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Déplions une carte et cherchons-y Chassiers.

Première découverte : Chassiers n’existe pas : sur les cartes à petite échelle, Chassiers n’existe pas. Au cinq cent millième, aux deux cent millièmes, et même souvent au cent millième, Chassiers n’existe pas. Il faut monter au cinquante millième pour apercevoir à deux ou trois centimètres de Largentière – l’une des plus petites sous-préfectures de France – un point qui indique le village de Chassiers.

Découverte essentielle : le territoire chassiérois est un espace caché. Ce n’est pas un espace. Vu du « système-monde », vu d’Europe, vu de France, l’espace chassiérois n’a pas de surface. Pour pressentir l’inexistence de Chassiers, il convient d’abord d’ajuster nos perceptions selon des distances focales et des axes devenus inhabituels de nos jours.

Mais un point ce peut être important, un point, quand il est défini par l’intersection de plusieurs directions ! Ce n’est pas le cas : le point Chassiers est en marge. La vallée du Rhône -ses nationales internationales, ses autostrades, ses voies ferrées à très grande vitesse, ses tours thermo-nucléaires – est à une heure automobile. Les embranchements qui partent de Montélimar vers Le Puy, Clermont, Alès, Montpellier ne frôlent même pas Chassiers, puisqu’Aubenas est encore à quinze kilomètres. L’axe -déjà secondaire, à l’échelle européenne – Valence-Privas-Alès-Montpellier se rapproche un peu, mais du village à la Croizette d’Uzer, il y a encore plus de quatre kilomètres.

Chassiers est à l’écart. Sorte de bout-du-monde où il faut vouloir se rendre pour le trouver. Et encore aujourd’hui, le passage des cars est plus que difficile.


Horizons
Horizons, vus de la Rouvière

Cette situation, pourtant, n’a jamais entraîné de véritable isolement. Aussi loin qu’on remonte le temps, on se rend compte non seulement que les événements de la « Grande Histoire » se sont intensément répercutés ici, mais encore et surtout que de Chassiers sont parties des initiatives qui, à leur tour, se sont inscrites (en petit) dans la majuscule de l’Histoire. Dès le quatorzième siècle, Chassiers est plus qu’un bourg rural entouré d’écarts qui se maintiennent en dépit de l’insécurité ambiante : c’est aussi un lieu de notaires et de prêtres qui sont rejoints, plus tard, à la Renaissance, par des négociants ou des « experts ». Que la culture du mûrier et l’élevage du ver à soie – si chers à Olivier de Serre – aient été introduits dans la région par Chassiers, grâce à son ami Guillaume de la Motte, dès la fin du seizième siècle, c’est un fait que « la tradition » (mais qui c’est celle-là?) tient pour avéré et qui témoigne du rôle moteur qu’on reconnaît volontiers ici aux notables chassiérois.

Ce minuscule espace marginal recèle donc – à la suite d’alchimies qui demeurent obscures tant que personne ne propose un récit qui les éclaire – une force qui a permis aux habitants et à la communauté qu’ils ont formée d’acquérir et de conserver leur histoire propre. Que cette petite histoire se soit logée dans les interstices et les inadvertances de la grande ou à ses frontières, c’était inéluctable (puisque tout récit historique partiel doit pour être lisible renvoyer à d’autres récits plus englobants), mais sa présence obstinée à travers les siècles montre qu’il y a bien une entité chassiéroise, changeante bien sûr, mais reconnaissable à quelques constantes parmi lesquelles, justement, je trouve le maintien d’une attitude originale devant le changement. «À la Chassiéroise » a un sens !

Nommons « Chassiers » cet être collectif, constitué de paysages, d’habitudes, de récits et qui se refuse à s’anéantir dans des abstractions comme l’Ardèche (même dénommée Vivarais), la Province, la France ou l’Europe. Prenons garde que ce nom (qui admet bien des prénoms) n’est pas réservé au seul chef-lieu (quoi qu’en pensent certains habitants du dit village !) mais qu’il désigne l’ensemble des lieux et de leurs habitants, présents et passés, qui entretiennent ou ont entretenu des relations quotidiennes et durables avec le village de Chassiers. Soulignons d’ailleurs tout de suite qu’une des constantes de « Chassiers » réside justement dans la tension opposant et unissant à la fois le village et ses écarts, surtout ceux situés au couchant ou à la bise : Chalabrèges, Luthe, Joux, la Rouvière…

Cette personnalité chassiéroise trouve-t-elle sa source ou l’une de ses sources dans la géographie physique? Je me méfie des déterminismes simplificateurs mais il me semble qu’il est impossible de ne pas se poser la question, car elle se pose d’emblée (et avant même que les mots ne se retournent pour la formuler) à qui regarde, écoute, hume la nature d’ici.

