Mille ans plus tard ou à peu près …

Nouvelle ontologique

On trouvera ici le 1. et ici le 2. et ici le 3. Pour le 4, ce sera ici et pour le 5, là.
Quant au 6 ce sera là. Et là pour le 7.

8.

Il se passa alors, que revenant à lui, il exista de nouveau. Avec une certitude en lui qui prenait la forme d’un souvenir. Oui, c’était bien ça : il savait que ce n’était pas un souvenir à proprement parler, puisqu’un existant ne se souvient que de son existence alors qu’il avait bel et bien inexisté, mais il percevait la persistance d’une sensation surprenante car elle semblait provenir d’un sixième sens dont tout existant ne peut qu’ignorer la présence. Il en était sûr : il y avait eu, dans l’instant du disparaître et du retour, la manifestation d’un sens qui avait rassemblé en une seule sensation ce que les cinq autres ordinairement nous apportent séparément.

Il n’avait pas seulement vu en myope l’épaississement ligneux de l’écorce crevassée, il en avait entendu le son – comme au loin, tout près, une clarine dans le silence -, humé l’odeur – et c’était celle du premier pollen – , touché le grenu, goûté la saveur – et la salive s’enrobait d’amertume -, lors même que l’épaississement ligneux de l’écorce crevassée avait disparu lui aussi comme tout existant.

C’était un sens et ce n’était pas un sens : d’une impression sensorielle, il y avait ce caractère invasif et global qui saisit l’existant pénétré par la présence du monde, il y avait aussi cet appel à la perception qui va permettre à l’existant d’intégrer la présence du monde à son existence, mais ce ne pouvait pas être une impression sensorielle car, d’être à la fois entendue, vue, humée, goûtée, touchée, dans un geste unique, elle se dépouillait de toute matérialité et se révélait idéelle.

Oui, c’était son entendement – Abou Ya’qûb aurait sans doute parlé de son âme – qui lui avait montré qu’il avait un instant coïncidé avec l’être en tant qu’être, qu’un instant il avait aperçu l’éternité de cet instant. Notre chauve et ses dyskératoses s’étaient soudain détachés de tout, vivant soudain dans l’intensité, hors de l’espace et même – un moment – en dehors du temps. Doté, de façon assez inattendue, d’une merveilleuse myopie, il avait zoomé au point d’entrer dans la texture matérielle du monde, comme un existant moyen atteint le pigment dans le vernis, la ridule dans le tissu de la peau nue, la brisure du désir dans le regard le plus hautain, le semis de rousseurs dans le velours du cœur de la fleur de cerisier. Et la texture matérielle du monde s’était évanouie, soudain réintégrée et à l’aise dans le tout de l’être. Et lui-même, en tant qu’existant, s’était effacé, complètement, soudain intégré, réintégré et à l’aise dans le tout de l’être.

Revenant à l’existence, il sut qu’il ne l’avait jamais quittée. Et ce savoir relevait à la fois de l’étant et de l’existant : son anéantissement provisoire – et aussi bien la promotion qui l’avait accompagné et qui n’aurait pu être sans cet anéantissement – lui avait révélé qu’il était à la fois l’être en tant qu’être (et donc un étant à l’état pur) et que son impureté (son existence) n’avait d’impur (ou d’ombreux, ou de mal ) que le vocabulaire dont il se servait pour l’évoquer : son existence n’était ni impure, ni ombreuse, mais seulement (et glorieusement) nécessaire pour que – Lumière sur Lumière – l’être en tant qu’être puisse s’apparaître et se réfléchir.

Notre homme ne fut pas le dernier à se rendre compte qu’il y avait quelque chose de comique dans cette extase mystique, venue si à propos lui apporter l’assise convaincante que le raisonnement ismaélien, peut-être mal compris, n’était pas capable de lui apporter. Oui, sa calvitie déjà ancienne, les taches qu’elle laissait apparaître, les hasards qui l’avaient conduit à la lecture du premier écrit de « Trilogie Ismaélienne », son inscription dans le temps et l’espace, la mort inéluctable qui va avec, toute cette finitude ordinairement source de bien des drames et des tragédies venait de subir une promotion vers le sublime qui invitait au moins à en sourire. La seule personne parmi ses contemporains devant laquelle il avait pu évoquer la chose lui avait fait comprendre, tendrement mais clairement, qu’elle avait envie d’en rire, tant c’était risible, voire burlesque, éventuellement grotesque. Mille ans avant, comment Abou Ya’qûb Sejestani aurait-il réagi ? Mille ans plus tard, on n’en sait toujours rien.

En revanche, notre héros, piqué au vif par l’invasion des moqueries, mais aussi, intimement convaincu qu’il ne les méritait pas, ou alors, averti par certains écrits de Victor Hugo sur l’extrême parenté du tragique et du grotesque au sein du sublime, ou encore, habitué à cacher sa gêne derrière les gamineries des zygomatiques, ou même peut-être et piteusement, influencé par l’envie de rire qui le prenait si souvent quand il entendait un discours sur la condition humaine ou la grandeur nationale ou les révolutions populaires, notre héros décida de ne pas en démordre.


Il n’en démordit donc point. Mais il n’en garda pas pour autant les mâchoires serrées.

*

**

***

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7.

On le voit peut-être : notre homme, faisant les demandes comme les réponses, et sans doute les réponses avant les demandes, en arriva à considérer d’un autre œil les tergiversations alambiquées de Abou Ya’qûb. Bien que Henry Corbin en appréciât la profondeur, il laissa de côté les calculs minutieux et un rien obsessionnels sur les rapports entre les chiffres, les nombres, les lettres de l’alphabet arabe des Fatimides, les Imams, les Anges, les Génies, les Démons, pour concentrer son attention sur l’idée même de correspondance qui semblait avoir tant tenu à cœur aux Ismaéliens.

Abou Ya’qûb Sejestani, en ne l’interrompant pas, lui confirma le bien-fondé de ce choix. De ce fait qui n’en était pas vraiment un, notre homme alla jusqu’à y voir – et sans avoir envie de hausser les épaules – ce qui permettait au sage ismaélien, au terme d’une ascèse voulue absolue qui le dépouillait de l’existant pour s’approcher de l’étant le plus pur, d’appréhender, sans recourir ni au temps ni à l’espace, la coïncidence qui rendait le sage comme consubstantiel à l’Âme Universelle, au Logos, au Principe Instaurateur, à l’étre en tant qu’être. Oui, il en arriva à penser avec Abou Ya’qûb que le faire-être instaurateur aboutit, à l’issue d’un cheminement logique immédiat, à un croire-exister. Un croire-exister où la croyance est tellement invasive qu’il est la définition même de l’existence.

En lui – il était grand, chauve, malencontreux, âgé, pathologiquement lucide, sans amertume – il lui arrivait de découvrir, de craindre de découvrir, que cette croyance soit surtout de la crédulité. Et, pour ne pas être surpris par cette découverte, il anticipait sur elle, en en arrivant à s’énerver contre Abou Ya’qûb Sejestani dont le mysticisme rationnel et imperturbable lui paraissait avoir ignoré l’encombrement mensonger et perturbant de la recherche rationnelle. Mais, à mille ans d’intervalle, et même si ce millénaire n’est rien au regard de l’aveuglante éternité, son agacement lui paraissait devoir paraître bien véniel au sage Ismaélien.

Bref : notre homme sentait ou commençait à pressentir qu’il devait – pour que sa croyance fût enfin une croyance pure, non mêlée d’un soupçon de crédulité – l’asseoir sur une assise plus solide qu’un raisonnement à contorsions multiples. Il lui fallait de belles et bonnes intuitions dans lesquelles étant et existant se confondraient.

Or, à quelques temps de là, mais toujours dans ce millénaire qui n’en finit pas, il arriva soudain que notre grincheux sans amertume, alors assis ou se croyant assis dans son jardin à terrasses sur une grosse pierre en forme de banc, près d’un très vieux cerisier gommant roux de toutes ses cicatrices, se sentit disparaître.
Il ne disparut pas en un éclair, mais en un éclair il s’aperçut qu’il avait disparu.

Anéanti. Absorbé dans l’écorce du vieux cerisier qu’il regardait l’instant d’auparavant. Non, pas dans l’écorce du vieux cerisier : à force de la contempler en myope, il l’avait annihilée, n’en voyant plus qu’une anfractuosité ligneuse, si ligneuse même qu’elle en devenait minérale et qu’elle le happait. Mais le happant, elle se réduisait encore plus à la boursouflure ponctuelle qui en gênait l’entrée. Et soudain, il se rendit compte qu’il ne se rendait plus compte de rien, qu’il disparaissait, qu’il avait disparu.

Dans le moment même où il appréhendait le tout, le tout l’appréhendait : il était le tout. Ayant comme franchi l’infranchissable limite qui ferait frontière entre ce qui n’admet pas de limite et ce qui n’est que limite, un existant quelconque se retrouvait étant à l’état pur. Et par l’entremise immédiate de l’étant à l’état pur, l’être en tant qu’être se présentait, éternel, immobile, infini, ponctuel.

(à suivre:8)

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6.


L’Âme Universelle n’est pas un étant à l’état pur et son impureté coïncide avec son attachement à la matière, à telle ou telle forme de la matière. Engendrée par le Principe en tant que faire-être, l’Âme est un étant, mais douée pour s’associer avec la matière (ou accablée par ce don), elle est aux choses du monde ce que le Logos est aux idées pures : un recensement intégral. Encore, un livre !

Bien qu’il sentît – sans parvenir à se concentrer sur ce sentiment – que l’important résidait plutôt dans l’enchâssement des livres les uns dans les autres, notre homme pencha sa calvitie de moins en moins précoce pour voir comment Abou Ya’qûb Sejestani feuilletait l’Âme Universelle. Il s’aperçut alors que l’Ancien s’efforçait de démontrer en quoi l’Âme n’est pas un étant pur, en quoi elle est donc un étant impur, en quoi elle est donc ombrée, en quoi elle fait donc ses places au Mal, sachant ou voulant savoir que le faire-être (le Principe), intégralement Lumière, comme par définition, ne peut pas engendrer l’impur, l’ombre, le Mal.

Certes notre lecteur tardif se rendait bien compte que Abou Ya’qûb utilisait ici un tour de passe-passe – puisque, subrepticement, il passait de la Lumière métaphorique à la lumière réelle – mais il choisit de s’y laisser prendre. Et il ne rechigna point quand le Sejestani suggéra fortement que l’ombre (l’impureté, le mal) surgit justement de la différence qui sépare ontologiquement la Lumière du faire-être engendrant la Première Intelligence et la Lumière du faire-être engendrant l’Âme. Il alla même jusqu’à vérifier matériellement – il réussit pour cela à retrouver une bougie toute neuve oubliée au fond d’un tiroir – que s’il éclairait électriquement son bureau et s’il ajoutait à la lumière de l’ampoule puissante l’apport de la lumière timide de la bougie, alors il faisait effectivement apparaître des ombres et des pénombres et même qu’elle étaient dansantes. La différence des lumières, allusion à la différence des Lumières, suggérait des traces ombreuses, amorces d’un relief physique, celui de l’univers matériel, celui de la matière.

Il comprit alors (il crut comprendre, le pauvret ! il voulut comprendre) que Abou Ya’qûb Sejestani considère que la relation interne du Principe et de l’Âme Universelle (il dit quelque part « la contemplation » de l’Âme par le Principe) produit le mouvement en imagination qui fait éclore la Matière, laquelle est impuissante à se manifester soi-même : il lui faut l’aide de la forme, laquelle est la Nature, la Matière étant par définition ce qui ne peut se manifester qu’avec l’aide de quelque chose. C’est écrit tel quel, à la page 109 du livre d’occasion à 15 euros.

Bien que les catégories utilisées par le penseur ismaélien n’entrassent point dans l’inventaire de celles qu’il avait apprises lors de ses études, notre héroïque lecteur crut alors comprendre que Lumière sur Lumière, comme lumière sur lumière, fait exister l’ombre, les pénombres, l’impur, le mal, la Matière, le mouvement, le temps, l’espace, la Nature et cœtera, toutes ces choses réelles ou rêvées qui existent, et nous parmi elles.Une espèce particulièrement retorse de trompe-l’œil qui fait exister l’œil qu’il trompe.

Retorse? Pourquoi retorse? La controverse millénaire rebondit alors entre nos deux protagonistes. L’un s’obstinait à déclarer retorse cette dialectique qui, faisant surgir l’ombre de la lumière, en profitait pour fonder en fragile existence des êtres si évanescents qu’ils ne pouvaient que douter d’eux-mêmes. L’autre semblait lui répliquer – mais, au fur et à mesure du débat, il devint évident qu’il parlait sans s’occuper de son contradicteur, attitude qu’il eut vite en commun avec ce dernier – semblait lui répliquer que faire surgir l’ombre de la lumière, surtout quand la lumière est la Lumière du Principe instaurateur, confère à ces ombres graciles la dignité ontologique : étants impurs, ces inexistants n’en étaient pas moins des étants. D’indubitables étants qui ne pouvaient douter de leur existence personnelle (quand en plus c’étaient des existants humains) sans remettre en question l’être en tant qu’être.

Mais justement – et, à cet instant, notre chauve héros donna l’impression (mensongère, certainement) qu’il avait entendu la réplique de Abou Ya’qûb Sejestani – mais justement, la flamboyante construction ismaélienne (le Principe Instaurateur, la Première Intelligence ou Logos, l’Âme universelle et tout le tintouin avec ou sans majuscules) ne s’effondre-t-elle pas d’elle-même si elle est décrite par ces existants falots dont la pâleur est à grand peine rehaussée par des maquillages artificiels ? Il alla de soi que la question n’était pas posée pour recevoir une réponse. Elle en reçut quand même une, mais de l’interrogateur lui-même.

Si l’être en tant qu’être c’est le Principe – ce que ne semblait pas contester notre contemporain -, si ce Principe instaure ou fait être la Première Intelligence – ce dont il convenait volontiers -, si dans la même logique, le Principe fait être l’Âme universelle – cela restait recevable – alors il ne serait pas inconcevable que les existants, ou du moins certains d’entre eux, les existants humains, soient à l’image de l’Âme, quelque chose d’impur certes mais quelque chose qui est un étant et qui – étant un étant – procède logiquement de l’être en tant qu’être.

De ce point de vue (« le point de vue de l’œil destiné à être trompé » maugréait-il souvent) les âmes individuelles, qui émanent de l’Âme Universelle, demeurent des étants qui, comme tels, sont consubstantiels au Principe, au même titre que l’ombre, les pénombres, l’impur, le mal, la Matière, le mouvement, le temps, l’espace, la Nature et cœtera, toutes ces choses réelles ou rêvées qui existent, et nous parmi elles. Oui, un trompe-l’œil, mais seulement dans la mesure où chaque existant individuel reste un étant et donc consubstantiel à l’Âme, et donc consubstantiel à la Première Intelligence, et donc consubstantiel au Principe instaurateur, et donc impossible à tromper. Impossible à tromper, il sait de source sûre que l’Âme universelle lui confère l’obligation d’exister, c’est-à-dire de croire exister. De croire exister pleinement, dans le bonheur comme dans le malheur, dans le drame comme dans le calme plat.

(à suivre :7.)

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5.

Il y eut, à mille ans d’intervalle, une controverse entre Abou Ya’qûb Sejestani et son lecteur tardif, car ce dernier crut comprendre que le penseur ismaélien (et donc musulman) lui reprochait soit de dénier au Coran sa qualité de livre suprême en la transférant au Logos, soit d’identifier le Coran et le Logos, erreur grave qui dénierait au livre sacré de l’Islam la moindre existence. Sans doute, eût-il fallu attendre mille ans pour connaître l’issue de la controverse, mais notre héros déguisait sous des dehors plutôt flegmatiques une impulsivité intellectuelle qu’il espérait rare et qui se traduisit par un haussement d’épaules, même pas excédé : l’important n’était-il pas de se mettre d’accord (ce qu’ils firent) sur cet étant suprême, le Sâbiq, que Henry Corbin traduit par Première Intelligence ?

