Métaphore vaut-elle métamorphose?

ou : de l’inexistence (36)

Ce fut un long silence, au moins en apparence. En réalité, les brouillons en ont profité pour se multiplier. En voici un premier qu’il sera possible de lire aussi sous la forme d’un fichier .pdf metaphore

Ce qui est horreur pour Levinas.

Autant que je puisse généraliser à partir de ce que je crois mon expérience personnelle, il est relativement fréquent qu’un sujet se trouve saisi brusquement par l’intuition qu’il est en contact direct avec l’être-là du monde. Avec ce que j’appelle le tout de l’être. Quelle que soit l’appellation dont il se sert pour qualifier ensuite ce contact – qu’il parle de la nature, du monde, de dieu, de l’être ou, comme Levinas de il y a –cette intuition (quand elle est remémorée pour être décrite – donc trahie) consiste bien dans la saisie unilatérale d’une conscience par une présence infinie.

Paradoxalement, cette saisie admet, me semble-t-il, une durée, certes minuscule et ressentie comme telle, et en même temps (sic!), elle impose comme évidence que son instant est en dehors du temps et a lieu dans un lieu qui est en dehors de tout espace. Ce serait comme si le sujet devait perdre ses coordonnées ordinaires et, les perdant, s’anéantir, soudain effacé et avec lui l’image qu’il se fait habituellement du monde.

Emmanuel Levinas parle d’horreur. Je ne comprends pas! Il est bien possible qu’à certains moments et chez certains sujets, la chose paraisse horrible, à cause de l’anéantissement, mais je suis convaincu depuis longtemps que l’anéantissement est simultanément – ressentie dans le même et immobile mouvement – une assomption. Comme si la conscience annihilée était emplie soudain, remplacée, pourrait-on dire, par la présence infinie du tout de l’être. Comme si la conscience, à peine est-elle anéantie, se ressentait comme le tout de l’être.

La Deuxième Rêverie du Promeneur Solitaire.

Je propose de considérer un passage célèbre de la deuxième «rêverie du promeneur solitaire»comme fournissant une sorte de modèle pour décrire et penser ce qui se passe en nous lors des instants privilégiés qui manifestent cet effacement/assomption que je viens d’.évoquer. Rousseau – un vieil homme aigri par les malheurs dont la vie l’accablerait – s’est promené tout en ressassant mais aussi en herborisant sur une colline qui domine Paris. Devinant l’arrivée du crépuscule, il veut hâter le pas pour redescendre vers le Faubourg du Temple où il habite. Soudain un grand chien fou déboule devant lui, suivi d’un carrosse. Pour essayer de l’éviter ; Jean-Jacques saute mais la tête du chien heurte ses pieds maladroits et il tombe brutalement. Il s’évanouit.

Je ne sentis ni le coup ni la chute, ni rien de ce qui s’ensuivit jusqu’au moment où je revins à moi.

Il était presque nuit quand je repris connaissance. Je me trouvais entre les bras de trois ou quatre jeunes gens qui me racontèrent ce qui venait de m’arriver… L’état auquel je me trouvais dans cet instant est trop singulier pour n’en pas faire ici la description.

La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure.. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par-là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais ni où j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant, auquel chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus….

Le passage est célèbre et il le mérite, mais peut-être ne faut-il pas s’en tenir à la psyché de Rousseau, aussi tourmentée qu’elle ait été. Peut-être est-il possible, bien que le texte ait été rédigé assez longtemps après que l’auteur a retrouvé ses esprits (ceci est important!), d’y lire – de façon philosophique, si on veut – la description de l’instant mythique où l’être-là du monde laisse surgir, à l’état naissant et comme s’il s’imposait à lui pour cette hypothétique reconstitution, un sujet conscient.

Bien sûr, ce passage évoque une reconstitution imaginaire: il n’a pas été écrit sur le coup. C’eût été impossible. C’est une composition narrative de caractère littéraire avec effets, mais l’intention de Rousseau ne se réduit pas à composer une jolie description sur un accident dramatique qui s’ajouterait seulement aux malheurs de Jean-Jacques.

Un flash sans durée.

Je fais l’hypothèse que la plume de l’auteur recherche ici les agencements de mots qui seraient susceptibles à la fois d’évoquer clairement l’accident, de préparer l’écriture à décrire de nouveaux tourments infligés à Jean-Jacques par le commerce des humains (les humains qui vont utiliser l’incident et ses blessures pour le railler encore davantage) et d’analyser, oui d’analyser, le présent comme l’instant, hors du temps où une conscience (peut-être même la conscience) prend conscience d’elle-même, à l’état naissant.

