Tournant sans fin à l’intérieur du manège des représentations, mais convaincus – grâce au subterfuge de l’arrière-plan fictif (voir De l’inexistence (3))– que nous pouvons en sortir et observer depuis le manège et avec ses représentations le réel dans lequel le manège est planté, nous utilisons en permanence la pensée conceptuelle par le moyen de laquelle nous affinons la représentation pour qu’elle se rende de mieux en mieux comme « maître et possesseur de la nature ». Sauf que la nature n’est pas la nature, pas plus que le réel n’est réel.
Philosophes et poètes témoignent pourtant d’un certain nombre de signaux qui pourraient nous alerter et qui nous alertent parfois. L’Être (l’Un, le Tout, la Substance, la Stase) est là, en nous, tout autour de nous, sans nous, et il y a toujours été et il y sera toujours et nous le savons, même si nous voulons l’ignorer.

J’essaie d’abord de montrer qu’il est possible de s’en convaincre par la seule réflexion : il ne peut y avoir d’espace ni de temps pour quelque existence que ce soit, pour quelque existence que ce soit qui exige de l’espace et du temps ; l’Être – tel que nous le conceptualisons, tel que nous sommes obligés de le conceptualiser – n’admet pas la finitude. Même quand j’écris la proposition précédente, mon langage me fait dévier. Je n’ai pas le droit (le droit logique) de dire que l’Être n’admet pas la finitude ; je devrais dire que le concept de l’Être n’admet pas la finitude, qu’il y a dans la logique même du concept de l’Être l’impossibilité que ce qu’il essaie de désigner accepte de s’inscrire dans l’espace et le temps, voire dans le concept! Encore une fois : l’Être est. Et c’est tout… Quant au concept d’Être, il contient bien sûr la proposition précédente mais il contient aussi (sur le mode de la déduction apparemment logique), la proposition qui dit que l’Être est infini. Dire que l’Être est infini, ce n’est pas pareil que de dire que l’Être est, et c’est tout. On peut même dire que c’est le contraire! Car si l’Être est infini, alors il est faux de dire que l’Être est et c’est tout. Si la proposition « l’Être est infini» est vraie, alors la proposition « l’Être admet au moins un attribut : l’infinitude » est vraie. Mais si celle-ci est vraie, alors la proposition « l’Être est, et c’est tout » n’est pas vraie, car « et c’est tout » implique nécessairement que l’on ne peut rien attribuer à l’Être, pas même l’infinitude.

Ce raisonnement est un sophisme, mais attention! Un sophisme n’est pas forcément ce trompe-couillon que le récit dominant de l’histoire de la philosophie (celui-là dont un des points de départ est justement de valoriser Platon par rapport aux sophistes de son époque) nous apprend à fuir. Un sophisme, ce peut être aussi une manière de tenir compte du caractère aporétique* d’une question philosophique : je ne peux pas éviter de poser la question des rapports entre l’Être et « l’existence » et je sais que cette question est une impasse sans ouverture, je la retourne donc dans tous les sens, je jongle avec les quelques mots qui la constituent, je mets dans ma jonglerie à la fois de l’acharnement et du sourire et je puis espérer créer ainsi une intensité qui me prédisposera (peut-être) et l’éventuel lecteur aussi (peut-être) à ressentir une présence, et oui! la présence de l’Être…

Car – et j’en reviens vraiment ici à la seconde promenade des « Rêveries » – il arrive que l’Être-là de l’Être manifeste sa présence ou plutôt (car c’est nous qui disons que l’Être-là de l’Être manifeste sa présence, alors que nous devrions dire prudemment que nous ressentons parfois comme la présence immédiate de l’Être) ou plutôt il arrive que nous nous convainquions d’avoir été soudainement traversés par la présence immédiate de l’Être. « Le calme ravissant », éprouvé par Jean-Jacques au moment où son évanouissement se confond avec son retour à la vie, nous alerte sur le double aspect de cet instant : le « calme », puisque, anéanti, il emplit de (m)a légère existence tous les objets que j’apercevais et le ravissement, proche du rapt, qui le retient encore de revenir à lui.