La Première Intelligence, ils en convinrent, contient idéellement (c’est-à-dire en tant que propositions logiques, en tant qu’idées) les moindres détails de ce qui fut et de ce qui sera, mais aussi de ce qui ne fut pas et de ce qui ne sera pas ou peut-être pas. Elle est donc comme un réservoir des explications possibles du monde, y compris celles qui ne seront jamais utilisées, y compris celles qui valident les crimes les plus affreux (commis ou seulement rêvés), les aberrations les plus incompréhensibles ou les utopies les plus délirantes. Tout s’y trouve en idées : le passé comme le futur, l’indicatif comme le conditionnel ou le subjonctif, les galaxies connues ou les galaxies inconnues… Chacun de ces détails est un étant, mais pas un existant, car pour qu’un étant soit un existant il lui faut se matérialiser, acte impossible au sein de la Première Intelligence. En ce sein – qui ignore superbement la matérialité des distances temporelles ou spatiales, et qui n’est donc pas un sein – se trouvent les idées et seulement elles et absolument toutes : bien qu’elles soient en nombre infini, on sait de façon certaine (les philosophes disent : de façon apodictique) qu’elles y sont toutes. La Première Intelligence ou Logos est telle qu’elle contient, infuses, l’ensemble infini des propositions possibles dont seulement une partie infime se matérialise, non, se concrétise, non, semble se réaliser….

Profitant de la convivialité minimale que toute controverse suppose, notre être humain du millénaire se mit à questionner Abou Ya’qûb (ou du moins son bouquin) sur la suite, c’est-à-dire sur la Seconde Intelligence. L’Ismaélien fit une grimace polie et remarqua d’abord qu’il ne s’agit pas de suite. Pas du tout, puisque le Principe (ou faire-être) n’est en rien soumis au temps ou à l’espace : les enchaînements qu’il fait être ne sont pas chronologiques mais logiques. Même l’enchaînement Principe/Première Intelligence ne définit ni un temps ni un espace pour y installer à part la Première Intelligence. Celle-ci est consubstantielle au Principe, elle n’en est pas la suite. Ce qu’on pourrait être tenté de nommer Seconde Intelligence est fait être dans la même logique que la Première Intelligence est faite être. Elle ne vient pas après, ni même d’ailleurs en même temps, puisque pour faire être, le Principe n’a pas besoin du temps. C’est pourquoi Abou Ya’qûb parle de Tâli et son traducteur, Henry Corbin, de l’Âme Universelle.

Bien entendu, notre exégète contemporain manifesta une moue à la fois dubitative et sarcastique. Mais c’était certainement plus pour dissimuler sa gêne que pour provoquer une réplique de son adversaire. Il en arrivait, en effet, à s’apercevoir – en fouillant dans ses mémoires culturelles – que l’âme n’a pas toujours été considérée comme cette évanescence vaguement spirituelle voletant autour de son corps et qu’il fut un temps, certes moyenâgeux, où théologiens et philosophes donnaient à « Animus » une force matérielle à vous couper, justement, le souffle. Pas si bête que ça, l’Henry Corbin, de traduire Tâli par Âme Universelle. Pour les Ismaéliens, l’évocation de l’Âme permet à la réflexion de décrire le premier étant qui ne soit pas un étant à l’état pur.

(à suivre :6

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4

Abou Ya’qûb Sejestani avait parfaitement conscience ( la langue, ici, nous joue un de ses tours : il avait imparfaitement conscience!), comme ses semblables, les doctes de l’ismaélisme, que la pensée humaine ne peut pas examiner l’être en tant qu’être autrement que par des allusions imagées condamnées nécessairement à l’échec, puisqu’elles peuvent au mieux espérer saisir un aspect de l’être en tant qu’être, alors que celui-ci se présente comme un tout indécomposable en aspects. Lui seul pourrait se saisir. Ce qu’il fait d’ailleurs : Abou Ya’qûb Sejestani en était convaincu. Mille ans plus tard, son lecteur aléatoire croyait partager cette conviction.

Qu’on y songe (et notre héros provisoire y songeait!) : deux images semblent s’imposer à l’ontologue comme à l’apprenti ontologue. D’une part, l’être en tant que tel est évocable par la pensée humaine sous l’image d’un espace infini englobant non seulement l’univers mais tous les univers possibles, imaginables et inimaginables. D’autre part, l’être en tant que tel est évocable par la pensée humaine sous l’image d’un point physique ou mathématique concentrant dans son intensité tous les possibles et les impossibles, les imaginables comme les inimaginables. Le pire – pensait notre être humain du fin fond de sa province – c’est que non seulement ces deux images s’excluent l’une l’autre mais qu’en outre et en même temps, elles ne s’excluent pas ! C’est d’ailleurs pourquoi notre lecteur, mille ans plus tard, découvrit avec reconnaissance ce que Henry Corbin faisait Abou Ya’qûb Sejestani appeler, dans son Livre des Sources, le Principe. Ça lui parut génial !

Certes, cela reste une image, mais l’assimilation de l’être en tant qu’être au Principe lui parut permettre à l’entendement humain de dépasser le conflit des deux métaphores de l’infini et du point. Le Principe, échappant comme tout principe logique à l’espace et au temps, est facilement assimilable à un point, mais ce point – ce point logique, mathématique et non physique – contient en lui les propositions logiques qui émanent de son caractère de prémisse. Mais la langue nous trompe, surtout quand il s’agit de traduire, et nous suggère que cette émanation s’effectue dans le temps et l’espace. Or, il n’en serait rien : il ne s’agit pas ici d’une effusion mais d’une infusion. Les effets, conséquences, corollaires, lemmes et théorèmes qui émanent du Principe n’en sortent pas. Ils restent contenus en lui et demeurent ses contemporains.

Dans une note de commentaire, ajoutée par Henry Corbin à sa traduction du Livre des Sources, notre homme s’aperçut que le philosophe traducteur signale que, pour Abou Ya’qûb Sejestani, l’être en tant qu’être est pensé non pas (surtout pas !) comme un étant mais comme un « faire-être », comme un « instaurateur ». Le faire-être est le Principe dans la mesure où il déduit de lui-même, et tout en restant un point, ce que l’Ismaélien nomme le Sâbiq, que Corbin traduit par « Première Intelligence ». Dans un point, il n’y a pas de distance, ni spatiale ni temporelle, et il ne faudrait pas voir – et ici, on ne sait plus si c’est l’auteur, son traducteur ou leur lecteur qui parle – entre le Principe et la Première Intelligence autre chose qu’une sorte de déduction logique : le Principe n’est ni avant ni devant ni au-delà ni en-deçà de la Première Intelligence et la Première Intelligence n’est ni après, ni derrière le Principe. Puisque le Principe est faire-être, la Première Intelligence s’en déduit logiquement (et immédiatement) comme le premier étant. Ah, mais ! Et c’est même un étant « à l’état pur » doté d’une réalité idéale unique ne comportant aucun vis-à-vis. Et débrouille-toi avec ça !

Notre homme se gratta la tête – constatant une fois de plus que l’exposition de sa calvitie aux rayons solaires y avait multiplié des dyskératoses antipathiques mais qui n’avaient rien à voir avec la Première Intelligence, quoiqu’elles fussent, elles aussi, des étants – ce qui ne l’aida pas beaucoup. Mais un peu quand même, car l’allusion à des étants de seconde zone sembla le conduire à maintenir sa pensée sur cet étant particulier, et même hors-classe. Spatialement et temporellement inséparable du Principe, la Première Intelligence s’identifia pour lui à ce que certains de ses maîtres en philosophie khâgneuse appelaient Logos. Mais si Logos est un étant, c’est qu’il est nécessaire de ne pas confondre étant et existant. Le Logos n’est pas un existant car il n’a pas besoin de la matière pour être. Pour les Grecs, c’est la rationalité qui articule entre elles les idées archétypes qui formeraient comme le texte d’un livre où tout est écrit : possible, réel, imaginaire, erreurs, mensonges. Finalement, c’est plutôt habile d’appeler cela La Première Intelligence.

(à suivre : 5)

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3

Donc (quelle merveilleuse conjonction qui semble coordonner des propositions qui ne peuvent être pour l’instant que juxtaposées !), donc, mille ans avant cette sorte de foire aux livres qui permit à un être humain contemporain de se procurer le texte du Livre des Sources, Abou Ya’qûb Sejestani s’intéressa par écrit à l’être.

Oui : pas à tel ou tel étant ou groupe d’étants, mais à l’être. Non : pas à l’être en soi, ou pas seulement. Mais à l’être. Le lecteur de ce texte comprit vite que ce serait difficile mais comme une certaine habitude l’avait déjà orienté vers ce genre de difficulté, il voulut s’obstiner, croyant sans doute, le pauvre, qu’habitude vaut habileté! Donc, il s’obstina et comprit ou crut comprendre, grâce à la traduction, que Abou Ya’qûb Sejestani utilise deux appelations pour désigner l’être. Il l’invoque sous le nom de Dieu, au vocatif, – d’une façon qui évoque la shahada, la profession de foi musulmane – surtout pour réaffirmer qu’on ne peut rien en dire sinon qu’il est. Mais surtout (surtout, parce qu’un traité d’ontologie ne peut pas en rester au vocatif), il le qualifie (oui, juste après avoir affirmé que l’être, étant le tout, est inqualifiable), il le qualifie de « Principe » (obligeamment Henry Corbin nous prévient qu’il traduit ainsi le mot arabe de Mobdi’) : non pas, le principe premier, mais le Principe.

Qu’on puisse ainsi identifier Dieu ou quelque divinité que ce soit (et surtout si on pense qu’elle est la seule, l’unique) à une sorte de prémisse logique dans un raisonnement incita d’abord notre lecteur tout neuf à ricaner : ou bien Abou Ya’qûb Sejestani, l’esprit obscurci par ses croyances religieuses, ne voyait pas la contradiction, ou bien, il la voyait mais il s’en accommodait par prudence… Il commença donc à ricaner, mais s’arrêta tout net quand il se rendit compte qu’il n’y avait contradiction que pour un esprit simpliste qui eût confondu le raisonnement logique dont le Principe constitue la prémisse avec n’importe quelle ratiocination du quotidien du genre le lait bout (prémisse) donc il va déborder, baisse le gaz sous la casserole. Et il ne s’agit pas de cela.

La force et l’intérêt de la pensée ismaélienne (de cette pensée ismaélienne là) c’est qu’elle tente de se maintenir au niveau de l’être en tant qu’être, sans s’attarder à le diviniser. Elle identifie bien l’être et Dieu, elle s’adresse même à Dieu comme à une personne supra-humaine, mais une fois ce salut exécuté dans des formes acceptables pour la culture locale, elle se développe en examinant de façon pointue le concept de l’être en tant qu’être.

Rien de plus éloigné de cette attitude intellectuelle que le Dieu horloger parfois envisagé par Descartes et qui, ayant créé l’horloge du monde et ses ressorts en mouvements perpétuels, n’a plus ensuite qu’à la laisser fonctionner sans plus s’occuper d’elle ou en n’intervenant qu’en cas de dysfonctionnement. « L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger. » dirait Voltaire un peu plus tard. Pour Abou Ya’qûb Sejestani, Dieu n’est pas une divinité qui aurait, un jour, décidé de créer le monde, comme d’une pichenette et qui n’aurait plus eu ensuite qu’à le laisser courir sur son erre parfaite. Pour Abou Ya’qûb Sejestani, Dieu est un concept et c’est pourquoi il l’appelle le Principe.

Là, notre lecteur aléatoire de Trilogie Ismaélienne était à son affaire. Car il avait le défaut de prendre l’ontologie fort au sérieux, pour des raisons souvent obscures aux yeux de ses interlocuteurs auxquels il affirmait régulièrement qu’il faut en passer par cette obscurité avant de comprendre son intérêt. S’il était évident (du moins, à ses yeux) qu’il en était passé par là, il lui arrivait de penser, et surtout de sentir, qu’il n’en avait pas fini avec sa traversée de la confusion. Alors, Abou Ya’qûb Sejestani lui parut tout à coup susceptible de le prendre par la main pour l’aider à en sortir. En voilà un qui ne reculait pas devant la difficulté !

(à suivre :4.)

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2

En effet, il s’aperçut – mieux : il voulut s’apercevoir! – que ces textes semblent dans ce qu’il appelait, sans doute un peu légèrement, le droit fil de sa propre réflexion. Certes, ils lui parurent abscons et d’une abscondité fort éloignée de celle qu’il utilisait alors si volontiers, mais pourtant capables de provoquer en lui quelque chose (mais quoi?) qui s’apparentait à de la compréhension. S’il ne pouvait pas ne pas remarquer la lenteur de sa lecture, crayon en main et recours fréquent aux dictionnaires de la Toile, et le caractère myope de cette lecture, il acceptait de pressentir qu’un certain cheminement s’esquissait parfois. Au point qu’il eut souvent envie de mettre noir sur blanc ces esquisses ou leurs ébauches. Noir sur blanc était sans doute beaucoup dire car il arrivait souvent que le noir fût moins gris que le blanc. Ce qui après tout est assez adéquat pour un commentaire de commentaire à propos de quelque chose qui s’intitule « Lumière sur Lumière ».

Le temps qu’il passa à entreprendre sa lecture lui parut d’abord fort long (et lui interdit matériellement d’aller au-delà du premier des trois textes ismaéliens) mais, à la réflexion, notre être humain se dit que ce temps est dérisoire au regard des mille ans qui semblent séparer l’époque actuelle de l’époque fatimide : un instant par rapport à l’éternité. Qu’un millier d’années soient assimilables à l’éternité lui parut d’ailleurs vite bizarre sans qu’il parvînt à déceler si son étonnement venait du texte qu’il s’efforçait de lire, de ce fameux droit fil de sa réflexion du moment ou du simple calcul élémentaire qui rapporterait ce millier d’années aux multiples milliards d’années que notre galaxie est censée avoir déjà vécues. Sans parler, bien entendu, des « années lumière » de l’univers.

Le premier des trois textes ( et donc le seul qu’il eût le temps d’essayer de lire) a pour titre Le Livre des Sources dans la traduction de Henry Corbin, mais celui-ci, bien sûr, nous précise qu’il s’agit, en arabe, de Kitâb al-Yanabi’ . Son auteur est un incertain Abou Ya’qûb Sejestani, être humain de l’époque fatimide, qu’il est préférable (pour des raisons que la suite rendra sans doute plus claires) de ne confondre ni avec l’auteur de ces lignes, ni avec celui qui est en passe d’en devenir le héros, ni avec Henry Corbin, ni avec tout autre être, humain ou pas, qui viendrait à être évoqué par la suite. Pour les mêmes raisons, il n’est pas indispensable de se documenter sur l’époque fatimide. Notre homme vous dirait que moins vous en savez sur elle et moins vous serez handicapés par des connaissances nécessairement inadéquates !

( à suivre 3)

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Mille ans plus tard ou à peu près …

Nouvelle ontologique

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Cette nouvelle est saucissonnée en huit morceaux, pour en faciliter la lecture. Je ne sais pas si le procédé sera efficace et je prépare une version .pdf qui sera annoncée ici.

Mille ans plus tard, ou à peu près, un être humain – parcourant sans y prendre vraiment garde quelque marché dans un de ces endroits du monde qu’on qualifie volontiers de « fin fond » – eut son regard arrêté, sur l’étal surchargé de livres d’un poste de vente, par un volume très simple, ou qui lui parut tel, seulement décoré sur sa première de couverture par de la calligraphie arabe qu’il ne savait pas lire. En d’autres temps qui appartenaient à la même durée, il avait pu avoir entre les mains un autre ouvrage du même auteur, ouvrage dont il n’avait pas mené la lecture à son terme – il ne savait plus pourquoi, l’avait-il jamais su ? – mais qui l’avait suffisamment intéressé pour qu’il se fût promis, un peu négligemment comme on se promet ce genre de choses, d’y revenir.

Notre être humain prit donc le livre et le feuilleta, se doutant bien que le feuilletant il trouverait, outre le prix de vente de cette occasion, la référence du dessin calligraphié. C’était une calligraphie inspirée par le verset XXXIV, 15 du Coran et la référence précisait que ce verset est connu sous le nom « Lumière sur Lumière ». Notre être humain ne se dit pas – mais il aurait pu se dire – qu’il n’y avait là rien qui pût retenir son attention qui, à ce moment, se fixait volontiers sur des réflexions non théologiques. Mais il se dit – et aussi bien, il aurait pu ne pas se dire – que cette occasion lui offrait la possibilité de revenir à un auteur, Henry Corbin, qui l’avait en d’autres temps intéressé vivement par les réflexions philosophiques à lui inspirées par la théologie ismaélienne. Le livre qu’il tenait présentement entre les mains avait d’ailleurs pour titre « Trilogie Ismaélienne ». 15 euros. Pourquoi pas?

lumière

Du temps avait passé, beaucoup de temps, mais on restait quand même mille ans plus tard, ou à peu près, il retrouva le livre dans son bureau, par hasard. Par hasard? « Trilogie Ismaélienne » avait profité de la chute apparemment malencontreuse d’une pile de bouquins entassés en désordre pour glisser sur le parterre du bureau, un peu plus loin que les autres éléments de la pile. Tout en pestant contre sa négligence et les rhumatismes qui la rendaient encore plus coupable, il s’en absout facilement – chose qui lui arrivait assez fréquemment – en remarquant que celle-là, la négligence, combinée avec ceux-ci, les rhumatismes, lui permettait de retrouver facilement les ouvrages dont il aurait un jour besoin. Il avait donc ramassé le livre et entrepris de le lire. Il eut vite l’impression que bien lui avait pris.

