Ou encore : De l’inexistence (5)

Voir, par exemple De l’inexistence (1)

et aussi Bernard Noel et
Colette Gibelin

Dire la présence, à l’aide du langage conceptuel, relève de la gageüre, puisque la présence se donne ici et maintenant, c’est-à-dire en fait hors des catégories de l’espace et du temps qui sous-tendent et soutiennent le langage conceptuel. Et pourtant, d’expérience, je dirais qu’elle exige d’être dite. Exigence que les poètes s’acharnent souvent à satisfaire en essayant de soumettre le langage à un traitement non-prosaïque qui tente de l’arracher à l’espace et au temps et bouscule le lexique et la syntaxe ordinaires.

Un d’entre eux, Yves Bonnefoy, que sa réflexion et ses lectures anti-platoniciennes ont conduit à préciser pourquoi le langage conceptuel échoue à satisfaire cette exigence de la présence, parle de « l’envers disloqué des mots » pour signaler qu’il y a urgence à trouver ce par quoi les mots, dans le moment de leur avènement, échappent et n’échappent pas mais échappent quand même, ou voudraient échapper, à la double emprise du concept.

Lui, ne propose pas de solutions, mais je dirai qu’il les met souvent en pratique dans ses poèmes. On en trouvera un commentaire précis dans la thèse que Michèle Finck lui a consacrée ( « Le Simple et le Sens » chez José Corti; voir aussi ses entretiens sur France Culture,)
Je me permets aussi d’ajouter mon grain de sel:

La Présence coïncide avec l’irruption de l’Un (ou du Tout) par les travers de notre existence quotidienne. Chez certains d’entre nous, il peut arriver que l’irruption donne naissance à des mots. Oui, à des mots tout à fait semblables à ceux du langage conceptuel, parfois nantis d’une trivialité déconcertante comme, chez Bonnefoy, la table, la pierre, le ravin, la terrasse, la nuit… Même si les philosophes et les poètes aiment se référer au verbe grec qui a donné « poésie » et qui signifie « créer », et même, semble-t-il créer comme on crée un événement, à partir de rien, les mots qui se présentent alors sous l’effet de la Présence sont de pauvres mots, limés par l’usage, tout chargés encore des significations banales derrière lesquelles les langages conceptuels leur demandent de s’effacer.

«Tu as pris une lampe et tu ouvres la porte,/ que faire d’une lampe, le jour se lève, il pleut ».. Je vais insister sur ce poème : sa brièveté permet de s’apesantir dessus sans exagérer la lourdeur du commentaire. Poème directement accessible (c’est souvent le cas avec Bonnefoy, pas toujours) mais dont la facilité d’accès pourrait masquer la qualité de création. Cela pourrait en effet donner lieu à un début de récit romanesque, voire aux premiers pas d’un scénario : «  Elle avait pris une lampe. Elle ouvrit la porte. Elle hésita et regarda sa lampe. Le jour se levait. Il pleuvait » Cette signification là s’y trouve bien et elle fait partie intégrante du sentiment que j’éprouve devant le poème. Oui, elle est bien là avec les pensées auxquelles mon histoire personnelle l’associe : un rien de romantisme, un brin de symbolisme, un zeste de flou hamiltonien mâtiné par Hitchcock ! Et sur quoi va se lever la lampe? Je peux même me perdre en me mettant à rechercher si je ne trouverais pas dans l’œuvre de Bonnefoy d’autres allusions qui feraient confidences…

Mais en même temps (c’est effectivement de l’ordre de l’immédiat), je sais et je perçois que je ferais alors fausse route. Car, je ne suis pas devant un récit : je suis dans un poème. Le recueil lui-même se présente autrement, dans son épaisseur, dans sa composition de page, son papier, la disposition des mots. Il y a là une mise en scène avant la scène. Un lever de rideau silencieux mais qui m’invite à participer à un rite. Je ne puis lire ce poème comme je lirais les premières lignes d’un récit. Je suis contraint à une sorte d’emphase qui est d’ailleurs chez Bonnefoy et particulièrement ici plutôt une absence emphatique d’emphase. Une absence à la Bresson, un écho d’Alain Cuny.

«Passant, ce sont des mots. Mais plus que lire / je veux que tu écoutes» Mais même pour évoquer l’écoute, il faut des mots. Et des concepts.

Écho. Silence. Absence. Présence. Avant même l’ouverture de l’ouverture, un surcroît de silence dans le silence. Que de musique, déjà! et quand, sans vibration, simplement là, les premiers mots s’expriment, leurs phonèmes et les agencements pourtant obligatoires de ces phonèmes sont déjà soutenus, un peu effacés même, par cette sorte de basse continue silencieuse qui les a précédés et maintenant semble continuer à les accompagner. Tu-as-pris / zu-ne-lamp, symétrie dissymétrique des deux cellules de trois pieds, la première assez allègre, la seconde plus retenue et qui se prolonge par l’e muet final qu’on a envie d’entendre s’éteindre lentement : on rêve que soit passé beaucoup plus de temps à prononcer la dernière syllabe qu’il n’y a eu de pause entre les deux cellules de trois pieds.

