elle a toujours su, qu’elle est le regard de Dieu sur elle.
Une suite à ce billet se trouve ici :3. Thérèse et le Bernin
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« de la suavidad de la sua vida »
ou encore : de l’inexistence (33)
1. La démesurée.
Thérèse d’Avila a vécu entre 1515 et 1582, dans le Royaume d’Espagne. Cette période correspond bien à la grande époque de la Renaissance en Europe, mais l’Espagne semble occuper une place très particulière dans cette Renaissance. Vers 1515, on est plus occupé en Espagne par la volonté d’achever la Reconquista que de se livrer aux rêves de la Renaissance : la Reconquista, c’est en fait la conquête de la partie espagnole de la péninsule ibérique par des princes du nord s’appuyant sur une version très figée du catholicisme (ou comme ils disent, de la Chrétienté) contre des princes du sud s’appuyant eux plutôt sur une version très humaniste de l’islam et sur une version encore plus humaniste du judaïsme séfarade. Vers 1515, l’affaire est en voie de règlement définitif : les musulmans (les Maures) sont refoulés en Afrique du nord et les Juifs obligés de fuir (les ancêtres d’Edgar Morin se réfugient dans la Nouvelle Séfarade, Salonique, c’est-à-dire dans la partie grecque de l’empire ottoman) ou de se convertir plus ou moins sincèrement. Parmi ceux qui restent dans la péninsule les marranes sont soupçonnés par les catholiques de ne pas être sincères et ils doivent encore, quand naît la petite Thérèse, faire la preuve de leur loyalisme.
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Thérèse a ainsi son grand-père paternel qui a dû acheter fort cher le droit de vivre en paix dans le royaume des Rois Catholiques. Comme les textes de Thérèse ne montreront jamais ( à la différence des écrits de la plupart de ses contemporains) une quelconque hostilité aux marranes, on peut être tenté de voir un lien entre une de ses origines familiales et les dissidences dont elle a fait preuve par la suite.
Thérèse a à peine un an lorsque les couronnes de Castille et d’Aragon passent sur la tête de celui qui va être connu sous le nom de Carlos I en Espagne et de Charles-Quint dans le reste de l’Europe. Son empire s’étend sur ce qu’on appelle aujourd’hui l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, la Belgique et les Pays-Bas et donc l’Espagne plus une partie de la Bourgogne ainsi que les possessions coloniales de l’Amérique en train de devenir latine. Charles-Quint est donc sur le papier le souverain le plus puissant de son époque, mais son empire est tellement étendu par rapport aux moyens de communication qu’il restera constamment travaillé par des forces centrifuges qui le conduiront à abdiquer en 1555.
D’ailleurs, la Castille où vit Thérèse sera souvent en rébellion contre son souverain, sans d’ailleurs que rien n’en transparaisse dans l’autobiographie de Thérèse. L’abdication de Charles-Quint met son fils Philippe II à la tête des Espagnes, comme on dit encore, mais aussi des Pays-Bas et de la Bourgogne, bien au delà de la mort de Thérèse. On retient surtout de son règne espagnol, la volonté politique (appuyé sur une Inquisition plus sévère qu’ailleurs et sur un flicage généralisé) de défendre le catholicisme le plus dur contre l’influence mineure des hérétiques de tous bords : protestants, bien sûr, mais aussi par exemple les catholiques exaltés connus sous le nom d’Illuminés ou Alumbrados et qui sont en fait des mystiques. Et là, Thérèse n’est pas loin.
La première mouture de ce texte (qui semble avoir été remanié plusieurs fois) a été écrite alors que Thérèse a 45 ans, ce qui ne me semble pas sans importance pour en comprendre le contenu : c’est déjà une femme âgée (beaucoup plus qu’une quadra d’aujourd’hui), mais elle reste une femme de désirs et désirable. Son confesseur lui demande alors d’écrire ce qui apparaît d’abord comme une confession destinée à expliquer comment elle se représente son état quand elle est convaincue d’être en présence de Jésus. S’il demande, c’est-à-dire exige, cette explication, c’est pour au moins deux raisons.
C’est d’abord pour que Thérèse montre comment sa vie antérieure l’a conduite non seulement à se faire religieuse mais en plus à vouloir réformer et durcir la règle monastique qui régit alors les Carmélites : Thérèse en effet refuse depuis longtemps la règle de mitigation (la règle mitigée) qui autorise les Carmélites, théoriquement coupées du monde, à maintenir des contacts avec leur famille et leurs alliés. Thérèse sait en effet, et d’expérience, que ces contacts sont l’occasion de relations personnelles dont le Démon se sert pour mettre les religieuses en état de péché mortel. Ce que son confesseur exige d’elle c’est qu’elle fasse état de ses expériences passées pour justifier son extrémisme. Si on en croit Thérèse, il lui aurait aussi demandé de ne pas être trop circonstanciée quand même sur ses expériences ! Il y aura donc du non-dit dans cette confession!
Son confesseur – qui partage parfois les élans de son ouaille et en soupçonne d’autant mieux les équivoques – lui demande aussi de bien faire comprendre (à d’éventuels inquisiteurs, par exemple) que ses élans mystiques ne sont pas inspirés par le Démon mais par l’amour divin. Il semble en effet que le seizième siècle espagnol ait vu se multiplier les Illuminés et surtout les Alumbradas que les autorités religieuses de l’époque considèrent comme « hérétiques ». Jean de la Croix (un voisin, un ami, presque un élève de Thérèse) est ainsi soupçonné de confondre de bonne foi le mysticisme et les séductions démoniaques. Aidé par deux ou trois collègues, ce confesseur ira même à un moment (c’est Thérèse qui le dit) jusqu’à exiger de Thérèse qu’elle éloigne ses visions en dressant contre elles le signe de croix, ce qu’elle fait (bien qu’elle en soit scandalisée) et ce qui ne les éloigne pas, nous dit-elle, puisqu’elles émanent de Dieu.
L’autobiographie de Thérèse peut être subdivisée en trois mouvements successifs auxquels il arrive de se chevaucher. Dans un premier temps, essentiellement consacré à la manière dont Thérèse, à quarante-cinq ans, se remémore son enfance, son adolescence et son entrée dans l’âge adulte, il s’agit vraiment d’une confession dans laquelle elle décrit l’état de péché que son attachement au monde lui a imposé. Ensuite, le texte – sans perdre complètement son caractère de contrition – présente, de façon à la fois imagée et détaillée, les différentes formes ou stades de l’oraison qu’elle a pratiquée et qu’elle recommande aux Carmélites qui viendraient à vivre dans un monastère respectant une règle plus sévère que la règle de mitigation. Enfin, revenant à un récit plus chronologique, Thérèse raconte ses démarches pour imposer aux pouvoirs politiques et religieux la création des premiers couvents du Carmel obéissant à une règle exigeante.
À quarante-cinq ans, Thérèse se représente et représente la petite fille qu’elle fut comme une gaminette continuellement tentée par la démesure. Âgée de 7 ou 8 ans, ne réussit-elle pas à entraîner son frère encore plus jeune dans une fugue au terme de laquelle les deux enfants espéraient rejoindre le monde des Maures musulmans pour s’y faire décapiter et ainsi témoigner de la grandeur de la foi chrétienne ! Ils n’allèrent pas bien loin. Loin de s’en offusquer la religieuse qui se confesse, quarante ans plus tard, éprouve visiblement une sympathie amusée pour ce qu’elle ne considère pourtant pas comme une foucade puérile: en parler assez longuement dans un texte qui est plus philosophique qu’événementiel laisse entendre qu’il y a là du sens et qu’il faudra y revenir.
Obligée par la sévérité paternelle (qu’elle dira plus tard approuver) d’accepter l’enfermement à l’intérieur du domaine familial, Thérèse la petite s’obstine : au lieu de chercher le désert au delà de la clôture, elle va le construire de ses mains (aidée en cela par le frangin subjugué) en deçà. Elle se fera ermite. Et la voilà qui entreprend de construire un ermitage dans le parc, une cabane, évidemment mal ajustée, dans laquelle elle va pouvoir s’isoler et prier et aussi pester contre la pauvre arrogance des grands. Elle ne veut pas encore devenir religieuse, c’est trop facile, un couvent, vous pouvez continuer à y bavarder, à y croiser des regards, non, elle veut être seule dans son désert. Et si les pierres de sa cabane ont tendance à s’effondrer, tant pis, elle ira en construire une autre un peu plus loin. Et une autre encore. Et encore un peu plus loin. Et encore un peu plus isolée dans les frondaisons familiales. Bien sûr, Thérèse, la Thérèse de la confession, montre qu’elle a conscience de cette futilité, mais si elle en parle trente-cinq ans plus tard, sous le regard nécessairement glacé de son confesseur, c’est bien qu’elle y voit encore une fois un sens ou du moins un appel au sens.
Arrive l’adolescence. À ce moment, chacun des deux parents a son rôle, très classique, bien défini : le père est chargé de la sévérité et on l’aime et l’admire pour ça ; la mère, presque toujours en couches et presque sans relevailles et qui finira par en mourir, se charge de l’indulgence. Doña Beatriz vit presque constamment allongée et dans les moments où sa fatigue lui en laisse la force, elle lit, elle lit beaucoup et elle laisse traîner ses livres. Ce ne sont pas forcément des livres de piété. Ce sont même souvent des livres de chevalerie. Oh! tout à fait conformes à la morale banale que Thérèse commence à abhorrer, mais d’être lus comme ils le sont (en cachette effrayée du père, avec la complicité honteuse de la mère, déjà aux frontières de l’interdit) les récits du preux chevalier, toujours en proie à l’adversité, à la lisière de la défaite définitive et y trouvant une souffrance suave, changent de sens. L’adolescente y lit ce qu’elle leur apporte, le plaisir douloureux de l’excès, l’approche outrancière de l’exact moment où, transporté de joie et de souffrance, le héros terrasse enfin le monde.
Transfigurée par ses lectures, Thérèse se sait jolie fille ou comme elle dira d’elle trente-cinq ans plus tard – et trop conventionnellement pour qu’elle puisse se croire honnête – plutôt bien dotée en charmes par la Providence. Elle est surtout piquante, aussi libre d’esprit que de corps, elle est visiblement le pôle (toujours un peu décentré) d’une bande de jeunes gens de la bonne société castillane, beaucoup de cousins (un peu plus âgés qu’elle pour certains), quelques cousines ou quelques voisines, alternativement captivés par la petite qui rejoue avec eux ses livres de chevalerie et quelque peu surpris par les moments, toujours inattendus, où elle les envoie bouler, elle-même déjà ailleurs.
Ces jeux adolescents – auxquels se mêlent, sous le prétexte de les surveiller, telle ou telle amie de la famille – multiplient les occasions, recherchées, de faire les regards, les mains, les lèvres se frôler dans une ambiance d’autant plus rieuse qu’elle est plus trouble ou du moins troublante. Et la Thérèse de l’autobiographie éprouve, malgré le temps écoulé, la nécessité de préciser que le secours de la sainte grâce lui permit d’éviter le péché mortel.
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Stase et hypostases
ou encore : de l’inexistence (32)
Cela peut paraître du charabia ! Et même pas à la mode ! J’espère que ça n’en est pas. Ou pas seulement. Beaucoup de précaution pour signifier que je ne suis pas satisfait de ces mots pour désigner des concepts qui me paraissent pourtant polaires. Je les utilise, faute de mieux, parce que je me souviens d’avoir lu dans L’anti-oedipe de Deleuze et Guattari une formulation qui m’avait plu : la grande stase inengendrée pour évoquer l’être, l’être qui est et c’est tout. Une stase : quelque chose (qui n’est pas forcément une chose, même pas un ectoplasme ou beaucoup plus) qui est et c’est tout, quelque chose dont on puisse dire qu’on ne peut rien en dire, sinon qu’elle est et c’est tout. Hors du temps. Hors de l’espace. Elle n’est pas là. Ni ailleurs. Elle est. Elle n’est pas de tout temps. Elle est. Et elle est seule, logiquement, à pouvoir être.
Si j’étais chrétien, je dirais que les trois personnes de la Trinité sont des hypostases de la stase. Comme je ne suis ni chrétien ni professionnel de la philosophie, il est probable que je fais subir au terme d’hypostase un gauchissement qui ne me paraît pas aussi mal à propos que ça. Apparemment, Dieu le Père, le Fils et l’Esprit Saint sont des modes d’être de l’Être suprême, ce sont des hypostases qui en dérivent, sans qu’on puisse penser que la Trinité serait formée par quatre personnes. L’important dans l’affaire, c’est la dérivation.
Je fais l’hypothèse qu’il ne s’agit pas d’une dérivation chronologique, il ne s’agit pas d’un engendrement ou d’une création, il s’agit d’une dérivation logique qui s’apparenterait à une déduction. Si je déduis de ce que Socrate est un homme et de ce que les hommes sont mortels que Socrate est mortel, les trois propositions sont exactement simultanées, même si la troisième semble venir après la juxtaposition des deux premières. Et non seulement, elles sont simultanées mais elles ne se trouvent pas à des endroits différents de l’espace. La dérivation logique ou déduction me semble une bonne métaphore de ce qui se passe entre stase et hypostases.
Si l’être est et c’est tout (donc, la Stase), alors il est concevable qu’il soit sur une infinité de modes d’être qui sont tous, sauf un, inconcevables à l’aide de la pensée humaine et de ses langages. Sauf un. Cette exception n’est exception que du point de vue de la pensée humaine et de ses langages. Il me semble que concevoir le seul mode d’être que nous puissions concevoir conduit logiquement (et sans recourir à une quelconque chronologie) à le concevoir comme l’être (la stase) sur le mode de la réflexion : un des possibles de la stase c’est d’être concevable comme se retournant sur elle-même, sans bien entendu sortir d’elle-même, et se réfléchissant sans avoir besoin de miroir ni de quelqu’un ou de quoi que ce soit qui la contemple de l’extérieur. Immédiatement, sans avoir nul besoin de temps ni d’espace, la Stase fait être une hypostase, la réflexion. La réflexion n’est pas différente de l’être, elle est l’être sur le mode de ne l’être pas.
Sur le mode de ne l’être pas : cette expression (empruntée à Sartre) permet de préciser un point de cette argumentation. La logique évoquée au paragraphe précédent ne repose pas sur ou bien…ou bien ou sur ni … ni , c’est une logique du tiers inclus : la réflexion est et n’est pas la stase, elle est la stase sur le mode de ne l’être pas. C’est l’hypostase de la stase. Dans la plénitude immédiate de la stase, la réflexion semble introduire une différence, donc une sorte de moindre être. D’où le préfixe de hypostase. Mais cet affaissement d’être n’apparaît comme tel que parce que les langages humains ne peuvent pas éviter de supposer de l’espace et du temps. Si la réflexion est l’être sur le mode de ne l’être pas, c’est bien qu’elle ne fonctionnerait pas sans l’espace et le temps dont la stase n’a aucun besoin.
Pensée sous l’angle de son caractère d’hypostase (point de vue sans lequel il n’y a pas d’angles, de caractères, de points de vue…), la réflexion se donne immédiatement comme médiate : d’emblée, elle suppose un espace à morceler, à arpenter, à explorer et un temps pour que ces actions puissent se dérouler dans l’espace. Même si elle est bien obligée de poser que cet espace est infini et que ce temps est éternel, elle peut les découper l’un et l’autre en sous-ensembles et sous-ensembles de sous-ensembles, avec des mouvements qui, en prenant leur temps, permettent de passer d’un sous-ensemble à un autre: ce que nous appelons le monde et selon les besoins de notre entendement ou de notre sensibilité, la réalité, l’univers, la nature etc…
Certes, il n’est pas forcément agréable de penser que le réel est une image ou une conséquence de la réflexion universelle, alors qu’on souhaite et ardemment qu’il soit brut de brut et tout à fait pré-réflexif, qu’il se confonde avec la stase. Rassurons-nous : le monde est bien l’être, même si c’est sur le mode de ne l’être pas, c’est une hypostase d’hypostase. Il n’y a là aucune déperdition : il ne peut y avoir de déperdition dans le non-temps et le non-espace. Il n’y a déperdition que si on se place hypothétiquement du point de vue de la réflexion qui, par définition et du fait de ce qu’elle est sur le mode de ne l’être pas, présuppose en fonctionnant l’espace et le temps. Il n’y a pas de drame dans la stase. Il n’y en a pas non plus quand une hypostase, quelle qu’elle soit, est sur le mode de l’être. La possibilité logique du drame suppose le mode de ne l’être pas.
Le drame, c’est l’action, c’est l’intrigue : des personnages étiquetés se confrontent, parfois s’oublient, parfois se tuent, s’aiment, se déplacent d’un endroit à un autre et y mettent du temps, ne peuvent pas être à la fois ailleurs et ici et s’ils sont ici ne peuvent pas y admettre quelqu’un d’autre ni – puisqu’ils disposent chacun d’un corps – quelque chose autre. Ces personnages semblent ex-ister, se détacher sur le fond du réel brut de brut, agir, connaître.
Ces personnages sont de chair et d’os, ils existent, il agissent, ils connaissent réellement et ils déplacent des choses réelles parmi lesquelles ils vont et viennent et qui, parfois, les déplacent eux-mêmes ou les empêchent de se déplacer. Et ces choses sont choses réelles constituées de façon variable des quatre éléments et parmi ces choses, il y a ces choses que sont les corps de chacun des personnages. Et ça fait du drame, tragique parfois, parfois comique, le plus souvent neutre, banalisé. Le réel quoi! On existe, bon sang de bon soir, même si on s’amuse à croire que non !
Sauf que, sauf que il nous arrive d’éprouver le besoin d’en savoir plus : j’existe, l’humanité existe dans le monde réel qu’elle essaie même de connaître et même de dominer, mais je voudrais bien savoir, et l’humanité aussi, depuis quand ça fonctionne et ce qui se passait avant que ça fonctionne. On peut même croire aujourd’hui (oui, aujourd’hui) qu’on est tout près du but (enfin, pas du but mais du début) puisqu’il paraît qu’on sait même mesurer la distance qui sépare du moment initial le moment à partir duquel la science a à dire quelque chose! Même si ce quelque chose est plutôt hypothétique, ce serait le moment t1 qui serait séparé du moment t0 par une petite seconde divisée elle-même, la pauvre, par 10 élevé à la puissance 43. Vous voyez! on n’est pas très loin d’y arriver. C’en est même au point qu’on peut penser que le point de départ n’est qu’un point, au croisement de deux lignes imaginaires !
C’en est peut-être même au point qu’il est assez légitime de se demander si ce temps linéaire qui se réduit à un instant de plus en plus instantané et l’espace de ce point t0 qui est de moins en moins physique et de plus en plus mathématique, ne seraient pas dénués de toute réalité, au sens courant du terme. Et si le temps ne s’écoulait pas ? et si l’espace ne s’étendait pas ? Et s’il n’y avait jamais eu d’origine !
Tout de nous, tout en nous refuse cette hypothèse ! Du moins, tant que l’hypothèse n’aura pas clairement établi ce qui rapproche et ce qui différencie l’inexistence et l’existence. Pas plus que l’inexistence n’est ce que nos langages et leurs pensées nomment la mort, l’existence n’est la vie. L’inexistence, ce n’est pas seulement l’impossibilité logique que quoi que ce soit se détache sur fond d’être, c’est aussi (aperçue, mais logiquement, par la réflexion) une insistance qui pose sans relâche que la logique de l’être (quand il est sur le mode de la réflexion) exige qu’il s’apparaisse comme se dédoublant en arrière-plan et premier plan. Et si la réflexion fait retour sur son insistance (sans se déplacer, bien sûr ! et c’est d’ailleurs pourquoi ce retour est permanent), elle pose que le détachement du premier-plan sur l’arrière-plan est consubstantiel à l’être sur le mode de la réflexion. Dans le même mouvement (immobile), l’insistance signale l’impossibilité essentielle de l’existence et son urgence essentielle.
Et c’est pourquoi j’existe! Et c’est pourquoi j’existe, mais de travers. Et ce guingois là n’a rien à voir (au moins, directement) avec les incertitudes de mon âme ni avec les incohérences de mon corps. J’existe, mais de travers, comme existent mais de travers l’autre (les autres) et toute chose vivante ou inerte, réelle ou imaginaire, toute chose possible.
On peut, si l’on veut, disqualifier ce guingois en le nommant « néant » et en lui associant tout un tas de maléfices comme le doute, l’insatisfaction, la peur ou l’espoir de la mort, la nausée, les spleens, les saloperies de la vie… On peut y percevoir l’origine de la mélancolie et de la déréliction. On peut aussi le réhabiliter en l’identifiant à notre finitude et remarquer, alors, la force de cette présence de travers, s’en exalter, y exulter, percevoir à quel point (à quels points !) notre incomplétude est riche de ses manques. Mais, attention ! ce n’est pas le raisonnement argumenté qui conduit à éprouver l’importance de cette richesse.