(à suivre 2)

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Il semble bien qu’il y ait une quasi-unanimité, en Ardèche, pour refuser l’implantation de forages visant à estimer puis, éventuellement, à exploiter les ressources en méthane que les parties schisteuses du sous-sol profond peuvent contenir. Cette unanimité se traduit pour l’instant par le succès des campagnes d’information entreprises par des comités de lutte qui se sont créés à cette occasion : plus de 600 personnes à un rassemblement de l’Ardèche méridionale à Saint-Sernin, alors que les organisateurs n’en attendaient que quelques dizaines ; environ 80 personnes à une réunion d’information à Chassiers, trois fois plus que souvent et, lors de la manifestation nationale organisée à Villeneuve-de-Berg, le samedi 26 février, la Préfecture de l’Ardèche a avoué 10.000 manifestants. Il est remarquable que l’unanimité se retrouve au niveau des élus : le député de droite comme le sénateur de gauche, le conseiller général de Largentière comme son homologue de Vallon, tous les maires des cantons concernés. C’en est au point que les écologistes les plus véhéments, les chasseurs ou les professionnels du tourisme en arrivent à envisager de travailler ensemble.

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Pourquoi cette unanimité? Elle est due à la conjonction de deux sortes d’informations. D’une part et paradoxalement, le manque d’informations, le secret. D’autre part, quand celui-ci a commencé à être dévoilé, les impacts multiples et gravissimes révélés par ce dévoilement.

On a ainsi appris que des permissions de forages sur le territoire national avaient été attribuées par les pouvoirs publics à des entreprises et ce, depuis plusieurs années, avec accélération récente, sans que les médias n’en aient parlé, sans qu’ils en aient été avertis et sans que les commissions parlementaires aient été tenues au courant.

Pour prendre un exemple assez spectaculaire de ce secret : la multinaltionale « française « Total » (dont nous verrons qu’elle est au premier chef concernée par ce genre de recherches) a diffusé en mars 2007 un petit volume de publicité ou de propagande (je veux dire de communication) à destination de la partie du public qui s’intéresse aux actions financières du groupe. Cet opuscule – intitulé « Tight-gaz-réservoirs » est accessible sur la Toile mais il n’est visiblement là que pour vanter les mérites de « la Recherche & Développement » (R&D) du groupe.

Total a de solides assises financières, Total est audacieux, Total est efficace. Investissez donc dans Total! On s’aperçoit alors que la brochure donne quelques indications peu précises sur les prospections visant les réserves de gaz naturel non conventionnelles ( celles qui sont enfermées dans des couches d’accès très difficile, à la différence des réserves conventionnelles qui correspondent à des gisements bien circonscrits) mais qu’elle exclut la partie des réserves non conventionnelles qui nous intéresseraient pourtant, à savoir les réserves de gaz enfermées dans des schistes profonds. La brochure fait bien allusion aux forages horizontaux et au fractionnement explosif, mais elle laisse entendre que ces techniques sont maîtrisées et qu’elles s’appliquent surtout aux « tight gas », ce qui n’est pas la vérité.

permis

(Il est possible d’avoir sur le plein écran cette image en plus forte résolution : il suffit d’un clic-gauche dessus puis taper la touche F11)

Or, en 2010, le secret a commencé à s’ébruiter, notamment quand le Conseil Régional de Midi-Pyrénées s’est aperçu qu’un rapport de la Direction Régionale de l’Industrie, de la Recherche et de l’Environnement, dormant dans ses tiroirs, faisait état qu’en octobre 2007 la technique du « fractionnement hydraulique » a été utilisée par la société ENCANA pour stimuler l’extraction de gaz de schistes en Haute-Garonne. C’est cette technique du « fracking » ou fractionnement hydraulique qui pose dans l’immédiat le plus de questions . Et elle en pose tellement qu’il faudra bien se demander ce qui peut se passer dans les têtes des « managers » et des responsables des départments de R & D (Recherche et développement) quand ils disent estimer que leurs modèlisations et leurs calculs sont assez au point pour être expérimentés en milieu réel non désertique. Par exemple, en Ardèche. Comment en sont-ils arrivés là ?

La R&D demande et fabrique des équipes de chercheurs extrêmement savants dans des domaines hyperspécialisés, « pointus » et dont l’irréalisable rêve est que l’homo scientificus coïncide complètement avec la raison mathématique. Sélectionnés dès le lycée, ils sont convaincus – sans réfléchir à cette conviction – que le réel est rationnel et que le rationnel est le réel enfin maîtrisé. Bien entendu, ce rêve n’est pas vécu comme un rêve : c’est un postulat. Un préjugé quoi !

Encouragés et excités par leur encadrement et les commanditaires de la R & D, ils sont persuadés que la R & D ne se pose que des problèmes qu’elle peut résoudre et que les énergies fossiles sont indéfiniment non-non renouvelables ! Laissant aux poètes les « énergies renouvelables », ils savent que leurs connaissances vont progresser au fur et à mesure de l’épuisement des sources conventionnelles d’énergie et qu’alors ils parviendront à exploiter les ressources non conventionnelles.

Certes, les hydrocarbures piégés dans des poches bien circonscrites donnent depuis longtemps des signes d’épuisement, mais depuis longtemps les progrés de la R & D ont permis, par des forages profonds ou des forages « off shore », d’en trouver de nouvelles. Bien sûr, ces nouvelles poches piègent toujours de la ressource fossile et qui ne se renouvèle pas, mais elles nous ont fait gagner du temps et ce temps a permis à la R & D de mettre au point les techniques qui forent de plus en plus profond et qui ne forent pas seulement de façon verticale : la R & D peut s’enorgueillir (et elle s’enorgueillit effectivement, ce qui permet d’obtenir des subsides supplémentaires) d’avoir inventé comment forer horizontalement ou obliquement par rapport au fond d’un puits vertical.

forage1

Pourquoi cet infléchissement du forage qui a lieu parfois à 4.000 mètres de profondeur? On nous explique qu’à un certain moment la tête de forage rencontre les couches de schistes à gaz. Ces schistes enferment le méthane qu’ils contiennent mais ils ne le font pas à la manière des pièges gréseux qui enferment les gisements conventionnels. Ils ne forment pas une poche. Ou alors c’est une poche percée. En fait, une multitude de petites poches, de minuscules pièges qui ne communiquent pas entre eux ou plus exactement dont la porosité et la perméabilité ne permettent pas aux billes de gaz de communiquer entre elles tant que les parois du schiste les en empèchent. La R & D est toute fière d’avoir permis aux industries de mettre au point des moyens qui traversent les couches de schiste en en suivant le pendage et les ruptures de pendage.

Et elle nous explique qu’à l’aide de séismographes et de carottages, elle a pu rassembler une mine d’informations qui lui permettent de modéliser non seulement l’état actuel de la couche schisteuse et de son environnement mais ce qui va se passer quand on fera exploser les parois des bulles pour que le gaz se rassemble et soit aspiré par les tuyauteries du forage. Car il s’agit de fractionner la roche-mère, de la fracturer, de la fracasser. Mais pas avec n’importe quel explosif.

L’explosif n’est pas un explosif, bien sûr, c’est un liquide, énormément de liquide à très haute pression, en fait de l’eau (et il en faut plus que beaucoup) avec des adjonctions de sable et d’un petit pour cent (un tout petit pour cent, le pauvre) de quelques centaines de produits chimiques top secret et dont il faudra reparler. La pression de ce liquide va alors fissurer les schistes et permettre au gaz libéré de remonter à la surface en suivant le chemin prévu à cet effet le long de la colonne de forage. Et là-haut, il sera brûlé en torchère avant d’être liquéfié ou placé en gazoduc. Tout est prévu, on vous dit !

C’est pourtant là que le bât blesse. La R & D est persuadée et elle veut nous persuader qu’en une quarante d’années d’expériences soigneusement analysées, elle s’est rendue capable de construire des modèles suffisamment subtils pour qu’ils donnent une image exacte de telle ou telle strate de schistes et de son environnement rocheux. Si la société Halliburton qui, dès 1972, mettait au point son procédé « Waterfrac » (fracturation hydraulique) et qui n’a pas cessé de perfectionner ses recherches en R & D, si cette société n’était pas capable de modéliser correctement, où irions-nous ? Et pourtant…

Et pourtant, Halliburton (ou Total ou GDF Suez…) est incapable de modéliser correctement ce qu’elle affirme modéliser correctement. Il n’est même pas sûr qu’elle puisse espérer (espérer rationnellement !) y parvenir un jour car le concept de modélisation implique que le modèle construit sélectionne dans l’objet étudié les grande lignes de forces et néglige consciemment ce qui leur échappe, s’interdisant par cette logique de connaître ce qu’il néglige. Or, ce qui est négligé ici ce sont les mécanismes physiques et chimiques que peuvent entraîner toutes ces microfissures aléatoires, ces réactions erratiques, ces variations microscopiques ou minuscules de faciès, de pressions, de températures, bref ce qu’on pourrait appeler la vie de l’inerte.

Et il peut arriver que la vie de l’inerte, malmenée par des modèles inadéquats, malmène la vie du plus vivant des vivants. C’est ce qui arrive en ce moment même dans la première puissance mondiale, à deux pas de la bande littorale du Nord-Est, là où se trouve les bassins versants des Appalaches qui alimentent en eau les conurbations de Boston, Philadelphie, New-York, Baltimore. Dans le district de « Marcellus Shale », truffé de puits pour le gaz de schiste, l’eau est devenue imbuvable et inutilisable parce qu’elle est empoisonnée par la présence de méthane, de benzène, de détergents qu’on ne finit pas de recenser. Vous pouvez approcher un briquet de votre robinet et il flambe. Au moins un puits a explosé. Une maison aussi. Tout y semble pourri. Pourri de l’intérieur. Pourri d’en dessous. Et on sait ce qui s’est passé. Et on sait ce qui se passe en ce moment même.

Villeneuve

En ce moment même, le modèle mis au point par la R & D est mis à mal par le flux d’eau, de sable et de produits chimiques qui s’infiltre à travers ses lacunes, qui s’infiltre, qui s’exfiltre à travers les microfissures de la roche. La majeure partie, certes, demeure dans le tube et peut être remontée à la surface comme par une pipette, suivie par le méthane enfin domestiqué, aux aplaudissements rieurs de la R & D qui se congratule. La majeure partie, oui, mais le reste ? Et qu’importe que ce reste soit évalué par le modèle à 10%, au quart ou à la moitié, le reste est empoisonné (et empoisonnant) et commence à circuler : il suinte, le reste, c’est sa fonction. Une partie de ce reste remonte. Percole. Atteint les aquifères, se rit du barrage de béton que la R & D a dressé autour des tubes de forage, baptise l’eau des nappes au méthane, au benzène, aux poisons. Et ce beau merdier est à son tour pompé par la distribution d’eau dite potable. Et parfois en surface un puits flambe. Ou c’est parfois une maison. On trinque à l’eau gazée. On trinque.

La R & D avait-ellle prévu ça? Quand un modèle est parfait, il doit permettre d’envisager les effets de ce qu’il néglige pour être un modèle parfait. Même aux States où la vie humaine est moins protégée qu’en Europe occidentale. Même dans les Appalaches où la densité démographique est relativement faible et d’ailleurs assurée par des populations marginalisées regardées de haut par les ingénieurs d’en bas. Même en Ardèche.

L’unanimité de la réaction locale en Ardèche et ailleurs a entraîné ce qui peut apparaître comme un recul des pouvoirs publics ou, au moins comme une mise au point. En témoignent, lors des questions au gouvernement du mercredi, ces « échanges » entre un des ministres chargés du dossier et une députée du Var appartenant à la majorité présidentielle.cliquer ici. .

Il y a tout de même quelque chose d’un peu inquiétant dans la réponse de Madame le Ministre. En gros, elle nous dit de ne pas nous inquiéter, de bien comprendre que les cas de pollution évoqués (d’ailleurs fort timidement) par la parlementaire ont eu lieu aux USA (et au Canada), qu’ils témoignent de procédés « à l’américaine » et qu’il n’est pas question de les introduire tels quels en France. Avec son collègue de l’industrie et de l’énergie, elle a d’ailleurs missionné deux groupes de travail sur la question. Même si – contrairement à toute prudence et à ce que nous savons tous sur l’indépendance des experts par rapport aux lobbies industriels – nous faisions confiance à ces commissions, pourrions-nous croire, comme nous y invite la Ministre, qu’il y a une R & D à l’américaine et une R & D à la française ou à l’européenne ? Total ou GDF Suez, Encana ou Schuepbach Energy disposeraient donc de départements pour la R & D capables de ne pas tenir compte des résultats scientifiques atteints par Halliburton en quarante années de travaux ? C’est aussi convaincant que les conclusions de la fameuse commission sur les conséquences de Tchernobyl et le respect de l’espace français par le nuage radio-actif ! Non : s’il y a un domaine où la mondialisation et même l’universalisation sont avancées c’est bien la R & D. Non, pour la R & D universelle, les travaux de Halliburton font autorité

Donc, de deux choses l’une : ou bien, le gouvernement hésite à dire clairement aux industries pétrolières misant sur le gaz naturel non conventionnel qu’il est impossible d’exploiter celui qui se trouve dans les schistes français ; ou bien, le gouvernement hésite à dire clairement aux populations concernées qu’elles seront obligées, par des Déclarations d’Utilité Publique, d’accepter l’impensable. En attendant, dans les deux éventualités, un petit moratoire, ça permet de souffler.

gazaran

Au sein du gouvernement, il semble que la ministre de l’Ecologie soit plus sensible que d’autres ministres aux tentatives des entreprises pétrolières de passer en force et qu’elle leur résisterait volontiers avec ce moratoire sur les autorisations d’exploration. Elle tient à faire cette distinction – moins significative qu’elle le prétend – entre forage d’exploration (consistant parfois, comme à Villeneuve-de-Berg à réactiver un ancien forage vertical en y ajoutant, et ça change tout, du fractionnement hydraulique pour en faire un forage horizontal) et forage d’exploitation « à l’américaine ». Cette distinction lui permet aussi de s’abriter derrière le Code Minier pour affirmer qu’elle ne peut pas annuler les permis d’exploration actuellement accordés. Bref, un petit côté faux-jeton qu’on va attribuer provisoirement à son souci de ne pas affronter directement certains de ses collègues du gouvernement ou de l’Elysée. L’échange suivant, qui a eu lieu, lors d’une autre question du député PS de l’Ardèche, Pascal Terrasse montre toutefois que la ministre pointe du doigt (sans insister, bien sûr) un argument que ne manquent pas d’utiliser les tenants du gaz de schiste. Madame Kosiusko-Morizet répond au député qu’exploiter du gaz de schiste dans le sous-sol français permettrait quand même d’échapper en partie aux importations d’hydrocarbures. C’est-à-dire qu’elle feint de croire qu’il existe potentiellement des techniques qui permettraient rapidement d’exploiter le gaz de schiste proprement (« à la française ») et que la mission confiée par elle et par son collègue, ministre de l’Industrie et de l’Energie, pourra, en quelques semaines en apporter la preuve.Un simple petit moratoire de communication suffirait alors à rassurer tout le monde !

