J’évoquais dans le précédent billet l’hypothèse d’un passage nécessaire et possible entre « l’envers disloqué des mots »(selon l’ expression de Yves Bonnefoy) et leur endroit où la parole s’exprime à l’aide de mots du langage ordinaire. Mais s’agit-il vraiment d’un passage ? Quand je suis en présence de la Présence du Tout, une sorte d’éruption se produit en moi : je la ressens comme telle (ça se bouscule au portillon, ça jaillit, ça ne rompt pas forcément la sérénité, et même -en ce qui me concerne – ça ne lui porte jamais atteinte, mais le bouillonnement est là) et je la ressens comme telle en « moi », à l’intérieur, oui, de cette conscience singulière à laquelle je m’identifie. Je ne sais plus qui je suis, où je suis, si je suis, mais j’ai envie (quelle envie intense!) de parler, d’expectorer ou d’écrire cette phrase là, justement, qui s’impose à moi, cette phrase qui se réduit à un mot, mais à un mot qui n’existe pas. C’est ce mot qui dirait, par exemple, (un exemple encore emprunté à Bonnefoy) et dans l’instant, le déploiement des branches de ce chêne, les mouvements et les ombres des feuillages sous son couvert, et qu’il est alors le centre du monde et moi aussi, qui l’éprouve avec cette intensité. Ce que j’éprouve alors c’est qu’il n’y a plus de signifiant et de signifié, plus de lexique ni de syntaxe : ce mot est une chose et cette chose est l’Un. Pas un morceau de l’Un : l’Un.

Presque toujours (la restriction, je crois, est de pure prudence, mais la prudence s’impose!) le « mot » s’accompagne d’une exigence (et cet accompagnement identifie immédiatement le mot et l’exigence ) qui me pousse à l’exprimer, ce « mot ». Il faut, à toute force, que je trouve les mots qui vont le traduire et lui permettre, oui, de passer de la dislocation à la loquacité (ou à l’élocution?) : soudain, le mot-chose exige de quitter son envers pour son endroit. Traductore=tradittore, c’est bien connu et, dans ce cas précis, le jeu de mots s’impose. Car, le passage, si nécessaire, est impossible : la traduction ne dispose pas de langage capable d’intégrer les mots-choses et d’éviter le piège terrible du concept. Quelles que soient les paroles que je vais prononcer ou que je vais inscrire sur le papier (ou sur quelque support que ce soit), toujours, elles bavarderont, toujours elles seront chargées par ceux qui les entendront ou les liront de signifier autre chose que ce qu’elles sont, toujours elles devront aller au dictionnaire et à la grammaire pour rester accessibles à ceux qui les entendront et les liront.

Un exemple : dans ce recueil fondateur qu’est « Du Mouvement et de l’Immobilité de Douve », je trouve les vers suivants.

Dans les eaux du dormeur les lumières se troublent.

Un langage se fait, qui partage le clair

Buissonnement d’étoiles dans l’écume.

Et c’est presque l’éveil, déjà le souvenir.

On a envie de lire les deux vers du milieu de la dernière strophe d’un seul jet pour en rétablir l’équilibre : « Un langage se fait qui partage le clair / buissonnement d’étoiles dans l’écume ». Mais on manquerait peut-être alors l’intention profonde – je dirai ontologique – de Bonnefoy : il ne s’agit pas pour lui de ressasser une belle image poétique mille fois utilisée par le dix-neuvième siècle français, le buissonnement d’étoiles dans la Voie Lactée… ce serait comme conceptualiser la nuit et manquer par ailleurs la profondeur de la lumière : les étoiles, alors, seraient des ampoules dans le ciel éclairant le front pâle du poète ! Il faut au contraire, respecter l’inscription des mots sur la page, respecter le rejet, séparer « le clair » et « buissonnement » « Un langage se fait /// qui partage le clair /// Buissonnement d’étoiles dans l’écume » Et du coup, on le sent : l’adjectif épithète, épiphénomène périphérique, se substantive, prend de la rugueur, se matérialise. « le clair » renvoie alors non plus à la signification du mot qualificatif, mais à la réalité pré-verbale, « le clair » ne renvoie plus, il est la chose même, cette chose même rugueuse, palpable et qui n’est pas chose parmi les choses de l’être mais qui est l’être-là de l’être tout entier, tout entier rassemblé et que le langage habituel défait. Oui « Un langage se fait, qui partage le clair ».

Bien sûr, pour être entendue, cette présence exige des conditions qui ne sont là que très rarement : la maîtrise du poète, certes, mais aussi toute une orientation du lecteur (qui n’est pas indépendante de mais qui ne se réduit pas à) sa culture personnelle ou à son état d’esprit et de corps du moment. Et la coexistence de ces vers, de leur lecture et de ces conditions ne peut être que instantanée, sans durée, malgré l’exigence de durée… Ėphémère ? pas vraiment, mais un peu : pas vraiment car la présence ne s’oublie pas, même si on enrage ensuite de ne l’évoquer qu’en concepts et donc de la manquer, mais un peu quand même car de ne pas pouvoir ignorer qu’on va la manquer lui confère une grâce qui se confond avec celle de l’inexistence. L’absence est un des charmes de la présence.

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2 réponses à “Inexistence (6)”
  1. Marietu dit :

    “L’absence est un des charmes de la présence”. L’absence donne de la profondeur à la présence, le recul qui permet de la voir toute entière, ou de rêver qu’on la voit toute entière (même si on sait et ce n’est pas désagréable, que tout un espace reste inconnu), en retissant toutes les découvertes, nouvelles ou anciennes, en refaisant certains chemins ici ou là, sans les scories du quotidien. Bonnefoy: “Les mots n’offrent le plein de leur sens que si c’est “là-bas”, à un horizon, que nous contemplons ce qu’ils disent. Ici, nous voyons trop en détail, la pensée se loge dans des aspects trop nombreux, s’y déploie en trop de formules: et tout est ainsi livré au désir de posséder, de comprendre. Là-bas le tout prime sur les parties, les choses en redeviennent des êtres.”
    Mais inversement, la présence s’intensifie grâce à l’absence, indiscutablement…!

  2. admin dit :

    Bonjour, Marietu,
    et d’abord mille excuses pour ne pas avoir répondu plus tôt mais j’avais à arbitrer un conflit mineur entre deux visiteurs. Je veux aussi vous dire que je suis d’accord presque totalement avec ce que vous avez écrit. Avec une réserve, quand même, et qui d’ailleurs concerne Yves Bonnefoy. « …les choses en redeviennent des êtres… ». Je sais que ça correspond bien à sa façon de voir le monde, mais il me semble que j’aurais tendance à écrire plutôt : « …les choses retournent à nouveau à l’être » car, par hypothèse, je suppose que l’Être est Un (c’est le Tout)et qu’il ne se morcèle pas, même pas en « choses » distinctes les unes des autres… Mais c’est à voir mieux. En tout cas, merci pour cette intervention.

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