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Quelques remarques préliminaires sur le désir d’Histoire et les moyens de lui répondre.

Serait-ce que, mortels, nous ne voulons pas le savoir? Mais beaucoup d’entre nous – et qui ne sont pas forcément des intellectuels – plongent dans la recherche du Passé ou dans la lecture des résultats de cette quête, comme s’ils espéraient s’y retrouver et, s’y retrouvant, s’y découvrir comme éternels.

L’historien ou son lecteur sont d’abord poussés par une exigence immédiate, antérieure à toute analyse comme à toute réticence : retrouver des pans du Passé tels qu’ils se déroulèrent, comme si on y était, ou plutôt comme si on y avait déjà été, comme si – bien avant notre naissance, qui devient alors renaissance – nous avions vécu une vie sans mort véritable.

Bien entendu, nous trichons. Dans le moment même où nous semblons nous jeter à l’étourdi dans l’identification au Passé, nous n’ignorons jamais complètement – surtout s’il se trouve que nous avons acquis une certaine culture – qu’il s’agit justement d’un étourdissement. Nous savons bien que l’identification parfaite est hors de notre portée (elle signifierait d’ailleurs notre anéantissement) et que cette impossibilité révèle des distances infranchissables, celles qui sont crées par le temps et qui, une fois passée la foucade d’étourderie, apparaissent alors comme le véritable objet de l’Histoire.

Mise en mouvement par le désir d’une communion absolue avec le Passé, notre quête dévie aussitôt vers l’étude des conditions qui rendent impossible un tel orgasme. Impossible, mais non impensable. Hors d’atteinte mais jamais éliminé et toujours travaillant à la sape le travail de l’historien et la lecture des résultats de ce travail.

L’intuition initiale peut se reproduire de temps à autre mais elle reste une étincelle instantanée et l’historien ne s’y attarde pas… sauf s’il s’agit de préciser les fameuses distances infranchissables. Alors, il s’en détourne et commence son lourd et lent labeur de recherches et d’exposé, tandis que son lecteur s’attelle à son tour, page après page, à déchiffrer l’argumentation et le récit. On a quitté l’étincelance du désir pour patauger dans les pénombres de l’explication plus ou moins lumineuse. Prenons-y garde cependant : l’ennui nous guette !

Certes, les plus déliés, les plus habiles parviendront à le tenir sur la marge, à force de subtilités intellectuelles qu’ils arriveront parfois à faire partager, mais l’écart est tel entre le désir d’Histoire et sa réalisation qu’il faudra aux plus doués une tension toujours renouvelée pour rapprocher les deux exigences.

Et là, nous sommes au cœur de l’Histoire.

Trop souvent obnubilé par le souci de précision et de documentation, l’érudit se perd dans les labyrinthes de la recherche. Il accumule les sources et les recoupements, il entasse, il rature, il revient sur ses pas et, même quand il consent à rendre compte de son travail, c’est sous la forme d’articles ou d’exposés, voire de livres ou de thèses, rédigés les uns et les autres dans une écriture qui s’efface derrière ce qu’elle est chargée d’énoncer. Dans les meilleurs cas, il reste au lecteur une jubilation spirituelle, source cependant d’un plaisir bien menu au regard de ce que le désir d’Histoire exige.

Il me semble au contraire que j’aurais envie de ne pas oublier ce qui nous meut vers l’Histoire, l’élan originel sans lequel la recherche et la découverte engendrent la déception. Oui, mais comment?

En essayant de restituer à l’Histoire sa qualité littéraire et philosophique.

Avec d’excellents arguments, la majorité des historiens a voulu, au vingtième siècle, donner à la « discipline » une place parmi les « sciences humaines » et, du coup, a été privilégié l’établissement le plus rigoureux d’une documentation de plus en plus abondante, de plus en plus multiforme, qu’on a même essayé parfois – l’informatique aidant et sollicitant – de quantifier en séries mesurables et transcriptibles en graphes. L’exigence a souvent été bénéfique dans la mesure où elle a agrandi le champ du possible (en montrant que tout est archive), dans la mesure aussi où elle a prouvé clairement qu’il n’y a pas de « faits bruts » en Histoire – faits qui s’imposeraient à l’étude à partir de l’extérieur de celle-ci – mais que l’Histoire et son appareillage de pensée font naître les documents qui deviennent ensuite objets d’étude.

Seulement, cet ensemble de démarches est devenu une fin en soi. On a oublié qu’il ne s’agit là que d’un travail préliminaire. Travail préliminaire dépourvu de sens s’il ne débouche pas sur un récit qui s’efforce de restituer la présence au passé étudié. Et, pour y parvenir, l’historien doit alors privilégier la production d’un texte qui fasse la part belle à l’écriture. Non pas à la belle écriture, mais à l’écriture dont l’allant et le repentir tentent d’accéder à la présence.

En principe les deux exigences – disons : la scientifique et l’artistique – sont successives : elles ne sont pas fondamentalement incompatibles. Malheureusement, le temps prend sa revanche sur l’historien. En pratique, la démarche scientifique est tellement prenante qu’elle ne laisse pas de loisir, ou pas assez, à l’écriture du récit. Que risque-t-il alors de se passer?

On risque alors de rencontrer .deux grands types d’historiens (chacun déniant d’ailleurs à l’autre cette qualité) : le scientifique, braqué sur ses documents de première main et qui, de temps en temps, communique des messages incolores, sans commune mesure avec le désir d’Histoire ; l’artiste, le littéraire, travaillant en seconde ou en énième main sur les travaux du premier, sans en dominer correctement les démarches et qui s’escrime – avec un résultat fort incertain – à imaginer des reconstitutions historiques douteuses.

L’idéal est facile à définir : ce serait l’œuvre d’un surdoué – aidé de surcroît par des équipes de chercheurs – qui intègrerait dans son texte littéraire les allées et les venues de sa quête documentaire, au point de nourrir le texte ou plutôt de faire que le texte se nourrisse avec les aléas de la science, en multipliant tensions, vibrations, silences et ruptures… Évoquant ainsi (ou croyant évoquer, car cela est peut-être impossible) la vie du passé et l’envie qui nous pousse à vouloir la revivre. Facile!

En réalité, il faut choisir et puisque il faut choisir, je choisis de me placer du côté du récit. Et travailler de seconde main sur des sources déjà présentées par d’autres, quitte parfois à faire venir des inédites mais sans passer le temps nécessaire à un examen scientifique. Cela implique quand même beaucoup de lectures, l’acquis culturel de toute une vie et surtout un effort constant pour que l’écriture produise des effets de réel qui ne soient pas de simples enjolivures.

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