Or, au fur et à mesure que les informations arrivent sur ce qui s’est passé depuis que le gaz de schiste est au bord de la place publique, on apprend des événements inquiétants. Dans cette interview, Corinne Lepage dénonce, par exemple, une initiative gouvernementale récente, puisqu’elle s’est déroulée en décembre et en janvier dernier, et qui a permis au gouvernement, par ordonnance, sans passer par le Parlement, de modifier le Code Minier de manière que le Code Minier interdise au gouvernement d’annuler les permis de recherche déjà attribués !

gazaran

Je voudrais développer ici ce que j’évoque dans le commentaire ci-dessous. L’incapacité de la R&D à modéliser ce qui se passe à des centaines de mètres de profondeur – pour des roches particulièrement feuilletées, brisées, fractionnées de façon aléatoire – est une incapacité durable dont il faut se demander si elle n’est pas définitive.

C’est peut-être le moment de reprendre les intuitions raisonnées de Michel Serres quand il invite les experts des sciences dures (à vocation technique conduisant à modifier « la nature ») à chercher avec leurs homologues des sciences douces (les « sciences humaines ») des passerelles à double sens pour permettre non plus l’humanisation de la nature (humanisation productiviste qui se traduit souvent par la transformation des hommes en choses) mais ce qu’il appelle « l’hominescence ».( On peut commencer ici)

Peut-être faudrait-il profiter de l’occasion pour souligner qu’il y a dans la recherche, quelle qu’elle soit, des limites qu’elle ne peut pas franchir et qu’elle ne doit pas essayer de franchir en prenant le risque d’exploser localement la nature et ceux qui, vivant avec, la font. Avec l’exploration des sous-sols profonds pour le gaz de schiste et, à fortiori, avec leur exploitation, cette limite semble bien être franchie.

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Une fin d’après-midi, en fin d’hiver, le long de la rivière de Beaume, à Labeaume, Ardèche.

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à propos de « Gels », de Michel Serres:

de l’inexistence (24)

Les Cahiers de l’Herne viennent de sortir un numéro spécial consacré à Michel Serres. Outre de nombreuses présentations de son œuvre, ce cahier contient aussi des textes du philosophe. Je voudrais pour l’instant m’appesantir sur l’un d’entre eux, le premier, et qui est la reprise d’une édition hors-commerce datée de 1977. Il s’agit de « Gels ».

*


Aucun mot en aucune langue ne sait dire qu’une chose écrit sur une autre chose
ou lui parle en quelque manière.
Nous avons volé à notre profit ces mots-là
et nous en faisons notre éloge.
Nous croyons être seuls au monde à savoir graver
la face des solides, à pouvoir inciser leur superficie.
Souveraineté vaine.

Nous distribuons en tous lieux de ces marques,
nos traces de passages, stèles et frontons,
graffitis sur les murs, bois et marbres sculptés,
métaux fondus ou frettés, bibliothèques et labours.

Nous appelons cela notre histoire.
Animaux historiques et seigneurs de la terre,
parce que bêtes à empreintes.

Aveugles à ceci que les choses du monde
savent le faire mieux que nous.

Les avalanches dessinent les montagnes de leurs chemins creux,
les fleuves taillent leurs talwegs,
les roches incisent le lit des torrents et ce long berceau, en retour, les charge de bosses
et les couvre de plaies.
Les sablons du delta racontent l’amont en aval,
disent le temps depuis la source,
le bassin paisible ou les brutales catastrophes.
La terre entière est une tablette de cire,
un palimpseste saturé de réseaux,
le monde est plein des tables de la loi.
Toute chose, cristal, minerai, molécule, roche planète, étoile,
est une pierre de Rosette,
marquée de la pluralité des langues objectives laissées sur sa surface
par le chaos épais des choses rencontrées.
Comme nous, elle trace et elle reçoit des traces,
information sous rides et cicatrices.
Comme nous, mieux que nous.
La pierre est une boite noire.
Ne vous laissez pas prendre à sa superficie.
Ouvrez-la, elle est encore inscrite dans la densité de sa chair,
elle ruisselle des secrets de Pandore.
Ouvrez-la de nouveau, elle est toujours gravée.
Boite noire de boites noires, de son grain à ses particules, autant de fois que ses époques l’ont pliée.
Elle retient dans son ombre compacte les événements de sa formation, elle est une mémoire.
Elle stocke un temps fabuleux, celui de la terre sans hommes.


Le monde est jonché de mémoires,
l’espace est composé de souvenirs des ères
précédant notre loquacité.
Voici les rétentions de la roche chaude, fluide, visqueuse,
dela fusion antérieure au cristal,
des laves, de la soupe préalable.


Livres ouverts et feuilletés, où nous épelons lentement
le monde enfant et notre terre embryonnaire.
Le froid, le gel en ont stabilisé la souvenance.


Au commencement étaient le chaos, le tohu-bohu, le désordre.
Cela se lit dans la Bible des chalcédoines, des jaspes, des agates.
Le chaos de la dispersion, le chaos de la chute.
L’éclatement, la cataracte, la dissémination, le verseau.


L’Écriture commence deux fois,
par le flux droit et parallèle
d’un épanchement sans retour,
par le nuage hasard sans forme et sans contour.
La pluie descend de la nuée en gerbes directes,
double tracé d’atomes primordiaux.


Notre Bible est répétitive,
elle reproduit les corps solides qui partagent les eaux.
Ils disent la nature des choses.


L’éclair paraît, celui dont on a dit en Grèce
qu’il gouverne l’univers.
Et la cataracte décline.
Les gerbes font des faisceaux,
la parallèle oblique, elle vire, ici et là,
temps et lieux incertains,
dans le champ d’aléas.
Voici alors les tourbillons, spirales turbulences,
les maelströms inachevés
où les éléments se rencontrent et s’entrechoquent.


Inspirés d’Amour
ou expirant de Haine, ils se conjuguent ou répugnent,
ils font une distribution.
Un ordre vient sur fond chaotique,
une géométrie inchoative, timide et compliquée.


Au commencement est le four.


Le gel immobilise tout soudain le magma liquoreux,
ses volutes, ses traits, ses contraintes,
l’agglutine ou le casse, temps après temps,
soit au temps du verseau,
soit au temps de la turbulence,
soit au temps de l’ordre advenu.
Chaque page de la mémoire est datée
par le greffe des gels.


Le point aigu où le solide prend est l’instant de la souvenance,
l’heure des épousailles entre le tohu-bohu finissant
et la gravure qui émerge.


Livre des gels vieux comme le monde
où ce qui est tracé ne l’est pas sur la page blanche,
mais où la page griffonnée dit autant que les signes qui affleurent et flottent.


Livre des gels vieux comme la mer,
temps des îles basses au ras de la banquise.
Livre grave où le petit d’homme
apprend la plus vieille leçon des choses.

*


Essayons de comprendre ce qui est dit ici, avant de comprendre comment ce qui est dit est dit.

Ce qui est dit ici : les marques inscrites par les hommes sur ou dans la surface des choses – quelle que soit la langue dont on se sert – sont de pauvres mots si on les rapporte au lexique et à la syntaxe qu’utilise ce que Michel Serres appelle le Livre des Gels. Le Livre des Gels serait le registre des mémoires de ce qui fut avant que les magmas liquoreux se solidifient soudain. Toute pétrification en chose continue d’interrompre des flux qui disparaissent alors en tant qu’écoulement – figés qu’ils sont par le gel – mais qui demeurent dans la scarification même qui les annihile comme une mémoire obstinée.Le point aigu où le solide prend est l’instant de la souvenance. Ne nous glorifions donc pas si fort de cette souveraineté vaine sur le monde : elle prend sa source et s’alimente à notre ignorance quand nous ne voyons plus que notre loquacité est en permanence précédée par des mémoires dont les traces jonchent le monde. Ouvrons, au contraire, si c’est possible, le Livre des Gels pour y apprendrela plus vieille leçon des choses.

Ce qui est dit ici – ou qui est tenté d’être dit – ce sont aussi quelques exemples de ces pétrifications narratives qui permettent d’entrevoir des passages du Livre des Gels. Couloirs d’avalanches, talwegs, deltas sont comme les pierres des mémoires à partir desquelles il faudrait essayer de traduire Le Livre des Gels dans une de nos langues. Car toute chose est une pierre de Rosette sur laquelle se croisent en un chaos épais les choses rencontrées. Michel Serres compare chaque chose à une boite noire ou plus encore à une boite noire de boites noires, de son grain à ses particules, autant de fois que ses époques l’ont pliée. Ainsi, le langage humain, enveloppé et mal ficelé dans ce langage des choses, peut espérer inventer le Grand Récit, c’est-à-dire réussir à dire au moins partiellement ce qui se trouve dans les mémoires du Livre des Gels.

Le texte de « Gels » permet aussi de deviner comment Michel Serres (et l’astrophysique notamment) se représente l’histoire de l’univers dans laquelle s’inscrit l’histoire des hommes.Au commencement étaient le chaos, le tohu-bohu, le désordre. Je commenterai plus loin ce recours à l’origine, mais il semble indéniable que l’auteur de « Gels » estime impossible de ne pas imaginer une origine au Grand Récit, une première scène qui correspondrait au geste du Verseau laissant échapperla soupe préalable. Et soudain – et cela a dû intervenir selon les astrophysiciens au terme d’un temps que l’on peut évaluer à une seconde divisée par 10 élevé à la puissance 43 – c’est le point aigu où la soupe prend, où le temps du Verseau est cassé par le temps de la turbulence, immédiatement cassé à son tour par le temps de l’ordre advenu. Ces différences temporelles (et spatiales?) infinitésimales c’est le Big Bang, l’apparition d’un monde ordonné à partir du chaos selon « une géométrie inchoative, timide et compliquée« . Aux droites parallèles de l’explosion, le temps de la turbulence a substitué des lignes qui déclinent, s’incurvent, creusent des vortex, délimitent des enclos, selon des courants liquides, gazeux ou visqueux qui semblent attendre la venue d’un ordre.

Michel Serres souligne l’importance du moment de la solidification. De la stabilité trompeuse. Alors et désormais, les solides sont là, immobiles, comme posés là de toute éternité, erratiques, on dirait. Le Grand Récit du Livre des Gelsnous apprend que les angles, les arêtes, les pans coupés de la pétrification des choses sont les signes d’une écriture antérieure à l’homme, d’une écriture dont les graphes masquent autant qu’ils révèlent ce que les mémoires leur demandent d’exprimer. Comme pour les écritures humaines, les signes sont d’une toute autre nature que ce qu’ils montrent. De leur nature propre, la réflexion humaine (la science!) ne peut que déceler les mensonges en accédant seulement à des vérités passagères. Letemps des îles basses au ras de la banquise est celui de l’érosion différentielle, quand l’inégal arasement des surfaces solides dessine un moment des reliefs contrastés avant que sa poursuite tende vers une pénéplanation complète. Le mouvement lui-même – négation du solide – aussi violent soit-il (par exemple, quand il est tectonique), aussi obstinément infini soit-il (par exemple quand il est climatique ou marin), le mouvement lui-même apparaît comme apparence de mouvement, allusion, mais lointaine, mais détournée, mais sans doute inappropriée, à ce que fut le mouvement réel quand il pouvait y avoir du mouvement réel.

*

Voilà ce que dit Michel Serres avec « Gels ». Ou du moins, voilà ce que j’ai voulu en comprendre. Conscient quand même d’en avoir édulcoré le sens, puisque j’ai feint jusqu’ici d’avoir pu ne pas prêter attention, et attention soutenue, à la manière dont il dit ce qu’il veut dire. Car l’objet-texte reproduit ci-dessus se présente de manière ambigüe pour qui est habitué à distinguer le poème de l’essai philosophique et (malgré Lucrèce) l’essai du poème.

Je remarque tout de suite que l’ambiguïté est partiellement levée par la bibliographie même de Michel Serres : non seulement elle mêle dans un sourire plus tendre que sarcastique Le Système de Leibnitz et des modèles mathématiques avec Hergé, mon ami ou En amour, sommes-nous des bêtes? avec et Le Contrat Naturel, mais l’auteur revendique en permanence ce que certains pourraient appeler le mélange des genres et qu’il préfère qualifier de composite. Composite comme composition, compote, compost, compromis, compromission et surtout compositeur. Comme Gilles Deleuze dont il fut l’ami, ce compositeur préfère à la Haine unitaire, linéaire, exclusive, trieuse, soustractive, l’Amour, l’amour feuillu, celui qui éclate en bouquet, en éventail, étoile ou carillon. Ou encore : Pour la logique autant que dans la politique, pour la constitution des choses ou des sociétés, dans la vie en général comme dans le monde paysager, dans l’amour comme à la guerre, bienvenue au tiers inclus.

Couper l’allure linéaire de l’essai philosophique – qui prétend souvent aller de dénotations précises en dénotations précises – par le recours à la composition poétique et ses connotations ouvertes sur l’intarissable et le composite n’est donc pas une coquetterie de l’auteur, ou pas seulement.

Alors « Gels » est-il un poème? Essentiellement, oui. Oui, par essence. Certes, il n’est pas un poème comme le serait l’inclusion dans la démonstration philosophique d’un tiers habituellement exclu par les exigences de rigueur que la philosophie des sciences affirme être siennes. « Gels » n’est pas un poème collé dans l’œuvre philosophique de Michel Serres comme on pourrait parfois y coller un mouvement musical, une vidéo, une lithographie, pour illustrer ou simplement pour décorer de fantaisie ce qui pourrait passer pour trop austère. Ce qui est poème ici, c’est la possibilité, la nécessité de l’inclusion, nécessité si puissante que si elle n’est pas satisfaite c’est toute la démonstration qui fuit. La composition doit composer avec le composite, avec l’exigence de composite. La philosophie de l’astrophysique doit rendre compte de la mécanique des solides en tenant compte de la mécanique des fluides ou peut-être plutôt rendre compte de la mécanique des fluides primordiaux, interrompus et mémorisés, en tenant compte de la mécanique des solides, nos contemporains, qui cassent et figent et nient les mémoires liquides ou visqueuses. L’inclusion du tiers exclu dans la démonstration philosophique casse à son tour ce qui casse, désarticule à son tour ce qui est articulé et fermement assujetti, disloque à son tour ce qui serait trop et mal loquace. Et c’est un travail essentiellement poétique. « Gels » est un poème.

C’est vrai qu’il semble commencer plutôt mal. La première strophe n’est strophe que par un découpage assez arbitraire, au moins à la première lecture, d’une phrase qui correspond à une argumentation conceptuelle. Ce n’est pas une strophe, c’est un paragraphe, comme la prémisse d’un syllogisme ? Oui mais. Oui mais quelque chose se passe qui alerte le lecteur. Ou plutôt, le lecteur-auditeur. Ou plutôt le lecteur qui se transforme aussitôt en auditeur. Ces mots, envisagés sous l’angle du paragraphe argumentant, n’ont pas besoin d’être prononcés à haute voix. Et pourtant, incités à cette attitude par le découpage graphique, nous les articulons si non à haute et intelligible voix du moins dans la voix basse de l’intime. À basse et intelligible voix. Et le paragraphe devient strophe : une scansion du texte s’impose ; une forme sonore surimpose son rythme à l’argumentaire, le casse, le malaxe sans tenir compte de son mouvement. Pourquoi la césure hache-t-elle ainsi « savoir graver / la face des solides… « ? Peu importe la réponse, sauf qu’elle suppose une autonomie du texte signifiant par rapport au raisonnement qui semble être signifié. Sauf que l’interrogation ajoute un creusement à ce qui est linéaire. Il y a là un suspens. Une attente. Un appel au sens par delà les significations. Quelque chose commence.

Ne serait-ce que la métamorphose d’un des mots réputés être les plus plats, les moins « poétiques » du lexique : le mot « chose« . Voici ce mot n’importe quoi personnalisé, dé-chosifié « en quelque manière« . Emportée par le poème, une chose naît en tant qu’être actif, humain, penché attentif sur une autre chose et y grave – pour la première fois dans le Grand Récit multimillénaire – mieux que nous ne savons le faire, des graphes qu’il nous faudra apprendre à lire. Le geste de la chose sur la chose n’a pas d’âge, il les a tous. Il est l’instant, la fraction de seconde de l’état naissant. Il porte en lui sa répétition future, mais selon le temps du futur antérieur, puisque cette répétition eut lieu et temps bien avant l’histoire, bien avant la vie. Mais ce futur est en même temps un vrai futur, puisque le temps et le lieu de cette répétition sont encore à venir et le seront toujours. Dire le geste de la chose solide gravant sur du solide ne peut se dire qu’en se servant de l’aspect inchoatif de la langue du poème. L’aspect inchoatif qui essaie de saisir l’état naissant, par différence avec l’aspect progressif censé saisir le développement de ce qui est né et avec l’aspect terminatif qui permet les bilans.

