et pourquoi pas?

C’est comme çà ! On n’y peut pas plus, ma pauvre dame !»

Je suis tenté de présenter l’ontologie, de cette manière apparemment irrévérencieuse, pour souligner que le besoin d’ontologie caractérise n’importe qui, et pas seulement certains philosophes, et que, pour ontologiser, il faudra bien trouver des mots de tous les jours et ne pas se contenter des vocables à racines grecques ou germaniques.

Partir d’une évidence : il y a un tout – le tout – qui n’a pas d’extérieur, même s’il nous arrive parfois de parler de néant. Si le néant mérite qu’on s’y arrête, il est évident qu’il n’est pas extérieur au tout et que d’une certaine manière il en fait partie. Si tant est que le tout se compose de parties ! Bon.

Penser que le tout n’a pas d’extérieur par rapport à quoi le situer implique qu’il n’a pas de limite, ni spatiale, ni temporelle. Le tout est infini en étendue et il l’a toujours été. Et cela implique aussi qu’il n’y a pas dans le tout de mouvement réel. C’est d’ailleurs pourquoi la réflexion ontologique parle de stase pour faire allusion à ce qui nous apparaît parfois comme une immobilité pachydermique. Mais il y a des mouvements immobiles !

Remarque : quand on nous dit (preuves à l’appui!) que l’univers est en expansion ou bien qu’il est tantôt en expansion, tantôt en contraction, on nous parle de l’Univers, seulement de l’Univers. Mais le tout ne se réduit pas à l’Univers ! C’est d’ailleurs pourquoi la Métaphysique est indispensable. Même si elle trouve elle-même la preuve qu’elle ne peut aboutir à aucune certitude. Sans les coordonnées du temps et de l’espace, la Physique, elle, n’arriverait à rien, ni les commentaires qui l’accompagnent.

Mais avec les coordonnées du temps et de l’espace, la Métaphysique est plutôt encombrée : elle ne peut construire ses récits qu’avec des bricoles qui lui interdisent toute certitude scientifique. Les langages qu’elle utilise pour construire ses récits supposent tous les coordonnées complexes du temps et de l’espace, mais doivent parler du tout dont la présence à la fois éternelle, permanente, ponctuelle et infinie, devrait exclure pour se la représenter l’usage du temps et de l’espace.

Cette présence à la fois éternelle, permanente, ponctuelle et infinie, nous sommes convaincus d’y accéder (et il faudra s’interroger sur la valeur de cette conviction) par deux voies, apparemment indépendantes.

D’une part, la logique conceptuelle, qui définit un possible selon lequel les moindres détails comme les grandes lignes décisives de ce que nous pouvons penser ou imaginer et dont nous pouvons parler se situent sur ce fond.

D’autre part, des flashs instantanés, sortes de syncopes au sortir desquelles on est saisi par la certitude d’avoir été l’instant d’avant au contact avec la présence du tout.

Mais, qu’on puisse parvenir à la présence du tout par deux voies si différentes peut inquiéter, faire douter de la validité de ces expériences. Car enfin : conclure un raisonnement qui enchaîne les concepts, conclure ce raisonnement par l’affirmation de la possibilité qu’il y ait un fond éternel, permanent et infini, se manifestant parfois par un point d’intensité, conclure ainsi n’est pas la même chose, pas du tout, que de se souvenir qu’un instant auparavant le moi a disparu, annihilé par le rapt que lui a fait subir le fond éternel, permanent, infini et ponctuel !

Ce qui est commun aux deux voies c’est le discours (qu’on pense, qu’on écrit, qu’on lit ou qu’on pourrait penser, écrire, lire) que l’on suit pour poser qu’il y a un fond. Ce fond que Emmanuel Levinas a choisi de nommer l’il y a.

Dans le premier sens, le discours tient qu’il doit bien y avoir la substance (la stase) sur fond de laquelle l’existence se détacherait pour la décrire, sans pouvoir la transformer.

Dans le second sens (qui peut aussi être dit “premier”) le discours de la mémoire (même s’il s’agit d’une mémoire à peine médiate) raconte, invente, imagine, image l’espèce de rêve au cours duquel le moi se serait perçu à la fois comme anéanti au profit de l’être-là du monde et comme promu – véritable assomption – puisqu’il s’est senti l’être-là du monde, soi-même. Nécessairement “ratée”, cette invention – même quand elle a les apparences de la réussite, comme dans la deuxième rêverie du promeneur solitaire – laisse comme une amertume à l’inventeur qui ne parvient pas à y discerner ce qui est comme un écho et ce qui y est littérature.