Cette preuve (parfois, sans doute, une épreuve) n’est pas apportée par la réflexion. Certes, on ne peut pas la dire pré-réflexive, puisqu’elle surgit dans le même instant que le temps et l’espace, mais si la réflexion la met en évidence, c’est toujours a posteriori, c’est-à-dire en la manquant. En en manquant le surgissement, l’immédiateté, l’évidence. Notre inexistence est une existance : le désir insistant de se percevoir existant. De se percevoir surgissant. De percevoir surgissant le monde neuf de l’instant, ici & maintenant, dans le même élan que notre singularité. Jaillissante splendeur mais qui peut s’imposer à travers le manque et la faille. D’un seul coup, tout est donné. D’un seul coup, tout est perdu. Le monolithe est ébréché et ici & maintenant, par la brèche, écharde vive, nous le livre intact. J’ai envie d’appeler l’être, la stase, de le nommer ici & maintenant.
extrait d’un poème de Colette Gibelin
Et c’est sans doute pourquoi je suis fasciné par l’écriture poétique, par le poème s’écrivant. S’écrivant à chaque lecture ou re-lecture. Pressentons que les graphes du poème ne sont pas des mots ordinaires, même quand ils sont des mots ordinaires. Dans sa dé-grammaticalisation (ben, oui!) le graphe poétique parvient parfois (mais pas exceptionnellement) à sembler s’identifier à l’instant où ici & maintenant surgit comme en nous, et nous défait soudain, comme si l’hypostase retrouvait enfin sa stase. Il se passe là quelque chose comme un drame mais qui n’est un drame que dans la mesure où ici & maintenant s’enregistre en faisant naître immédiatement l’espace, le temps, la réflexion, une singularité individuelle, d’autres aussi, soit : les conditions de possibilité du drame. L’intensité, c’est ça, je crois : l’instant du jaillir neuf.
On lit ce poème de Colette Gibelin, on c’est moi, on c’est la réflexion mais sur le mode d’être moi, on c’est moi mais sur le mode de ne l’être pas, et soudain, la voix (la mi-voix) fait être, ouvre un aperçu sur cet ailleurs dont Yves Bonnefoy dit qu’il est pour être manqué, arrière-pays de la plus pure présence. Manque merveilleux qui brise la voix, la dépouille de toute emphase même quand elle pose inhabituellement l’accent, la voile, lui confère le caractère sacré d’une épiphanie et la dénonce un peu. Cette voix (qui m’est inhabituelle mais par laquelle, je me reconnais, d’évidence) ne sera pas jugée forcément appropriée au poème par ceux qui l’entendront, ni même par celui qu’elle habite momentanément, mais son porte-à-faux sonne juste en moi : le ton d’une cloche fêlée à la fin de l’automne parcourt sans durée un paysage jamais entrevu (même par l’auteure du poème!) comme semble-t-il le faisait l’angélus, durant les siècles ruraux, à travers les ondulations du finage; quand chacun, soudain, recueillait, mains jointes ou pas, tête haute ou baissée, son monde qui se levait, reconnaissable et neuf. La poésie pourrait être dite la voix de l’être en chacun de nous, ou plutôt son écho, ou plutôt ses ultimes vibrations, mais l’être ne parle pas.
L’être ne parle pas et à qui parlerait-elle, la grande stase inengendrée qui n’est pas une personne ni même une chose, mais qui, se repliant sur elle-même (Yves Bonnefoy a trouvé « l’infini noué sur soi »), fait être des hypostases infiniment nombreuses, à l’apparente déperdition d’être ? C’est sans doute – j’en fais au moins l’hypothèse – à partir de cette déperdition apparente que s’introduisent le temps et l’espace, et le monde, et cet écho de rien, et ces singularités personnelles, toi, moi, nous, que cet écho d’écho engendre, engendre et anéantit, par fulgurations dramatiques. Cette voix, oui, elle est sur le mode de n’y être pas, à la manière dont on nous dit que jadis les vibrations du clocher, caressant les surfaces du monde y faisaient naître et s’ébrouer des profondeurs insoupçonnées et reconnues. Et les ondulations des angélus pourraient être aussi bien crécelles de moulins à prières, cornes de brume, rappel de la chahada par le muezzin, guimbardes et tant d’autres chants que le poème rameute au plus intime de chacun de nous. L’être ne parle pas, mais nous l’écoutons, par instants.
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Une poésie jeté(e) dans les vendanges et
bousculé(e) d’azur
ou encore : de l’inexistence (31)
Ce texte (évidemment fort long, bien qu’il soit incomplet) sera repris dans une publication collective à venir consacrée à Colette Gibelin. Cette auteure n’est plus du tout une inconnue pour les réseaux de la poésie. Elle relèverait de ce que Jean-Michel Maulpoix suggère de penser comme un « lyrisme critique ». Pour ma part, il m’arrive de souhaiter – quand j’ai envie de croire à la possibilité d’une histoire des écritures depuis la deuxième moitié du siècle XIX – que soit noté, daté et illustré le réajustement qui s’opère peut-être depuis un demi-siècle vers le sujet, le lyrisme, le figuratif, bref vers tout ce qui a été vilipendé (et avec d’excellents arguments) par trois ou quatre générations de créateurs. Ce serait sans doute un moyen de saisir plus qu’intuitivement « l’extrême contemporain » que j’entrevois dans l’oeuvre de Colette Gibelin.
Ce rythme qui te martèle
Entends-le dans ta peau, dans ton ventre
Il jaillit, houle d’être
Il saisit la moindre occasion
pour sortir au grand jour
de la parole triomphante*(1)
Cette strophe est extraite de La grande voix lointaine publié en 2011 par les éditions Tipaza. Le poème est récent et semble confirmer – pour qui s’obstine à vouloir inventer une histoire de l’œuvre déjà longue de Colette Gibelin – une évolution qu’il est, à vrai dire, possible de deviner dès son premier ouvrage, paru il y a plus d’un demi-siècle. Énoncée sans nuances, cette histoire pourrait être dite le passage d’un lyrisme expressionniste à un lyrisme que j’appelle, avec les pincettes d’usage, ontologique. Donc Un si long parcours. Et pourtant, il s’agit ici, de défendre par hypothèse l’idée qu’il n’y a pas de parcours, sinon l’impression – parfois très présente – d’un cheminement obstiné parmi les fluctuations.
M’appuyant sur cette impression, je vais parler de moments, comme successifs, mais ce ne sont pas des moments au sens chronologique ; ce sont des moments au sens logique et cinétique du terme : un certain rapport de forces qui induit logiquement – sans avoir besoin pour cela du temps et de l’espace – la possibilité d’un différentiel de mouvement qui s’inscrirait alors sur l’espace, à l’aide du temps.
Dans un premier moment, la poésie de Colette Gibelin semble habitée d’une véhémence qui la déchire et qui émane de sa réaction personnelle à des événements de la vie. Ces événements, parfois désignés clairement, parfois de façon plus masquée, peuvent advenir calmement ( et ce sont souvent des pauses ou des promenades dans la nature, pas forcément méditerranéenne) mais ils ont le plus souvent un surgissement tragique, comme une rupture passionnelle, un lynchage dans le Casablanca colonialiste et surtout, bien sûr, un deuil épouvantable ou les mille preuves que le monde n’en est pas à une saloperie près.
Les poèmes de Colette Gibelin, à la manière du tableau célèbre de Munch, crient et demandent en même temps de quel cri ils sont ainsi traversé(s). Les couleurs s’étalent, mais explosent. Le paroxysme seul convient à cette première personne du singulier qui s’interpelle dans un vocatif qui mêle «tu», «il», «elle», «nous» et même «on». «(U)ne force qui va» convoque, un par un, les quatre éléments comme s’ils la crucifiaient. Le bonheur enrage comme le poète devant l’obstination de l’alexandrin*(2) qui se présente si facilement et qu’il faut alors briser.
Quand, après un silence d’un quart de siècle, les publications reprennent, de plus en plus ou presque serrées, impossible de croire à un apaisement. Le premier moment continue. Ou plus exactement, est là, est toujours là.
Et nous voici
encore une fois
jetés dans les vendanges et bousculés d’azur,
célébrant la beauté du monde*(3)
La vénéneuse beauté du monde. Car ce moment expressionniste du lyrisme de Colette Gibelin ne disparaît pas, même pour s’y fondre, dans un second moment qui lui succéderait selon une scansion qu’on pourrait dater. Non, s’il y a eu bien des ruptures qu’on pourrait dire matérielles dans sa vie, si ces événements ont marqué sa poésie de leurs parfums, de leurs ombres, de quelques tessons sur le sable mouillé, leurs restes ne permettent pas d’affirmer qu’avant ceci ou après cela le lyrisme de Colette Gibelin a changé d’ampleur. Il a toujours changé d’ampleur. Il change toujours d’ampleur et le temps ne fait rien en l’affaire.
Il y a toujours eu un second moment du lyrisme de Colette Gibelin.
« J’ai rêvé d’une vie profonde, intense comme l’éclair. Lourde parfois et pénible à porter, mais plus riche, mais plus vraie que le lent déroulement monotone des jours qui suffit à trop de gens. Tout mon être se révolte contre la banalité de ces existences sans ferveur et sans merveilleux. Mais je rejoindrai ceux qui résistent et nous l’emporterons… Je cherche le soleil, je cherche l’humanité fraternelle. Je n’enterrerai pas mes rêves de jeunesse. Je veux une vie libre et pure, ouverte à l’inconnu et sans préjugés, une vie de ferveur, qui se renouvelle et se crée sans cesse. Je hais la stabilité, l’immobilité sombre. Je hais la mesquinerie, je hais la sécheresse de cœur… Je lance mon appel à tous ceux qui ont saisi l’infini dans la poussière des chemins…. »
Ce texte a été publié en 1956, en introduction pour « Appel »*(4) le premier recueil. Sans doute a-t-il été écrit en 1955 ou même 1954 par une gamine de dix-huit ans, comme on était gamine de 18 ans quand on appartenait à la partie intellectuelle de la population européenne dans le Maroc des derniers mois du protectorat français et qu’on s’apprêtait au Lycée Fénelon à préparer et réussir le concours d’entrée à l’ENS de Sévres. Ce sont d’ailleurs, semble-t-il, les encouragements du professeur de khâgne qui la décidèrent de tenter la publication. Plus d’un demi-siècle plus tard, on imaginera facilement qu’il avait su apercevoir à la fois la sincérité de la gamine – une sincérité khâgneuse sachant se dérober à son propre regard – et son enracinement passionné dans la poésie française la plus lyrique : Victor Hugo, Leconte de Lisle, Hérédia, mais aussi Baudelaire,Rimbaud et bientôt Eluard et même, mais il s’agit du Cimetière Marin, Paul Valéry. Le vent se lève, il faut tenter de vivre…
Nous connaissons tous l’expression ici & maintenant, sorte de syntagme figé censé lier un instant et un lieu qui – d’être ainsi noués ensemble – renvoient à un mode d’être dont il nous arrive de rêver. Un mode d’être qui serait comme au delà ou en deçà du temps et de l’espace. Pas plus que le lieu n’est une fraction de l’espace, l’instant n’est une fraction du temps. Pas plus que le lieu n’est le résultat d’un fractionnement de l’étendue, l’instant ne provient d’un fractionnement de quelque durée que ce soit. Essayez donc ! Vous ne parviendrez pas à situer où est ici, ni à mesurer la date exacte de maintenant, ni surtout à évaluer & qui est beaucoup plus qu’une copule, une esperluette ! Un aperçu fugitif que nous ne sommes plus dans le concept. Nous ne sommes plus dans quoi que ce soit. Nous sommes, et c’est tout. Nous sommes et c’est le Tout. La majuscule est-elle bien nécessaire ? Que se passe-t-il donc ?
Ou plutôt, car notre saisissement est encore muet, que s’est-il donc passé ? Il ne s’est rien passé. Le souffle de l’aile du papillon ne fait pas plus frémir la surface du delta aux lotus qu’il ne déclenche les cataclysmes du Niňo. Le vaste monde reste le vaste monde. Et moi, là dedans ? Presque rien, c’est vrai, avec quand même comme le souvenir d’avoir entrevu que le vaste monde n’est rien, lui non plus, rien sauf quand un autre presque rien – tiens! c’est moi en l’occurrence – se confond avec lui et comme à son état naissant. À l’aube, ce qui naît cherche son nom, oui, Ocatavio Paz, et parfois le trouve ici & maintenant encore disloqué sur l’envers des paroles. Il faut oser le traduire sur leur endroit loquace, il faut oser le trahir. Car, il a plus d’un tour dans son sac, l’état naissant du monde, dans son sac à mots, surtout s’il est le sac du poète. Et quand il se trouve que c’est Colette Gibelin qui en tire – au hasard choisi par elle- ces mots de poème, alors – si d’infimes et innombrables conditions se réunissent – ici & maintenant fuse.
Tout est présent
A jamais présent
Désordre et altitude
L’instant brûle
Il n’a ni commencement ni fin
Il éblouit
Qu’on y songe : l’instant brûle, c’est le feu à son vif, c’est la foudre bien sûr, et c’est la source qui jaillit, et c’est le galet qui n’en finit pas de voler au dessus des torrents, le sel sur les blessures, la lumière aiguë des citrons, une ligne de crête, l’éternité qui se brise en éclats de silence et le vent fait vibrer l’impossible, un éclat d’hibiscus. Chacun de nous est poète. Colette Gibelin nous le rappelle. Chacun de nous vaque à ses occupations quotidiennes, le corps et ses palpeurs sensoriels occupés seulement à n’enregistrer de façon automatique (pré-formatée) que des sensations bien cataloguées – chaque sens bien séparé des autres, comme il se doit pour sembler vivre – la pensée occupée seulement à son train incessant d’idées toutes faites , parfois difficiles à suivre de concepts en concepts, souvent très lâche entre n’importe quoi et n’importe comment, chacun de nous fait de la prose – qu’il s’en rende compte ou non – et soudain, feu follet par les travers de chacun, l’instant est ici, ici & maintenant. Chacun de nous est poète.
Soudain, tu t’anéantis, et le temps et l’espace. Zoom extrême qui explose les traces, l’intense les foudroie et celui qui les suit. Jouir absolu, souffrance exquise que personne ne choisit. L’être te reprend : tu n’es plus personne, tu ne le seras jamais, tu ne l’as jamais été, tu es le tout. Tu es l’être. Et cela ne dure pas. Et cela n’a même pas (pas encore) le dur désir de durer. L’instant n’a pas à durer. Il est en dehors du temps, on te dit. Dans sa deuxième promenade, le Rêveur Solitaire renversé par un grand chien fou meurt. Il meurt à ce monde qu’il n’aime pas. Quel délice ! Et le voilà, allégé, qui emplit de sa légère existence le monde qui renaît. Ave Caesar, qui naturi te salutant ! Le monde à son aube. Le monde définitivement dans son infinitif futur. Il est de l’être de l’être d’avoir indéfiniment à naître. L’instant, c’est indéfiniment et définitivement, le premier matin du monde. La ferveur saisit celle qui s’en rend compte.
Et qui veut en rendre compte. Aspiration douloureuse où infusent les regrets, les remords, les mélancolies, les nostalgies de la belle âme. Et ses exultations. Et ses jubilations. Jésus ! Que ma souffrance suave, qui est aussi bien ma joie, demeure ! Que l’instant dure ! Que ce cri par lequel traversée j’ai ressenti mortellement qu’il faut le traduire, que ce cri, même trahi, même transcrit en langue vernaculaire, demeure ! Ô, faire flamber les mots / embraser l’âme d’un geste de papier/ je le pourrais/ mais il faudrait ne pas se laisser happer par le silence/ Oui, en dépit de l’ironie hégélienne ou des moues de Monsieur Teste, m’abandonner à la grande voix lointaine, comme venue des profondeurs (alors qu’elle est surface et, se retournant sur elle-même, qu’elle crée toute profondeur possible), comme amplifiée par la distance et l’âge ( lors même qu’elle délimite l’espace et le temps), comme issue de mes entrailles, alors qu’elle ne vient pas, qu’elle ne sort pas, qu’elle a toujours parlé depuis l’éternité jusqu’à l’éternité.
La grande voix lointaine qui sur elle-même nous fait dire qu’elle est
La voix des marées noires
et des fanges intimes
ne me regarde pas
Je suis l’ombre et le mal
je disperse,
diarrhées verbales,
émotions fabriquées
sur le brouillard de nos écrans
Car elle sait, depuis toujours, emprunter sans s’y perdre les autostrades du sentimental et de l’émotionnel, parvenant à placer sur le même plan une crise de foie et l’épiphanie des morts. Oui, la voix des ferveurs, toujours et nécessairement, porte paroles de doutes. Alors, le poète Et toi, n’osant bouger pour ne pas déranger/ cette splendeur fugace/ nous dit voir peut-être l’absence, l’aimantation du vide, l’errance, la brûlure (la brûlure n’est pas la ferveur), la désillusion…
Et ta ferveur, poète, est doute. Forcément. Indubitablement, tu auras à passer de l’envers disloqué des paroles écrites ou prononcées dans l’impulsion de l’instant à leur endroit loquace, trop loquace, et qui te semblera quasiment bavard. Non, tu n’es pas entre doute et ferveur, tu es à la fois, dans l’instant, dans le doute & la ferveur que j’entends comme un syntagme figé, ici & maintenant. Et ne me réponds pas que je réduis l’oxymore au travail de l’ouvrier en écriture poétique. Que tu ne parviennes pas à te satisfaire des paroles sélectionnées, que tu les estimes indignes de leur jaillir, ce n’est pas seulement conscience professionnelle, c’est encore et toujours la grande voix lointaine qui dessine pour toi – mais à grands lavis colorés – ce que dit la bouche d’ombre.
Tout le monde est poète. Mais l’écriture est le seul poète, même analphabète. Et l’écriture renâcle toujours à obéir à ce qui la pousse en avant. Elle sait, l’écriture, même analphabète, que d’être contrainte à passer par les médiations du temps et de l’espace lui interdit d’espérer atteindre ce vers quoi elle est poussée en avant. Et du même savoir, elle sait qu’elle n’a ni à espérer, ni à se désespérer, ni à vouloir atteindre, ni à ne pas vouloir atteindre, puisqu’elle y est déjà, puisqu’elle y a toujours été aussi bien que jamais, puisque toujours et jamais se confondent sans se fondre, puisqu’il n’y a pas de direction à l’intérieur d’un point, puisque un point est si infini qu’il n’a ni intérieur ni extérieur. Et oui, même analphabète, c’est-à-dire contrainte à la parole ou à la musique ou à quelque art plastique que ce soit, ou au silence, l’écriture ne peut ignorer qu’elle ne superposera jamais quoi que ce soit à l’être, alors même qu’il lui semble évident qu’elle est là pour ça.
Alors, oui, le poème balance (mais ici & maintenant): ferveur ou doute ? Ferveur, bien sûr, ferveur avec Colette Gibelin, si l’être-là de l’être, dans le premier matin du monde, fait se lever les images, peut-être la grande image primordiale de la Primavera : de l’océan du déluge, de ses rouleaux d’écume, Aphrodite naît, à chaque instant, le triomphe modeste, invite audacieuse à suivre à pas de pénombre le goût du sel aux naseaux d’une jument fragile. Tout est possible alors, puisque le vent se lève.
Et nous voici
encore une fois
jetés dans les vendanges et bousculés d’azur,
célébrant la beauté du monde
Je me répète bien sûr, puisque j’écris, mais je ne me répète pas puisque écrire l’instant c’est (c’est presque) l’inventer. Ne songe pas à des demains de sables incertains/ Tout est là,/ dans le cri des mouettes/ La plage est vaste/ On y sent le varech/ On y entend la musique des sphères/ au creux des coquillages/ Si l’on veut à toute force trouver une évolution dans cette œuvre, c’est peut-être ici qu’il faut chercher : je note, je crois, comme un glissement à partir d’une nature évidemment méditerranéenne (pas forcément paroxysmique, mais souvent) vers une nature plus tempérée, mieux apaisée, parfois apaisante, parfois aussi Le vent qui bien sûr tout emporte /vire la feuille vive avec la feuille morte/ tellement automnale qu’on en oublie qu’elle peut être printanière. Sans doute, lisant Colette Gibelin dans ses derniers recueils, est-on sensible à cet infléchissement vers la mélancolie et le rapporte-t-on alors au doute, mais dans ce cas, il me semble qu’il ne faut pas oublier que cette tristesse d’apparence sereine s’accompagne dans le poème d’un retour à l’image primordiale.
Une superbe image s’est imposée à toi, encore plus merveilleuse d’être rapportée à celle de la naissance d’Aphrodite dans l’écume sur la plage.
Si la mort est au bout du chemin,
qu’elle soit l’estuaire
où la rivière abandonne ses boues
pour entrer, nue, dans l’océan
J’oserai penser, un instant, que c’est la même femme (qui pourrait être un homme), et dans le même et unique Printemps (la Primavera de Botticelli), celle qui entre et ne cesse d’entrer, nue et de dos, dans l’océan et celle qui jaillit, et ne cesse de jaillir de l’écume, nue et de face, même si légèrement vrillée. Dans un oxymore permanent, l’entrée dans l’océan et l’épiphanie à partir de l’océan se répètent sans cesse en un premier matin du monde. Il n’y a pas d’entre deux. C’est la nature, comme par un infinitif futur, le monde est destiné, éternellement, à naître.. Le poème n’a pas son pareil, surtout s’il passe par toi, pour faire être l’avènement, pour le faire advenir neuf, vif.