Mais on fera remarquer avec raison que le texte de « Gels » contient aussi une présentation des étapes ou des chapitres du Grand Récit et même une sorte de bilan puisque le résultat de ce développement à partir de l’état naissant, c’est nous et le monde, le monde avec nous. Oui, c’est exact et c’est d’ailleurs pourquoi nous hésitons à faire de ce texte un poème : il fait la part trop belle à la prose conceptuelle inévitable si l’on veut raconter l’évolution et ses résultats. Et pourtant, malgré tout, c’est un poème qui cherche, bousculant, bricolant le langage conceptuel, à nous faire entrevoir, dans un éclair le point de vue à partir duquel une chose, même inerte (et peut-être même, surtout inerte), peut apparaître comme un vif. Un vif dans son apparaître. Avant même d’être vivant. Michel Serres dirait, comme le pli vif sur lequel se rabat en éclair la très longue durée.

Car il semble bien qu’il veuille partager non seulement des conclusions argumentées sur ce que la science nous apprend à propos du passé de l’univers mais aussi – et c’est le cas pour « Gels » – des intuitions (ou une intuition récurrente ?) qui lui permettent d’appréhender la présence vivante des mémoires fossiles dans les rocs les plus inertes. Et cela le rapproche de certains poètes.

J’en citerai plus loin trois qui ont eux aussi tenté parfois, chacun à sa manière, de laisser cette intuition pousser leur écriture à la transcrire. Sur le plan esthétique, leurs textes sont plus efficaces que « Gels », mais c’est dû en grande partie à ce qu’ils sont moins encombrés que Michel Serres par leurs connaissances scientifiques et leur réflexion philosophique, bien moindres sans doute que les siennes . Dans « Gels », l’émergence d’une présence à vif se manifeste dans l’écriture par un certain nombre de signes. J’ai déjà souligné que la répartition des graphes sur la page, avec le découpage en vers et en strophes, oriente la lecture vers une espèce de solennité poétique suggérant le recours à la voix basse, mais il est évident que ça ne suffirait pas à faire de « Gels » un poème.

Il y a aussi ce qu’on pourrait appeler le ton de la lecture/écriture : chaque proposition – qu’elle coïncide ou non avec un vers – s’impose affirmativement avec une force sereine – celle de l’évidence – donnant aux mots du poème le sérieux des Tables de la Loi. Cette hauteur, je crois que le lecteur la ressent comme intimement liée aux écritures qu’elle évoque, comme un écho très sourd de la gravure des choses rocheuses. Chaque proposition vient se poser sur la page ou plutôt vient y sourdre après un cheminement temporel si obstinément durable, si durablement obstiné qu’il prend pour nous, si brefs, figure d’éternité et qu’il confère à la proposition valeur immuable, oui, rocheuse. Ce sont des aphorismes.

Comme l’aphorisme, chacune d’elles se suffit à elle-même, sans référence à quelque texte que ce soit qui serait en amont, et surtout sans démonstration préalable. Ce sont des assertions que le lecteur accepte comme si, allant parfois contre ce qu’il pensait avant, elles allaient de soi, comme si elles allaient de soi du fait qu’il les prononce sur le ton de la conviction. Et quand le vers semble les casser et, par le rejet, paraîtrait y introduire une distance, elles conservent leur hauteur en récupérant aussitôt leur sens par le second vers (ou le troisième) : ce n’est pas une distance, c’est un point d’orgue. Et cette cassure, vite cicatrisée, de l’aphorisme par lui-même peut apparaître au lecteur comme un accès direct et immédiat à l’image que le poème fait naître :


Voici alors les tourbillons, spirales,turbulences,
les maëlstroms inachevés
où les éléments se rencontrent et s’entrechoquent.

En rapportant à « Gels » d’autres textes de Michel Serres, on devine plus facilement que ses propositions (ces aphorismes) sont frappées pour lui d’évidence. Le texte de « Gels » fait lever l’apparition d’un monde autre (d’un univers ! et même d’un être…), neuf par rapport aux images que nous portons en nous sans trop y réfléchir. Et c’est son épiphanie qui confère à l’écriture de « Gels » cet aplomb. À l’évidence, l’auteur voit le monde autrement… et encore une fois, il ne s’agit pas seulement de voir, mais tout à la fois d’écouter, de toucher, de humer, de goûter, en un seul sens qui serait aux cinq autres ce qu’était pour les Grecs et le Moyen-Âge la quintessence par rapport aux quatre essences basiques. Ainsi envisagé, « Gels » est bien un poème. À la manière dont le de rerum natura de Lucrèce est un poème. Et on voudra bien se souvenir qu’en 1977, date de la parution de « Gels », Michel Serres a publié aussi La naissance de la Physique dans le texte de Lucrèce. Fleuves et turbulences

*

Je voudrais citer ici deux poètes – et sans doute pourrait-on aussi en citer bien d’autres que je ne connais pas ou dont je n’ai pas présentement mémoire – qui me semblent pressentir parfois l’intuition centrale de « Gels ». Même si le rapprochement est arbitraire et surtout partiel (l’arbitre n’ayant pas toutes les pièces en mains, loin de là), j’ai cru retrouver dans les trois poèmes cités « le point aigu où le solide prend ».

Voici d’abord deux poèmes en prose, choisis par l’auteure d’un blog, malheureusement interrompu par la mort, et dont je recommande vivement ici la lecture. Ils sont extraits de « Pierres », recueil de Roger Caillois.

*

pierres1

pierres2

Les deux textes de Roger Caillois suivent de très près – mais involontairement – l’intuition illustrée et commentée partiellement par « Gels ». Il n’en va pas tout à fait de même pour le poème suivant qui est extrait de « Vivante Pierre », un recueil de Colette Gibelin, publié en 2000 (et couronné par « Le Prix Troubadours » de la revue « Friches »). On trouvera sur ce blog des indications éparses à propos de ce poète en utillisant le moteur de recherche qui est en marge gauche et des précisions en allant à Les Poètes au secours : Colette Gibelin


Frémissements de galets
lavés par la marée
Fissure en marche vers l’aurore
Quel vent des origines anime la matière
insuffle la vie
à la roche blessée ?


Alluvions, sédiments,
éboulis, effritements
Le temps gerce la chair minérale,
s’infiltre dans l’énigme
O mémoire du monde
close comme un fruit mûr
avant la chute.


Cœur de granit
et regard transparent du cristal
accrochant la lumière
pour ne pas renoncer
Turquoises, saphirs, opales
Ultimes flamboiements
des grandes forces telluriques


Stries, strates,
rayures vitales,
entassements millénaires
Le temps invente les fossiles
comme des étoiles oubliées


Et nous, imaginant bâtir d’éternelles montagnes
Nous, semant les cailloux de nos songes
Que sommes-nous sinon statues d’argile
et de sable, et poussière
périssables, comme la pierre
Nous, laves et scories
explosions et fragments


Lentement
une parole pétrifiée
sculpte la grotte aux statactites
et traverse
dans la nuit des météorites le silence de l’univers
Cependant qu’immobile, et pourtant vif,
travaillé d’énergie
comme un feu nucléaire
impassible, et pourtant écorché,
le rocher ardent
le rocher souffrant,
enseigne la genèse, et l’apocalypse
à qui voudra l’entendre.

*

Tant pis si ce billet prend une place encombrante : je voudrais maintenant esquisser une remarque sur ce que me semble impliquer la philosophie de Michel Serres, telle qu’elle apparaît dans « Gels ».

Serres parle souvent de l’instant comme d’une pliure soudaine dans laquelle le temps de tous les temps se condense (il dit souvent : se rabat, ou est rabattu) en un point, ici et maintenant. Il fait remarquer qu’à chaque instant des mémoires nombreuses (en fait, elles sont innombrables) cristallisent en un point. Mes trois quarts de siècle, bien sûr, mais aussi les centaines de millions d’années qui ont fabriqué en moi ce qui y est vivant, mais aussi les milliards d’années des molécules et des particules dont mon environnement immédiat est constitué, à commencer par moi-même. Je suis une chose, oui, et comme chaque chose, je suis une boite noire de boites noires. La gaillardise tendre de Michel Serres nous invite d’ailleurs à l’ouvrir cette boite noire : « elle ruisselle des secrets de Pandore ».


On sent bien que ce qui plaît au gai philosophe, c’est surtout le rabattement, le mouvement de pliure et aussi le mouvement inverse de la science pour ouvrir la boite noire. « Biogée », son dernier ouvrage littéraire en date, recense d’ailleurs des moments, souvent épiques, parfois lyriques, quelques fois cocasses, toujours poétiques dans lesquels il parvient à faire sentir au lecteur ou à l’auditeur l’allégresse du chercheur entrebâillant les pliures. La tentation est grande alors – et il y succombe avec joie – d’esquisser « Le Grand Récit » de l’Univers qui serait comme une légende des siècles d’aujourd’hui. Du Big Bang à l’instant présent et à ses projections vers l’avenir, s’esquisse alors une épopée tellurique fondée sur les acquis de l’astrophysique, de la géomorphologie, des sciences neuronales et de l’informatique, une épopée au sens poétique du mot, brassant dans un mouvement unique les éclats hétéroclites nés, aléatoirement, de la rencontre et de la connivence des sciences dures et des sciences douces. C’est réjouissant et convaincant.

Et pourtant ce rabattement du temps de tous les temps sur l’instant est susceptible, me semble-t-il, d’une autre interprétation. N’est-il pas possible de comprendre la prise du temps dans l’instant présent non pas comme le moment où le javelot se fiche en cible en en vibrant encore, mais comme l’intuition soudaine (que n’importe qui peut partager avec l’homme de science et de philosophie) que cet instant présent est éternel et immobile ? La cible et le javelot ne peuvent-ils pas se confondre avec ce point sans étendue ni durée, car hors de tout espace et hors de tout temps où et quand l’être est et c’est tout ? Si l’on s’en tient à cette hypothèse – comme je demande qu’on s’y tienne, au moins momentanément, au moins pour voir – il me semble qu’on est contraint par elle de se demander par quel biais il est alors possible d’envisager qu’en dehors de la réflexion qui en prend conscience (et donc en dehors du Grand Récit qu’elle se construit) il peut y avoir réellement une extériorité brute qui serait à la fois antérieure (de beaucoup!) à la réflexion et hors de sa portée, sinon par bribes toujours à refondre et à réajuster. Si l’être est, et c’est tout, alors il ne se subdivise pas en quartiers séparés, avec, par exemple, d’un côté la réflexion (et d’où sortirait-elle, celle-là !) et de l’autre le monde brut. Si l’être est, et c’est tout, il est le tout, rien n’y entre, rien n’en sort. Et c’est tout ! Il ne contient pas, quelle que soit la chose qu’on suppose contenue par lui. Cette chose, sa possibilité, c’est lui, l’être. Il est la réalité de cette chose. La réflexion, c’est l’être. D’une certaine manière c’est l’être. C’est l’être sur le mode de la réflexion. Il y a nécessairement tautologie.

Mais alors? Alors, la réflexion ? Alors, le temps, alors , l’espace ? Alors, l’Univers ? Alors, la Biogée? Alors, moi, toi, moi, nous, eux ? Alors, Michel Serres ?

Imaginons quelque chose comme un point. Un point éternel (sans origine ni fin concevable) de dimensions infinies (infinies par leur nombre et par leurs coordonnées). Ce point, sans durée ni espace, occuperait la totalité de l’espace et du temps, ce qui annihilerait espace et temps. Il serait et c’est tout.

Jamais, il ne se créerait et rien ne pourrait s’y créer. Jamais il ne se perdrait et rien ne pourrait s’y perdre. Jamais, il ne se transformerait et rien ne pourrait s’y transformer en autre chose. Ce serait la stase. Non pas une stase, mais la seule stase possible. La stase.

La stase n’est pas plus une personne qu’elle n’est une chose. Ni dieu, ni matière, ni quoi que ce soit, sinon le tout. Elle est l’être et c’est tout. Elle n’admet aucun attribut, puisqu’elle les admet tous et tous à la fois. Spinoza ( tiens, d’où sort-il celui-là aussi ?) semble avoir envisagé l’être comme étant selon une infinité de modes d’être qui lui échappent tous (et nous ne sommes pas plus avancés que lui!) sauf un : l’être sur le mode de la réflexion.

Qu’est ce que l’être sur le mode de la réflexion par rapport à l’être, à l’être qui est, et c’est tout ? L’être sur le mode de la réflexion est une hypostase de la stase. Comme toute hypostase, l’être sur le mode de la réflexion peut s’envisager sous deux angles logiquement incompatibles : d’une part, il est l’être qui est et c’est tout, il est l’être d’où rien ne peut se séparer pour s’en déduire; d’autre part, il est comme dérivé, déduit de la stase, déduit en permanence de la stase.

Imaginons ce qui se passerait sur le second volet de l’oxymore. L’être sur le mode de la réflexion serait alors, dans sa logique, susceptible de se réfléchir, c’est-à-dire de concevoir conceptuellement un dédoublement purement logique, disons une sorte de possibilité, dont se déduiraient logiquement des séries de méta-concepts (ou des méta-séries de concepts). Abstraitement donc, la réflexion implique une mise à distance, pas forcément spatiale, pas forcément comme un miroir placé en face de l’objet réfléchi, pas forcément comme un miroir qui produirait une stricte symétrie inverse, une distanciation plutôt. Cette mise à distance implique à son tour (mais il s’agit d’un second tour qui ne se distingue pas, temporellement, du premier) que la sagacité de la réflexion porte non pas sur l’être sur le mode de la réflexion mais sur son image. Persévérer dans son être pour la réflexion, c’est se porter non pas impossiblement vers l’être, mais nécessairement vers un ersatz d’être produit par elle pour qu’elle puisse demeurer opérationnelle.

On le voit, dans cette hypothèse, on ne sort pas des enchaînements simultanés d’hypostases. L’être sur le mode de la réflexion est une hypostase de la stase. La réflexion en est une hypostase qui admet, elle aussi, l’ersatz d’être comme hypostase. On n’en sort pas, mais comment sortir de l’être qui est le tout ? Mais d’hypostase en hypostase – et sans qu’il y ait de l’une à l’autre ni distance temporelle ni distance spatiale – la réflexion parvient à concevoir comme lui étant indispensables les deux concepts fondamentaux de temps et d’espace. La réflexion arpente l’image de l’être qu’elle s’est fabriquée et il lui faut pour cela imaginer ses déplacements comme des mouvements allant d’un sous-espace à un autre sous-espace et passant du temps pour y aller.

Cet ersatz d’être, balisé par les dimensions du temps et de l’espace, constitue donc une sorte de bulle créée par la réflexion en acte, une bulle dans laquelle elle s’enferme en pensée et qu’elle appelle indifféremment, quand elle s’exprime en français, le monde, l’univers, la nature parfois ou même l’être ou, plus souvent, la réalité ou le réel. Le réel n’est pas comme une chose brute contre laquelle viendrait buter la réflexion, c’est une hypostase de la réflexion : c’est la réflexion, mais sur le mode de ne pas l’être, d’être quelque chose qui est placé en dehors d’elle et sur quoi elle réfléchit, à quoi elle se heurte, contre quoi elle bute, qu’elle aperçoit parfois avec surprise, comme si c’était la première fois.


Les résistances du réel face aux investigations de la réflexion seraient alors (dans le cadre de cette hypothèse) produites par une sorte de convention liée à la nature même de la réflexion : pour être l’être sur le mode de ne l’être pas, la réflexion doit poser en face d’elle la possibilité puis aussitôt la réalité d’une image dure de l’être. Comme une pétrification, un gel. Dans l’inertie apparente des plans, des angles, des arêtes, sont ainsi supposées dormir des mémoires très anciennes qui, sous leur apparente fossilisation, restent actives à travers les mémoires beaucoup plus récentes du vivant et, en particulier, à travers celles de l’Histoire.

Ainsi, la réflexion – qui est, même si c’est sur le mode de ne l’être pas, l’hypostase du tout de l’être – explose et se diffracte en myriades d’incidents, de péripéties, de palinodies, d’avatars, tranchés de biais par le temps et l’espace. S’abandonnant à sa pente, elle serait même capable ou contrainte de s’éclater en myriades de réflexions singulières (il y en aurait actuellement sept milliards de répertoriées), chacune hypostase de la réflexion unique, chacune étant donc la réflexion unique mais sur le mode de ne l’être pas, un mode qui contraint chacune à se croire dotée d’un corps et d’une âme, à la fois inscrite dans l’étendue et la durée par son corps et maintenue dans l’intensité de l’instant éternel par son âme. Chacune de ces réflexions singulières – vous, moi, eux, Michel Serres – se maintient comme différente des autres mais, quoi qu’elle en ait, et elle en a parfois beaucoup! elle ne peut pas ignorer (mais elle peut feindre de ne pas savoir…) que les autres sont toutes comme elle, hypostases de la réflexion unique.