Au moins à un moment de sa réflexion, Emmanuel Levinas semble s’être acharné (sans doute plus sereinement qu’il n’apparaît) sur cette sorte d’expulsion par laquelle le moi surgit de l’indifférencié, comme si l’indifférencié, en un instant, s’arrachait de lui-même (se différenciait) et projetait le moi sur une autre scène. Que sa réflexion ait commencé dans un stalag situé (par l’espace que tout discours invente dans son fur et sa mesure) à proximité de camps de la mort l’a sans doute incité (en tout cas, les commentateurs pensent qu’il a alors été incité) à surévaluer le drame et à doter l’il y a de caractères inquiétants, chthoniens, méphitiques, un peu comme un souterrain sous les chambres à gaz.

L’expulsion est une descente de croix, mais elle est pareillement épiphanie. Car si l’expulsion est un arrachement qui anéantit le soi en en jetant le moi dans le monde, son mouvement instantané est la naissance du moi, la naissance renouvelée du moi, le moi à l’état naissant et dans le même mouvement le monde à l’état naissant, un triomphe. Dans le même mouvement : le moi est bien l’être mais sur la modalité où l’être s’apparaît comme hypostase de lui-même.

[Sur ce point, une difficulté :Je me demande si je comprends bien la réflexion de Levinas, car je ne comprends pas comment celui qui qualifie d'hypostase le soi/moi peut avoir besoin de passer par autrui pour sortir de sa solitude.]

Le soi/moi est reconnu comme une hypostase de l’il y a : une hypostase c’est-à-dire une modalité qui est la stase elle-même (l‘il y a) mais sur le mode (comme dirait Sartre) de ne pas l’être. Sur le mode de ne pas l’être, au moins aux yeux (métaphoriques!) du moi qui est contraint (par le temps, par l’espace dont sa langue a besoin) d’imaginer une frontière entre l’il y a et lui-même, entre la stase et l’hypostase. Frontière purement métaphorique, dictée par les exigences du langage.

Il me semble au contraire que le moi ( avec cette “sagesse innée” qui lui vient de son appartenance totale à l’il y a) ressent immédiatement, dans le surgissement qui le fait apparaître à la conscience, que sa singularité – comme toute singularité surgissant – surgit à partir de la racine commune et unique de l’il y a, c’est-à-dire sans aucune frontière mais aussi sans aucune singularisation. La singularisation n’a lieu (et temps et nom) qu’après cette expulsion, dans le moment que Rousseau appelle ma légère existence. C’est à partir de ce moment-là que autrui peut alors se rencontrer, se reconnaître comme différent.

Chaque moi est donc lié organiquement à autrui, avant toute singularisation, avant toute morale. Et, comme les marques du temps et de l’espace n’ont de validité qu’à l’intérieur du langage et de la pensée humaine, il faut bien comprendre, je crois, les locutions à partir de, à partir de ce moment, après, alors, avant, comme autant d’approximations lexicales pour désigner un ou des mouvements logiques, purement logiques et même tautologiques, qui se déroulent sans temps ni espace par le fait même de l’il y a. Avant même de voir le visage ou le regard de l’autre, je sais que l’autre est, que l’autre est moi, que je suis l’autre, que ma conduite à son égard est sa conduite à mon égard, sans miroir, sans réciprocité.

Quel que soit (aux sens juridique, psychologique, physique…) l’autre, il est là avec moi, avant toute identité, avant toute identification, dans le même état naissant que moi, dans le même état naissant que le monde. C’est instantané et permanent. Éternel aussi. Il y a un instant et il n’y a qu’un instant. Nous sommes tous le même, qui est l’autre.

La question est donc : comment peut-on comprendre ( c’est-à-dire expliquer, c’est-à-dire en imaginer un récit vraisemblable ) ce mode d’être de l’être selon lequel l’il y a invente un de ses possibles en nombre infini, à savoir l’expulsion hors du tout de consciences dotées dans l’instant même de leur naissance de la faculté de se retourner vers le tout et de le contempler comme de l’extérieur ? Cette naissance du monde n’est pas une Création à partir de rien, comme l’imaginent les genèses, mais à partir du tout. À partir du tout ? Oui, sur le plan logique. Mais seulement sur ce plan. Sur ce plan à la fois intemporel (à la fois instantané et éternel) et ponctuel (à la fois ponctuel et infini) que la conscience et son langage ne peuvent désigner sans les catégories spatio-temporelles du langage.

