Enfermés à l’intérieur de notre mode d’être, nous ne pouvons pas en sortir pour accéder à d’autres modes d’être qui ne supposeraient pas les catégories du temps et de l’espace. Tout au plus pouvons-nous faire l’hypothèse qu’ils sont possibles et que la substance (l’être, l’un, le tout…) serait l’ensemble des modes d’être possibles, dont le nôtre. Notre mode d’être est pour nous bien plus qu’un cadre de références ou plus exactement : notre mode d’être est l’ensemble des références qui nous constituent dans ce que nous croyons être notre existence et que je propose de nommer plutôt notre inexistence ou même, et cette fois dans la manière de Derrida, notre existance, faisant par cette dysorthographie allusion au participe présent, une allusion sur laquelle je reviendrai.

Notre mode d’être nous contraint, en effet, à vivre et à penser sur un arrière-plan paradoxal : il nous conduit nécessairement à nous considérer comme extérieur au Tout, au moins partiellement. Or, le Tout étant le Tout, il ne peut rien y avoir qui lui soit extérieur. C’est pourquoi je dis que nous n’ex-istons pas. Et pourtant, je ne peux pas nier que notre mode d’être repose sur la conviction que nous «sommes» à la fois intérieurs au Tout et extérieurs au Tout : bien qu’intérieurs au Tout, il nous serait possible de l’examiner, de l’observer, voire de le transformer !

C’est aussi mystérieux que la Trinité et ça y ressemble : il serait de la nature de la substance de rendre possible ce mode paradoxal d’être, de la même manière que, pour les Chrétiens, Dieu le Père a inventé Dieu le Fils qui est Lui et pas Lui… Nous avons donc inventé (et dans cette invention, les religions ont joué leur rôle, comme les philosophies) une sorte de Tout secondaire ou une hypostase du Tout qu’il nous arrive d’appeler «le Tout» ou même «l’Être» mais que nous appelons plutôt « le réel » ou « le monde » ou « le monde des choses », voire, »la nature ». Notre mode d’être nous contraint à ce subterfuge et nous avons fini par considérer comme une évidence que nous pouvons agir sur la « réalité » extérieure, préalablement (mais abusivement) identifiée au Tout.

Car, cette « réalité » extérieure, à propos de laquelle nous avons pris l’habitude de penser que nous pouvons la connaître et la transformer au moins partiellement, cette « réalité » extérieure faite de ces « choses » contre lesquelles notre corps bute ou qui l’assaillent ou le sollicitent de mille manières, je crois que nous la construisons en permanence depuis ce que nos récits nous conduisent à nommer « la naissance de l’humanité ». Gigantesque fiction que nous sommes prêts à accueillir avant même la naissance sans doute, avant l’acquisition du langage, et que nous explorons ensuite, que nous compliquons ensuite encore plus et avec laquelle il nous faut composer si nous ne voulons pas être fous. Ce « réel » fictif, oui, est soumis comme nous aux exigences du temps et de l’espace. Il évolue dans toutes les dimensions. C’est de lui que la science s’occupe, et l’histoire et la politique. Et les systèmes de représentations qui nous soufflent notre conduite nous incitent en même temps à conférer à ce réel fictif la qualité d’arrière-plan et de matérialité brute que nous croyons appartenir à l’Un (au Tout, à l’Être).

C’est sur cette terre fictive que se découpent, comme indépendamment de nous – mais ce n’est pas indépendamment de nous – les choses que nous croyons autant de données brutes, mais qui ne sont pas des données brutes. Ainsi, installés au coeur de ce monde, nous pouvons nous sentir exister, à la fois inscrits en lui par notre corps (par ce que notre pensée nous dit être notre corps) et sis hors de lui par la pensée, selon une déchirure à laquelle notre système ou nos systèmes de représentation nous ont habitués, même si parfois elle prend de l’intensité, puisqu’il est logique qu’une déchirure prenne parfois de l’intensité.


Peut-être ne sommes nous pas aussi loin qu’il peut le sembler de la seconde promenade des « Rêveries du Promeneur solitaire ». La suite va essayer de le montrer…

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