Je suis un autre, mais sur le mode de ne l’être pas et pour rester sur ce mode, qui nous convient si bien, nous avons ce corps qui nous singularise beaucoup mieux que notre âme. Celle-ci, à force de se maintenir dans l’intensité de l’instant éternel, finit par exiger qu’on lui reconnaisse l’immortalité, ce qui gomme ses différences par rapport aux autres singularités.


Singulières singularités donc, dont l’origine réside moins dans l’accouplement parental ou l’accouchement maternel que dans la pente d’une réflexion unique, elle-même hypostase d’hypostase de la stase. Singulières singularités qui acceptent assez facilement que la mort efface leurs différences corporelles dans le moment où elle permet à leur âme de revenir se fondre avec les autres dans une sorte d’âme unique, elle-même hypostase d’hypostase de la stase.

Et oui, nous sommes de fugaces étincelles d’éternité, soumises à l’immobile et permanent mouvement de l’être envisagé (par lui) sur le mode de la réflexion. Et s’il arrive à tel ou tel d’entre nous de s’en apercevoir c’est souvent dans un soupir. Soupir de déception, mais aussi quart-de-soupir de la durée de la déception. Oui, nous ne sommes que ça et quand nous essayons, travaillés par le dur désir de durer, de transformer l’étincelle en incendie, c’est rien d’autre que des hologrammes, des simulacres. Et pourtant, lors du quart-de-soupir de l’étincellement, quelle épiphanie n’apercevons-nous pas !

La « boite noire des boites noires » est là, nous livrant, à chacun de nous, à la fois tous les temps de toutes les temporalités imaginables condensés en l’instant merveilleux, « le Grand Récit » envisagé par Michel Serres tout entier ramassé dans le mot qui n’a jamais été dit et qui ne le sera jamais plus, ce mot à l’envers disloqué et qui n’a pas d’endroit loquace, mais qui s’est en éclair forgé, angoisse et euphorie, dans la gorge d’un de ses simulacres. Et celui-ci, soudain – vous, moi, Michel Serres – s’est détaché sur la chaîne des hypostases, a existé.

Exister. Ex-ister. Se détacher enfin de la stase. Surgir enfin, fugace, neuf pour tenter (mais en vain?) d’ajouter sur le « Livre des Gels » la trace de cet instant. En attirant notre attention sur ce « point aigu » où se rabattent en un instant toutes les durées – les plus longues comme les plus éphémères – Michel Serres semble avoir l’intuition que celui qui se trouve ici et maintenant sur ce point (par hasard ou à la suite d’une recherche ou d’une préparation) aperçoit alors l’être en stase. Scientifique, poète et philosophe, il tente alors de retenir l’intuition dans une nouvelle durée dont le récit va permettre au philosophe, au scientifique et à l’historien, d’ajouter un paragraphe au Grand Récit. Quant au poète, sa tentative sera de quitter l’envers disloqué des mots (quand barbotent en silence les onomatopées du taiseux évoqué à l’entrée de Biogée) pour passer sur leur endroit loquace où l’intuition peut se perdre. Le point aigu devient alors l’heure des épousailles entre le tohu-bohu finissant et la gravure qui émerge.


L’heure est sans doute trop dire et dire trop.C’est une seconde qu’il faudrait dire, ou plutôt une mini-nano-seconde. L’epsilon qui la sépare de zéro pourrait être envisagé comme un dixième de seconde divisé par 10 à la puissance 43. Mais ce serait encore une métaphore temporelle. Une métaphore, oui, car il ne s’agit pas du « temps de Planck », mais d’une allusion imagée à ce besoin de temps qui accompagne chaque éclair de la réflexion : il n’y a pas d’éclair de la réflexion puisque la réflexion, c’est l’être qui est et c’est tout, mais il y a des éclairs de la réflexion puisque celle-ci, hypostase d’hypostase de la stase, est la stase sur le mode de ne l’être pas. Sur le mode de ne l’être pas, c’est-à-dire en étant comme si la réflexion se développait dans le temps, apercevant par éclairs instantanés qu’elle est le tout de l’être et ayant besoin de croire que ces éclairs ont une durée.

(à suivre)

on peut aller à Advienne ce que pourra

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fenestrous

Pour plus de confort, il est possible de faire un clic gauche sur cette image, suivi de la touche F11…

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Récit en rêve, à partir d’un fait-divers.

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Ni l’espace ni le temps ne sont bien fixés dans cette nouvelle extraite d’un recueil (ou d’un roman) publié, il y a plus de quarante ans.

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Comme quoi, l’accès à l’être prend parfois des chemins bien peu raisonnables …

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La survenue au monde de Tiléon, un mutant, plus connu sous le nom de Frankie

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Récit en rêve, au réalisme très effacé, et qui vaut moins pour l’histoire qu’il semble raconter que pour les glissements fréquents qu’il opére dans l’espace et le temps.

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Ceci est un aiguillage vers un texte que l’on peut lire ICI

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Ce sont par ordre d’entrée en récit : le zinzin traversier de Paul Valéry, la boum-boum-boum, la taratata et la zéro-zéro… d’autres sont seulement évoquées.

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Court récit, extrait après modification, de « Ce que c’est que de nous » (CQCQDN)

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Comme un précédent billet le rappelait, je me suis facilement laissé prendre dans l’équipe locale chargée de mettre au point la signalétique à placer dans le village pour que les visiteurs sachent bien qu’ils se trouvent dans un « village de caractère ». Défini par le terme flatteur de « personne ressource », je suis censé apporter une caution scientifique à la réalisation d’un programme prioritairement touristique qui vise à mettre en relief et en valeur les vestiges historiques si nombreux dans le village. Je viens finalement de donner mon accord pour la validation de cette signalétique.

De multiples raisons, effectivement plus ou moins en rapport avec « la science historique », m’y ont incité, notamment l’attention et la compréhension de la Municipalité et de ses conseils. Ont pu ainsi être « sacrifiées » des affirmations, naguère tenues pour démontrées (alors qu’elles ne le sont pas) et qui auraient permis de présenter aux visiteurs un passé à forte valeur ajoutée, mais d’une valeur assez frelatée au regard des exigences scientifiques. Mais surtout, il a été facilement accepté, parce que facilement compris, qu’on peut s’appuyer sur les énigmes de l’histoire locale pour la valoriser ce qui a permis de proposer au public un récit ouvert qui ne dit pas « voici ce qui fut » mais « voilà ce qui reste ».

Cela dit – et il est sans doute impossible qu’il en aille autrement – j’ai éprouvé, au moment de donner mon accord, un agacement certain devant les dernières tentatives, assez efficaces, pour tirer le travail loin de l’histoire « scientifique » vers la promotion très commerciale (sous couvert parfois d’esthétisme ou de moralité) de certains produits locaux tels que le vignoble ou les visions passéistes du passé. Un exemple : j’avais proposé pour les panneaux de la signalétique un texte qui aurait permis d’attirer, sans insistance, l’attention des visiteurs sur le fait que « le château de la Motte », tel qu’on peut le voir actuellement, ne peut pas être dans le droit fil de ce qu’il fut peut-être à la Renaissance, puisqu’à la fin du dix-neuvième siècle, par manque d’entretien (et non à la suite de quelque attaque bien héroïque), il avait été abandonné par ses propriétaires qui avait fait construire une résidence annexe à proximité. Or, le manque d’entretien en question a été ressenti comme une sorte de jugement méprisant sur la gestion des propriétaires de l’époque ! Je n’exclus pas du tout que ce ressentiment soit sincère, mais, outre que je ne vois pas comment un texte du vingt-et-unième siècle peut atteindre des personnes vivant il y a un siècle et demi, je trouve particulièrement vide de sens le concept de « propriétaires du château » : ceux d’aujourd’hui ne sont en rien responsables, ni comptables, ni gratifiables des faits et gestes de leurs prédécesseurs successifs. La valeur marchande du château risque-t-elle d’en souffrir ?

Finalement, le texte a été modifié et j’ai accepté assez sereinement qu’il en soit ainsi, mais je vois encore dans cette intervention tardive un des signes de l’ambiguïté du programme « Village de Caractère » quant à ce que ce programme appelle « l’histoire ». L’histoire (et dans ce cas, il est bon de lui mettre une majuscule), l’Histoire donc devient un produit d’appel, susceptible de draguer le chaland, préalablement formaté, le chaland, par les biais des techniques de la communication, pour demander de bons vestiges bien cartésiens qui s’intégreront facilement dans une Histoire locale, elle-même dérivée de la grande Histoire, elle-même réduite à la Vulgate nationale ou européenne. Et, à partir de ce produit promotionnel, bien empaqueté par la signalétique, notre chalandise va laisser sur place des euros bien sonnants, encore que trébuchants quelque peu.

Je ne feindrai pas de m’indigner plus longtemps d’un processus dont il était évident dès le début qu’il irait jusqu’à son terme. Mais je tenais à manifester fugitivement ce léger mouvement d’humeur pour attirer l’attention – je dirais une fois de plus, si je pouvais ignorer le caractère ultra-confidentiel de « Ailleurs-Sur-Toile » – sur la contradiction que tout historien ou tout lecteur de récit historique rencontre en permanence : il y a quelque chose en chacun de nous qui exige que l’Histoire s’approche au plus près de « ce qui fut réellement », mais plus nous prenons au sérieux ce besoin, plus nous en pressentons le caractère irréalisable. Plus nous progressons dans notre connaissance du Passé, plus nous nous convainquons qu’il n’y a pas de progrès en ce domaine, sauf à considérer comme progrès l’accumulation des archives (nous savons maintenant que tout est archive, y compris l’éphémère fleur de la saponaire qui se greffe sur les échauguettes de la forteresse) ou la multiplication des points de vue dont nous continuons à vouloir croire qu’ils finissent par bâtir une sorte d’image stroboscopique du Passé.

Malgré tout l’injonction demeure, et très forte : les historiens doivent nous restituer le Passé tel qu’il fut quand il était Présent ! Si je passe aujourd’hui devant le château de la Motte, je comprends tout de suite qu’il s’agit d’un vestige, d’un reste, mais je demande à l’histoire de me raconter ce reste de manière que je puisse retrouver ce que fut « un château-fort du Moyen-Âge » avec son village autour. Et si la documentation recensée ne permet pas aux historiens de dater de façon certaine la construction du château, s’ils sont sûrs au contraire que les restes actuels portent les marques de « restaurations » successives (deuxième moitié du seizième siècle et première moitié du vingtième siècle) et si, du coup, ils proposent un récit qui met plutôt l’accent sur les images que Guillaume de la Motte, vers 1580, ou Jacques et Inès Henry, vers 1950, ont pu se faire de ce fameux château-fort, alors je m’agace de toutes ces hésitations, même si je perçois que l’allure « florentine », que tant de mes contemporains lisent dans le château et ses alentours, suggère autre chose que sa supposée vocation de forteresse.

À tant vouloir répondre positivement à cette exigence, on se condamne non seulement à poser des affirmations abusives mais aussi à manquer un des charmes de l’Histoire : la perception que celle-ci est un récit, un roman si l’on veut, et même un conte, qui est toujours en cours d’élaboration, de refonte, de réajustement, un récit qui est en fait en permanence à l’état naissant ou renaissant. Que ces transformations du récit ne nous rapprochent en rien d’une « réalité » insaisissable (à supposer qu’elle fût!) peut décevoir mais permet en même temps de ressentir le surgissement neuf (et assez exaltant) d’un nouveau possible.

À la différence toutefois du conte ou du roman, le récit historique doit aussi prendre en compte ce qui est considéré, au moment où il s’invente, comme de la documentation et c’est cette exigence qui, le corsetant, lui confère son caractère scientifique.

J’ai beau prendre plaisir à proposer de lire dans le Château de la Motte actuel des tentatives successives pour construire une maison-forte sur le modèle des forteresses médiévales, non pas tant pour que ce soit solide mais par plaisir esthétique ; j’ai beau utiliser ce que je sais de la documentation pour proposer même trois moments-clés pour ces tentatives (début du 16ème siècle, fin du 16ème siècle après l’incendie, fin du 19ème siècle, à la suite d’une longue période de mauvais entretien) ; je sais que si un jour quelqu’un produit une pièce attestant que la tour nord existait au 13ème siècle et une autre pièce attestant que la tour sud existait au 14ème siècle, alors je serai bien obligé de revoir ma copie. Tant que ce n’est pas le cas, je maintiens que le récit est plus cohérent (avec lui-même et avec la documentation) quand il suppose qu’en 1396 (date admise de la construction ou de la reconstruction de l’église paroissiale), il n’y avait ni murailles ni château à Chassiers et que ce fut sans doute une des raisons qui obligea la communauté chassiéroise et Jacques de Chalendar à se lancer dans la construction d’une église fortifiée pour participer à « la mise en défense du Royaume » souhaitée par le Roi, en cette période de Guerre de Cent Ans.

Quelques années avant 1396 (en 1384, je crois), Jacques de Chalendar a épousé Jeannette de Chassiers. Il est, à ce moment-là, le représentant d’une famille notariale qui remplit une fonction importante (lieutenant ou « tenant lieu ») au près de la Sénéchaussée de Villeneuve-de-Berg, créée un siècle auparavant. C’est donc un noble par la plume plus que par l’épée et cela ne suffit pas pour garantir qu’il ait eu un château en sa possession. Son mariage avec Jeannette de Chassiers le lui a-t-il apporté ? Ce n’est pas impossible, mais rien ne le prouve. Au contraire. Si on admet que la création de châteaux-forts obéit surtout à des considérations militaires (liaison logique, mais à vérifier) et si on remarque que le dernier épisode guerrier remonte alors au début du treizième siècle – ce fut le long conflit entre les comtes de Toulouse et les évêques de Viviers – on constate que la documentation fait état de plusieurs châteaux dans les environs mais qu’un seul peut correspondre au territoire actuel de Chassiers, celui de Fanjau. Et encore, ce dernier dut être détruit par Amaury de Montfort sur injonction du roi de France, si bien qu’il semble bien n’en rester rien.

Il est donc assez invraisemblable que Jeannette de Chassiers ait apporté à Jacques de Chalendar quelque château que ce fût. Et, du coup, il devient très vraisemblable (mais non prouvé !) que c’est l’arrière-arrière-petit-fils de Jacques de Chalendar, Guillaume, premier du nom, qui, vers 1500, a fait construire l’ancêtre du château actuel, non pas en tant que forteresse mais comme une villégiature s’inspirant largement des représentations que l’on avait alors des châteaux-forts. C’est son fils Guillaume, second du nom, qui a assisté en 1568 à la destruction partielle de la demeure familiale lors d’un des épisodes des guerres religieuses et qui en a entrepris la première reconstruction (probablement sur le même modèle à l’aide de subsides votés par les Etats du Vivarais).

J’ajouterai ici que la documentation existante permet de dresser un portrait humaniste de Guillaume II de la Motte, ami d’Olivier de Serre, essayant comme lui de ne pas envenimer les confits religieux, notamment en 1572, portrait qui aide à comprendre que ce château-fort soit rapidement apparu moins comme une forteresse que comme une sorte de décor pour « Théâtre d’Agriculture » invitant à la mesure et à la méditation, bref au « Mesnage des Champs ». Je rappelle ici pour mémoire le titre de l’ouvrage majeur d’Olivier de Serre : « Théâtre d’Agriculture et Mesnage des Champs ». Cela n’est pas guerrier. Cela n’est pas héroïque. C’est beaucoup mieux. C’est peut-être tout simplement « ailleurs » : là où avoir du caractère ce n’est pas forcément rouler de la mécanique mais savoir entendre et faire entendre la voix de la discrétion.

« Que l’effacement soit ma façon de resplendir (Philippe Jaccottet).

Ce billet, pour être bien compris, doit être relié notamment à Chassiers, village de caractère et à Construction de Saint-Hilaire (et chapitres suivants)
peut-être même avec pour le petit château de la Motte

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Je me contente de signaler ici une réflexion autour de la lecture dite numérique, qui me paraît éclairante, à condition de ne pas en rester à ce que l’auteur, Alain Giffard (que je ne connais pas), appelle « la pré-lecture ». Et puis ce court billet (mais la référence est longue) montrera que le blogueur ne dort pas !