Moi, je ne peux pas éviter de substituer au Logos immédiat de l’il y a un bavardage enraciné dans le temps et dans l’espace. Et ce bavardage se contraint à imaginer et à imager un conte selon lequel l’il y a (devenu alors une sorte de méta-sujet, voire quelque chose comme une personne à majuscule, un dieu quoi!) décide d’expulser de son sein une hypostase qui serait comme la racine commune d’une infinité d’autres hypostases.

Si on ne tient pas compte – parce qu’on ne peut pas en tenir compte – des conséquences de l’introduction du temps et de l’espace (bases de ce récit, comme de tout récit), il est possible et rationnel de construire des récits, apparentés aux mythes génésiques, qui imaginent, par métaphores emboîtées les unes dans les autres, l’état naissant de la sortie à l’existence, hors de l’il y a.

Les langages et leurs pensées obligent de raconter cet accès ou plutôt cette issue, comme un événement dramatique venant trancher en biais les béatitudes de la stase unique. D’où la tentation pour le conteur d’en inventer des péripéties héroïques jouées par des marionnettes qu’un créateur (personne divine ou chose plus ou moins animale?) manipule, caché derrière le rideau.

Mais il est possible (et rationnel), tout aussi bien, d’imaginer que l’événement n’a de dramatique que le recours à l’action et qu’il est dénué de toute tonitruance, étranger à tout désespoir. La légère existence évoquée par la seconde promenade du rêveur solitaire correspond assez bien à ce drame sans drame ou qui peut être évoqué sans dramatisation. Je me référerai aussi à une autre citation pour essayer de me faire comprendre mieux.

Je suis ici un exposé de Sylvie Germain, accessible à l’adresse suivante: Sylvie Germain

Dans le Livre des Rois, le prophète Élie, très dépressif depuis qu’il commence à envisager que Dieu ne soit pas unique ni capable de l’emporter sur Baal, se réfugie sur le Mont Horeb ou Sinai, à l’écart de tous, comme pour offrir une dernière chance à Dieu de manifester omniprésence et toute-puissance.

Soudain, et comme à sa demande, une tempête gigantesque bouscule les nuées et déracine la végétation. Éperdu d’allégresse et d’attente, le prophète offre son front aux vents et aux orages, persuadé que Dieu va apparaître enfin. Mais rien. La tempête retombe comme l’espoir d’ Élie.

Heureusement, les foudres du ciel repartent à l’attaque et déclenchent sur les sommets un incendie gigantesque qui balaie tout. À travers les volutes enflammées du brasier, malgré le danger, le prophète cherche en vain la manifestation de Dieu : en vain, ni l’ardeur ni la fureur du feu ne laissent apparaître un signe quelconque. Élie est découragé. Il rentre dans sa caverne et laisse tomber le vêtement qui lui sert de manteau.

Est-ce le geste qui enclenche tout ? Mais la montagne se met à trembler ; des arbres effarés dérivent parmi des blocs rocheux, tandis qu’un grondement venu de partout et de nulle part écrase tout désir de fuite, toute capacité à raisonner. Élie alors comprend que Dieu enfin est là, qu’il doit se voiler la face par respect pour lui ; il cherche sans le trouver son manteau ; puis, hausse les épaules. À quoi bon ? C’était encore sans doute un coup de Baal ! Va-t-il falloir qu’il se prosterne à son tour devant celui qu’il sait être une erreur, comme se prosternent les quelques deux cents prêtres que lui, Élie, a pourtant ridiculisés quand il a eu à les affronter devant Achab et Jézabel ?

Élie commence à s’apitoyer sur son sort et sur ce que c’est que de nous. Son manteau retrouvé ne l’aide en rien à reprendre espoir. Mais alors….

Mais alors et c’est soudain. Ce n’est pas soudain, car il a le sentiment que c’est là depuis longtemps, peut-être depuis toujours. Plus exactement, il éprouve soudain, de façon vraiment traversière, le sentiment que c’est là depuis longtemps. Mais il n’entend rien, sauf le silence. Le silence l’empêche d’entendre. Il entend quand même – et il prend le manteau pour s’en couvrir la tête – il entend, il en est sûr, un appel, juste une syllabe, non, pas une syllabe (pas de place encore pour des voyelles, juste trois consonnes), juste trois consonnes, non encore dessinées, pas de place ni le temps de les dessiner, c’est plutôt un léger sifflement comme pour attirer, timidement, son attention. Et il se couvre la tête de son manteau.