L’être-là de l’être (cette appellation n’est pas satisfaisante mais laissons, pour l’instant) ne manifeste sa présence qu’épisodiquement ou, plus exactement, nous ne pouvons qu’épisodiquement percevoir sa présence. Il vaut mieux! Car peut-on imaginer quelqu’un qui serait en permanence saisi par cette présence ? Non, on ne peut pas l’imaginer ! Même le plus fou des individus (obsédé justement par le saisissement) s’invente une folie – qui apparaît comme telle aux autres – destinée en partie à glisser entre l’être-là de l’être et lui un interstice de sécurité relative : dans cet écart menu, il parvient, il est contraint de parvenir à prendre distance, attitude tout à fait raisonnable même si elle s’accompagne de paroles, de gestes, de comportements tout à fait déraisonnables. Grâce à elle, en effet, le plus fou des fous, agité ou catatonique, survit dans un monde à lui, que les autres ne reconnaissent pas, mais où il a ses repères et par lequel, finalement, il échappe à la saisie permanente de l’être-là de l’être. Quant aux autres, ils sont comme vous ou moi et comme lui, ils pressentent que percevoir en permanence cette présence supposerait qu’on ne dispose plus d’espace mondain où vivre et impliquerait qu’on soit mort tout en conservant une conscience capable de percevoir, ce qui semble bien n’être jamais le cas !

Donc : hormis quelques rares moment où la présence de l’être-là de l’être s’impose et nous happe, nous vivons dans un monde ou dans des mondes dont on a souvent dénoncé les routines et les leurres mais qui apparaît naturellement comme notre milieu culturel. Oxygène polluant mais indispensable ! Les Romantiques ou ceux qui s’efforcent dans le même sens nous incitent bien à le fuir, ce milieu, et ils ne manquent pas pour ça d’arguments sérieux ou de saines colères, mais ils doivent faire appel à la mauvaise foi pour ignorer qu’eux-mêmes, leur argumentation et leurs accès de colère s’inscrivent à l’intérieur de la mondanité qu’ils décrient. Quoi qu’on en ait (et on en a souvent beaucoup !) on sait bien que l’existence ne peut pas se dérouler durablement sans cet oxygène qui vous prend parfois des relents d’azote et dont, au fond, on sait bien qu’il est constitué d’un mélange contingent où se rencontrent le temps, l’espace, la mort, le concept, les autres.

Il arrive que nous considérions cela comme une malédiction contre laquelle il faudrait hurler notre révolte ; il arrive aussi (et les Romantiques trouvent que c’est trop souvent!) que nous prenions cela avec philosophie (c’est-à-dire, sans philosopher), sans même nous en apercevoir sauf latéralement. Peut-être que la sagesse commence quand nous acceptons cet état de fait comme un état de fait, sans vouloir l’ignorer mais sans nous laisser obnubiler par lui et surtout sans oublier jamais (ou en essayant de n’oublier jamais) que toute notre existence se déroule sur ce fond. Toute : y compris les moments d’extrême révolte quand, emportés par l’exaspération devant nos finitudes, nous hoquetons d’être ainsi soumis à l’impossibilité d’échapper au temps, à l’espace, à la mort, au concept, aux autres. Dans ces moments – et même quand ils se traduisent par le suicide ou le silence – nous sommes condamnés (même les Romantiques ne peuvent pas l’ignorer vraiment et de le savoir malgré tout aggrave encore leur colère) à manifester notre rage contre le mol édredon où elle va s’enlisant. Même dans le silence, car nous savons bien que le silence bruit des multiples conversations du taciturne avec lui ou avec les autres et que ces conversations se déroulent dans le temps, à travers l’espace, contre la mort et par le moyen du concept. Même par le suicide (et même s’il s’effectue sereinement), car celui qui décide de mettre librement un terme à sa vie sait probablement (et toujours de façon latérale, s’il reste serein) que son geste s’inscrit encore sur ce fond de routines.

Accepter cet état de fait n’est peut-être pas héroïque mais n’empêche pas qu’au sein de cette situation jugée trop confortable par les Romantiques il peut arriver (il arrive assez souvent) que, soudainement, tel ou tel d’entre nous se trouve confronté à la présence de l’être-en-soi. Oui, soudain, au débotté le plus souvent (quoiqu’il soit possible, peut-être, de s’y préparer), advient une certitude : soudainement la présence est là.

*aporétique = adjectif construit sur “aporie” : proposition contradictoire dont la contradiction est à la fois impossible à éviter et à résoudre. Voir

Puis, éventuellement, aller à Les Poètes au Secours : Yves Bonnefoy

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