Seulement, quand il griffe ses mots sur le dos de ses cartes à jouer, Rousseau n’est pas dans ce présent : il doit le réinventer, l’imaginer, croire qu’il s’en souvient et le faire croire, alors qu’il ne peut pas s’en souvenir. Il peut se souvenir, peut-être de façon apparemment très précise, du moment où il a commencé à reprendre conscience, mais il ne peut pas se souvenir de l’instant d’avant, non pas du temps où il est resté évanoui (c’est assez facile à inventer) mais du moment précis, instantané, où il naissait à la vie. Le trou noir ne correspond pas à son évanouissement, mais à l’instant où l’évanouissement cesse.

Bien qu’il soit difficile de recourir à l’ordre chronologique quand les repères du temps et de l’espace disparaissent, on peut noter trois étapes, dans cette hypothétique reconstitution : l’évanouissement, la sortie de l’évanouissement et le réveil. L’important n’est ni l’évanouissement ( qui pourrait donner lieu à un procès-verbal), ni le réveil (que la mémoire de Jean-Jacques peut essayer de décrire). L’important, c’est le moment (en fait : l’instant) de la sortie. Le présent, c’est ça. S’il s’inscrivait dans la durée ordinaire, on pourrait dire de lui que cet instant est juste avant qu’une conscience puisse penser ou se penser comme conscience. Mais il ne s’inscrit pas dans la durée au sens ordinaire : c’est un instant, ce n’est pas un moment ! Un flash sans durée : c’est comme un flash qui serait sans durée, situation impossible qui souligne que tout commentaire de cet instant est de l’ordre du langage, donc de la métaphore.

Il semble se passer alors ce qu’il semble se passer dans leur esprit quand les chercheurs en astronomie fondamentale s’essaient à quantifier ce qu’ils appellent « le temps de Planck », l’espace temporel qui séparerait (ils sont déjà dans la métaphore) l’origine du monde et le fameux Big Bang. Mesurer la durée de l’instant durant lequel le temps s’invente ! Mesurer la durée du sans durée ! Alors : prendre une seconde de notre durée enregistrée, la diviser par 10 puis encore par 10 et par 10, autant de fois qu’il le faudra, c’est-à-dire, disent-ils, 10 à la puissance 43 fois ! Un milliardième de milliardième de milliardième de milliardième de seconde, c’est encore dix millions de fois trop grand ! J’ignore quels ont été les calculs minutieux qui ont abouti à ce résultat et je ne doute pas qu’ils aient quelque part une certaine pertinence scientifique, mais leur résultat me paraît métaphysique. De l’ordre de la métaphore, une fois de plus.

Un laps de temps en dehors du temps.

Que peut-il bien se passer pendant ce laps de temps, qui n’est un laps que de façon imagée ? En suggérer une explication, c’est déjà accepter de se placer dans l’ordre du langage qui suppose le temps et l’espace comme coordonnées brutes. Mais c’est aussi rester convaincu qu’à se placer ainsi dans l’ordre du langage c’est savoir que les mots qu’on va trouver rateront nécessairement leur but. Le sentiment d’échec fait partie de l’urgence. Au-delà de cette limite, votre billet n’est plus valable… Il faut changer de réseau.

Passer à ce que Bernard Noël évoque par la sueur de mots et Yves Bonnefoy par l’envers disloqué des paroles. Quand cesse l’évanouissement de Jean-Jacques, avant même que sa conscience prenne conscience de son réveil, le jaillissement a déjà eu lieu: l’être-là du monde, l’il y a d’Emmanuel Levinas a expulsé la conscience. C’est-à-dire qu’une fois de plus, une première fois de plus, la conscience est à l’état naissant, remplissant de sa légère existence le monde qu’elle aperçoit pour la première fois, une première fois de plus.

Seulement, l’instant flash de la naissance de la conscience révèle à elle-même une conscience qui, silencieusement, parle, se parle, recourt aux coordonnées spatio-temporelles du langage. La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure.. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par-là. Je naissais dans cet instant à la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais ni où j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant, auquel chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus….

Certes Rousseau écrit à l’imparfait – ce qui souligne que sa description a été rédigée bien après ce qu’elle prétend décrire – mais, de toute façon, même en le supposant capable d’en parler sur le lieu même de l’accident, le présent eût été impossible, déontologiquement impossible ! Pour évoquer le surgissement, l’état naissant, même la langue pré-babélienne est totalement insuffisante : pas encore de sujet, pas encore de compléments, pas encore de localisation, pas encore de calendrier, mais immédiatement les habituelles médiations grâce auxquelles le langage de Rousseau pourra espérer rester au plus près du moment (du moment, pas de l’instant) qui le voit « revenir à la vie ».