Et le doute, alors ? L’avènement est le clair. Mais le clair a besoin pour paraître de s’ourler de sombre. Le clair, nous ne le percevons que dans les contre-jours, par les cent mille pertuis de la nuit, buissonnement d’étoiles et de doutes. Et c’est vrai, nous le savons, la science nous le répète tellement, ces lumières stellaires sont choses mortes depuis longtemps et c’est pourquoi la joie qui exulte et nous exalte retombe parfois dans l’élégie, si nous acceptons d’en prendre, prosaïquement, conscience. Alors, le travail professionnel de l’écrivant (rature, efface, chiffonne) perd sa sincérité (et s’en aperçoit!), besogne et se met à philosopher sur le temps comme il passe, sur l’espace aux mille pièges : ça y est, Aphrodite se fripe et piétine les algues bleues sur la plage. Tout le monde est poète et refuse de le rester. D’ailleurs, le rester serait sans doute disparaître, repris dans l’opaque.
Seulement, le poème de Colette Gibelin – même quand Sysiphe renonce, même quand fond la cire des ailes d’Icare – comporte dans l’allant même de son moment élégiaque, je dirais au plus près de l’accablement, une capacité d’appel qui laisse à la fin du texte un suspens, la possibilité d’un rebond
L’aube n’est pas l’envol,
ni l’éveil
Elle est errance et brûlure
Désillusion
L’aube, je ne veux pas la dire
Non : ce n’est pas fini ! Certes, à une première lecture, on accepterait que le poème s’achève sur une chute qui serait comme une citation de Federico Garcia Lorca, l’ultime coup de corne dans le vide, mais qui tend l’oreille perçoit (par des cheminements dont on ne voit l’existence qu’après les avoir empruntés : écho d’autres poèmes, réitération des e muets qui ne le sont qu’incomplètement, cette musique entre les b et les v, l’aube et la brûlure, l’envol et l’éveil) que ce n’est pas fini :
L’aube, je ne veux pas la dire
Et pourtant je pourrais, je pourrais
Mais il faudrait ne pas se laisser traverser
par le silence des étoiles
Et surtout,
il faudrait apprivoiser la foudre,
patiemment,
dans l’espoir insensé
que toute parole recommence le monde
Cette fois, le poème accepte de s’achever. Sans point final, bien sûr. Et sur une voyelle muette, bien sûr. L’aube est bien l’envol et l’éveil. Et si, victime de son lyrisme élégiaque et du rythme qui l’habite, le poème de Colette Gibelin écrit insensé et fait comprendre insane, c’est que l’espoir fou demeure un appel au sens.
Oui, ce lyrisme – qui exulte dans la beauté du monde et ne peut oublier sa jubilation – parvient aussi à en percevoir le venin (encore une fois, la vénéneuse beauté du monde) et, en ce sens, c’est un lyrisme critique, habile à saisir spontanément l’extrême pointe de l’instant où et quand l’espace se réduit à un point, le temps à moins que rien, ici & maintenant, l’intense anéantit poème et poète et aussi bien les projette là où ils n’ont jamais cessé d’être, là où on ne cesse jamais d’être : tout le monde est poète, on vous dit. Tout le monde est poème.
Pas de commentaire »
J’ai déjà eu l’occasion (ici) de noter ma surprise (et mon émotion) quand je me suis aperçu qu’un texte écrit il y a près d’un demi-siècle l’était par le biais d’une écriture que je reconnais comme mienne, encore. Avec juste ce qu’il faut de distance et d’étrangeté pour que le temps fasse, en souriant, sentir qu’il est vue de l’esprit, mais indispensable. Or, il se trouve que j’ai retrouvé dernièrement un long poème, sans doute à peine moins ancien, fort différent du texte que je viens d’évoquer, et qui produit en moi un effet semblable.
Antigone de la Méditerranée
Sommeil aux seins dressés
tu traverses le ciel et nul
n’est plus nu que le bruit de tes ailes
épaisseur aérienne
sables fauves et pas liquides sur les sables
danses des pavots sous
les orangeraies en feu
je te regarde vivre écartelée
pivoine
aux nerfs de braise dans le plus rouge des sommeils
à travers le ciel le plus bleu
que je puisse entrevoir
foison des plaintes des silences
ardente
mauve
secrète
inavouée
criante
bleue de flamme presque mauve
paroxysme endormi
je te regarde vivre écartelée traverser le ciel
enfiévrer les ardents les éteindre
mourir de ne savoir pas vivre
mourir de trop savoir
sommeil tu es sommeil
aux seins dressés
tu traverses le ciel nue sous les paumes amantes
épaisse et fauve parmi les sables le crépuscule
orangeraies pavées de feu
foisons écartelées
du plus profond du désir à sa surface
tu inventes le feu
tu inventes le clair
buissonnement d’étoiles
tu inventes le bleu et
l’aine aux baisers brasille
s’enfièvre le safran
tu te retrouves seule
il est très loin
je suis très loin
et nul n’est plus nu que le bruit de tes ailes.
Tu moissonnes les comètes
et nul n’est plus fauve que le pas des pavots le soir
quand les oiseaux de cire tombent du soleil
et l’emportent
sur l’acier trempé de tes cuisses refermées
et nul
n’est plus bleu
que l’envers de tes cuisses
tu inventas le feu
tu inventas l’eau
claire
tu inventas le bleu et le safran des paumes entrouvertes
et les lèvres à goût d’oranges mandarines
et le poivre et les miels du sexe si l’appel se noue
tu moissonnes les comètes
semant de roux le sel
et les garances du crépuscule
tu te retrouves seule
il est très loin je suis très loin
il est très loin
tu te retrouves seule
et nul n’est plus nu que l’envol de tes seins vers le nid de ses lèvres
je te dirai désirante
désirable
oronge de plein ciel quand le ciel
ouvre large
sa parenthèse de plaisir et de haine
tu allais le sein vierge
l’aine offerte
aux papillons de mai
et des noms très classiques
humanistes humanistes
en perdaient la cravate à te sentir venant
Brindisi le Pirée
la Grèce de Tarente
Delphes
mais où est l’Apollon des chênes verts
prenaient saveur à ton désir
ni l’écume de sueur aux aisselles des touristes
ni la foudre
blanche arrachée à ses cuivres
ni l’avenir
n’y pouvaient rien.
Tu perdais la mémoire
tu jetais le présent à la face des dieux et les dieux
descendaient
les mains allégoriques
le sexe haut
le verbe modeste
tu baptisais d’adolescence de longs garçons bruns
dont le sang
par trop rouge
s’épaississait de vert
des marins de tergal arrondissaient la jambe
quand tu passais souveraine jeune fille
ils en perdaient l’alpha et l’oméga
des lesbiennes en deuil – ce sont les plus cruelles -
t’imaginaient encore sur les murs de Thèbes
et tu passais déjà
ton espace ton temps
à regarder partir parmi les aubes, hellènes bien sûr,
les flottes d’Alcibiade bondées de testicules
tandis que châtrés
les Hermès
cherchaient leur second souffle
et c’étaient des citrons à n’en jamais finir
si tu levais les yeux sur leurs lèvres attiques
attiques
de Paphos à Mycènes il n’est chemin de ronde
qui ne t’aie ouvert ses armoises de plein ciel
de Paphos à Mycènes
par je ne sais quelle île blanche pavée de voiles noires
On attendait la suite
elle ne venait jamais
Pasiphaé se faisait les seins lourds
tu te retrouvais seule
je te dirai désirante
désirable
oronge de plein ciel si le ciel ouvert large
s’entreparenthèse de plaisir et de haine
ou
plus loin
ailleurs
la plage on l’imagine
telle un sexe de femme
sous le soleil roi
conque de feu d’où partent les barques bleues
par les pinèdes assouvies inassoupie une flûte
se tait
le calcaire est trop blanc pour rompre le silence
qu’elle caresse
Mais les Abencérages ont quitté le navire
et c’est un peu leurs voix le silence de craie
on attend les voyelles elles ne viendront pas.
Folle de toi la sierra
se donne à la poussière retient
son regard de s’accrocher aux branches
qu’elle caresse les oranges une à une
renoncent au soleil
tu es le sable sous tes cuisses
l’élan de la mer vers l’espoir du sable
deux seins se murmurent des rêves
où il serait questions de caresses andalouses
andalouses
venues de nulle part cueillir la saxifrage
une flûte se tait, éternelle crayeuse
tes cuisses réinventent un midi de toujours
une espèce de pivoine
éclatée
le feulement bronzé de muscles incessants
une cloche a tinté
il ne reste que l’air
les barques sont parties
le regret se fait doux
les caresses reviennent
en songe
d’oranges nues
découvertes
admirées
la marée basse
la marée basse
les horloges de la mer s’embrassent sur la bouche.
Je te dirai désirante désirable
oronge de plein ciel quand le ciel large ouvert
s’entreparenthèse de plaisir et de haine
ou plus près ailleurs encore
les sept colonnes du plaisir
jeté en pleine mer une mer d’ocre
roussie par on ne sait quelle honte
piliers de feu où le soleil prend naissance
la roche fond
les lèvres
pardonnent
l’horizon ne soutient plus le regard d’Antigone
si la gorge libre le ventre plat
tu laisses l’eau des terres se glacer contre l’aube
aube toi-même
d’un jour qui jamais ne se lève
Antigone de toujours éprise d’éternel
je te dirai désirante désirable
oronge de plein ciel si le ciel large ouvert
s’entreparenthèse de plaisir et de haine
le ciel est blanc
le ciel est blanc
le calcaire aussi
toute pivoine
est un miroir où le feu est fait glace
les paraphes de l’aigle
absent
désignent l’horizon
les hommes leurs femmes détournent le regard
ramassent les petits sous les châles de deuil
désignent l’horizon
des griffures d’asphalte rouge
à pleine craie
désignent l’horizon
poussière
poussière plate des cavaliers morts.
Je te dirai qui peut te dire
et comment
tu inventes le feu
tu inventes
tu inventes l’eau claire
tu inventes le bleu
je ne sais pas
tu moissonnes les comètes
et la poussière des cavaliers morts
tu es l’aigle absent
absence de toutes les absences
tu es désirante désirable d’un pays où les mots
les cris
dans le silence
le silence à la naissance du cri
les mots n’ont plus le vent pour les porter
la Méditerranée à petits gestes
découvre les étiages du sens
ce sont des plages où jamais
ne poseront le pied les Abencérages
perdus les Abencérages rêvés
qui jamais n’existèrent
qui jamais n’existèrent
qui jamais n’existèrent.
*
Mais, hélas ! au lieu du son des anafins, du bruit des trompettes et des chants d’amour, un silence profond régnait autour d’Aben-Hamet. Cette ville muette avait changé d’habitants, et les vainqueurs reposaient sur la couche des vaincus. Ils dorment donc, ces fiers Espagnols, s’écriait le jeune Maure indigné, sous ces toits dont ils ont exilé mes aïeux ! Et moi, Abencerage, je veille inconnu, solitaire, délaissé, à la porte du palais de mes pères !
Chateaubriand
Le dernier des Abencérages.
Un commentaire »
à propos de « Gels », de Michel Serres:
de l’inexistence (24)
Les Cahiers de l’Herne viennent de sortir un numéro spécial consacré à Michel Serres. Outre de nombreuses présentations de son œuvre, ce cahier contient aussi des textes du philosophe. Je voudrais pour l’instant m’appesantir sur l’un d’entre eux, le premier, et qui est la reprise d’une édition hors-commerce datée de 1977. Il s’agit de « Gels ».
*
Aucun mot en aucune langue ne sait dire qu’une chose écrit sur une autre chose
ou lui parle en quelque manière.
Nous avons volé à notre profit ces mots-là
et nous en faisons notre éloge.
Nous croyons être seuls au monde à savoir graver
la face des solides, à pouvoir inciser leur superficie.
Souveraineté vaine.
Nous distribuons en tous lieux de ces marques,
nos traces de passages, stèles et frontons,
graffitis sur les murs, bois et marbres sculptés,
métaux fondus ou frettés, bibliothèques et labours.
Nous appelons cela notre histoire.
Animaux historiques et seigneurs de la terre,
parce que bêtes à empreintes.
Aveugles à ceci que les choses du monde
savent le faire mieux que nous.
Les avalanches dessinent les montagnes de leurs chemins creux,
les fleuves taillent leurs talwegs,
les roches incisent le lit des torrents et ce long berceau, en retour, les charge de bosses
et les couvre de plaies.
Les sablons du delta racontent l’amont en aval,
disent le temps depuis la source,
le bassin paisible ou les brutales catastrophes.
La terre entière est une tablette de cire,
un palimpseste saturé de réseaux,
le monde est plein des tables de la loi.
Toute chose, cristal, minerai, molécule, roche planète, étoile,
est une pierre de Rosette,
marquée de la pluralité des langues objectives laissées sur sa surface
par le chaos épais des choses rencontrées.
Comme nous, elle trace et elle reçoit des traces,
information sous rides et cicatrices.
Comme nous, mieux que nous.
La pierre est une boite noire.
Ne vous laissez pas prendre à sa superficie.
Ouvrez-la, elle est encore inscrite dans la densité de sa chair,
elle ruisselle des secrets de Pandore.
Ouvrez-la de nouveau, elle est toujours gravée.
Boite noire de boites noires, de son grain à ses particules, autant de fois que ses époques l’ont pliée.
Elle retient dans son ombre compacte les événements de sa formation, elle est une mémoire.
Elle stocke un temps fabuleux, celui de la terre sans hommes.
Le monde est jonché de mémoires,
l’espace est composé de souvenirs des ères
précédant notre loquacité.
Voici les rétentions de la roche chaude, fluide, visqueuse,
dela fusion antérieure au cristal,
des laves, de la soupe préalable.
Livres ouverts et feuilletés, où nous épelons lentement
le monde enfant et notre terre embryonnaire.
Le froid, le gel en ont stabilisé la souvenance.
Au commencement étaient le chaos, le tohu-bohu, le désordre.
Cela se lit dans la Bible des chalcédoines, des jaspes, des agates.
Le chaos de la dispersion, le chaos de la chute.
L’éclatement, la cataracte, la dissémination, le verseau.
L’Écriture commence deux fois,
par le flux droit et parallèle
d’un épanchement sans retour,
par le nuage hasard sans forme et sans contour.
La pluie descend de la nuée en gerbes directes,
double tracé d’atomes primordiaux.
Notre Bible est répétitive,
elle reproduit les corps solides qui partagent les eaux.
Ils disent la nature des choses.
L’éclair paraît, celui dont on a dit en Grèce
qu’il gouverne l’univers.
Et la cataracte décline.
Les gerbes font des faisceaux,
la parallèle oblique, elle vire, ici et là,
temps et lieux incertains,
dans le champ d’aléas.
Voici alors les tourbillons, spirales turbulences,
les maelströms inachevés
où les éléments se rencontrent et s’entrechoquent.
Inspirés d’Amour
ou expirant de Haine, ils se conjuguent ou répugnent,
ils font une distribution.
Un ordre vient sur fond chaotique,
une géométrie inchoative, timide et compliquée.
Au commencement est le four.
Le gel immobilise tout soudain le magma liquoreux,
ses volutes, ses traits, ses contraintes,
l’agglutine ou le casse, temps après temps,
soit au temps du verseau,
soit au temps de la turbulence,
soit au temps de l’ordre advenu.
Chaque page de la mémoire est datée
par le greffe des gels.
Le point aigu où le solide prend est l’instant de la souvenance,
l’heure des épousailles entre le tohu-bohu finissant
et la gravure qui émerge.
Livre des gels vieux comme le monde
où ce qui est tracé ne l’est pas sur la page blanche,
mais où la page griffonnée dit autant que les signes qui affleurent et flottent.
Livre des gels vieux comme la mer,
temps des îles basses au ras de la banquise.
Livre grave où le petit d’homme
apprend la plus vieille leçon des choses.
*
Essayons de comprendre ce qui est dit ici, avant de comprendre comment ce qui est dit est dit.
Ce qui est dit ici : les marques inscrites par les hommes sur ou dans la surface des choses – quelle que soit la langue dont on se sert – sont de pauvres mots si on les rapporte au lexique et à la syntaxe qu’utilise ce que Michel Serres appelle le Livre des Gels. Le Livre des Gels serait le registre des mémoires de ce qui fut avant que les magmas liquoreux se solidifient soudain. Toute pétrification en chose continue d’interrompre des flux qui disparaissent alors en tant qu’écoulement – figés qu’ils sont par le gel – mais qui demeurent dans la scarification même qui les annihile comme une mémoire obstinée.Le point aigu où le solide prend est l’instant de la souvenance. Ne nous glorifions donc pas si fort de cette souveraineté vaine sur le monde : elle prend sa source et s’alimente à notre ignorance quand nous ne voyons plus que notre loquacité est en permanence précédée par des mémoires dont les traces jonchent le monde. Ouvrons, au contraire, si c’est possible, le Livre des Gels pour y apprendrela plus vieille leçon des choses.
Ce qui est dit ici – ou qui est tenté d’être dit – ce sont aussi quelques exemples de ces pétrifications narratives qui permettent d’entrevoir des passages du Livre des Gels. Couloirs d’avalanches, talwegs, deltas sont comme les pierres des mémoires à partir desquelles il faudrait essayer de traduire Le Livre des Gels dans une de nos langues. Car toute chose est une pierre de Rosette sur laquelle se croisent en un chaos épais les choses rencontrées. Michel Serres compare chaque chose à une boite noire ou plus encore à une boite noire de boites noires, de son grain à ses particules, autant de fois que ses époques l’ont pliée. Ainsi, le langage humain, enveloppé et mal ficelé dans ce langage des choses, peut espérer inventer le Grand Récit, c’est-à-dire réussir à dire au moins partiellement ce qui se trouve dans les mémoires du Livre des Gels.
Le texte de « Gels » permet aussi de deviner comment Michel Serres (et l’astrophysique notamment) se représente l’histoire de l’univers dans laquelle s’inscrit l’histoire des hommes.Au commencement étaient le chaos, le tohu-bohu, le désordre. Je commenterai plus loin ce recours à l’origine, mais il semble indéniable que l’auteur de « Gels » estime impossible de ne pas imaginer une origine au Grand Récit, une première scène qui correspondrait au geste du Verseau laissant échapperla soupe préalable. Et soudain – et cela a dû intervenir selon les astrophysiciens au terme d’un temps que l’on peut évaluer à une seconde divisée par 10 élevé à la puissance 43 – c’est le point aigu où la soupe prend, où le temps du Verseau est cassé par le temps de la turbulence, immédiatement cassé à son tour par le temps de l’ordre advenu. Ces différences temporelles (et spatiales?) infinitésimales c’est le Big Bang, l’apparition d’un monde ordonné à partir du chaos selon « une géométrie inchoative, timide et compliquée« . Aux droites parallèles de l’explosion, le temps de la turbulence a substitué des lignes qui déclinent, s’incurvent, creusent des vortex, délimitent des enclos, selon des courants liquides, gazeux ou visqueux qui semblent attendre la venue d’un ordre.
Michel Serres souligne l’importance du moment de la solidification. De la stabilité trompeuse. Alors et désormais, les solides sont là, immobiles, comme posés là de toute éternité, erratiques, on dirait. Le Grand Récit du Livre des Gelsnous apprend que les angles, les arêtes, les pans coupés de la pétrification des choses sont les signes d’une écriture antérieure à l’homme, d’une écriture dont les graphes masquent autant qu’ils révèlent ce que les mémoires leur demandent d’exprimer. Comme pour les écritures humaines, les signes sont d’une toute autre nature que ce qu’ils montrent. De leur nature propre, la réflexion humaine (la science!) ne peut que déceler les mensonges en accédant seulement à des vérités passagères. Letemps des îles basses au ras de la banquise est celui de l’érosion différentielle, quand l’inégal arasement des surfaces solides dessine un moment des reliefs contrastés avant que sa poursuite tende vers une pénéplanation complète. Le mouvement lui-même – négation du solide – aussi violent soit-il (par exemple, quand il est tectonique), aussi obstinément infini soit-il (par exemple quand il est climatique ou marin), le mouvement lui-même apparaît comme apparence de mouvement, allusion, mais lointaine, mais détournée, mais sans doute inappropriée, à ce que fut le mouvement réel quand il pouvait y avoir du mouvement réel.
*
Voilà ce que dit Michel Serres avec « Gels ». Ou du moins, voilà ce que j’ai voulu en comprendre. Conscient quand même d’en avoir édulcoré le sens, puisque j’ai feint jusqu’ici d’avoir pu ne pas prêter attention, et attention soutenue, à la manière dont il dit ce qu’il veut dire. Car l’objet-texte reproduit ci-dessus se présente de manière ambigüe pour qui est habitué à distinguer le poème de l’essai philosophique et (malgré Lucrèce) l’essai du poème.