Chassiers est en pays méditerranéen. La neige y est rare et la vigne, depuis longtemps, bien à sa place. Après le terrible février de 1956, les oliviers sont repartis des souches éclatées. Si les pluies de septembre-octobre ou de mars sont parfois violentes sous les nuages venus du sud-ouest, si la grêle a souvent pris dans le passé des allures de catastrophe,si l’aridité estivale peut assécher les sources au moment où on a le plus besoin d’elles, les outrances du climat méditerranéen sont quand même très atténuées ici par la latitude et l’altitude.

Nous sommes à la limite septentrionale de la zone méditerranéenne et une partie du terroir se situe entre 400 et 500 mètres, avec un point culminant – au Ranc Courbier, près de Joux – à 608 mètres. C’est déjà la petite montagne sèche, la « Basse Cévenne du Sud » des géographes. Plus que l’olivier ou la vigne, l’arbre-roi ici reste – bien que de plus en plus sur le mode nostalgique – le châtaignier. Sa présence, même déclinante sous la forme des grands squelettes de bois gris, bleutés ou rosés selon les moments, réoriente le paysage, souligne que la chaude mer est loin, que l’ombre et le frais sont capables de repousser l’ardeur et la braise.

Déjà, au dix-huitième siècle, le curé Servant, répondant à une enquête, considérait sa paroisse comme un bon pays, ce que confirmait, vers 1773, un ingénieur des Etats du Languedoc qui raconte que, remontant la vallée de Ligne, à peu près à la hauteur de la métairie de Bastide, avec sur sa gauche les coteaux de Chalabrèges et sur sa droite ceux de Coulens, il avait été frappé par la qualité du paysage « qui offre à la vue un spectacle charmant par l’industrie avec laquelle (ces coteaux) sont cultivés : c’est un vaste amphithéâtre couvert de mûriers, de vignobles, d’arbres fruitiers ; le tout varié par des bouquets de châtaigniers… ». Oui, un bon pays, un paysage riant. Un monde domestiquable et domestiqué. Un terroir bien tempéré.

Certes les sols y sont généralement médiocres, notamment ceux qui proviennent des roches primaires ou des grès triasiques, mais leur insuffisance en calcium et en acide phosphorique est souvent compensée par leur légèreté qui les rend faciles à travailler. Sauf sur les argiles! Et puis, la grande variété (même sur des distances inférieures à un décamètre) des faciès minéraux – elle témoigne d’une sédimentation en eaux lagunaires ou d’un métamorphisme en bout de course – se combine avec les effets de l’exposition pour multiplier les possibilités agricoles… pour peu qu’on veuille bien ou qu’on soit obligé par quelque « crue démographique » de vouloir les mettre en valeur.

Même s’il y eut dans le passé – notamment au quatorzième siècle et, plus récemment, pendant quelques décennies du dix-huitième siècle – des « petits âges glaciaires » pour modifier ces données, celles-ci peuvent être considérées comme permanentes et forment, en tant que telles, une constante de l’être chassiérois.

Dans ce pays, par temps calme, en avril ou mai, quand les rouge-gorges, les mésanges, les verdets, les rouge-queues, les pinsons épouillent les arbres et nous paraissent s’appeler, quand le coucou, puis le pic ou la huppe et enfin le soir et la nuit, le rossignol et la hulotte – qui trouble un peu – jouent avec l’air et ses échos, on peut oublier, au moins pour faire semblant, les calamités qui menacent le charme.

Ou, pendant l’été indien à qui il peut arriver de refleurir les pruniers, en plein novembre, ou quelques cerisiers écervelés… Et il y a des journées anticycloniques d’hiver où l’an qui vient s’annonce d’un bleu si transparent que rien de mauvais ne semble pouvoir se produire. Même dans le plein été, aurores et crépuscules vous permettent ici de respirer librement et contribuent à cette ambiance à la fois aérienne et arrondie qui fait les épaules douces à l’imagination.

Plus qu’un territoire, « Chassiers » est donc un terroir, un endroit qui retient, où on sent qu’on pèse son poids, où on pressent peut-être que le prix de la verticalité et de la liberté se paie de lenteur, mais où on avance quand même. À son pas. Une histoire s’y trace, latérale à l’Histoire. Ne s’en déduisant pas. Autonome.

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