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« Les Enfants des Morts » est le dernier en date des romans de Elfriede Jelinek, prix Nobel de Littérature en 2004. Conscient de souvent tirer la couverture à moi, j’en propose ici un commentaire.

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Un nouveau quartier pour Chassiers.

Deux billets ont déjà évoqué cette question voir ici et aussi .

La Municipalité continue à réfléchir à l’utilisation de la réserve foncière qu’elle a pu acheter. Au cours d’une réunion de commission extra-municipale, tenue le 11 février, il m’a semblé qu’on s’oriente vers l’ouverture d’un nouveau quartier résidentiel et qu’en serait exclu le projet de salle polyvalente, un moment envisagé. Sur ce point, le Maire a déclaré ne pas renoncer mais envisager d’installer cette salle « à un autre endroit ».

Pradels

La réflexion en cours s’oriente vers un découpage de la zone en deux sous-zones :

une zone (à droite de la route quand on vient du cimetière pour aller sur les Combes) dont les parcelles seraient vendues en quatre lots à des particuliers ; elle correspond à la partie haute de la zone, actuellement occupée par des terrasses en bon état, et surmontée par le quartier de la Combe du Bosquet.

à gauche de la route et en contre-bas, la partie la plus étendue (un peu moins de 15.000 mètres carrés contre un peu plus de 3.000 pour le haut) serait principalement consacrée à la construction de logements locatifs, destinés, les uns, à des personnes âgées mais indépendantes et ne souhaitant pas aller en maison de retraite, les autres, à des personnes dont les revenus correspondent à des loyers modérés, conventionnés et aidés. Pour permettre une vie de quartier plus conviviale, on adjoindrait à ces logements (individuels) un bâtiment d’environ 150 mètres carrés d’usage collectif.
Dans sa partie la plus basse, cette zone comporterait une place pour l’évacuation des eaux pluviales (lagunage) qui pourrait servir aussi de parking.

Une fois sur le terrain, on peut se rendre compte que la zone devrait offrir au futur quartier de bonnes conditions : le site est protégé du nord-est par la colline à laquelle il s’adosse et il est largement ouvert sur l’ouest et le sud ; il est à une petite dizaine de minutes du village à marche lente et il offre aux promeneurs des chemins et des sentiers sur lesquels les véhicules motorisés ne devraient pas être trop présents.

Seulement, les avantages de sa situation en font aussi la fragilité. En effet, ce nouveau quartier est certes « largement ouvert sur l’ouest et le sud », oui, mais cette ouverture fait qu’il est grandement visible à partir de la crête allant de Montréal à Tauriers et au-delà, à moins que ne soit protégé (et de façon impérative et durable) l’écrin de hauts arbres qui le masque pour l’instant. Certes, il s’agit de pins sylvestres tout à fait banals, mais ils sont efficaces pour arrêter le regard (n’oublions jamais qu’à notre échelle, la lumière se déplace en ligne droite !) et ils s’inscrivent agréablement dans le paysage.

Pour cette raison, mais aussi pour épargner aux futurs résidents et aux visiteurs des tas hétéroclites de bâtisses neuves construites sans coordination de hauteurs et de coloris, il me semble qu’il conviendrait de profiter de l’actuelle révision du P.L.U pour imposer un règlement précis.


Avant de proposer des éléments de réflexion, je voudrais rappeler ce qu’est un PLU et son règlement, en renvoyant à ce billet déjà un peu ancien , notamment pour le paragraphe où sont distingués le PADD (Projet d’Aménagement pour le Développement Durable, non opposable) et le Règlement qui en est déduit. Si la Municipalité veut vraiment que son nouveau quartier ait une chance de s’inscrire harmonieusement dans un paysage qui contribue grandement à ce que Chassiers soit un « Village de caractère », il lui faut se doter de moyens efficaces. Elle ne peut pas se satisfaire d’un PADD, aussi explicite soit-il, elle doit aller au-delà vers l’établissement, quartier par quartier, d’un règlement traduisant les intentions du PADD en contraintes opposables à toute construction neuve ou à toute modification de construction existante. Sinon, on se résout à ajouter un parpaing chassiérois à l’édifice déjà lourd de « La France Moche », en plein développement non-durable.

S’agissant d’un quartier neuf, et en plus en crête, je crois que l’essentiel des mesures à prendre doit viser à le rendre le plus discret, le moins visible possible. J’ai déjà évoqué la nécessité de protéger les écrans arborés, mais il me semble que cette précaution doit être renforcée en imposant des hauteurs maximales assez faibles pour qu’on obtienne des maisons d’un seul niveau, surtout dans la partie la plus en pente et la plus élevée. Par ailleurs, et toujours en visant la discrétion, un nuancier de crépis pourrait être demandé de façon que l’ensemble s’intègre dans les teintes et les valeurs du paysage, ce qui implique qu’on ne se contente pas, comme dans l’ancien POS, de parler en pourcentage.

Ces contraintes, liées à l’impact du quartier sur l’extérieur, pourraient sans doute être rendues plus acceptables par les résidents si elles s’accompagnaient d’exigences visant à rendre plus facile la vie du quartier : plantations de bouquets d’arbres non-résineux et pas forcément d’ornement ; installation et entretien d’un lacis de sentiers adaptés à des personnes à mobilité difficile.

Reste une hypothèque à lever et ce sera difficile ! En effet, la Municipalité a le souci – légitime, à première vue – que, financièrement, l’opération soit une opération « blanche » : il faudrait pouvoir récupérer au moins une partie importante des dépenses collectives engagées pour l’achat des terrains et surtout pour celles qui seront engagées pour mener à bien les équipements collectifs indispensables. D’après ce qui a été évoquée à la dernière réunion (depuis laquelle le Conseil Municipal a pu faire des choix que je ne connais pas), la Municipalité envisageait à ce moment de vendre le plus possible de terrains à des particuliers et de calculer le prix en fonction des engagements prévisibles de dépenses. Ce principe pourrait pousser la Municipalité à ne pas se contenter des quatre lots de la zone haute, mais à y ajouter la vente de lots dans la zone basse : il a été question de sept habitations individuelles dans cette partie. Certes les prévisions devront être affinées, tout le monde est conscient de cela, mais on en est actuellement à 4+10+10+7 maisons individuelles, ce qui est beaucoup trop pour les futurs équilibres du quartier. Comment envisager de pouvoir construire une trentaine de maisons basses sur moins de 15.000 mètres carrés sans créer immédiatement un de ces quartiers suburbains sans caractère qu’on trouve en général à la périphérie des agglomérations?

Les hypothèses de travail actuellement retenues pour la zone basse sont de 7 maisons individuelles avec 700 mètres carrés pour chaque lot, de 10 logements sociaux individuels posés sur des lots de moins de 300 mètres carrés chacun et de 10 logements pour personnes âgées sur des lots de 100 mètres carrés. Il me semble que les surfaces des parcelles sont parlantes : ce serait l’entassement. Il faudrait se fixer des objectifs plus modestes et plus raisonnables : cinq logements sociaux, cinq à huit logements locatifs pour personnes âgées indépendantes et peut-être deux ou trois pavillons du type de ceux prévus en zone haute permettraient quand même à une vingtaine de ménages de s’installer dans le nouveau quartier. Il est bien possible qu’en limitant ainsi la partie pavillonnaire du bas, on s’interdise d’équilibrer dépenses et recettes d’investissement, mais le déficit probable et l’emprunt supplémentaire dont il s’accompagnerait nécessairement paraissent acceptables si on les rapporte aux avantages à espérer.

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Chapitre 11 de l’Histoire de Chassiers.

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Chassiers, dans la Révolution (2)


« Tous, des jean-foutre : »

L’année 1790 voit les provinces du Royaume installer progressivement les nouveaux cadres de l’administration. C’est ainsi que la province du Vivarais devient le département de l’Ardèche, que cette circonscription est divisée entre trois districts dont celui du Tanargue où Largentière va jouer un rôle majeur, en même temps que Joyeuse. Nous avons vu dans le précédent billet que la première municipalité de Chassiers a été élue en janvier 1790 et que le premier maire de la nouvelle commune est Joseph Payan. Comme à Chassiers, les nouvelles autorités du département et du district sont des hommes connus comme petits notables et acceptés comme tels par la majorité de la population.

Seulement, les décrets de l’Assemblée Nationale qui précisent leurs fonctions, leurs droits et leurs devoirs s’inspirent de considérations idéologiques assez neuves (on peut les résumer en disant qu’elles relèvent toutes plus ou moins des « Lumières », inspirées par Montesquieu, Diderot, d’Alembert, Voltaire, Rousseau), encore très controversées en 1790. De plus, ces décrets sont rédigés dans une langue un peu raide, très juridique d’aspect,  et qui s’efforce d’être à la fois générale et précise ! Ils vont ainsi contribuer, malgré leurs rédacteurs, à installer un fossé entre Paris et la Province mais aussi entre les relais provinciaux de la capitale et les gens du peuple. Même des décisions comme l’abolition des titres et des signes extérieurs de noblesse, en juin 1790, peuvent alors paraître incongrues aux yeux des roturiers de Chassiers ! Paradoxalement, on y comprend mieux la confiscation par la Nation des biens ecclésiastiques (novembre 1789), à partir du moment où on sait que la Nation prendra en charge les salaires du clergé.

Dès 1790, les questions liées à la place de la religion catholique dans la société en transformations multiples vont pourtant passer au premier plan et affecter les relations non seulement des Chassiérois avec les autorités dont ils dépendent, notamment celles du district et celles du département, mais aussi des Chassiérois entre eux.

Tenez ! Nous sommes le dimanche 20 mars 1791, à l’issue de la messe dite par le curé Joseph Victor Pavin dans l’église paroissiale. Les fidèles commencent à s’ébrouer pour rentrer chez eux, quand quelqu’un de la municipalité (et ce n’est pas le maire, Joseph Payan, mais Hilaire Brun) leur demande d’attendre un instant. Jean-Baptiste Bellidentis Rouchon « premier officier municipal » (premier adjoint, si on veut) s’avance alors pour faire la lecture du décret du 27 novembre dernier. Par ce décret, l’Assemblée Nationale Constituante demandait aux « fonctionnaires ecclésiastiques », comme à tous les fonctionnaires de prêter serment de fidélité à la Constitution Civile du Clergé, votée quelques mois auparavant. Normalement, cette lecture aurait dû être faite par Pavin (mais il avait refusé) ou, à son défaut, par le vicaire Jean-Baptiste Jossuin (mais il avait refusé arguant qu’il dépendait de son curé) ou, à la rigueur par le maire Joseph Payan (mais celui-ci ne pouvait pas « parce qu’il avait mal aux yeux« ).

Jean-Baptiste Bellidentis-Rouchon va lire le décret jusqu’au bout, mais il sera souvent interrompu par « un murmure confus » de voix discordantes « criant à haute voix » qu’il faut sortir de l’église, que c’est un ministre qui prêche, que la municipalité « ne vaut pas un jean-foutre » (un j.f. dans le texte!), qu’elle doit être « mise à bas« , de même que le Département et le District, qu’ils ont reçu 1900 livres pour ça, que « la Religion est perdue« … Sans micro, difficile de mener à bien cette lecture et Bellidentis-Rouchon est obligé de forcer la voix, ce qui en rajoute sur les propos du décret. Mais enfin, tout est en règle : le décret a été proclamé à Chassiers et tout le monde est rentré, sain et sauf, à la maison. Hilaire Brun est chargé de rédiger le procès-verbal de la proclamation, grâce auquel nous connaissons les détails dont je me suis servi.

*

Chassiers et les deux premiers camps de Jalès.

Ce procès-verbal sera signé par tous les membres de la municipalité sauf un : Bellidentis-Rouchon, Mathieu, les deux Dupuy, Blachère, Roche, Prat, Perbost, Boutière, Bonneton, Radares et, bien entendu Brun ont signé mais Joseph Payan, le maire, n’a pas signé. D’ailleurs huit jours plus tard, il donnera sa démission « à cause de mes infirmités« .
voir ici
C’est en effet un homme âgé et affaibli que les Chassiérois avait choisi pour être leur premier maire et il n’est pas certain – contrairement à ce qu’on est peut-être en train de penser – qu’il s’agisse seulement d’un prétexte. Et même s’il s’agissait d’un prétexte, celui-ci ne renvoie pas seulement à l’attitude psychologique d’un vieillard finaud dont la ruse ne trompe d’ailleurs personne. Il signale un comportement politique que l’historien doit prendre en compte s’il veut interpréter les réactions de la communauté chassiéroise face à ce qu’on commence à peine à appeler en 1790 « la Révolution ».

Les nouveaux notables de Chassiers – qui ne sont nouveaux que parce qu’ils sont reconnus enfin comme notables par les autorités centrales du royaume – savent (ou ne peuvent pas ignorer) qu’il a fallu des générations et des générations pour que les institutions officielles prennent acte de l’existence des communautés de paroisse. J’ai montré, je pense, qu’en 1535, par exemple, on avait déjà conscience (et volonté) à Chassiers de ne former qu’un seul « corps mystique » dont la réalité charnelle avait plus d’importance que les décisions administratives venues d’en haut. Quand celles-ci arrivent à Chassiers (pour recadrer ou pour équarrir), la paroisse ne se révolte pas, n’obéit pas, mais biaise, parfois avec la sourde oreille, parfois avec l’œil aveugle, toujours avec le dos rond. Joseph Payan est bien dans cette logique et ses partenaires de la municipalité de 1790 aussi, qui ne cessent d’improviser des biais pour progressivement intégrer les décisions nationales dans la paroisse tout en les infléchissant aux limites (parfois franchies, mais en douceur) de l’illégalité.

Or, quand la séance évoquée a lieu, à la sortie de la messe, en mars 1791, deux événements récents viennent de marquer les esprits en montrant à la fois la persistance de cette approximation rurale, dans laquelle baignent les Bellidentis-Rouchon, les Hilaire Brun comme les Joseph Payan, et les menaces qui pèsent sur elles. Menaces pas toujours (et en tout cas pas seulement) venues de l’extérieur. Ces deux événements ont eu lieu en août 1790 et en février 1791 et au même endroit, dans la plaine de Jalès, à moins d’une journée de marche de Chassiers. Il s’agit du premier et du deuxième camp de Jalès, à ne pas confondre avec le troisième que la grande Histoire a plutôt retenu et qui se tiendra en juillet 1792.

Les récits historiens qui en ont été présentés reflètent inévitablement l’incertitude et les confusions qu’on peut imaginer chez les protagonistes, à travers la documentation retenue. Le premier camp de Jalès vise officiellement à rassembler, dans un lieu qui peut les contenir tous, les gardes nationales du sud du département, dans le but d’entretenir l’esprit de fédération nationale. Le terme même de fédération désigne seulement, à cette date (il évoluera par la suite), l’enthousiasme de la nation rassemblée. Et il y a beaucoup de rassemblements de ce genre à travers tout le royaume. Au départ, c’est plutôt une fête, à mettre en liaison avec la construction du mythe du 14 juillet, fête nationale.

Chassiers va y envoyer ses gardes nationaux. Peut-être pas tous, car ils sont nombreux (« le nombre d’individus qui composent cette garde s’élève à deux cents », précisera une délibération municipale d’avril 1791), mais une bonne partie d’entre eux. Accompagnés par les plus valides de la municipalité (Joseph Payan ne fait certainement pas partie de la délégation, mais ses deux fils, Pierre et Xavier, probablement oui), les gardes chassiérois partent en fin de nuit, heureux et fiers de se sentir ensemble. Rien de belliqueux pour l’instant, sinon cet espèce d’héroïsme vague qu’inspirent les dernières étoiles et les premières candeurs du jour. « À l’aube, ce qui naît, cherche son nom ». Bien que mal armés (« il serait impossible de trouver 25 bons fusils » selon la même délibération municipale), ils marchent joyeusement vers le midi et viennent renforcer d’autres bataillons.