Je remarque tout de suite que l’ambiguïté est partiellement levée par la bibliographie même de Michel Serres : non seulement elle mêle dans un sourire plus tendre que sarcastique Le Système de Leibnitz et des modèles mathématiques avec Hergé, mon ami ou En amour, sommes-nous des bêtes? avec et Le Contrat Naturel, mais l’auteur revendique en permanence ce que certains pourraient appeler le mélange des genres et qu’il préfère qualifier de composite. Composite comme composition, compote, compost, compromis, compromission et surtout compositeur. Comme Gilles Deleuze dont il fut l’ami, ce compositeur préfère à la Haine unitaire, linéaire, exclusive, trieuse, soustractive, l’Amour, l’amour feuillu, celui qui éclate en bouquet, en éventail, étoile ou carillon. Ou encore : Pour la logique autant que dans la politique, pour la constitution des choses ou des sociétés, dans la vie en général comme dans le monde paysager, dans l’amour comme à la guerre, bienvenue au tiers inclus.
Couper l’allure linéaire de l’essai philosophique – qui prétend souvent aller de dénotations précises en dénotations précises – par le recours à la composition poétique et ses connotations ouvertes sur l’intarissable et le composite n’est donc pas une coquetterie de l’auteur, ou pas seulement.
Alors « Gels » est-il un poème? Essentiellement, oui. Oui, par essence. Certes, il n’est pas un poème comme le serait l’inclusion dans la démonstration philosophique d’un tiers habituellement exclu par les exigences de rigueur que la philosophie des sciences affirme être siennes. « Gels » n’est pas un poème collé dans l’œuvre philosophique de Michel Serres comme on pourrait parfois y coller un mouvement musical, une vidéo, une lithographie, pour illustrer ou simplement pour décorer de fantaisie ce qui pourrait passer pour trop austère. Ce qui est poème ici, c’est la possibilité, la nécessité de l’inclusion, nécessité si puissante que si elle n’est pas satisfaite c’est toute la démonstration qui fuit. La composition doit composer avec le composite, avec l’exigence de composite. La philosophie de l’astrophysique doit rendre compte de la mécanique des solides en tenant compte de la mécanique des fluides ou peut-être plutôt rendre compte de la mécanique des fluides primordiaux, interrompus et mémorisés, en tenant compte de la mécanique des solides, nos contemporains, qui cassent et figent et nient les mémoires liquides ou visqueuses. L’inclusion du tiers exclu dans la démonstration philosophique casse à son tour ce qui casse, désarticule à son tour ce qui est articulé et fermement assujetti, disloque à son tour ce qui serait trop et mal loquace. Et c’est un travail essentiellement poétique. « Gels » est un poème.
C’est vrai qu’il semble commencer plutôt mal. La première strophe n’est strophe que par un découpage assez arbitraire, au moins à la première lecture, d’une phrase qui correspond à une argumentation conceptuelle. Ce n’est pas une strophe, c’est un paragraphe, comme la prémisse d’un syllogisme ? Oui mais. Oui mais quelque chose se passe qui alerte le lecteur. Ou plutôt, le lecteur-auditeur. Ou plutôt le lecteur qui se transforme aussitôt en auditeur. Ces mots, envisagés sous l’angle du paragraphe argumentant, n’ont pas besoin d’être prononcés à haute voix. Et pourtant, incités à cette attitude par le découpage graphique, nous les articulons si non à haute et intelligible voix du moins dans la voix basse de l’intime. À basse et intelligible voix. Et le paragraphe devient strophe : une scansion du texte s’impose ; une forme sonore surimpose son rythme à l’argumentaire, le casse, le malaxe sans tenir compte de son mouvement. Pourquoi la césure hache-t-elle ainsi « savoir graver / la face des solides… « ? Peu importe la réponse, sauf qu’elle suppose une autonomie du texte signifiant par rapport au raisonnement qui semble être signifié. Sauf que l’interrogation ajoute un creusement à ce qui est linéaire. Il y a là un suspens. Une attente. Un appel au sens par delà les significations. Quelque chose commence.
Ne serait-ce que la métamorphose d’un des mots réputés être les plus plats, les moins « poétiques » du lexique : le mot « chose« . Voici ce mot n’importe quoi personnalisé, dé-chosifié « en quelque manière« . Emportée par le poème, une chose naît en tant qu’être actif, humain, penché attentif sur une autre chose et y grave – pour la première fois dans le Grand Récit multimillénaire – mieux que nous ne savons le faire, des graphes qu’il nous faudra apprendre à lire. Le geste de la chose sur la chose n’a pas d’âge, il les a tous. Il est l’instant, la fraction de seconde de l’état naissant. Il porte en lui sa répétition future, mais selon le temps du futur antérieur, puisque cette répétition eut lieu et temps bien avant l’histoire, bien avant la vie. Mais ce futur est en même temps un vrai futur, puisque le temps et le lieu de cette répétition sont encore à venir et le seront toujours. Dire le geste de la chose solide gravant sur du solide ne peut se dire qu’en se servant de l’aspect inchoatif de la langue du poème. L’aspect inchoatif qui essaie de saisir l’état naissant, par différence avec l’aspect progressif censé saisir le développement de ce qui est né et avec l’aspect terminatif qui permet les bilans.
Mais on fera remarquer avec raison que le texte de « Gels » contient aussi une présentation des étapes ou des chapitres du Grand Récit et même une sorte de bilan puisque le résultat de ce développement à partir de l’état naissant, c’est nous et le monde, le monde avec nous. Oui, c’est exact et c’est d’ailleurs pourquoi nous hésitons à faire de ce texte un poème : il fait la part trop belle à la prose conceptuelle inévitable si l’on veut raconter l’évolution et ses résultats. Et pourtant, malgré tout, c’est un poème qui cherche, bousculant, bricolant le langage conceptuel, à nous faire entrevoir, dans un éclair le point de vue à partir duquel une chose, même inerte (et peut-être même, surtout inerte), peut apparaître comme un vif. Un vif dans son apparaître. Avant même d’être vivant. Michel Serres dirait, comme le pli vif sur lequel se rabat en éclair la très longue durée.
Car il semble bien qu’il veuille partager non seulement des conclusions argumentées sur ce que la science nous apprend à propos du passé de l’univers mais aussi – et c’est le cas pour « Gels » – des intuitions (ou une intuition récurrente ?) qui lui permettent d’appréhender la présence vivante des mémoires fossiles dans les rocs les plus inertes. Et cela le rapproche de certains poètes.
J’en citerai plus loin trois qui ont eux aussi tenté parfois, chacun à sa manière, de laisser cette intuition pousser leur écriture à la transcrire. Sur le plan esthétique, leurs textes sont plus efficaces que « Gels », mais c’est dû en grande partie à ce qu’ils sont moins encombrés que Michel Serres par leurs connaissances scientifiques et leur réflexion philosophique, bien moindres sans doute que les siennes . Dans « Gels », l’émergence d’une présence à vif se manifeste dans l’écriture par un certain nombre de signes. J’ai déjà souligné que la répartition des graphes sur la page, avec le découpage en vers et en strophes, oriente la lecture vers une espèce de solennité poétique suggérant le recours à la voix basse, mais il est évident que ça ne suffirait pas à faire de « Gels » un poème.
Il y a aussi ce qu’on pourrait appeler le ton de la lecture/écriture : chaque proposition – qu’elle coïncide ou non avec un vers – s’impose affirmativement avec une force sereine – celle de l’évidence – donnant aux mots du poème le sérieux des Tables de la Loi. Cette hauteur, je crois que le lecteur la ressent comme intimement liée aux écritures qu’elle évoque, comme un écho très sourd de la gravure des choses rocheuses. Chaque proposition vient se poser sur la page ou plutôt vient y sourdre après un cheminement temporel si obstinément durable, si durablement obstiné qu’il prend pour nous, si brefs, figure d’éternité et qu’il confère à la proposition valeur immuable, oui, rocheuse. Ce sont des aphorismes.
Comme l’aphorisme, chacune d’elles se suffit à elle-même, sans référence à quelque texte que ce soit qui serait en amont, et surtout sans démonstration préalable. Ce sont des assertions que le lecteur accepte comme si, allant parfois contre ce qu’il pensait avant, elles allaient de soi, comme si elles allaient de soi du fait qu’il les prononce sur le ton de la conviction. Et quand le vers semble les casser et, par le rejet, paraîtrait y introduire une distance, elles conservent leur hauteur en récupérant aussitôt leur sens par le second vers (ou le troisième) : ce n’est pas une distance, c’est un point d’orgue. Et cette cassure, vite cicatrisée, de l’aphorisme par lui-même peut apparaître au lecteur comme un accès direct et immédiat à l’image que le poème fait naître :
Voici alors les tourbillons, spirales,turbulences,
les maëlstroms inachevés
où les éléments se rencontrent et s’entrechoquent.
En rapportant à « Gels » d’autres textes de Michel Serres, on devine plus facilement que ses propositions (ces aphorismes) sont frappées pour lui d’évidence. Le texte de « Gels » fait lever l’apparition d’un monde autre (d’un univers ! et même d’un être…), neuf par rapport aux images que nous portons en nous sans trop y réfléchir. Et c’est son épiphanie qui confère à l’écriture de « Gels » cet aplomb. À l’évidence, l’auteur voit le monde autrement… et encore une fois, il ne s’agit pas seulement de voir, mais tout à la fois d’écouter, de toucher, de humer, de goûter, en un seul sens qui serait aux cinq autres ce qu’était pour les Grecs et le Moyen-Âge la quintessence par rapport aux quatre essences basiques. Ainsi envisagé, « Gels » est bien un poème. À la manière dont le de rerum natura de Lucrèce est un poème. Et on voudra bien se souvenir qu’en 1977, date de la parution de « Gels », Michel Serres a publié aussi La naissance de la Physique dans le texte de Lucrèce. Fleuves et turbulences…
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Je voudrais citer ici deux poètes – et sans doute pourrait-on aussi en citer bien d’autres que je ne connais pas ou dont je n’ai pas présentement mémoire – qui me semblent pressentir parfois l’intuition centrale de « Gels ». Même si le rapprochement est arbitraire et surtout partiel (l’arbitre n’ayant pas toutes les pièces en mains, loin de là), j’ai cru retrouver dans les trois poèmes cités « le point aigu où le solide prend ».
Voici d’abord deux poèmes en prose, choisis par l’auteure d’un blog, malheureusement interrompu par la mort, et dont je recommande vivement ici la lecture. Ils sont extraits de « Pierres », recueil de Roger Caillois.
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Les deux textes de Roger Caillois suivent de très près – mais involontairement – l’intuition illustrée et commentée partiellement par « Gels ». Il n’en va pas tout à fait de même pour le poème suivant qui est extrait de « Vivante Pierre », un recueil de Colette Gibelin, publié en 2000 (et couronné par « Le Prix Troubadours » de la revue « Friches »). On trouvera sur ce blog des indications éparses à propos de ce poète en utillisant le moteur de recherche qui est en marge gauche et des précisions en allant à Les Poètes au secours : Colette Gibelin
Frémissements de galets
lavés par la marée
Fissure en marche vers l’aurore
Quel vent des origines anime la matière
insuffle la vie
à la roche blessée ?
Alluvions, sédiments,
éboulis, effritements
Le temps gerce la chair minérale,
s’infiltre dans l’énigme
O mémoire du monde
close comme un fruit mûr
avant la chute.
Cœur de granit
et regard transparent du cristal
accrochant la lumière
pour ne pas renoncer
Turquoises, saphirs, opales
Ultimes flamboiements
des grandes forces telluriques
Stries, strates,
rayures vitales,
entassements millénaires
Le temps invente les fossiles
comme des étoiles oubliées
Et nous, imaginant bâtir d’éternelles montagnes
Nous, semant les cailloux de nos songes
Que sommes-nous sinon statues d’argile
et de sable, et poussière
périssables, comme la pierre
Nous, laves et scories
explosions et fragments
Lentement
une parole pétrifiée
sculpte la grotte aux statactites
et traverse
dans la nuit des météorites le silence de l’univers
Cependant qu’immobile, et pourtant vif,
travaillé d’énergie
comme un feu nucléaire
impassible, et pourtant écorché,
le rocher ardent
le rocher souffrant,
enseigne la genèse, et l’apocalypse
à qui voudra l’entendre.
*
Tant pis si ce billet prend une place encombrante : je voudrais maintenant esquisser une remarque sur ce que me semble impliquer la philosophie de Michel Serres, telle qu’elle apparaît dans « Gels ».
Serres parle souvent de l’instant comme d’une pliure soudaine dans laquelle le temps de tous les temps se condense (il dit souvent : se rabat, ou est rabattu) en un point, ici et maintenant. Il fait remarquer qu’à chaque instant des mémoires nombreuses (en fait, elles sont innombrables) cristallisent en un point. Mes trois quarts de siècle, bien sûr, mais aussi les centaines de millions d’années qui ont fabriqué en moi ce qui y est vivant, mais aussi les milliards d’années des molécules et des particules dont mon environnement immédiat est constitué, à commencer par moi-même. Je suis une chose, oui, et comme chaque chose, je suis une boite noire de boites noires. La gaillardise tendre de Michel Serres nous invite d’ailleurs à l’ouvrir cette boite noire : « elle ruisselle des secrets de Pandore ».
On sent bien que ce qui plaît au gai philosophe, c’est surtout le rabattement, le mouvement de pliure et aussi le mouvement inverse de la science pour ouvrir la boite noire. « Biogée », son dernier ouvrage littéraire en date, recense d’ailleurs des moments, souvent épiques, parfois lyriques, quelques fois cocasses, toujours poétiques dans lesquels il parvient à faire sentir au lecteur ou à l’auditeur l’allégresse du chercheur entrebâillant les pliures. La tentation est grande alors – et il y succombe avec joie – d’esquisser « Le Grand Récit » de l’Univers qui serait comme une légende des siècles d’aujourd’hui. Du Big Bang à l’instant présent et à ses projections vers l’avenir, s’esquisse alors une épopée tellurique fondée sur les acquis de l’astrophysique, de la géomorphologie, des sciences neuronales et de l’informatique, une épopée au sens poétique du mot, brassant dans un mouvement unique les éclats hétéroclites nés, aléatoirement, de la rencontre et de la connivence des sciences dures et des sciences douces. C’est réjouissant et convaincant.
Et pourtant ce rabattement du temps de tous les temps sur l’instant est susceptible, me semble-t-il, d’une autre interprétation. N’est-il pas possible de comprendre la prise du temps dans l’instant présent non pas comme le moment où le javelot se fiche en cible en en vibrant encore, mais comme l’intuition soudaine (que n’importe qui peut partager avec l’homme de science et de philosophie) que cet instant présent est éternel et immobile ? La cible et le javelot ne peuvent-ils pas se confondre avec ce point sans étendue ni durée, car hors de tout espace et hors de tout temps où et quand l’être est et c’est tout ? Si l’on s’en tient à cette hypothèse – comme je demande qu’on s’y tienne, au moins momentanément, au moins pour voir – il me semble qu’on est contraint par elle de se demander par quel biais il est alors possible d’envisager qu’en dehors de la réflexion qui en prend conscience (et donc en dehors du Grand Récit qu’elle se construit) il peut y avoir réellement une extériorité brute qui serait à la fois antérieure (de beaucoup!) à la réflexion et hors de sa portée, sinon par bribes toujours à refondre et à réajuster. Si l’être est, et c’est tout, alors il ne se subdivise pas en quartiers séparés, avec, par exemple, d’un côté la réflexion (et d’où sortirait-elle, celle-là !) et de l’autre le monde brut. Si l’être est, et c’est tout, il est le tout, rien n’y entre, rien n’en sort. Et c’est tout ! Il ne contient pas, quelle que soit la chose qu’on suppose contenue par lui. Cette chose, sa possibilité, c’est lui, l’être. Il est la réalité de cette chose. La réflexion, c’est l’être. D’une certaine manière c’est l’être. C’est l’être sur le mode de la réflexion. Il y a nécessairement tautologie.
Mais alors? Alors, la réflexion ? Alors, le temps, alors , l’espace ? Alors, l’Univers ? Alors, la Biogée? Alors, moi, toi, moi, nous, eux ? Alors, Michel Serres ?
Imaginons quelque chose comme un point. Un point éternel (sans origine ni fin concevable) de dimensions infinies (infinies par leur nombre et par leurs coordonnées). Ce point, sans durée ni espace, occuperait la totalité de l’espace et du temps, ce qui annihilerait espace et temps. Il serait et c’est tout.
Jamais, il ne se créerait et rien ne pourrait s’y créer. Jamais il ne se perdrait et rien ne pourrait s’y perdre. Jamais, il ne se transformerait et rien ne pourrait s’y transformer en autre chose. Ce serait la stase. Non pas une stase, mais la seule stase possible. La stase.
La stase n’est pas plus une personne qu’elle n’est une chose. Ni dieu, ni matière, ni quoi que ce soit, sinon le tout. Elle est l’être et c’est tout. Elle n’admet aucun attribut, puisqu’elle les admet tous et tous à la fois. Spinoza ( tiens, d’où sort-il celui-là aussi ?) semble avoir envisagé l’être comme étant selon une infinité de modes d’être qui lui échappent tous (et nous ne sommes pas plus avancés que lui!) sauf un : l’être sur le mode de la réflexion.
Qu’est ce que l’être sur le mode de la réflexion par rapport à l’être, à l’être qui est, et c’est tout ? L’être sur le mode de la réflexion est une hypostase de la stase. Comme toute hypostase, l’être sur le mode de la réflexion peut s’envisager sous deux angles logiquement incompatibles : d’une part, il est l’être qui est et c’est tout, il est l’être d’où rien ne peut se séparer pour s’en déduire; d’autre part, il est comme dérivé, déduit de la stase, déduit en permanence de la stase.
Imaginons ce qui se passerait sur le second volet de l’oxymore. L’être sur le mode de la réflexion serait alors, dans sa logique, susceptible de se réfléchir, c’est-à-dire de concevoir conceptuellement un dédoublement purement logique, disons une sorte de possibilité, dont se déduiraient logiquement des séries de méta-concepts (ou des méta-séries de concepts). Abstraitement donc, la réflexion implique une mise à distance, pas forcément spatiale, pas forcément comme un miroir placé en face de l’objet réfléchi, pas forcément comme un miroir qui produirait une stricte symétrie inverse, une distanciation plutôt. Cette mise à distance implique à son tour (mais il s’agit d’un second tour qui ne se distingue pas, temporellement, du premier) que la sagacité de la réflexion porte non pas sur l’être sur le mode de la réflexion mais sur son image. Persévérer dans son être pour la réflexion, c’est se porter non pas impossiblement vers l’être, mais nécessairement vers un ersatz d’être produit par elle pour qu’elle puisse demeurer opérationnelle.
On le voit, dans cette hypothèse, on ne sort pas des enchaînements simultanés d’hypostases. L’être sur le mode de la réflexion est une hypostase de la stase. La réflexion en est une hypostase qui admet, elle aussi, l’ersatz d’être comme hypostase. On n’en sort pas, mais comment sortir de l’être qui est le tout ? Mais d’hypostase en hypostase – et sans qu’il y ait de l’une à l’autre ni distance temporelle ni distance spatiale – la réflexion parvient à concevoir comme lui étant indispensables les deux concepts fondamentaux de temps et d’espace. La réflexion arpente l’image de l’être qu’elle s’est fabriquée et il lui faut pour cela imaginer ses déplacements comme des mouvements allant d’un sous-espace à un autre sous-espace et passant du temps pour y aller.
Cet ersatz d’être, balisé par les dimensions du temps et de l’espace, constitue donc une sorte de bulle créée par la réflexion en acte, une bulle dans laquelle elle s’enferme en pensée et qu’elle appelle indifféremment, quand elle s’exprime en français, le monde, l’univers, la nature parfois ou même l’être ou, plus souvent, la réalité ou le réel. Le réel n’est pas comme une chose brute contre laquelle viendrait buter la réflexion, c’est une hypostase de la réflexion : c’est la réflexion, mais sur le mode de ne pas l’être, d’être quelque chose qui est placé en dehors d’elle et sur quoi elle réfléchit, à quoi elle se heurte, contre quoi elle bute, qu’elle aperçoit parfois avec surprise, comme si c’était la première fois.
Les résistances du réel face aux investigations de la réflexion seraient alors (dans le cadre de cette hypothèse) produites par une sorte de convention liée à la nature même de la réflexion : pour être l’être sur le mode de ne l’être pas, la réflexion doit poser en face d’elle la possibilité puis aussitôt la réalité d’une image dure de l’être. Comme une pétrification, un gel. Dans l’inertie apparente des plans, des angles, des arêtes, sont ainsi supposées dormir des mémoires très anciennes qui, sous leur apparente fossilisation, restent actives à travers les mémoires beaucoup plus récentes du vivant et, en particulier, à travers celles de l’Histoire.
Ainsi, la réflexion – qui est, même si c’est sur le mode de ne l’être pas, l’hypostase du tout de l’être – explose et se diffracte en myriades d’incidents, de péripéties, de palinodies, d’avatars, tranchés de biais par le temps et l’espace. S’abandonnant à sa pente, elle serait même capable ou contrainte de s’éclater en myriades de réflexions singulières (il y en aurait actuellement sept milliards de répertoriées), chacune hypostase de la réflexion unique, chacune étant donc la réflexion unique mais sur le mode de ne l’être pas, un mode qui contraint chacune à se croire dotée d’un corps et d’une âme, à la fois inscrite dans l’étendue et la durée par son corps et maintenue dans l’intensité de l’instant éternel par son âme. Chacune de ces réflexions singulières – vous, moi, eux, Michel Serres – se maintient comme différente des autres mais, quoi qu’elle en ait, et elle en a parfois beaucoup! elle ne peut pas ignorer (mais elle peut feindre de ne pas savoir…) que les autres sont toutes comme elle, hypostases de la réflexion unique.