La mise en scène, fastueusement réussie, qu’il imagine, une fois retourné au logis et après avoir reçu les premiers soins de sa femme, et qui d’être griffonnée sur l’envers de cartes à jouer, suggère un balbutiando spontané (pour reprendre un titre de Michèle Finck), cette mise en scène ne doit pas nous tromper : ce qui se passe ici est une tentative littéraire pour substituer la naissance de la troisième étape (le réveil) à la deuxième étape (la sortie de l’évanouissement), le ravissement calme à l’expulsion de la conscience hors de l’il y a.

Un des principaux intérêts de ce passage me semble résider dans l’extrême proximité (tellement extrême qu’elle signale que le temps ni l’espace ne sont concernés) qui confond réellement l’expulsion et le ravissement. Ne nous pressons pas – en la qualifiant d’horrible – d’identifier l’expulsion et la déhiscence initiale que Lacan a évoquée.

Certes, faisant retour sur lui-même (ou sur ce qu’il décide d’en retenir), le sujet Jean-Jacques assombrit d’angoisse et de rancœur pré-romantiques le souvenir de ce moment où il crut mourir mais il ne ricane plus quand il affirme avoir ressenti dans tout son être un calme ravissant. Certes, il substantive la sérénité qu’il qualifie de ravissante mais je crois qu’on peut y percevoir comme un mouvement inverse : un ravissement, voire un rapt qui demeure calme, Thérèse d’Avila aurait peut-être parlé ici de suavidad.

Je crois me souvenir…

Je crois me souvenir (je veux me souvenir, je veux croire me souvenir) qu’il y eut dans ma vie un instant suave qui, replacé dans son contexte, m’a toujours semblé et me semble toujours hétéroclite, quasiment incroyable. C’était bien sûr le dimanche 29 octobre 1978, vers 18 heures, alors que le crépuscule s’installait sur la route Alès-Aubenas, près d’un carrefour. La 4L venait de s’écraser, frappée de plein fouet par une R18 venant en sens inverse après avoir franchi une bande continue.

J’étais juste en train de sortir d’un premier évanouissement lié à la violence du choc. La nuit s’avançait. J’aperçus le ciel, une route peut-être, quelques lumières, presque des étoiles car elles scintillaient, leur centre entouré d’un halo confus mais chaleureux. Cette première sensation fut un moment délicieux. L’épuisement dans les veines coulait un bien-être heureux et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tout ce que j’apercevais. Je ne savais ni qui j’étais, ni où j’étais.

Je viens d’écrire de façon inappropriée que j’étais en train de sortir d’un évanouissement. Formulation qui supposerait une certaine durée. Or, les images et les mots que l’inévitable bavardage de la mémoire convoque pour décrire l’instant où l’on sort de l’inconscience sont d’emblée truqués puisque cet instant est sans durée. Sans durée, il est indescriptible. Sans durée, il est définitif. Si définitif qu’il est itération, qu’il est pour être itératif : à chaque instant de cette sorte, la conscience jaillit et avec elle l’être-là du monde, à l’état naissant. Neuf, neuf absolument : une fois de plus et une fois de plus pour la première fois, l’être-là du monde s’apparaît à lui-même. Et pas forcément dans des circonstances aussi tragiques que celle que je viens d’évoquer ou même que la rencontre accidentelle du grand chien fou et du rêveur solitaire.

Mais ces circonstances ne sont recréées qu’une fois l’état naissant supplanté par l’inévitable bavardage de la mémoire : la mémoire et son ressassement approximatif ne peuvent alors prendre la place qu’en installant à nouveau le temps et l’espace. Même quand la mémoire ne parle que par images, sans recourir aux mots prononcés ou écrits, ces images prennent de la durée et supposent un espace. Leur inscription (c’est-à-dire leur transformation en mots pensés ou écrits) ne peut pas aller au delà d’une allusion souvent décevante, même quand elle utilise les ressources de la condensation et du déplacement.

Pourtant, la condensation et le déplacement, outils indispensables des récits en rêve selon la définition qu’en donne Yves Bonnefoy et l’usage qu’il en fait parfois, ne sont pas sans efficacité pour désigner ces instants par lesquels l’être-là du monde (l’il y a,) anéantit la conscience tout en la promouvant comme une sorte de spectatrice au regard de qui s’imposerait l’épiphanie du monde, du monde à l’état naissant. La condensation confond en un seul objet des objets ordinairement situés dans des lieux différents et même avec des durées différentes, mais cette confusion est mieux signifiante que les distinctions habituelles car elle évoque la possibilité d’un point infini, le tout de l’être. Quant au déplacement, qui en est sans doute inséparable, il souligne paradoxalement la possibilité que l’épiphanie du monde ne soit pas liée à tel ou tel emplacement, qu’il n’y ait en fait qu’un seul lieu et hors de l’espace…

Répondre