Combien sont-ils à avoir entendu parler des querelles qui ont présidé à la convocation ? Sans doute, très peu, car apparemment elles ne concernent pas Chassiers. Deux hommes sont à l’origine de la fête : Louis-Bastide de Malbosc, maire de Berrias, et Rivière de Larque, procureur syndic du district de Largentière. Leurs objectifs ne sont pas exactement les mêmes. Je suis sur ce point François de Jouvenel

Pour Malbosc, le but poursuivi est de transformer la fête en une gigantesque manifestation catholique destinée à apporter son soutien à ses coreligionnaires de Montauban et surtout de Nîmes qui sont persécutés par des protestants. Certes des municipalités vivaroises comme celles des Vans et de Vallon vont envoyer certainement des gardes nationales plus ou moins calvinistes, mais elles seront très minoritaires et il ne s’agit pour l’instant que d’exercer une pression.

Pour Rivière de Larque, dont le poste de procureur-syndic du district de Largentière est menacé par le regroupement des districts ardéchois (qui doivent passer de sept à trois), il s’agit d’influencer les autorités départementales en se montrant capable de mobiliser les foules au service de la Nation, de la Loi et du Roi.

Les deux protagonistes peuvent être satisfaits car, en fin de matinée, ce sont plus de vingt mille hommes qui campent dans la plaine. Mais nos Chassiérois n’y sont pas noyés car ils y rencontrent beaucoup de voisins. Il est quand même plus que probable qu’ils s’intéressent plus aux bruits qui courent sur les menaces contre la religion catholique qu’à la division du département en trois ou en sept districts!

Encore une fois, sans les moyens techniques qui permettent d’entendre ceux qui prennent la parole sur les estrades, on bavarde entre soi, on campe, on s’installe comme on peut, on se joint aux applaudissements ou aux huées sans savoir ce qui les provoque. La fête tourne souvent à la foire, parfois à la foire d’empoigne.

Comment, dans ces conditions, suivre le débat juridique qui oppose le maire de Berrias et le procureur syndic du district éphémère de Largentière ! Il a pourtant son importance et Joseph Payan, Hilaire Brun ou Jean-Baptiste Bellidentis-Rouchon auraient eu leur mot à dire. Rivière de Larque semble avoir insisté pour une organisation verticale (et descendante) des nouveaux pouvoirs politiques : l’Assemblée Nationale ordonne à l’assemblée départementale, qui ordonne à l’assemblée de district (et en détermine le nombre), qui ordonne aux municipalités. De Malbosc insiste, lui, beaucoup plus sur le droit des municipalités à adapter le service de la Nation, de la Loi et du Roi aux conditions locales et, dans la foulée, à proposer des mesures pour défendre l’Assemblée ou la Loi quand elles sont menacées, ce qui n’est pas le cas d’après lui, mais aussi la Religion et le Roi, lorsqu’ils sont menacés, ce qui serait le cas, au moins pour la Religion (catholique, bien sûr).

Quand la troupe chassiéroise, sans doute harassée, rentre au bercail, ce 18 août 1790, à la tombée de la nuit, ses membres ignorent probablement ce qui a été décidé (en fait : rien n’a été décidé, sinon le choix d’un comité du camp) mais ils croient savoir qu’il y a de nombreux « mal intentionnés » qui s’en prennent tantôt au Roi, tantôt à la Loi, tantôt et le plus souvent à la Religion, c’est-à-dire pour beaucoup d’entre eux à la Nation.

Quelques mois plus tard, en février 1791, donc quelques jours avant les incidents dans l’église de Chassiers, l’agitation reprend dans le sud du département. Mais cette fois, l’ambiance est différente. Le deuxième camp de Jalès n’est pas une fête. D’abord, la saison ne s’y prête pas : la plaine de Berrias peut être particulièrement froide et désagréable en hiver humide. Ensuite, l’esprit de fédération s’est émoussé en quelques mois : les discours rousseauistes sur l’unité et la force de la nation apparaissent de plus en plus comme écrits et prononcés dans un langage stéréotypé ; la menace extérieure ne les a pas encore réactivés. Et surtout, la convocation à ce second camp émane du comité de Jalès créé à l’issue du premier camp et ne passe pas par les canaux officiels, maintenant mieux en place que l’été d’avant. Le comité de Jalès a installé des réseaux qui vont lancer les convocations et les troupes sans passer par les districts ou les municipalités.

Le deuxième camp de Jalès apparaît ainsi comme une concentration de forces catholiques mobilisées pour défendre les catholiques d’Uzès que des rumeurs soigneusement entretenues présentent comme victimes, de la part des protestants du crû, des mêmes persécutions que celles de Nîmes. La région de Saint-Ambroix sera d’ailleurs très représentée à Jalès, qui relève du diocèse d’Uzès et non de celui de Viviers.

Je n’ai pas trouvé de traces directes de ce second camp à Chassiers, mais il n’est pas du tout impossible que, sans l’aval de la municipalité, des jeunes gens du village aient fait partie de ces bandes qui convergent vers Jalès en passant par les communes où les protestants leur paraissent trop bien représentés. Ce qui est très vraisemblable, c’est que le passage des conjurés dans les alentours a favorisé la diffusion d’un sentiment encore assez vague selon lequel les autorités officiellement reconnues par l’Assemblée nationale constituante ne respectent plus la « vraie » religion, sur deux points principaux : la Constitution Civile du Clergé et le serment demandé aux « fonctionnaires ecclésiastiques ».

Il n’est donc pas étonnant qu’en mars 1791, des incidents bruyants aient éclaté dans l’église de Chassiers pour empêcher Jean-Baptiste Rouchon de lire le décret sur le serment. Mais Rouchon, comme Payan qui ne va pas tarder à démissionner, ou comme Brun ou Mathieu, veulent éviter à la fois les effusions de sang et l’affrontement direct avec le district ou le département. La manière dont les élus de Chassiers vont gérer l’affaire du serment civique demandé aux prêtres illustre bien cette stratégie de prudence et de tergiversations.

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Jean-Baptiste Jossuin, vicaire

Il se trouve que le secrétaire de la commune, alors membre de la municipalité, Hilaire Brun, ancien recteur de la Confrérie des Pénitents Bleus, a rédigé de nombreux procès-verbaux officiels, d’une plume alerte et qui reste lisible, et que ces documents ont été conservés. Ce qui suit s’appuie sur cette documentation.

Je note d’abord qu’après les incidents de l’église, la municipalité s’est rendue « dans la maison commune » (que je n’ai pas pu identifier) et qu’elle a décidé, malgré l’avis de Payan (qui a refusé de signer), de « se réserver de faire punir et poursuivre les moteurs de ces troubles comme perturbateurs de l’ordre public et infracteurs de la loi ». La condamnation est donc apparemment totale… sauf que les noms des perturbateurs n’apparaissent pas et qu’ils n’apparaîtront jamais. Mais les élus ont fait leur devoir.

Joseph Payan démissionne le 28 mars et le dimanche 10 avril a lieu l’élection de son remplaçant par le collège des citoyens actifs de la commune. Je rappelle que le nombre des chefs de famille chassiérois qui sont imposés pour au moins un « marc d’argent » est officiellement de 203. Mais le 10 avril, le scrutin est organisé dans la « chapelle des Pénitents » et il n’y a que 34 votants ! Que signifie cette abstention massive ? Prudence? Lassitude ? Hostilité aux nouvelles institutions ? Apparemment, la municipalité sortante ne s’attendait pas à la grande foule puisqu’elle a choisi la chapelle plutôt que l’église paroissiale.

Le procès-verbal décrit minutieusement les opérations du scrutin. On choisit d’abord comme scrutateurs les trois personnes les plus âgés de l’assemblée, à savoir Claude Mathieu, de Broche, 67 ans, Louis Dufour, du village, 53 ans, et Hilaire Roure, de Chalabrèges, 57 ans. Ce dernier avait été, trois ans auparavant (déjà!) un des trois délégués du Tiers à l’assemblée de Villeneuve de Berg. Les trois scrutateurs font alors procéder à l’élection (au scrutin de liste, c’est-à-dire en tandem) du président et du secrétaire de séance. Le seul tandem candidat est élu à la quasi unanimité (il y a deux abstentions mais elles peuvent correspondre au vote des deux candidats) : il s’agit de Jean Baptiste Jossuin, vicaire, qui présidera, et Antoine Bompart, qui lui servira de secrétaire.

Le fait que le vicaire (qui refuse toujours le serment civique) ait accepté de présider la séance n’est pas sans importance, loin de là. Car il sait qu’il va être obligé, comme les trois scrutateurs et le secrétaire de prêter « serment devant le corps municipal de maintenir de tout leur pouvoir la Constitution du Royaume d’être fidèles à la nation à la loy et au roy et de remplir avec zele les fonctions civiles et politiques qui leur seront confiées ». C’est un excellent biais pour jurer sans se renier ! Apparemment, l’assemblée toute entière approuve le détournement…

Le vote qui suit n’est pas unanime, bien qu’il semble n’y avoir eu qu’un seul candidat : Jean-Baptiste Rouchon qui réunit sur son nom 23 voix sur 34 votants. Évidemment , par rapport au 203 inscrits, c’est peu. Jean-Baptiste Bellidentis-Rouchon n’est peut-être pas lui-même notaire (ce n’est pas clair dans la documentation) mais il appartient à une famille notariale et il a des liens familiaux que je n’ai pas pu préciser avec Jean-Henri de Belledentis-Rouchon, conseiller au Parlement de Toulouse (avant 1789). Il aura été recteur de la Confrérie des Pénitents Bleus de 1780 jusqu’en 1787, en compagnie d’ailleurs de pratiquement tous les protagonistes cités jusqu’à présent. Son élection gomme au moins partiellement la rupture qu’aurait pu entraîner la démission de Joseph Payan. Chassiers continue à respecter presque la légalité et à presque n’en faire qu’à sa tête ! Voyez la suite immédiate.

Le dimanche suivant (soit le 17 avril 1791), le nouveau maire constate à nouveau avec le reste de la municipalité que le curé Pavin et le vicaire Jossuin n’ont toujours pas prêté le serment civique que la Loi (et la Nation, et le Roi !) exige de tous les fonctionnaires publics. Il s’apprête à en faire dresser procès-verbal par Hilaire Brun, quand, «avant la récitation» du dit procès-verbal, le vicaire Jossuin se présente et déclare : «Messieurs, quoique j’ai différé jusques à aujourd’hui d’obéir au décret de l’Assemblée Nationale….concernant le serment que doivent prêter tous les prêtres fonctionnaires publics, je sais trop ce que je dois au Roi des Rois qui me presse de me soumettre à ce que tout souverain a le droit de m’ordonner pour n’avoir jamais eu l’intention de m’y soustraire…». Début quelque peu tortueux, mais qui a sa signification propre puisque la municipalité sait fort bien qu’il s’agit là d’une formule mise au point à l’évêché de Viviers pour permettre aux prêtres de prêter le serment civique tout en protestant … un peu.

Et Jean-Baptiste Jossuin ajoute très vite (et cela est tout à fait personnel, mais aussi tout à fait … chassiérois) « je prêtai le serment civique comme citoyen le 10 du courant, jour où la Commune m’éleva d’une voix unanime à l’honneur de la présidence dans son assemblée pour l’élection d’un nouveau maire. Je viens aujourd’hui comme fonctionnaire public vous donner des nouvelles preuves de mes sentiments pour tout ce que je dois au Roy. Je déclare qu’attaché de coeur et d’âme à la religion catholique romaine et apostolique je veux y vivre et mourir fidele. C’est dans cet esprit et intentions que je jure de prendre soin des fidèles qui me sont et me seront confiés, d’être fidele à la Nation, à la Loy et au Roy et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par l’Assemblée Nationale et accepté par le Roy » . La boucle est bouclée et avec une certaine élégance.

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Pour une histoire sans majuscules…

L’historien est tenté d’ironiser (ses éventuels lecteurs aussi sans doute) sur ce qui peut apparaître comme de la comédie là où on espèrerait un peu plus d’héroïsme. Mais ne peut-on pas, au contraire, souligner à quel point les non-héros de ce récit ont su, sur le vif, échapper au moins momentanément au dilemme révolutionnaire/contre-révolutionnaire (ou; par rapport au serment : constitutionnel/réfractaire), à cette pensée binaire et meurtrière qui ne va pas tarder à envoyer au massacre, et comme malgré ceux qui l’ont adoptée, des centaines de milliers de personnes au nom de la Nation, ou du Roi, ou de la Religion ou de la Révolution ? N’est-il pas temps que les historiens s’avisent de dresser un récit qui abandonne la séduction de l’héroïsme et du sacrifice pour tenter de suivre les méandres, les zig-zags, les contradictions, les palinodies d’une navigation au plus près, sans boussole et parfois sans points cardinaux?

Mais sans doute est-ce plus facile pour l’historien local que pour les récits qui présentent une histoire nationale. Dans l’exercice de leur art, les historiens de la nation sont soumis (quelle que soit cette nation, mais très spécifiquement, la nation française) à des pressions, parfois grossières (quand il s’agit d’injonctions), parfois plus subtiles (quand il s’agit, par exemple, de récits reconnus « scientifiques », que l’on peut remanier mais avec prudence), parfois quasiment insaisissables (quand il s’agit de l’usage de la pensée binaire) qui les contraignent à verser dans la grandeur et l’héroïsme, ne serait-ce que pour tenter de donner un sens aux sévices infra-humains, subis ou exercés à l’occasion des « grandes dates » de l’histoire nationale. L’historien local, lui, est plus libre (il risque moins !) de s’affranchir de ces pressions, même s’il peut lui arriver de faire faire grise mine à tel office du tourisme ou à tel élu.

Et, s’agissant de Chassiers entre 1790 et 1792, la nuance s’impose ! Au vu de ce que je viens de décrire à propos du serment civique, la pensée binaire pourrait conclure que le vicaire s’en est bien sorti, à l’aide de son tour de passe-passe, alors que le curé Pavin, lui, aurait été obligé de vite quitter le village et de se cacher. Or, la documentation -et notamment les actes décrivant les baptêmes, sépultures et mariages pour les années 1790 et 1791– montre que ce ne fut pas le cas. Ou, pour rester « à la chassiéroise », pas tout à fait le cas…

Les registres paroissiaux des années 1790,1791 et même 1792 servaient d’état-civil, comme auparavant tout au long de l’Ancien Régime. Il faudra attendre la proclamation de la République en septembre 1792 pour que chaque commune tienne ses propres registres indépendamment de la paroisse. Tant que l’église tient le registre de référence, les naissances et les décès ne sont pas enregistrés en tant que tels, mais en tant qu’ils correspondent à l’octroi des sacrements du baptême et de la sépulture. Quand Agathe Brun meurt, par exemple, sans avoir pu recevoir l’extrême-onction, l’acte précise qu’elle est morte « d’une attaque » qui n’a pas laissé le temps au prêtre de faire classiquement son office. Quand on trouve un bébé abandonné, on le baptise automatiquement, même si l’on n’ignore pas qu’il l’a peut-être été ailleurs.

Ces enregistrements sont généralement très brefs pour les baptêmes et les sépultures et un peu plus circonstanciés pour les mariages. Et ils portent la signature du prêtre qui les a rédigés. En 1790 et 1791, quatre signatures apparaissent : celle de « Pavin, curé », de « Jossuin, vicaire », de « Cellier, prêtre » et de « Blachère, prêtre commis ». L’alternance entre le curé et son vicaire est normale et n’a donc pour nous d’autre signification que de signaler que, même non-jureur, Joseph Victor Pavin demeure le curé de Chassiers. C’est même lui qui, en décembre 1791, clôture de son paraphe le registre de l’année.

La présence, rare, de la signature de Cellier n’est signalée ici qu’à cause de ce nom : Cellier est non seulement un patronyme très répandu mais c’est aussi celui d’un prêtre qui, à partir de 1793, semble avoir défrayé la chronique en se jouant des gendarmes que les autorités révolutionnaires du district et du département lançaient contre lui. Mais je ne suis pas sûr qu’il s’agisse de la même personne…

Plus intéressante est la signature de « Blachère, prêtre commis ». Elle apparaît de temps en temps, comme si le curé Pavin s’était absenté par intermittences, tantôt ignorées volontairement par la municipalité (et dans ces cas, le vicaire intervenait), tantôt dûment enregistrées, obligeant alors les autorités à « commettre d’office » un remplaçant. Je n’épiloguerai pas sur ces allées et venues de Joseph Victor Pavin et n’essaierai donc pas d’imaginer où il se rendait : je me contenterai de constater que ce montage souple a au moins permis de gagner du temps. Mais à partir de 1792, l’accélération des événements va obliger l’approximation chassiéroise à prendre de nouvelles formes.

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