Je suis un autre, mais sur le mode de ne l’être pas et pour rester sur ce mode, qui nous convient si bien, nous avons ce corps qui nous singularise beaucoup mieux que notre âme. Celle-ci, à force de se maintenir dans l’intensité de l’instant éternel, finit par exiger qu’on lui reconnaisse l’immortalité, ce qui gomme ses différences par rapport aux autres singularités.
Singulières singularités donc, dont l’origine réside moins dans l’accouplement parental ou l’accouchement maternel que dans la pente d’une réflexion unique, elle-même hypostase d’hypostase de la stase. Singulières singularités qui acceptent assez facilement que la mort efface leurs différences corporelles dans le moment où elle permet à leur âme de revenir se fondre avec les autres dans une sorte d’âme unique, elle-même hypostase d’hypostase de la stase.
Et oui, nous sommes de fugaces étincelles d’éternité, soumises à l’immobile et permanent mouvement de l’être envisagé (par lui) sur le mode de la réflexion. Et s’il arrive à tel ou tel d’entre nous de s’en apercevoir c’est souvent dans un soupir. Soupir de déception, mais aussi quart-de-soupir de la durée de la déception. Oui, nous ne sommes que ça et quand nous essayons, travaillés par le dur désir de durer, de transformer l’étincelle en incendie, c’est rien d’autre que des hologrammes, des simulacres. Et pourtant, lors du quart-de-soupir de l’étincellement, quelle épiphanie n’apercevons-nous pas !
La « boite noire des boites noires » est là, nous livrant, à chacun de nous, à la fois tous les temps de toutes les temporalités imaginables condensés en l’instant merveilleux, « le Grand Récit » envisagé par Michel Serres tout entier ramassé dans le mot qui n’a jamais été dit et qui ne le sera jamais plus, ce mot à l’envers disloqué et qui n’a pas d’endroit loquace, mais qui s’est en éclair forgé, angoisse et euphorie, dans la gorge d’un de ses simulacres. Et celui-ci, soudain – vous, moi, Michel Serres – s’est détaché sur la chaîne des hypostases, a existé.
Exister. Ex-ister. Se détacher enfin de la stase. Surgir enfin, fugace, neuf pour tenter (mais en vain?) d’ajouter sur le « Livre des Gels » la trace de cet instant. En attirant notre attention sur ce « point aigu » où se rabattent en un instant toutes les durées – les plus longues comme les plus éphémères – Michel Serres semble avoir l’intuition que celui qui se trouve ici et maintenant sur ce point (par hasard ou à la suite d’une recherche ou d’une préparation) aperçoit alors l’être en stase. Scientifique, poète et philosophe, il tente alors de retenir l’intuition dans une nouvelle durée dont le récit va permettre au philosophe, au scientifique et à l’historien, d’ajouter un paragraphe au Grand Récit. Quant au poète, sa tentative sera de quitter l’envers disloqué des mots (quand barbotent en silence les onomatopées du taiseux évoqué à l’entrée de Biogée) pour passer sur leur endroit loquace où l’intuition peut se perdre. Le point aigu devient alors l’heure des épousailles entre le tohu-bohu finissant et la gravure qui émerge.
L’heure est sans doute trop dire et dire trop.C’est une seconde qu’il faudrait dire, ou plutôt une mini-nano-seconde. L’epsilon qui la sépare de zéro pourrait être envisagé comme un dixième de seconde divisé par 10 à la puissance 43. Mais ce serait encore une métaphore temporelle. Une métaphore, oui, car il ne s’agit pas du « temps de Planck », mais d’une allusion imagée à ce besoin de temps qui accompagne chaque éclair de la réflexion : il n’y a pas d’éclair de la réflexion puisque la réflexion, c’est l’être qui est et c’est tout, mais il y a des éclairs de la réflexion puisque celle-ci, hypostase d’hypostase de la stase, est la stase sur le mode de ne l’être pas. Sur le mode de ne l’être pas, c’est-à-dire en étant comme si la réflexion se développait dans le temps, apercevant par éclairs instantanés qu’elle est le tout de l’être et ayant besoin de croire que ces éclairs ont une durée.
(à suivre)
on peut aller à Advienne ce que pourra
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« Les Enfants des Morts » est le dernier en date des romans de Elfriede Jelinek, prix Nobel de Littérature en 2004. Conscient de souvent tirer la couverture à moi, j’en propose ici un commentaire.
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C’était une matinée fraîche, sans nuages, où l’air était si sec qu’on avait l’impression que toute l’humidité en avait été extraite – ce que Jordan appelait avec plaisir une parfaite journées des Adirondacks, parlant ainsi non pas de température ou de saison mais de lumière éclatante. Lors de telles journées, que ce soit l’été ou l’hiver, tout ce qu’il voyait sous ce ciel bleu cobalt apparaissait dans une grande netteté de détail, comme gravé à l’eau-forte, ce qui lui donnait le sentiment de pouvoir toucher et voir chaque feuille sur chaque arbre, chaque plaque de lichen sur chaque pierre et chaque rocher luisant dans le ruisseau… Il avait l’impression de voir à travers un microscope. Quel besoin a-t-on d’une forêt, se demanda-t-il, quand on peut discerner chaque feuille en particulier de chaque arbre en particulier ? Quel besoin de montagnes quand on peut voir les roches mêmes qui les composent ? Sous une lumière aussi brillante et aussi claire, tout était là, l’univers entier…
Extrait de « La Réserve », un roman de Russel Banks, dans l’édition et la traduction française de « Actes Sud » (collection Babel) : pages 60/61.
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…apprendre à écouter la langue respirer là où elle se tait …
De l’inexistence (20)
Ce billet peut bien sûr être lu à part (il est déjà si long à lui tout seul !) mais il faut savoir qu’il fait partie d’une suite dont on trouvera le détail ICI Je venais à peine de le « terminer » que je tombai (merci Google!) sur un article dont l’auteur est beaucoup mieux informé que moi sur Sylvie Germain, en particulier sur « Tobie des Marais ». L’adresse vous en semblera interminable, mais en la copiant/collant dans votre navigateur (ou, plus simplement en cliquant sur « la voici »), vous verrez qu’elle fonctionne. la voici
Sylvie Germain est imprégnée par la Bible. Les récits bibliques sont considérés par cet écrivain comme donnés dans une écriture et par une écriture qui ne les raconte pas, comme on raconterait une histoire qui préexiste au récit, mais qui les invente dans le fur et la mesure de son déroulement. Ils ont la force de mythes. Les mots qu’ils poussent ne sont pas – ou ne sont pas seulement – des concepts, ce sont des actes analogues à la Création. Et ils conservent à jamais cette force qui se transpose dans d’autres récits quand leur auteur accepte de se laisser habiter par elle.
Dans le roman intitulé « Tobie des Marais », l’intention est évidente : une partie de l’histoire est inspirée de très près par « Le Livre de Tobie » et la plupart des personnages portent les prénoms du livre biblique. Que l’histoire récente (de l’émigration des Juifs d’Europe Centrale vers l’Amérique aux deux guerres mondiales) et la géographie la plus éloignée du Proche-Orient (ici, celle du Marais Poitevin) servent de cadre au roman de Sylvie Germain n’enlève rien, au contraire, au travail de cette force mythique.
Mais, même dans « Magnus », l’écriture de Sylvie Germain se réfère en permanence aux textes bibliques. Non qu’elle les cite souvent, ni qu’elle s’en inspire ici directement pour les péripéties, mais – sans doute parce que j’ai écouté d’elle une intervention enregistrée où elle évoque le séjour du prophète Elie sur le Mont Horeb – je suis frappé par la parenté qui relie la quête du personnage principal de « Magnus » à la recherche de Yaweh par Elie qui commence à en douter fort. Je devrais parler plutôt de la parenté de « Magnus » avec l’interprétation que Sylvie Germain donne du séjour d’Elie sur la montagne puisque je n’ai pas lu « Le Livre des Rois », d’où est tirée l’histoire d’Elie et que je ne connais celle-ci que par l’enregistrement évoqué. De même que Magnus ne parvient qu’à frôler les confins de son histoire personnelle quand il est aux prises avec des fulgurations colorées ou bruyantes, de même Elie manque son Dieu quand il croit qu’il s’annonce par une tempête, un tremblement de terre ou un incendie. De même qu’Elie entrevoit Yaweh (il se couvre donc le visage) quand il entend un fin frémissement de l’air, de même Magnus va entrevoir l’énigme de sa petite enfance quand le minuscule moine Jean s’éteint doucement sous le miel de ses abeilles.
D’après ce que j’ai pu glaner ici et là sur la Toile (et les confidences d’une grande lectrice de Sylvie Germain), je crois comprendre que la plupart des livres de cette auteure sont vraiment poussés en avant par ce souffle qu’elle ressent dans la Bible. Je pense que c’est ainsi qu’elle perçoit son histoire personnelle et je dois reconnaître qu’elle pratique une écriture qui semble justifier cette perception. Aussi bien pour la forme que pour le fond.
« Tobie des Marais » et « Magnus », puisque je ne peux parler que d’eux, présentent des passages superbes où les notations colorées sont particulièrement réussies, justement pour mettre en valeur tantôt la violence dyonisiaque qui étreint quand on est au bord du sacrilège, tantôt au contraire le camaieu du silence quand, en se retirant, quelque chose suggère une présence. Voici par exemple, dans « Tobie des Marais » le passage qui conte la mort d’Anna, la cavalière, la jeune mère de Tobie :
Le soleil filait de longs rais jaune paille et or à travers les branchages enchevêtrés; ces fils de lumière tombaient obliquement, faisant vibrer à leur passage l’ombre verte et bleuâtre de la tonnelle.Et c’était cette alliance de charmes divers qui enivrait Anna, – la vitesse, l’odeur du cheval en sueur mêlée à celle de la boue et des plantes, le mouvant clair-obscur, les cris perçants des oiseaux, et ces petites bulles de soleil qui par instants tournoyaient dans l’air, s’accrochaient à ses cils, l’aveuglant délicieusement.
Et ce fut ainsi, dans l’exaltation des sens et un galop enjoué, qu’Anna s’était précipitée vers la mort…
Et voici, au contraire, l’évocation de Théodore, le père de Tobie, le mari d’Anna, fou de douleur :
« Théodore se tient dans la cour, silhouette gris bleuté se détachant, à peine, du bleu violâtre de la haie. Immobile comme un long rameau calciné il capte les ultimes lueurs du couchant avec un tout petit peu plus d’intensité, et de douleur, que les feuillages l’entourant. Il hume dans l’air du soir le souvenir de la chevelure d’Anna… Il souhaite si fort en cet instant se dissoudre dans l’obscurité… »
Du gris bleuté au bleu violâtre, mais aussi dans l’exaltation de tous les sens et les longs rais solaires jaune paille et or à travers l’enchevêtrement des feuillages, l’écriture de Sylvie Germain excelle à décrire aussi bien l’extrême irruption de la violence dans le corps de ses personnages que la marge infime qui les détache et les fait exister.
Dans « Magnus », l’inhumation de Frère Jean par Magnus fait écho et négation au bombardement de Hambourg :
« Au fond de la fosse est couché frère Jean, il tient son chapelet enroulé autour de ses mains, croisées sur la poitrine. Son corps est entièrement enduit de propolis, il luit d’un éclat rougeâtre. Quelques abeilles, épuisées par leur tâche d’embaumeuses, gisent sur le corps, le parsemant de faibles lueurs dorées.Magnus saisit la pelle et comble la fosse. L’odeur suave de l’embaumement se mêle à celle, amère et sombre de l’humus… »
« Mais ses pleurs cessent d’un seul coup quand il voit la femme qui lui tenait la main se mettre à valser dans la boue, les gravats, avec un gros oiseau de feu accroché à ses reins. Le rapace déploie ses ailes lumineuses et en enveloppe la femme, des cheveux aux talons. Devant ce rapt d’une vélocité prodigieuse, d’une beauté féroce, le petit garçon avale sa salive comme un caillou, et avec, tous les mots qu’il connaissait, tous les noms… »
Ses romans se lisent comme une suite de poèmes – cela peut gêner parfois la fluidité de la lecture – dont l’écriture n’est pas destinée à s’effacer au profit d’un récit « réaliste » où l’intrigue, la psychologie des personnages, les descriptions (géographiques, historiques, politiques…) tiennent le lecteur en haleine et lui permettent (pense-t-il alors) de mieux appréhender « le monde réel ». J’imagine que cela peut irriter. Les mots du texte, leur agencement, leur matérialité, parfois même la manière dont ils sont disposés sur la page retiennent l’attention. Comme dans un poème. Et comme il arrive parfois avec certains romans de romanciers pourtant réputés pour leur « réalisme ». Je pense par exemple (parce que j’y ai pensé en lisant Sylvie Germain) aux « descriptions » du Paradou dans « La Faute de l’abbé Mouret » de Zola.
Mais « Magnus » et « Tobie des Marais » ne sont pas des poèmes. Ce seraient plutôt des « récits en rêve », comme pourrait dire Yves Bonnefoy, des textes qui se déroulent selon des coordonnées spatiales et temporelles incertaines. Le même personnage peut être à la fois lui-même et un autre, ici et ailleurs en même temps, maintenant et hier au même endroit. Qu’on pense au début de Tobie des Marais où les deux passagers d’une auto semblent happés, avec leur véhicule qui traverse un orage, par la lumière de la tempête, au point que ce n’est plus sur une route de campagne, mais à travers des nuages chagalliens qu’ils croisent un petit garçon rouge et jaune sur une bicyclette folle qui l’emmène « au diable! » où vient de l’envoyer son père.
Je citerai aussi, trouvé sur un « blog » , ce passage de la « Pleurante des rues de Prague », que je n’ai pas lu, récit dans lequel Prague se rêve en géante boîteuse :
« Elle est née de la pierre et du bois, du métal et de l’eau, et du corps innombrable des habitants de la ville. Elle est née chaque jour à travers l’épaisseur des siècles et la chair de l’Histoire. …Elle est la mémoire de la ville , la mémoire côté ombre, celle des pauvres et des petits, de ceux et celles dont l’Histoire ne retient pas les noms et oublie les souffrances. Elle est la mémoire dénuée de toute gloire, celle qu’on n’ écrit pas, qu’on n’illustre ni ne chante ni ne dore à l’or des mythes et des légendes. Elle est la mémoire en guenilles, au ventre creux, aux yeux cernés, mais au regard émerveillant de tendresse et d’humilité. Elle est la mémoire mendiante, la mémoire souffrante, mais qui jamais ne renonce, ne trahit son passé, n’abandonne son peuple. Elle est la mémoire qui marche, qui marche, glanant et ramassant tous les déchets jetés par la mémoire belle, sélective et hautaine. Elle recueille les vies infimes, les destins minuscules des gens de rien ».
Ce que je crois comprendre c’est que Sylvie Germain perçoit son œuvre comme « inspirée », soufflée par la force des textes bibliques, force qui ne se situe ni au niveau de la psychologie des personnes évoquées, ni au niveau de leurs déplacements, ni au niveau de l’histoire. Dans l’intervention à laquelle j’ai déjà fait allusion, elle insiste sur la ressemblance/différence entre le sacré et le saint, le sacré se situant du côté de l’effroi et de la sorcellerie et le saint du côté de la sérénité et de la religion. Le saint entend « THeoS » là où le sacré entend « THS » : c’est l’invention des voyelles, la vocalisation, qui permet le passage. Le travail de l’écriture consiste alors à édulcorer le bruit primitif, à le domestiquer tout en ménageant la possibilité pour l’écrivain comme pour son lecteur de remonter vers les confins du sacré, comme si le sacré admettait des confins ! Ressentir la force de cette écriture s’apparente à un combat (le Combat contre et avec l’Ange ?) car il s’agit de s’appuyer sur cette force pour tenter de revenir vers « l’envers disloqué des mots », vers « THS », ce sifflement ténu que le croyant croit entendre au contact de ce qu’il décide de considérer comme Dieu.
*
Je vais avoir l’outrecuidance de manifester ici quelque doute (et même quelque agacement) sur cette façon qu’ont les philosophes croyants ( et Sylvie Germain en est !) de croire et de proclamer non seulement que Yaweh est l’être (« Je suis celui qui suis »), mais que l’Être est Yaweh (le grandit-on en lui imposant une majuscule ? non, bien sûr, puisque le grandir serait admettre qu’on peut le grandir, qu’il n’est pas si grand que ça) . L’être n’est pas Yaweh, ni qui ni quoi que ce soit. L’être est, et c’est tout. Sans temps, ni espace. Et Yaweh – même envisagé sous l’angle du tétragramme non vocalisé donc imprononçable, YHWH – Yaweh est un concept chargé de désigner l’Être si l’Être était une personne. Personnaliser l’être, c’est l’ancrer quelque part, dans un espace au sein duquel il se déplacerait, à l’aide d’un temps qui lui permettrait de se déplacer : personnaliser l’être, c’est le dévaloriser. Je suis toujours un peu surpris que les philosophes croyants ferment les yeux sur cette impasse.
Reste qu’accepter de se placer (par la réflexion) « avant » l’invention de Yaweh par les hommes, cela semble bien difficile. J’ai déjà plusieurs fois essayé d’évoquer cette difficulté (voir par exemple ICI ou Là …) et montré combien elle bouscule les habitudes installées par les religions, même quand elles ont cessé (ou là où elles ont cessé) d’être dominantes. Car, si l’être est, et c’est tout, l’être est et c’est tout ! Que deviennent alors nos existences singulières, le jeu entre l’âme et le corps, notre rapport à la matérialité brute du dehors et notre réflexion sur l’être ? À quoi bon lire ou écrire des romans ? À quoi bon vivre ou croire vivre ? Et d’où sortent donc ce temps et cet espace sans lequels nous ne ne pouvons rien concevoir, rien imaginer ? Qu’on se rassure, nous allons bientôt retrouver Sylvie Germain !
Ce qui me frappe aussi dans les deux romans que j’ai lus d’elle, c’est la facilité avec laquelle elle place ses personnages dans des situations telles que l’écriture est obligée de se faire poétique, du fait du contact soudain (et qui ne relève pas de l’analyse) avec l’être, avec quelque chose qui n’est pas une chose mais qui s’empare du personnage et à la fois l’annihile et l’exhausse. Elle écrit de May dans « Magnus :
« Et la seule «voix divine »qu’elle reconnaissait, c’était le bruit sourd du cœur des vivants quand il se fait fabuleusement sonore aux heures jubilantes de l’existence, aux heures nocturnes de l’angoise et dans les instants solaires de la jouissance »
Les guillemets de la voix divine ne sont pas seulement là pour souligner que May n’est pas croyante ; ils signalent également qu’il y a problème pour la très judéo-chrétienne qu’est Sylvie Germain. Dans les moments d’extrême bonheur ou d’extrême déréliction que connaissent si souvent tant de ses personnages, la personne est comme arrachée à elle-même, soudain envahie et niée par un feu de napalm qui l’embrase dans une sorte de cri – parfois hurlé et déchiqueté-déchiquetant, parfois chuchoté comme la mince brise que Elie perçoit sur le Mont Horeb après les vociférations – et en quoi elle disparaît. Ce cri, c’est l’équivalent du THS évoqué plus haut, bien « avant » d’être transformé en TheoS, tellement avant que c’est en dehors du temps, que c’est toujours, que c’est jamais, que cela rend impossible le passage à Dieu. Devrait le rendre impossible.
Dans ces instants (qui n’apparaissent très brefs que pour nous, étants qui même analphabètes appartenons à l’écriture et à la lecture, mais qui sommes de l’éternité), l’être nous réintègre à lui (alors que, par essence, il ne peut pas nous avoir jamais perdus) et nous n’existons pas. Mais n’existant pas, intégrés dans le tout – le tout qui est un et ne peut être morcelé, il est et c’est tout – nous sommes le tout. Cet anéantissement est aussi bien une assomption. Tout étant est l’être tout entier.
L’être est et c’est tout. Mais alors, la parole ? Mais alors, la conscience ? Mais alors la représentation de l’être comme cela qui est et c’est tout ? Sylvie Germain – au moins dans les deux livres évoqués – ne répond pas à ces questions, mais elle les pose. Et peut-être faudrait-il admettre qu’elles se posent sans réponse. M’appuyant sur ce que cette auteure propose dans ses romans, je suggère une réponse possible, lourdement hypothétique : si nous considérons l’être (formulation impossible qui implique un point de vue sur l’être !) comme l’ensemble infini des modes d’être et si nous admettons (à la manière de Spinoza ?) que parmi cette infinité de modes d’être, il y en a un, la conscience, qui exige le temps et l’espace pour persévérer dans son être, alors il est possible que la conscience – une conscience forcément unique, c’est-à-dire, l’être sur le mode de la réflexion – ne pouvant rester conscience qu’en allant de concepts en concepts, de représentations en représentations, soit contrainte d’inventer les catégories dedans/dehors, avant/après, le même/l’autre, l’un/le multiple, avec lesquelles elle crée un monde que nous appelons le monde. Monde virtuel, absoluement, mais qui est le seul possible sur ce mode d’être et que nous appelons pour cela le monde réel.