L’écho du «e» muet est encore là (plus résiduel que réellement là) quand éclate, en rupture avec lui (et la rupture fait menace : tout ne coule pas de source) le phonème «é» comme une zébrure qui annonce un autre hiatus. Tu/ou, ce pourrait être cacophonique mais ça ne l’est plus ou plutôt cela sonne comme une dissonance par laquelle on peut, sans insister, désigner le moment où l’extérieur va faire irruption. Sans insister, bien sûr, car la musique des mots est là qui amortit l’effet de contraste : et-tu-ou est une troisième cellule de trois pieds qui fait attendre la quatrième vres-la-port’, en écho rassurant aux deux premières. La voix du lecteur va traîner encore sur le mot «ouvres», où nous entendrons aussi Douve, si nous connaissons un peu Bonnefoy.

Elle traînera aussi sur la syllabe muette qui achève le vers. Dans le langage poétique, le passage d’un vers à l’autre est un temps fort qui crée une sorte d’attente. Ici, le premier vers s’est achevé sur une syllabe longue et muette, comme des points de suspension qui laisseraient ouverte la suite, orientée quand même par le mot «porte» et les significations qui l’accompagnent ordinairement. Pourtant, il va y avoir déception, surprise : la suspension est brutalement interrompue par deux coups de cymbales : ‘que/fair’ deux consonnes qui jurent ensemble et viennent casser l’harmonie du premier vers, dont reviennent sur nous les menaces implicites. Menaces certes, mais atténuées aussitôt par le sourire d’une autre surprise au coeur de la première : là où logiquement (conceptuellement) on aurait attendu «que faire dehors ?» puisque nous en sommes restés à l’ouverture de la porte, le deuxième vers demande «que faire d’une lampe,» s’éloignant doublement de la prose par le renvoi à l’antécédent le plus lointain et le plus inattendu et par l’absence de point d’interrogation, remplacé ici par une improbable virgule.

sur quelques vers de Lionel Ray

Bien qu’il s’agisse d’un procédé un peu mécanique, ce jeu sur la ponctuation doit être respecté, je crois, par le lecteur : quand il y est assez habitué pour spontanément le ressentir sans s’y attarder, il perçoit au coeur de l’interrogation et de sa virgule «que faire d’une lampe,» une brume, une blessure oubliée, un faux pas retenu au dernier moment, une inflexion qui conduit sa voix à légèrement flancher comme un mot dont les consonnes trop dures seraient adoucies par un «e» muet sur lequel la voix traîne.

Et c’est encore lui, le «e» muet de faire et de lampe qui se prolonge dans les deux dernières cellules du vers et du poème. «le jour se lève,» qui rime avec «faire», mais rime mal, dans un guingois si bien accordé musicalement au reste du poème. Ici, nous le ressentons par l’ouïe, on est loin de «Le vent se lève. Il faut tenter de vivre» mais l’évocation en est quand même possible et prépare à la réception de la dernière cellule. «il pleut», oui, le jour pleut mais surtout, une fois de plus, la brutalité cassante de cette très courte cellule est à son tour cassée par ce «eu» qui est en fait un «e» muet comme diphtongué, n’en finissant pas d’en finir.

Ce long commentaire sonne baratin car il conceptualise à outrance (il découpe, il désigne, il dit, il analyse) ce qui est une présence globale, une chose vraiment. Une de ces choses (comment nommer ça autrement?) qu’il nous arrive de rencontrer par hasard, (beaucoup par hasard mais un peu quand même en nous y apprêtant) quand, rêvassant par exemple dans un jardin,nous percevons l’intensité d’une crevasse dans l’écorce d’un vieux cerisier. Cette vibration soudaine nous happe, au point que nous disparaissons et la crevasse ligneuse aussi, comme réintégrés dans la présence du Tout, bien au delà ou en deçà (ou dans un ailleurs sans espace ni temps) du mode habituel d’être et de penser. Yves Bonnefoy parle quelque part d’un «infini silencieux noué sur soi» mais qui demeure dans l’espace de l’écriture poétique.

Cet exemple relativement précis permettra peut-être de mieux comprendre à quel point la Présence nous comble mais aussi à quel point elle peut désespérer quand, à la différence de Yves Bonnefoy et d’autres poètes sur lesquels sans doute je reviendrai, nous ne parvenons pas à suffisamment bricoler le langage conceptuel pour passer avec le moins de perte possible de « l’envers disloqué des mots » à leur endroit loquace, terriblement loquace.

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