Il sait, d’un savoir exquis, que le seigneur est présent, aussi présent pour Élie que son prophète est présent à lui. C’est minuscule et il faut que cela le soit. Et c’est peut-être là l’archétype de cet instant unique et sans cesse répété qui voit l’il y a se démentir en expulsant de soi la conscience sous la forme d’une légère existence à l’état naissant dont l’état naissant disparaît immédiatement quand elle commence justement à le médiatiser.

Désormais, le temps et l’espace peuvent se mettre à fonctionner, Jean-Jacques achever sa descente vers le Faubourg du Temple, Élie recommencer à prophétiser et la conscience se singulariser en un nombre très considérable mais fini (même si on a envie de le qualifier d’infini!) de consciences singulières qui se ressentent toutes autres les unes par rapport aux autres.

Dorénavant, l’espace et le temps, surtout le temps, sur le mode de la durée, reprennent leur fonction de coordinateurs et de localisateurs des pensées et des mots, du ressenti des émotions et de l’activité de la mémoire. Des autres aussi. D’autrui, aussi. Désormais, chacun des autres, quand l’endroit et le moment le permettent, chacun des autres livre son visage, son regard plutôt, chacun des autres est dans ce dénuement du visage à la fois l’autre et le même.

Quand l’endroit et le moment le permettent ? Il semble important de préciser car il est possible que les réponses à ces questions (ou à cette question?) induisent des comportements ou des décisions qui viseraient à rechercher endroits et moments propices à permettre au moi (ou capables de le mettre dans l’obligation) d’échanger des regards qui soient de véritables regards et non des maquillages imposés par les conditions de la vie habituelle en société.

Bien que le plus souvent, semble-t-il, l’échange de regards intervienne fortuitement, comme s’il n’y avait pas eu de préparation (l’accident survenu à Rousseau), il n’est pas impossible qu’une conduite délibérée aboutisse à créer les conditions spatio-temporelles susceptibles d’enclencher le coup de foudre par lequel l’échange des regards ou la légère existence font surgir l’être-là de l’être (le il y a de Levinas) comme si le monde était à nouveau et une fois de plus à l’état naissant.

En fait, je suppose que évoquer “endroits” et “moments” favorables à ces épiphanies suppose qu’on désigne “lieu” et “instants”, ce qui n’est pas tout à fait pareil. Ce qui est même fondamentalement différent, sur le plan de l’ontologie. Le lieu échappe à toute cartographie, même s’il semble à celui qui le perçoit s’inscrire à tel ou tel endroit, avec ses paramètres de latitude, de longitude et d’altitude. Un lieu me semble être – selon une formule empruntée une fois de plus à Bonnefoy – l’infini silencieux noué sur soi. Tellement assujetti à soi que le lieu est aussi bien un instant. Quant aux moments, ils échappent à toute horloge, à tout calendrier, ce sont des instants, en dehors de toute durée, et même ce sont des répliques à l’identique du seul instant possible.

La permanence de cet instant itératif n’est pas ressentie (sur le coup) par la conscience comme une permanence mais comme une intrusion apparemment datable et cartographiable. Apparemment, oui, parce que la conscience sait, tantôt sans ambages, tantôt avec, que son réflexe pour dater et cartographier est mis en mouvement par les exigences du langage sans lesquelles il n’y aurait pas de langage, pas de pensée, pas d’émotion communicable et partagée. Elle sait aussi que tout cela relève du tarabiscotage absolument nécessaire et que la substitution de la durée et de la localisation à l’immédiateté du nœud sur le quel l’infini se replie, silencieux, est inévitable mais reste une substitution.

Sans doute est-ce la raison pour laquelle la conscience vit le plus souvent ce bavardage comme un échec et l’impossibilité de pérenniser l’instant comme une tragédie. Mais la conscience préfère parfois – et je trouve qu’elle a raison alors – vivre échec et tragédie dans la suavidad (voir aussi ici )du plaisir douloureux, comme une épiphanie. Elle sait alors (elle veut savoir alors) que son anéantissement instantané est simultanément une assomption : elle se révèle à elle-même qu’elle n’est certes rien (elle n’ex-iste pas) mais elle n’est rien que parce qu’elle est alors le tout, l’être-là du monde.

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