La conscience est ce monde réel et ce monde réel est la conscience, mais, en appliquant les catégories qu’elle a inventées en tant que conscience réflexive, la conscience parvient – sans cesser de persévérer dans son être au contraire ! – à se dédoubler pour s’observer.Réflexive, elle se retourne sur elle-même, sans mouvement, sans mouvement mais dans l’allant de ce qu’elle est, elle se définit comme susceptible de multiplier des hypostases. Certes, mode d’être de l’être, elle est et c’est tout, mais ce mode d’être est justement celui selon lequel la stase peut créer, sans sortir d’elle, une multitude d’hypostases par le jeu des catégories dedans/dehors, le même/l’autre, avant/après, l’un/le multiple, ou encore le réel/le virtuel. Jumeaux opposés mais confondus, ces possibles sont naturellement enclins à permettre à la conscience unique (soit, à l’être sur ce mode d’être) de se diffracter en consciences singulières. Chaque conscience singulière est avec la conscience unique dans un rapport d’hypostase à stase : elle sait, ou elle pourrait savoir, ou elle devrait savoir qu’elle est la conscience unique (la conscience unique toute entière, celle-ci ne pouvant être morcelée) et, en même temps, elle sait que sa fonction, c’est de se conduire comme si elle était indépendante, oui, singulière.
Et chaque conscience singulière, en tant qu’elle est la conscience unique, va, dans l’allant de ce qu’elle est, utiliser les catégories fondamentales pour s’inventer un dehors qui se distingue de son dedans et se confond avec lui comme le réel et le virtuel, un avant et un après qui se distinguent de son présent éternel et se confondent avec lui comme l’un et le multiple, comme le corps et l’âme. Mais aussi, chaque conscience singulière, en tant que singularité, fonctionne comme si elle était indépendante de la conscience unique, comme si elle était dotée d’un corps et d’une âme, d’un corps mortel et d’une âme immortelle, comme si elle se trouvait en face d’une matérialité brute, radicalement extérieure à elle, et aussi, bien sûr, comme si elle était seule en face des autres singularités avec qui elle veut croire entretenir des relations amicales ou inamicales ou indifférentes.
Comment « le bruit sourd du chœur des vivants » peut-il se faire entendre alors? Que sont ces « heures jubilantes de l’existence », ces « heures nocturnes de l’angoisse », ces « heures solaires de la jouissance » si les consciences singulières capables de les vivre ne sont que de vagues hypostases d’une stase qui repose sans espace et sans temps? Comme il est tentant alors – quand on ne peut plus faire semblant de croire à l’absolue indépendance de nos singularités – de se transformer la conscience unique en ce que les théologiens chrétiens appellent le « corps mystique » ! Le corps mystique : une entité qui, en effet, comme la conscience unique, rassemble en elle toutes les singularités qu’elle a créées, et qui les anime encore d’un souffle qui serait à la fois le sien et le leur, et qui attend son heure pour les réunir à nouveau en son sein. Si je résiste à cette tentation c’est que trop d’administrations religieuses se sont emparées de ce concept (car il s’agit, oui, d’un concept) pour imposer aux fidèles des différentes obédiences des légendes, des rites, des symboles, des combats qui me répugnent et surtout qui me paraissent totalement inutiles. Car sinon, ce corps mystique me convient – qui est un corps qui est une âme, qui est en chacun de nous et qui est hors de nous, qui est au début et à la fin, et en permanence au présent – une fois nettoyé des affûtiaux religieux (mais ce nettoyage est-il possible?), va pour le corps mystique !
Sylvie Germain parle d’une mémoire, d’une mémoire féminine et claudicante, d’une mémoire de peu boîtant à côté d’une autre mémoire plus hautaine sinon plus haute dont elle est le guingois, d’une mémoire à quoi il est possible de faire confiance car elle ne se laisse pas enfermer dans des images devant lesquelles il faudrait, sous peine de sanctions, se prosterner.« Elle est la mémoire dénuée de toute gloire, celle qu’on n’écrit pas, qu’on n’illustre ni ne chante ni ne dore à l’or des mythes et des légendes. Elle est la mémoire en guenilles, au ventre creux, aux yeux cernés, mais au regard émerveillant de tendresse et d’humilité. Elle est la mémoire mendiante, la mémoire souffrante, mais qui jamais ne renonce, ne trahit son passé, n’abandonne son peuple. Elle est la mémoire qui marche, qui marche, glanant et ramassant tous les déchets jetés par la mémoire belle, sélective et hautaine. Elle recueille les vies infimes, les destins minuscules des gens de rien ».
Elle est – et bien sûr sur le mode de ne l’être pas – Déborah, l’extraordinaire grand-mère de Tobie des marais. Les textes de Sylvie Germain se présentent alors, dans l’intention qui les pousse en avant, comme produits par les échos de cette mémoire. Voyez la rencontre de Deborah avec Raphael – et laissez de côté le fait que pour beaucoup de glossateurs de la Bible, le livre de Tobie aurait justement été écrit et en tout cas intégré dans la Bible, malgré les réticences, pour affirmer la « réalité » de l’ange Raphael aux côtés des anges plus orthodoxes comme Gabriel ou Michel ! :
« …Le ciel se reflétait sur la terre détrempée, les couleurs des fleurs étaient avivées. Le visiteur s’avança vers elle d’un air bienveillant et lui tendit la main. Sa poignée de main était ferme et pleine de douceur, de chaleur, elle laissait sur la peau un frisson d’eau et de soleil qui irradiait discrètement à travers tout le corps. Comme un sourire qui s’infuserait dans la chair. Deborah cligna les paupières, une image venait de filer devant ses yeux en un fugace éblouissement ; une image remontée des profondeurs de son grand âge et où se profilait une chevrette d’un blanc mousseux couchée à fleur de mer. Une chevrette voguant sur une prairie d’écume et dont les flancs diaphanes répandaient une clarté d’aube, ou de lune, sur les vagues alentour.
Le visiteur lui effleura l’épaule pour la rappeler à l’instant présent, puis il lui expliqua la raison de sa venue… »
Ce que l’auteure parvient à faire vivre dans un tel passage, c’est en chacun des protagonistes le sentiment qu’il ne s’appartient plus – il est seulement l’écho de quelque chose de très ancien et qui n’a jamais eu lieu – redoublé du sentiment que cet anéantissement est une véritable épiphanie au cours instantané de laquelle l’être a manifesté sa présence. Elle parle dans « Magnus » quand May va mourir de « l’oubli de soi dans l’étonnement » ou, quand Tobie et Raphael marchent sur la grève, de « cette mince voie du rien ». « Ils suivent en silence ce blanc chemin sinuant à ras de ciel, de lumière, à la lisière de l’océan, – cette mince voie du rien. Le soleil a disparu, le ciel déploie toute la gamme du bleu, du plus pâle au plus foncé, la mer se retire toujours plus loin, et une sensation de vide croît à mesure en Tobie. En lui aussi s’opère un grand reflux… » La croissance en soi d’un vide qui vous comble. La manifestation de l’être, son épiphanie, est aussi bien la naissance d’une singularité autour de laquelle le monde, un instant, se concentre, lui conférant une force qui nous fait dire qu’elle existe, alors qu’en fait cette force vient au contraire de son inexistence, on dirait au cœur de l’être si l’être pouvait avoir un cœur.
Oui, les personnages de Sylvie Germain inexistent en ce sens qu’en suivant par la lecture l’écriture qui les invente, on comprend qu’ils ne se détachent pas sur un arrière-plan que dessinerait l’être mais qu’ils y sont fondus sans aucun relief, sauf qu’à certains instants d’éclair, ils sont comme ex-pulsés de l’être (c’est une image, et elle est inappropriée, mais aucune image ne peut être appropriée) et jetés dans le récit lors de fulgurances ou au contraire d’effacements au cours desquels alors ils ex-istent. Mais ce n’est pas au contraire, car fulgurances et effacements (Philippe Jaccottet : « que l’effacement soit ma façon de resplendir ! ») sont les unes et les autres occasions (le fameux THS!) pour les personnages de Sylvie Germain d’accéder à l’inexistence, qui est sans doute l’autre nom de l’ex-istence à l’état naissant.
Je rapproche arbitrairement un passage de Magnus et un autre de Tobie des marais, mais ce n’est pas arbitrairement car cet ex-istence à l’état naissant, cette inexistence, y apparaît clairement, dans des occasions apparemment opposées.
Dans « Magnus » :
« À force de se concentrer sur ce mystère qui sommeille au fond de lui, il lui donne de la vigueur. Parfois il le sent frissonner dans sa chair, diffusant alors sous la peau des sensations fugaces dont il ne saurait dire si elles sont pénibles ou agréables. Cela se produit toujours à l’improviste, mais il a vite remarqué que ces fulgurations clandestines, pareilles à des giboulées d’aiguilles de feu éclatant au-dedans de son corps pour filer à toute allure le long de ses nerfs, de ses veines, de sa colonne vertébrale, surgissent à certaines occasions : quand flamboient des couleurs intenses et stridentes – ainsi le rouge et le jaune francs d’un feu prenant soudain force en vrombissant dans le poêle, un soleil de midi aveuglant, un crépuscule bariolé à outrance d’orange et de rouge vifs, la fêlure gigantesque d’un éclair safran sur le bleu foncé du ciel. Une fois, devant une telle irruption de lueurs incandescentes, il a ressenti une excitation qui est allée en crescendo jusqu’à s’épanouir en séisme au plus intime de son corps… »
Dans « Tobie des Marais »
« Elle ferme les yeux, respire profondément l’odeur puissante répandue par la marée basse. Elle s’imprègne de l’odeur de l’estuaire et de ses eaux mêlées, celle de la vase, de la matière primordiale; elle accueille dans sa chair l’odeur amer et vive de cette bouche de terre s’ouvrant sur l’océan, de cette bouche aux lèvres limoneuses brûlée d’histoire et de passions humaines, assoiffée d’espace, de grand large, de cette bouche ourlée de vignes, de vergers, de jardins, de forêts, et qui, tout en chantant la splendeur, la bonté, la prodigalité de la terre nourricière, crie en silence vers l’infini, vers autre et plus qu’elle-même… Elle dénoue ses bras, s’allonge sur les algues.
Elle retient son souffle pour mieux entendre celui du soir et de l’estuaire. Lentement, sa respiration s’apaise, se met au diapason de celle des éléments… Ou encore apostrophe marquant l’ellision de tout autre signe,la lune – apostrophe absolue greffée sur le ciel nu et lisse, invitant au silence, à une attente indéfinie, à la patience… »
*
L’avènement de ces personnages, qui prennent vie à travers les explosions enchantées et maléfiques des flammes ou sur les vasières d’un estuaire, est d’ailleurs capable de trancher de biais la vision installée de l’Histoire, que ce soit pour la conforter (« Mais le vent du Reich charriait tant de cendres humaines qu’il pesait d’un poids énorme sur le pays en ruines, chape de puanteurs qui obstruait le ciel et suffoquait la terre. Dans le ciel du Reich effondré s’étendait un immense cimetière, invisible mais palpable, car suiffeux à outrance. Et dans ce ciel cinéraire flottaient tous les membres de la famille de Hannelore Schmalker, née Storm… ») ou pour la réorienter définitivement dans une formule elle aussi fulgurante (« Le flambeau de la Liberté se dressait, tel un gigantesque poignard, dans le ciel bleu lavande, le bras levé de la statue s’interposait entre la mer et le soleil, entre le bateau et la ville et pourfendait l’espoir »).
(Ajouté le 23 octobre) Mais que ce soit pour l’assumer ou pour la rectifier, l’Histoire est considérée sur le mode épique par Sylvie Germain – au moins dans ses deux romans – comme si un souffle éternel (celui de la Bible) l’animait et la transformait en force tellurique capable d’entraîner des cataclysmes pour les mortels. Embrigadés sous l’uniforme (comme Franz et Georg, les oncles héroïques de Magnus) ou embarqués sur les paquebots transatlantiques (comme Deborah, son frère et sa mère, faisant route vers America) ou rameutés par trains entiers (comme ces Polonais ou Roumains plus ou moins juifs venant travailler dans les briqueteries du Marais Poitevin ou comme les déportés affluant vers les fours crématoires) sous prétexte de servir de gigantesques symboles inhumains – la Patrie, le Peuple, le Travail, la Révolution, la Liberté… – les mortels sont comme Elie sur le Mont Horeb quand il est assailli par des forces cosmiques où il croit un moment entendre enfin Yaweh. Ils y sont écrasés et ne peuvent survivre qu’en se faisant tout petits, à peine visibles.
Décrivant par ses textes les lourdes volutes de ce souffle, avec une certaine fascination qui transparaît à travers colère et dégoût, Sylvie Germain se situe (et ses personnages aussi) exactement là où YHWH n’est pas encore YaHWeH, là où THS n’est pas encore TheoS, mais va le devenir et, le devenant, fossiliser le sacré en religion. Et, le devenant, libérer (c’est-à-dire rendre possible, rendre plausible) cette Histoire à majuscules et à godillots, pesant sur les humains qui y succombent et la révèrent. Mais, en même temps, Sylvie Germain semble savoir qu’un autre possible s’ouvre à chaque fois. Un possible qui n’a rien d’historique, lui, même s’il peut être du travail des historiens de le faire apparaître par les travers de l’Histoire. Un possible qui serait à l’Histoire ce qu’est la mémoire mineure à la mémoire hautaine, ce qu’est au langage sa respiration quand il se tait ou avant qu’il parle. Un possible qui demanderaient aux consciences singulières de ne pas oublier qu’elles ne sont pas indépendantes, qu’elles n’ont pas à se rassembler sous des bannières historiques, qu’elles ne sont que des hypostases de la conscience unique et qu’elles n’ont pas à se dresser les unes contres autres au nom de ce qui est proclamé par ces bannières.
À mes yeux (et au vu du peu que je connais de Sylvie Germain), cet écrivain parvient à donner du relief à la voix minuscule, parfois en passant justement par la description de la voix et de ses effets sur celui qui l’entend (le baryton du « père » de Franz-Georg dans « Magnus »), plus souvent en employant des notations de couleurs plus ou moins fondues les unes dans les autres comme dans maints passages déjà cités ci-dessus. Et c’est vrai qu’en lisant Sylvie Germain, on apprend à (ou on se souvient qu’on a appris à) écouter la langue là où elle se tait, malgré tintamarres et tumultes de l’héroïsme épique.
« Écrire, c’est descendre dans la fosse du souffleur pour apprendre à écouter la langue respirer là où elle se tait, entre les mots, autour des mots, parfois au cœur des mots. »(Sylvie Germain : Magnus)
Voir aussi Glane 2
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Billet sur l’inexistence : proposer une explication possible de ce qui, dans la voix (même si elle n’est pas celle de Kathleen Ferrier) signale que nos mots vont et viennent ailleurs que là où notre pensée les croit.
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Publié par admin dans nuit, poètes
Je me sens une grande familiarité avec Philippe Jaccottet bien que je le connaisse finalement assez peu…
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Ou : de l’inexistence (16)
Voir aussi Yves Bonnefoy ou Bernard Noel ou encore De l’inexistence
Il semble qu’on revienne un peu de cette longue condamnation du lyrisme qu’avec le recul on peut dater des années 1960 à 1990. Cette mise à l’écart, on peut la comprendre et en tout cas l’expliquer par les réactions négatives que la surabondance des textes marqués par l’effusion personnelle du poète, la musique des mots et le rêve d’un monde idéal avait fini par entraîner. Il parut alors nécessaire, je crois, de chercher (ou de retrouver!) des voies différentes, souvent marquées par le rapport de l’écriture poétique avec elle-même : la personne s’effaçant gommée par l’activité d’un inconscient collectif parfois tellurique, la musique des phonèmes apparaissant alors comme un obstacle au travail du signifiant qu’elle paraissait cadenasser en lui imposant des rythmes et des accords lénifiants, quant au monde idéal, il semblait lui aussi hors de propos, figé qu’il était dans des images toujours répétées et qui obstruaient l’aventure des automatismes linguistiques.
Même si la poésie lyrique ne disparaissait pas pour autant (comment l’aurait-elle pu?) les lecteurs semblaient devenus alors plus sensibles à nouveau à des remarques antérieures témoignant d’une ironie certaine à l’encontre des élans suspects de « la belle âme » (comme Hegel, un siècle et demi avant, l’avait reproché à Jacobi et aux romantiques) ou de cette manie de vouloir donner du développement à une exclamation intime qu’il ne peut que trahir. On relut alors Baudelaire ou Rimbaud en chaussant les lunettes de Paul Valéry.
Bien entendu – mais entendu par qui ? – imaginer une histoire de la poésie (même réduite à la seule poésie francophone) c’est lui inventer des chemins qu’elle aurait eu nécessairement à parcourir ce qui, n’ayant aucune valeur réelle, n’en reste pas moins commode pour mettre un peu d’ordre apparent dans le chaos. Et, fidèle à cette tentative, je dirai bien sûr que la dite réaction anti-lyrique a eu sa raison d’être et ses mérites propres. Ce qui pose en même temps qu’elle a présenté pas mal d’outrances (parfois lyriques) et d’inconvénients. Mais mon propos n’est pas ici de développer les unes ou les autres : il est de constater, ou de croire constater, ou de souhaiter constater qu’un certain lyrisme a retrouvé aujourd’hui une place qui exige sa présence.
Par manque de connaissances, je ne suis pas capable de présenter une quelconque anthologie du lyrisme contemporain (il me semble qu’en passant par le site : de Jean-Michel Maulpoix il est possible de commencer à satisfaire sa curiosité dans ce domaine) et je me contenterai donc de commenter le lyrisme d’un poète dont j’ai lu, je crois, tous les recueils – et ils sont nombreux dans ce dernier demi siècle – et dont les poèmes ont par ailleurs influencé en permanence ma réflexion sur l’inexistence.
Qu’une réflexion ( souvent hyperconceptuelle) puisse reconnaître l’influence d’une certaine poésie lyrique sur sa démarche est déjà paradoxal. Mais que cette réflexion, reposant sur des hypothèses qui supposent l’évanescence sous fausse-semblance de toute entité personnelle, s’appuie sur une forme de lyrisme qui dit « Je » avec délectation (parfois en disant « tu » « nous » « elle ») peut paraître relever de l’inconséquence (conceptuelle) ou de la trahison (poétique). Me croira-t-on si je dis qu’il me semble parfois que je n’échappe ni à l’une ni à l’autre ? Me croira-t-on plus si je dis que, le plus souvent, je suis convaincu qu’il y a là ni trahison ni inconséquence ? Et si j’ajoute – ce qui est au cœur de ce billet – que le lyrisme de Colette Gibelin explique (oui, explique) qu’il n’y ait là ni trahison ni inconséquence !
Mon hésitation quant au commentaire qui suit est (longuement) commentée ICI
Soit ce poème :
La nuit
Tous ses cyprès tendus
Ses désirs lancinants d’une autre intensité
La nuit qui s’avance à pas de pénombre
ainsi qu’une jument fragile,
transparente
Toute matière transmuée en un souffle de pierre
Sur le sable humide,
la mer est plus défaite encore
que le souvenir
Nul n’y peut rien
Le vent trace dans l’air le geste terrible
du refus
Et soudain,
l’avenir obscur s’ouvre comme une anémone
Nous le devinons difficile
et lumineux.
Il est parmi ceux que Colette Gibelin a sélectionnés elle-même (voir esprits nomades ) à partir de « Vivante Pierre » édité par la revue « Friches ».
(modifié, le 13 juin 2009 : Je m’aperçois aujourd’hui que je commets ici une erreur. Ce poème n’est pas extrait de “Vivante Pierre” ; c’est un inédit, qui ne le restera pas longtemps)
Une première remarque : tous les poèmes de cette auteure sont immédiatement accessibles. D’emblée, une signification s’impose : le lecteur comprend, même si le langage utilisé est évidemment « poétique » au sens trivial du mot, il comprend qu’il y a là de la mélancolie (nul n’y peut rien), de l’effroi (le geste terrible du refus) et une sorte d’espoir (l’avenir s’ouvre… lumineux). Il peut même être tenté de traduire le poème en langage prosaïque et de lui substituer un scénario relativement banal qui écrase la force du poème. C’est d’ailleurs là un risque avec les textes qui se présentent avec un abord facile. C’est un risque mais c’est en même temps une chance offerte à une seconde réception du texte car ce premier sens et les concepts qui l’articulent (et l’aplatissent, le transformant en « signifié ») ne disparaissent pas mais se métamorphosent au contact de la chair des mots.
La lecture linéaire ne sera pas oubliée dans les lectures suivantes mais travaillée par elles, ne serait-ce qu’à cause d’un certain nombre de signes qu’elle a aperçus sans s’y attarder : un recueil de poèmes ne se présente pas à l’édition comme un récit, la répartition des mots sur la page exige qu’on en trouve la raison d’être alors que les mots et les phrases d’un récit défilent de gauche à droite sans qu’il soit besoin de s’y attarder (au contraire!), des majuscules ne sont pas précédées d’un point ( au point que le point final serait presque de trop), le découpage en strophes suggère une respiration qui elle-même suggère une lecture à mi-voix et même une certaine emphase (qui n’est pas obligatoirement emphatique).
Ces signes ne signifient rien, sinon qu’il y a urgence à aller au delà de la lecture linéaire. Et à recevoir alors la matière même du poème, ce feuilleté que Roland Barthes savait si bien évoquer.
Que le premier vers (La nuit) soit et ne soit pas le titre de ce poème, que le titre de ce poème se fonde et ne se fonde pas dans le poème, l’hésitation relègue à l’arrière-plan (où elle demeure!) la signification ordinaire des deux mots, ne laissant pour l’instant que leurs trois phonèmes, leur musique. Leur musique? Non, car il va falloir s’y faire : l’audition, si souvent privilégiée, avec la vision, par rapport aux autres sens, doit se fondre avec eux dans un contact immédiat et global, à la fois musical, visuel, tactile, odorant, goûteux (sans qu’il soit nécessaire de distinguer). Contact avec quelle extériorité?
Certainement pas la nuit, ou alors l’être est uniquement et totalement nuit. Je dirais plutôt que nous commençons à percevoir, dès cette ouverture, que nous avons ici l’occasion d’entrer en contact avec le Tout, ou plutôt encore, de percevoir ce contact avec le Tout.
Sans qu’il y ait trace de la moindre machination de l’auteure, le simple fait que l’hésitation nous fasse suspendre la voix à la fin du premier vers (ou du titre?) invite à passer sur « l’envers disloqué des mots », opère cette déconceptualisation du vocabulaire sans laquelle il n’y a pas de poésie.
Bien sûr, repris par l’habitude, nous allons en revenir aux concepts et au privilège de l’audition et de la vision et La nuit reprend ses droits. Mais, ce n’est pas la nuit en général, c’est cette nuit-là, nuit de Van Gogh – si présente dans toute l’œuvre de Colette Gibelin, avec ses tournesols qui la creusent, avec Tous ses cyprès tendus – cette nuit-là à laquelle le poète revient toujours, déchirée qu’elle est entre le déchirement et l’harmonie – sur la reproduction du tableau, du bleu nouveau s’entrevoit par les creux du bleu – déchirement de l’allitération (les deux phonèmes sifflants, le hiatus entre « é » et « è » qu’il faut tenter d’équilibrer par le biais de la consonne et par cet autre hiatus à l’autre extrémité: « ou » et « en ») mais aussi harmonie grâce au demi alexandrin du deuxième vers. Tous ses cyprès tendus. Ce qui s’invente ici c’est l’impossible mot qui désignerait cette nuit-là, uniquement elle, uniquement elle telle qu’elle est en Colette Gibelin. Mot-cri mais interminable…
La lyre du poète égrène alors l’écho achevé du demi alexandrin précédent : Ses désirs lancinants d’une autre intensité. Avant même de l’écouter un peu plus (de le sentir un peu plus!), on pressent que ce vers introduit du drame. Son apaisante mélodie, si conforme à la versification classique (et si présente dans toute l’œuvre de cette auteure), si bien faite pour dire à quel point la belle âme a d’aptitude au bonheur (ce qui au passage nous fait faire retour sur la « folie » de Van Gogh), son apaisante mélodie se défait déjà, minée qu’elle est par sa présence même si menaçante pour cette nuit-là. Car ce serait manquer cette nuit-là que de la percevoir seulement comme une belle nuit d’été provençal : l’alexandrin trop parfait porte alors à faux. L’accent tonique placé sur le phonème « i » lance un appel auquel il n’est pas répondu par les autres temps forts du vers (« an », « au », et surtout « té »), si bien qu’il y a là, oui, comme un désir, oui, comme un désir lancinant, oui, comme la déception d’une intensité. La chair même de la nuit, la chair même du vers est ce désir déçu ( qui menace de l’être) qui appelle le poème entier. Et le poème alors s’avance à pas de pénombre.
La suite (mais est-ce une suite ou seulement une intensité qui se maintient dans le même et immobile mouvement?) tente de combler ce manque creusé par le second vers. Je ressens La nuit s’avance à pas de pénombre et surtout La nuit comme l’irruption, oui, de la ténèbre qui dit non à l’éclat des phonèmes de intensité, mais une irruption adoucie par la reprise du premier vers – c’est donc seulement un écho – et même par le son « i » : le drame entre déchirement et harmonie, entre l’exultation des phonèmes vifs (« i » « é ») et la plainte ombreuse, la pénombre, de sons plus sourds, le drame se confirme. L’ouverture de l’horizon, sensible dans La nuit s’avance, se referme par le jeu de la double consonne à pas de pénombre. Mais, bien sûr, ne se referme pas complètement : comme l’ouverture, la fermeture est pour être déçue.
ainsi qu’une jument fragile, la comparaison ( souvent reprochée au lyrisme comme une de ses tares), introduite par une conjonction que Colette Gibelin substitue souvent à « comme » (ne serait-ce que pour maintenir un rythme mieux scandé) la comparaison à la fois confirme à pas de pénombre (le piétinement entrevu, c’est « comme » celui d’un cheval sorti du bestiaire imaginaire, dramatique et un peu inquiétant) et réoriente l’image vers plus de grâce : c’est une jument gracile (l’épithète n’est pas connoté seulement par la signification immédiate de fragile mais par la texture même de ce mot) suspendue, aérienne, par le rejet qui confirme : transparente. L’adjectif, d’être ainsi identifié à un vers, se substantive et renvoie au delà de sa signification habituelle au jeu sonore des quatre syllabes et de leurs phonèmes, chaque miroir biseauté selon des pans à peine différents (« an », »a » « an » « e ») si bien que la lumière en sourd comme de l’ombre la pénombre.
La seconde (ou la énième!) lecture attirera aussi l’attention du lecteur sur l’absence de toute ponctuation qui séparerait les deux derniers vers de cette strophe :
transparente
Toute matière transmuée en un souffle de pierre
Bien sûr, la présence de la majuscule, que la brutalité de la rupture sonore renforce encore, invite à l’emphase et donne au vers une allure d’aphorisme, de formule magique, mais il est possible aussi d’y voir, d’y entendre, d’y laisser se ressentir La nuit cette nuit-là, le mot-cri qui l’est sans la désigner, cette nuit-là qu’on ressent transmuant le minéral des consonnes en à peine un souffle qui serait en un souffle de pierre, superbe oxymore par lequel le lyrisme de Colette Gibelin donne à voir (à vivre, plutôt) dans le mouvement du temps et de l’espace l’être-là de la nuit, l’être-là de l’être.
Et il est bon que le changement de strophe suggère un certain arrêt pour diphtonguer les trois voyelles finales, même si l’absence de ponctuation, ici aussi, fait sens. Elle souligne ici qu’il y a continuité absolue entre les deux strophes et surtout entre une jument fragile, le souffle de pierre et la mer. Ce n’est pas une nouvelle séquence qui commence, c’est toujours la même mais transmuée :
Sur le sable humide,
la mer est plus défaite encore
Comme dans le rêve, la transmutation n’est ni spatiale ni temporelle, elle s’effectue dans l’instant et sur place, par un fondu-enchaîné qui semble devoir plus au jeu des graphes et des phonèmes qu’à la succession des significations. On peut s’autoriser à voir un souffle de pierre trouver son nom sur le sable humide mais je crois qu’il vaut mieux se laisser aller à l’écoute vierge de l’homophonie souffle-sable et ressentir le rééquilibrage fragile permis par le son « u » qui vient imposer humide qui, à son tour, propose ses significations lexicales. Et si la mer arrive c’est plus pour la rime avec un souffle de pierre que parce qu’elle est rendue possible par le lexique, de même que sa défaite poursuit l’écho de la rime (et celui-ci se prolonge avec encore), si bien que la voix et l’interprétation s’arrêteraient bien là. Mais c’est la surprise, l’irruption de la nouveauté : la consonne de la conjonction – si utile en prose, si dangereuse en poésie – flashe les fondus-enchaînés : on ne s’arrêtera pas sur la mer toujours recommencée, plus défaite encore, on n’évitera pas le retour de la grammaire et du comparatif plus défaite encore / que le souvenir.
Que se passe t-il quand la lecture enregistre le rejet ? Quelle différence apparaît entre ce qui est :
Sur le sable humide
la mer est plus défaite encore
que le souvenir
et ce qui aurait pu être :
Sur le sable humide
la mer est plus défaite encore que le souvenir
Je répondrai qu’il y a d’abord comme une alerte : l’éveil d’un qui-vive. Certes, seul un commentaire aussi lourdement insistant que celui-ci peut se lancer dans l’analyse pataude qui explique ce qui-vive, mais hors de tout commentaire, la lecture se ressent biaisée par le rejet et ne peut, de ce fait, éviter de placer un accent (à la fois sémantique et tonique) sur le souvenir. Conceptuellement (sémantiquement), cette suite de phonèmes est un mot et il est inévitable que, le prononçant, on se place sur son endroit loquace : la nuit, la nuit Van Gogh, cette-nuit-là et la jument fragile, et le pas de pénombre, et le sable humide, et la mer défaite, cette nuit-là se présente comme le souvenir, que l’on entend comme s’il s’agissait non pas d’un substantif, mais de l’infinitif (substantivé) d’un verbe central pour la pensée lyrique.
Mais ce qui est central pour la pensée lyrique ne l’est pas forcément pour le lyrisme et la menace est forte ici de retomber dans la prose… si on ne ressent pas ( si on ne ressentait pas!) l’enchaînement inattendu qui va disloquer le mot et lui rendre sa valeur de matériau : que le souvenir/Nul n’y peut rien/ Le Vent : cette séquence de sons forme un mot nouveau et qui ne sera jamais répété et dont aucun lexique jamais ne donnera la définition. Mot dont on ne ressent que l’envers, à la diable, avec en son centre (comme au centre du poème tout entier, d’ailleurs) ce Nul majuscule, impersonnel et qui pourtant est la personne même du poète, ressenti qu’il est comme un « Je », mais comme un « Je » dont il ne reste que la possibilité, à la fois niée (mettons le féminin car il s’agit bien d’une femme!) mais aussi affirmée dans son apparaître même, dans le moment même (hors du temps) de son apparaître. Présente, donc. Et Le vent n’est pas seulement là pour rider le sable humide, et effacer pénombre et transparente, il est là, dans la texture de ce mot improbable (et qui est à lui-même sa preuve) pour rimer à sa manière avec les autres phonèmes.
Le commentaire peut se permettre de signaler aussi qu’au niveau de la symbolique de Colette Gibelin ( très marquée par l’œuvre de Bachelard) Le vent (ou l’air, ou le souffle) n’est pas ressenti seulement comme un des quatre éléments classiques mais, de la même manière que la terre, l’eau ou le feu, comme un des modes d’apparaître de l’élément unique et donc comme tel susceptible de (et même appelé à) se transmuer à tout instant dans chacun des autres. Ici, Le vent, c’est le souffle de pierre qui, Sur le sable humide refait et défait la mer. Manque seulement le feu, mais il viendra comme une anémone.
Le vent trace dans l’air le geste terrible
du refus
La jument fragile, dont le souffle de pierre semblait à l’instant faire lever le pas de pénombre, la jument de sable humide est plus défaite encore que le souvenir, puisqu’elle n’est pas seulement effacée dans sa trace mais interdite d’existence. Un paraphe minéral barre soudain l’image, à coups de consonnes dures, et ce qui semblait douceur – quand le minéral donnait naissance au souffle – devient refus quand le souffle, aggravé en vent, se redouble dans l’air. Cette trace laissée par le vent dans l’air, cet invisible, ce rien donc, s’abat sur la laisse de basse mer où aurait pu paraître, transparente, une jument fragile. Le silence s’impose.
La fin de la strophe aussi. Mais déjà dans ce refus, on est prêt à entendre l’appel : beaucoup de poèmes de Colette Gibelin – et je dirais, aventureusement, LE poème polaire de Colette Gibelin – s’achèvent, inachevés, sur une voyelle ouverte, comme pour ouvrir dans le silence un surcroît de silence qui appelle la parole. Ce poème-ci ne peut pas se terminer sur cette strophe. Il se refuse au refus. Et donc la voix reprend et sur le mot conjonctif le moins coordinateur de la langue : ce qui s’annonce n’est pas le développement de ce qui précède, juste une juxtaposition, au moins en première apparence.
Et soudain (le refus du refus!), l’avenir obscur s’ouvre comme une anémone : comme dans tout le poème (comme dans tout poème?) prenons garde à ne pas en rester à la signification des mots (et rassurons-nous : celle-ci restera présente malgré tout), mais percevons l’harmonie (au moins phonique) entre les trois cellules du vers et remarquons le jeu musical du son « o », décliné quatre fois dans au moins trois registres, si bien que l’adverbe un peu faiblard tient son rôle dans cette partition rimant à la fois avec obscur et avec une anémone. Il me semble que cette allitération ( qui est autant une invite à ne pas prendre seulement les mots au pied de leurs lettres qu’un jeu sur les phonèmes des lettres ) conduit le lecteur attentif à ressentir le glissement naturel qui induisant une anémone à partir de l’avenir obscur et sans doute à mieux comprendre la nouvelle absence de ponctuation avant la majuscule qui introduit les derniers vers :
Nous le devinons difficile
et lumineux.
Mais que faites-vous donc du heurt (anémone/Nous) ? Alors qu’il eût été si facile de l’éviter? Je dirai qu’il faut l’enregistrer et, le reliant à d’autres observations antérieures, émettre l’hypothèse que ce heurt appelle du sens. Sans doute, n’est-il pas nécessaire de fixer ce sens dans une formule conceptuelle (dire quel est ce sens) mais il est important (si le lecteur veut rester en harmonie avec le poète) de ressentir cet appel : quelque chose s’est passé qui a, un instant, substitué un hiatus à l’enchaînement huilé des allitérations. Pour ma part, je perçois ici un des caractères du lyrisme dont la logique intime refuse l’impersonnel et exige au contraire l’affirmation de la personne du poète : l’aspect lyrique s’opposait ici à ce que soit écrit « On le devine difficile… » qui eût évité le heurt mais redoublé le « Nul » de Nul n’y peut rien et orienté ainsi l’interprétation vers une signification générale assez banale. En revanche, la force de ce poème et de sa fin réside en partie dans la véhémence (maîtrisée) qui s’y exprime et qui se refuse à l’impersonnel. Et, du coup, on peut entendre comme une sorte d’écho entre Nul et Nous, un écho capable d’annuler le hiatus en le prenant en compte et de nous faire comprendre que « Je » est bien présent dans sa singularité personnelle. Dans la singularité de ce lyrisme, aussi.
Car le lyrisme de Colette Gibelin n’appelle plus, depuis le long silence qui a suivi la publication de « Le Paroxysme seul », à cette révolte qui habite la femme blessée dont les blessures sont ravivées par la « vénéneuse beauté du monde » : la véhémence est toujours là, mais moins comme effusion personnelle que par référence à ces moments poétiques où notre inexistence fait apparaître, dans l’ouverture de l’anémone par exemple, l’être-là du monde en une épiphanie éphémère et lumineuse. Un lyrisme qu’on pourrait dire ontologique. Oui, Nul et Nous sont en écho, comme l’avenir obscur est un seul mot, encore présent dans les phonèmes de Nous le devinons en particulier dans le creusement que le son « i » opère parmi les sons plus sourds, à la manière d’ Yves Bonnefoy : « La lumière profonde a besoin pour paraître / D’une terre rouée et craquante de nuit ».
L’habitante de la lumière méditerranéenne dans laquelle s’extasient les fontaines sait aussi ( par les nuits étoilées de Van Gogh) évoquer cette lumière profonde (et je la perçois romane, bien entendu) qui prend comme naturellement la tonalité presque souterraine des sons presque fermés dans lesquels difficile s’efface mais partiellement sous et lumineux. La lumière, ici, se souvient qu’elle naît de la nuit et y reste. « Le Jour viendra La Nuit aussi ».
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Ou : de l’inexistence (10)
Voir aussi Yves Bonnefoy et de façon plus générale les billets de l’aiguillage CREATION notamment Colette Gibelin
Je viens de recevoir en cadeau « La Vie en Désordre », un recueil de poèmes par Bernard Noël. Je connais peu de textes de cet auteur mais je sais qu’il occupe une place non négligeable dans la manière dont nous nous représentons la Poésie Contemporaine. Or, ouvrant son livre, je vois qu’il commence par un «avant-dire» que je lis en fait – incorrigiblement pris dans la pensée et le langage conceptuels – avec plus d’intérêt d’abord que les poèmes eux-mêmes. Et ce, d’autant plus que «l’avant-dire» en question semble faire écho à ce que j’essaie de formuler sur ces billets tournant autour de « l’inexistence ».
Ce texte est intitulé « De La Sueur de Mots» , selon une formulation qui désigne à la fois l’aspect conceptuel du texte (comme si nous nous trouvions ici dans un essai) et l’effort/effroi de celui qui sent bien que ses mots parviennent à un point «infranchissable».
«Peut-être n’en affronterez-vous jamais l’abrupt, si le langage est pour vous sans bord, sans limites, sans extrémité. Ce point se découvre par hasard. Un jour, tout simplement, les mots manquent, et voici un a-pic, et devant lui, le vide : une immensité vide.
«La chose dite ainsi l’est approximativement, par référence à du connu, alors que sa présence est l’inconnu même, un instant entrevu…»
Affrontement, abrupt, a-pic, manque… Et plus loin «une espèce d’au-delà» comme l’aveu que la pensée et son langage ne peuvent pas concevoir ou dire qu’il puisse y avoir autre chose qu’eux, tout en ne pouvant pas ignorer (par instants soudains) qu’il y a autre chose qu’eux. Et «la pensée suffoque en faisant la brusque expérience de la possibilité de son effondrement dans le rien».
Ici, Bernard Noël – et c’est encore plus sensible dans les poèmes qui suivent cette introduction – interprète en noir (et choisit d’interpréter en noir) ces instants où la conscience se laisse surprendre par l’intrusion de la présence. C’est la mort la plus traditionnellement envisagée qu’il évoque dans ces mots qui faufilent «l’avant-dire» : sueur,suintement, suée, suaire… Et il y a bien de cela quand la présence du Tout réduit à néant le travail de la pensée, l’obligeant à entrevoir «l’envers disloqué des mots» : nous ne sommes plus rien : «l’effroi du langage devant cet à-pic soudain taillé en lui transpire dans le poème».
Et on comprend que Bernard Noël fasse allusion à «la terreur qui m’habite depuis que j’écris». Il ne veut en voir que le négatif : le moment (mais un moment qui peut durer ensuite) pendant lequel la conscience paraît se rendre compte que son fonctionnement continu a été interrompu de l’extérieur par une étrangeté absolue. Comme le fonctionnement continu reprend aussitôt et qu’il fixe la pensée sur cette déperdition soudaine, la pensée organisée peut se construire presque immédiatement un récit qui présente l’interruption comme un abrupt vertigineux, oui, un a-pic devant lequel la métaphore de la suée d’angoisse s’impose d’elle-même : la conscience se ressent sur le point de choir dans un vide inconnu, redoutable et désiré. «Il n’y a que le silence devant ce vide silencieux…»
Mais Bernard Noël ajoute aussitôt «… et ce n’est pas la pensée, soudain muette, qui contemple cela, mais quelque chose lié à notre condition même, quelque organe d’avant l’humanisation». Remarque d’une importance capitale, me semble-t-il, car elle signale que la métaphore se refuse à n’être que métaphore, affirmant au contraire qu’elle est réellement la sueur de cet «organe d’avant l’humanisation». Donc un corps avant la pensée du corps. Mais il est vrai que Bernard Noël ajoute aussitôt : «Encore que cette idée d’un lieu archaïque et sensible d’avant la langue ne soit qu’une invention pensive, une façon de reprendre le pouvoir ». Une métaphore, quoi! Ce qui est reconnaître que «L’écriture a pirouetté…». La sueur du corps archaïque inventé n’est pas une sueur charnelle (même si elle est vécue comme telle par mes systèmes de représentations), c’est une «sueur de mots», c’est une sueur en mots. Voire, du jeu de mots : «le poème s’écarte de son poète pour ne garder que la trace de la sueur dont il tend à être, et seulement, le suaire».
Il y a là -comme souvent chez les poètes – une tentative pour dire avec le langage une présence dont on sait (et dont ils savent) qu’elle ne peut pas être dite et qu’elle intervient avec une telle intensité qu’elle exige d’être incarnée. Mais les poètes ne disposent pas – et ne peuvent pas disposer, quoi qu’ils en aient – d’un langage capable de réaliser cette incarnation. Ce dont ils enragent et d’autant plus qu’ils perçoivent peut-être mieux que d’autres à quel point ils sont condamnés à s’enliser dans ce que Yves Bonnefoy appelle parfois l’excarnation : une sorte de pirouette, oui, qui retourne l’effort du langage sur lui-même et lui fournit des images qu’il ne peut pas tout à fait feindre de prendre pour ce qu’elles désignent.
Des lapsus en guise de corps
tout à coup la vie vulnérable
le temps renversé sur la langue…
les lettres bruissent de virgule à point
un essaim toujours mal faisant
leur trop de but fatigue les lignes
sifflets parapluies monuments
aucun nom n’a créé sa chose
un tas de relations contre nature
les ongles le sang le gaz dans la tête
un sifflement comme pensée
puis du mou sort de la fêlure
Et le poète a beau dégrammaticaliser sa langue, la hacher, en extraire arêtes et fausses surfaces, éliminer toute ponctuation, rechercher et trouver la formule rare, faire rythme de la cacophonie, il sait qu’il n’y parviendra pas – d’un savoir encore conceptuel mais si chargé d’expérience qu’il en transpire – et il sait aussi – et du même savoir – qu’il se laissera prendre, au moins un peu, à ses images… Certains en exultent (c’est le cas de Colette Gibelin, par exemple, sur qui, je reviendrai, c’est sûr) ; d’autres demeurent d’une sérénité sous laquelle la véhémence se devine (c’est le cas de Yves Bonnefoy) ; Bernard Noël, lui, ou d’autres comme Jacques Dupin, en perçoivent plutôt l’amertume. Et c’est avec une sorte de plaisir morose qu’il décortique cette image du corps qui s’impose, qui lui semble s’interposer entre la présence substantielle et le verbiage seulement évocateur d’accidents non substantiels.
Pourtant, surprise! Dans le dernier livre de «La Vie en Désordre», intitulé «Ce désir d’écrire», Bernard Noël revient sur ce «point infranchissable», en se demandant «peut-on penser l’état dans lequel il n’y a plus de pensée?». Si on a lu les précédents billets de cette série, on comprendra que je dresse l’oreille ! Surtout quand je lis, un peu plus loin, «il n’y a pas plus d’impensable que d’indicible pour la raison que ni la pensée ni le langage ne sont environnés d’une extériorité qu’ils auraient à conquérir peu à peu comme une terre vierge…» . Et là, je me plais à penser que nous sommes au cœur du problème ! Ou plus exactement : nous sommes là où ce qui est un problème (et même un problème insoluble : une aporie) se manifeste sous la forme de ce que Bernard Noël appelle une impression. «Aussi n’êtes-vous sûr de rien, sauf d’une image et d’une impression qui longtemps vous violentent.» «Reste l’impression. Une impression mortelle et sa sueur» Avec, final de compte, l’aveu : «Cet infranchissable pourrait être l’autre nom de la mort. Un nom qui dirait, pas la mort, mais l’intrusion subite du mourir, verbe actif mais d’une activité réduite et foudroyante»
L’intrusion subite de la présence peut effectivement, d’un certain point de vue, être ressentie comme un mourir mais, nous l’avons vu dans la Seconde Rêverie du Promeneur Solitaire, elle peut aussi créer l’impression inverse d’une épiphanie grâce à laquelle les choses désignées (et créées) par les mots de la pensée reçoivent la grâce de l’état naissant. J’ignore dans quelles coordonnées se trouvait le poète quand il écrivait les textes de ce recueil ni si les impressions évoquées par eux sont dans la continuité de son œuvre, mais je crois qu’ils conduisent le lecteur à sentir comme un marasme dont il ignore les raisons personnelles…
Pour ma part, si je suis sensible au caractère invasif, et par là même inquiétant, de la présence, je pense, d’expérience, qu’elle relancerait plutôt, et de façon buissonnante et claire, la machine langagière et sa pensée. Blessé et courbatu, c’est tout gaillard que Jean-Jacques est rentré chez lui. Mais l’intérêt de ce recueil c’est aussi de laisser entrevoir ou même voir avec force que la reprise en main du langage conceptuel par lui-même s’accompagne (souvent? Toujours? Parfois?) d’une ouverture sur un «arrière-pays» : Bernard Noël emploie ici le même mot que Yves Bonnefoy.
Bien que je ne sois pas sûr que ce mot renvoie, chez l’un et chez l’autre, au même concept, je crois que les remarques de Bernard Noël sont éclairantes, si on les combine avec celles de Bonnefoy. À partir de l’intrusion soudaine de la présence (j’aurais tendance à parler ici de la présence soudaine de la Présence), une image impressionne le poète, une image – tantôt elle revient, tantôt elle est toute neuve – qui s’inscrit dans un paysage, dans un paysage au sens pictural d’artfact susceptible d’être confondu avec un espace naturel mais qui n’est pas, bien sûr, un espace naturel, même si la confusion est renforcée par la conviction (non adéquate?) que ce paysage existe réellement quelque part.Yves Bonnefoy l’évoque comme un paysage qu’on manquerait sans cesse de peu. À la lecture du recueil de Bernard Noël, c’est un arrière-pays tout autre : si paysage il y a, c’est un cadavre (mais le mot n’est jamais prononcé, car le corps évoqué reste animé d’une sorte de vie dont la seule activité serait de se laisser morceler)
la tête sort ses plis
une espèce de mémoire
fume sur les bords
belle mécanique de poudre
et côtes tendons veines orbites
la panoplie des organes offre ses gages
pour en finir avec la vie unique
On le voit, du moins dans ce recueil : Bernard Noël est plus sensible (plus impressionné) par le côté négatif de l’in-existence que par l’aptitude de celle-ci à placer celui qui en a conscience devant un paysage à la fois homogène et composé de détails multiples apparaissant dans leur état naissant. Que ce paysage parvienne à garder sa simplicité tout en offrant – simultanément – des aspects multiples qui, dans le langage de la prose, la feraient disparaître, entraîne parfois chez le poète et son lecteur l’impression jubilatoire qu’ils se trouvent au premier matin du monde dans une épiphanie. J’ai tenté ailleurs arrivance ou même existance, essayant d’évoquer ainsi par l’allusion au participe présent l’immobile mouvement de l’apparaître, mais je crois que épiphanie souligne mieux l’allure lustrale de l’état naissant.
Le corps-paysage de Bernard Noël peut paraître à mille lieues du premier matin du monde et il l’est ! mais l’affre qu’il s’essaie (et souvent, parvient) à évoquer par les poèmes de ce recueil, cet effroi/attirance qui transpire dans la «sueur de mots» parvient paradoxalement à désigner (sans le nommer comme il le serait dans le langage de la prose) «l’autre nom de la mort», «un nom qui dirait, pas la mort, mais l’intrusion subite du mourir, verbe actif mais d’une activité réduite et foudroyante»
pendue en tête une ombre blanche
drape lentement l’immobile
est-ce ou non la peau du vide
le reflet d’une bouche qui fut
laisse en l’air un vague appétit
un goût de silence égaré
le sillage de l’émotion
n’inscrit jamais son une fois
l’oubli claque sa porte de fumée
Et, pour terminer ce billet en me faisant plaisir : l’inexistence est parfois si présente / est-il possible que le vide soit plein / que son creux sonne en plein dedans…
(ajouté le 20 mars 2009) : et bien, non ! je terminerai plutôt en recommandant de lire ce que Bernard Noel a écrit sur Antonin Artaud ICI
Voir plus loin
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J’évoquais dans le précédent billet l’hypothèse d’un passage nécessaire et possible entre « l’envers disloqué des mots »(selon l’ expression de Yves Bonnefoy) et leur endroit où la parole s’exprime à l’aide de mots du langage ordinaire. Mais s’agit-il vraiment d’un passage ? Quand je suis en présence de la Présence du Tout, une sorte d’éruption se produit en moi : je la ressens comme telle (ça se bouscule au portillon, ça jaillit, ça ne rompt pas forcément la sérénité, et même -en ce qui me concerne – ça ne lui porte jamais atteinte, mais le bouillonnement est là) et je la ressens comme telle en « moi », à l’intérieur, oui, de cette conscience singulière à laquelle je m’identifie. Je ne sais plus qui je suis, où je suis, si je suis, mais j’ai envie (quelle envie intense!) de parler, d’expectorer ou d’écrire cette phrase là, justement, qui s’impose à moi, cette phrase qui se réduit à un mot, mais à un mot qui n’existe pas. C’est ce mot qui dirait, par exemple, (un exemple encore emprunté à Bonnefoy) et dans l’instant, le déploiement des branches de ce chêne, les mouvements et les ombres des feuillages sous son couvert, et qu’il est alors le centre du monde et moi aussi, qui l’éprouve avec cette intensité. Ce que j’éprouve alors c’est qu’il n’y a plus de signifiant et de signifié, plus de lexique ni de syntaxe : ce mot est une chose et cette chose est l’Un. Pas un morceau de l’Un : l’Un.
Presque toujours (la restriction, je crois, est de pure prudence, mais la prudence s’impose!) le « mot » s’accompagne d’une exigence (et cet accompagnement identifie immédiatement le mot et l’exigence ) qui me pousse à l’exprimer, ce « mot ». Il faut, à toute force, que je trouve les mots qui vont le traduire et lui permettre, oui, de passer de la dislocation à la loquacité (ou à l’élocution?) : soudain, le mot-chose exige de quitter son envers pour son endroit. Traductore=tradittore, c’est bien connu et, dans ce cas précis, le jeu de mots s’impose. Car, le passage, si nécessaire, est impossible : la traduction ne dispose pas de langage capable d’intégrer les mots-choses et d’éviter le piège terrible du concept. Quelles que soient les paroles que je vais prononcer ou que je vais inscrire sur le papier (ou sur quelque support que ce soit), toujours, elles bavarderont, toujours elles seront chargées par ceux qui les entendront ou les liront de signifier autre chose que ce qu’elles sont, toujours elles devront aller au dictionnaire et à la grammaire pour rester accessibles à ceux qui les entendront et les liront.
Un exemple : dans ce recueil fondateur qu’est « Du Mouvement et de l’Immobilité de Douve », je trouve les vers suivants.
Dans les eaux du dormeur les lumières se troublent.
Un langage se fait, qui partage le clair
Buissonnement d’étoiles dans l’écume.
Et c’est presque l’éveil, déjà le souvenir.
On a envie de lire les deux vers du milieu de la dernière strophe d’un seul jet pour en rétablir l’équilibre : « Un langage se fait qui partage le clair / buissonnement d’étoiles dans l’écume ». Mais on manquerait peut-être alors l’intention profonde – je dirai ontologique – de Bonnefoy : il ne s’agit pas pour lui de ressasser une belle image poétique mille fois utilisée par le dix-neuvième siècle français, le buissonnement d’étoiles dans la Voie Lactée… ce serait comme conceptualiser la nuit et manquer par ailleurs la profondeur de la lumière : les étoiles, alors, seraient des ampoules dans le ciel éclairant le front pâle du poète ! Il faut au contraire, respecter l’inscription des mots sur la page, respecter le rejet, séparer « le clair » et « buissonnement » « Un langage se fait /// qui partage le clair /// Buissonnement d’étoiles dans l’écume » Et du coup, on le sent : l’adjectif épithète, épiphénomène périphérique, se substantive, prend de la rugueur, se matérialise. « le clair » renvoie alors non plus à la signification du mot qualificatif, mais à la réalité pré-verbale, « le clair » ne renvoie plus, il est la chose même, cette chose même rugueuse, palpable et qui n’est pas chose parmi les choses de l’être mais qui est l’être-là de l’être tout entier, tout entier rassemblé et que le langage habituel défait. Oui « Un langage se fait, qui partage le clair ».
Bien sûr, pour être entendue, cette présence exige des conditions qui ne sont là que très rarement : la maîtrise du poète, certes, mais aussi toute une orientation du lecteur (qui n’est pas indépendante de mais qui ne se réduit pas à) sa culture personnelle ou à son état d’esprit et de corps du moment. Et la coexistence de ces vers, de leur lecture et de ces conditions ne peut être que instantanée, sans durée, malgré l’exigence de durée… Ėphémère ? pas vraiment, mais un peu : pas vraiment car la présence ne s’oublie pas, même si on enrage ensuite de ne l’évoquer qu’en concepts et donc de la manquer, mais un peu quand même car de ne pas pouvoir ignorer qu’on va la manquer lui confère une grâce qui se confond avec celle de l’inexistence. L’absence est un des charmes de la présence.
voir la suite
2 commentaires »
Ou encore : De l’inexistence (5)
Voir, par exemple De l’inexistence (1)
et aussi Bernard Noel et
Colette Gibelin
Dire la présence, à l’aide du langage conceptuel, relève de la gageüre, puisque la présence se donne ici et maintenant, c’est-à-dire en fait hors des catégories de l’espace et du temps qui sous-tendent et soutiennent le langage conceptuel. Et pourtant, d’expérience, je dirais qu’elle exige d’être dite. Exigence que les poètes s’acharnent souvent à satisfaire en essayant de soumettre le langage à un traitement non-prosaïque qui tente de l’arracher à l’espace et au temps et bouscule le lexique et la syntaxe ordinaires.
Un d’entre eux, Yves Bonnefoy, que sa réflexion et ses lectures anti-platoniciennes ont conduit à préciser pourquoi le langage conceptuel échoue à satisfaire cette exigence de la présence, parle de « l’envers disloqué des mots » pour signaler qu’il y a urgence à trouver ce par quoi les mots, dans le moment de leur avènement, échappent et n’échappent pas mais échappent quand même, ou voudraient échapper, à la double emprise du concept.
Lui, ne propose pas de solutions, mais je dirai qu’il les met souvent en pratique dans ses poèmes. On en trouvera un commentaire précis dans la thèse que Michèle Finck lui a consacrée ( « Le Simple et le Sens » chez José Corti; voir aussi ses entretiens sur France Culture,)
Je me permets aussi d’ajouter mon grain de sel:
La Présence coïncide avec l’irruption de l’Un (ou du Tout) par les travers de notre existence quotidienne. Chez certains d’entre nous, il peut arriver que l’irruption donne naissance à des mots. Oui, à des mots tout à fait semblables à ceux du langage conceptuel, parfois nantis d’une trivialité déconcertante comme, chez Bonnefoy, la table, la pierre, le ravin, la terrasse, la nuit… Même si les philosophes et les poètes aiment se référer au verbe grec qui a donné « poésie » et qui signifie « créer », et même, semble-t-il créer comme on crée un événement, à partir de rien, les mots qui se présentent alors sous l’effet de la Présence sont de pauvres mots, limés par l’usage, tout chargés encore des significations banales derrière lesquelles les langages conceptuels leur demandent de s’effacer.
«Tu as pris une lampe et tu ouvres la porte,/ que faire d’une lampe, le jour se lève, il pleut ».. Je vais insister sur ce poème : sa brièveté permet de s’apesantir dessus sans exagérer la lourdeur du commentaire. Poème directement accessible (c’est souvent le cas avec Bonnefoy, pas toujours) mais dont la facilité d’accès pourrait masquer la qualité de création. Cela pourrait en effet donner lieu à un début de récit romanesque, voire aux premiers pas d’un scénario : « Elle avait pris une lampe. Elle ouvrit la porte. Elle hésita et regarda sa lampe. Le jour se levait. Il pleuvait » Cette signification là s’y trouve bien et elle fait partie intégrante du sentiment que j’éprouve devant le poème. Oui, elle est bien là avec les pensées auxquelles mon histoire personnelle l’associe : un rien de romantisme, un brin de symbolisme, un zeste de flou hamiltonien mâtiné par Hitchcock ! Et sur quoi va se lever la lampe? Je peux même me perdre en me mettant à rechercher si je ne trouverais pas dans l’œuvre de Bonnefoy d’autres allusions qui feraient confidences…
Mais en même temps (c’est effectivement de l’ordre de l’immédiat), je sais et je perçois que je ferais alors fausse route. Car, je ne suis pas devant un récit : je suis dans un poème. Le recueil lui-même se présente autrement, dans son épaisseur, dans sa composition de page, son papier, la disposition des mots. Il y a là une mise en scène avant la scène. Un lever de rideau silencieux mais qui m’invite à participer à un rite. Je ne puis lire ce poème comme je lirais les premières lignes d’un récit. Je suis contraint à une sorte d’emphase qui est d’ailleurs chez Bonnefoy et particulièrement ici plutôt une absence emphatique d’emphase. Une absence à la Bresson, un écho d’Alain Cuny.
«Passant, ce sont des mots. Mais plus que lire / je veux que tu écoutes» Mais même pour évoquer l’écoute, il faut des mots. Et des concepts.
Écho. Silence. Absence. Présence. Avant même l’ouverture de l’ouverture, un surcroît de silence dans le silence. Que de musique, déjà! et quand, sans vibration, simplement là, les premiers mots s’expriment, leurs phonèmes et les agencements pourtant obligatoires de ces phonèmes sont déjà soutenus, un peu effacés même, par cette sorte de basse continue silencieuse qui les a précédés et maintenant semble continuer à les accompagner. Tu-as-pris / zu-ne-lamp, symétrie dissymétrique des deux cellules de trois pieds, la première assez allègre, la seconde plus retenue et qui se prolonge par l’e muet final qu’on a envie d’entendre s’éteindre lentement : on rêve que soit passé beaucoup plus de temps à prononcer la dernière syllabe qu’il n’y a eu de pause entre les deux cellules de trois pieds.
L’écho du «e» muet est encore là (plus résiduel que réellement là) quand éclate, en rupture avec lui (et la rupture fait menace : tout ne coule pas de source) le phonème «é» comme une zébrure qui annonce un autre hiatus. Tu/ou, ce pourrait être cacophonique mais ça ne l’est plus ou plutôt cela sonne comme une dissonance par laquelle on peut, sans insister, désigner le moment où l’extérieur va faire irruption. Sans insister, bien sûr, car la musique des mots est là qui amortit l’effet de contraste : et-tu-ou est une troisième cellule de trois pieds qui fait attendre la quatrième vres-la-port’, en écho rassurant aux deux premières. La voix du lecteur va traîner encore sur le mot «ouvres», où nous entendrons aussi Douve, si nous connaissons un peu Bonnefoy.
Elle traînera aussi sur la syllabe muette qui achève le vers. Dans le langage poétique, le passage d’un vers à l’autre est un temps fort qui crée une sorte d’attente. Ici, le premier vers s’est achevé sur une syllabe longue et muette, comme des points de suspension qui laisseraient ouverte la suite, orientée quand même par le mot «porte» et les significations qui l’accompagnent ordinairement. Pourtant, il va y avoir déception, surprise : la suspension est brutalement interrompue par deux coups de cymbales : ‘que/fair’ deux consonnes qui jurent ensemble et viennent casser l’harmonie du premier vers, dont reviennent sur nous les menaces implicites. Menaces certes, mais atténuées aussitôt par le sourire d’une autre surprise au coeur de la première : là où logiquement (conceptuellement) on aurait attendu «que faire dehors ?» puisque nous en sommes restés à l’ouverture de la porte, le deuxième vers demande «que faire d’une lampe,» s’éloignant doublement de la prose par le renvoi à l’antécédent le plus lointain et le plus inattendu et par l’absence de point d’interrogation, remplacé ici par une improbable virgule.
Bien qu’il s’agisse d’un procédé un peu mécanique, ce jeu sur la ponctuation doit être respecté, je crois, par le lecteur : quand il y est assez habitué pour spontanément le ressentir sans s’y attarder, il perçoit au coeur de l’interrogation et de sa virgule «que faire d’une lampe,» une brume, une blessure oubliée, un faux pas retenu au dernier moment, une inflexion qui conduit sa voix à légèrement flancher comme un mot dont les consonnes trop dures seraient adoucies par un «e» muet sur lequel la voix traîne.
Et c’est encore lui, le «e» muet de faire et de lampe qui se prolonge dans les deux dernières cellules du vers et du poème. «le jour se lève,» qui rime avec «faire», mais rime mal, dans un guingois si bien accordé musicalement au reste du poème. Ici, nous le ressentons par l’ouïe, on est loin de «Le vent se lève. Il faut tenter de vivre» mais l’évocation en est quand même possible et prépare à la réception de la dernière cellule. «il pleut», oui, le jour pleut mais surtout, une fois de plus, la brutalité cassante de cette très courte cellule est à son tour cassée par ce «eu» qui est en fait un «e» muet comme diphtongué, n’en finissant pas d’en finir.
Ce long commentaire sonne baratin car il conceptualise à outrance (il découpe, il désigne, il dit, il analyse) ce qui est une présence globale, une chose vraiment. Une de ces choses (comment nommer ça autrement?) qu’il nous arrive de rencontrer par hasard, (beaucoup par hasard mais un peu quand même en nous y apprêtant) quand, rêvassant par exemple dans un jardin,nous percevons l’intensité d’une crevasse dans l’écorce d’un vieux cerisier. Cette vibration soudaine nous happe, au point que nous disparaissons et la crevasse ligneuse aussi, comme réintégrés dans la présence du Tout, bien au delà ou en deçà (ou dans un ailleurs sans espace ni temps) du mode habituel d’être et de penser. Yves Bonnefoy parle quelque part d’un «infini silencieux noué sur soi» mais qui demeure dans l’espace de l’écriture poétique.
Cet exemple relativement précis permettra peut-être de mieux comprendre à quel point la Présence nous comble mais aussi à quel point elle peut désespérer quand, à la différence de Yves Bonnefoy et d’autres poètes sur lesquels sans doute je reviendrai, nous ne parvenons pas à suffisamment bricoler le langage conceptuel pour passer avec le moins de perte possible de « l’envers disloqué des mots » à leur endroit loquace, terriblement loquace.
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