ou encore : comment inventer le début d’une histoire,

ou encore ; Naissance de Chassiers (1)

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Il faudrait pouvoir se faire une raison et admettre que nous ignorons tout de la naissance d’une entité qui pourrait se nommer « Chassiers ».Mais, se faire une raison, ce n’est pas facile quand notre désir d’Histoire nous pousse à croire que le geste initial qui donna lieu et date à cette naissance portait déjà en lui le « destin » de « Chassiers » jusqu’à aujourd’hui et sans doute demain. Alors, on cherche désespérément, même si on devine que « Chassiers » a dû naître sans s’en apercevoir…

«Chassiers » avait déjà de longs siècles d’existence (combien? Ça c’est une autre Histoire!) quand, dans le quatrième quart du dix-neuvième siècle, on lui imagina une naissance qu’on fit alors remonter jusqu’au sixième siècle.

Je vais donc, à mon tour et à ma manière, inventer le récit de la naissance du récit qui raconte la naissance de « Chassiers ». Deux préoccupations seulement me guideront dans ce récit : d’une part, la cohérence des « faits » relatés, d’autre part, la prise en compte de la documentation présentement accessible. Je ne dirai donc jamais que les événements se sont déroulés réellement comme ça, mais seulement (seulement!) que le récit que j’en dresse est vraisemblable.

Et ce récit – j’insiste : il ne s’agit pas, pour l’instant, du récit de la naissance de Chassiers, mais il s’agit du récit qui inventa la naissance de Chassiers – commence vers 1875 dans une maison de la Place qu’on peut voir encore et qui appartenait à ce moment à la famille Payan.

La famille Payan est une famille de notables à revenu relativement modeste qui joue dans la communauté chassiéroise un rôle central depuis au moins le dix-huitième siècle. Dés avant la Révolution, des Payan sont « officiers » de la Confrérie des Pénitents Bleus », une association religieuse très catholique qui a été fondée en 1584, lors des guerres religieuses. En 1790, un Pierre Payan devient le premier maire de la Commune qui vient d’être créée par la Nation et par le Roi. Un petit-fils (ou arrière-petit-fils?) Xavier Payan, percepteur, lui succédera à la Mairie beaucoup plus tard. En 1875, Cyprien Payan meurt sans enfants et la maison de la Place passera à la famille alliée des Soulerin.

Il n’est pas négligeable que l’insertion de ces Payan dans la société chassiéroise se soit faite à la fois par le béchar et par la plume. Les Payan ont des terres qu’ils cultivent eux-mêmes pour la plupart des parcelles, mais leur notoriété et leur notabilité proviennent plutôt de leur aptitude à manier la plume : beaucoup de cadets sont devenus prêtres et les autres membres de la famille ont acquis une instruction bien supérieure à la moyenne. Xavier ou Cyprien Payan ont des relations parfois lointaines mais importantes et, au décès de Cyprien, sa veuve recevra une aimable lettre de condoléances écrite par le comte de Chambord, sur laquelle je vais revenir.

1875 : les dernières années de Cyprien Payan coïncident avec le moment où la France semble hésiter entre République et Monarchie. La chute de Napoléon III, après la défaite de Sedan face à la Prusse en 1870, laisse face à face les courants royalistes et les courants républicains aussi divisés les uns que les autres. Longtemps synonyme de révolution sociale et de troubles, l’idée républicaine progresse en « s’assagissant » sous l’influence de conservateurs comme Adolphe Thiers ou même Jules Ferry. En face, les royalistes sont partagés entre « légitimistes », partisans du Comte de Chambord (qui se fait volontiers appeler Henri V) et les « orléanistes », qui souhaitent le retour sur le trône de France du Comte de Paris, dernier descendant du dernier roi régnant, Louis-Philippe. En 1873 pourtant, les modérés des deux clans royalistes viennent d’obtenir un résultat intéressant : le 5 août, le Comte de Paris est reçu à Froshdorf (en Allemagne) par le Comte de Chambord. Ce qui semble amorcer la réconciliation.

À Chassiers, la vie quotidienne n’a pas été bouleversée par la rencontre des deux princes ! Pourtant, il est vraisemblable qu’au moins Cyprien Payan s’est senti concerné. Nous savons qu’il était « un ami dévoué » du parti du Comte de Chambord qui le considérait comme « un homme de bien…promoteur et protecteur de toutes les bonnes œuvres, serviteur aussi modeste que zélé de toutes les nobles causes… ». Ces citations sont extraites de la lettre de condoléances envoyée par le Comte de Chambord – de Froshdorf justement – à la veuve de Cyprien Payan.

Même si le Comte de Chambord a mis plus d’un mois avant de réconforter la veuve, les termes qu’il emploie sont sans équivoque : « Je reçois tardivement une lettre de Monsieur de Barruel qui m’annonçait dès le mois de septembre votre affreux malheur… Que de fois, le nom de cet homme de bien avait été prononcé devant moi par ceux de ses compatriotes qui le pleurent avec vous… » Autrement dit, si le Prince n’a pas connu personnellement le Chassiérois, certains de ses lieutenants les plus importants (Barruel) savent qu’ils viennent de perdre un fidèle. Et ceci a son importance pour comprendre le récit de la naissance de « Chassiers »

La pensée légitimiste a été déconsidérée par ses outrances, par ses échecs et par l’entêtement archaïque de trop de ses partisans, à commencer par l’obstination du premier d’entre eux. Pourtant, le refus « légitimiste » du monde moderne, de ses usines et de ses cuisines financières, de son centralisme parisien pressentait la face sombre de la modernité d’alors. Pour réactionnaires qu’ils fussent, les tenants de cette idéologie n’étaient pas toujours engoncés dans leur délectation morose. Cyprien Payan pense et agit comme s’il était le porte-parole d’une de ces petites communautés rurales qu’il sent menacées de disparition.

Face au « pays légal » (expression créée par Charles Maurras un peu plus tard mais dans la foulée de ce mouvement) qui est en train de se mettre en place depuis 1871, plus ou moins républicain (avec les « lois constitutionnelles » de 1875), plus ou moins lié à la bourgeoisie industrielle et financière, plus ou moins international par les biais de la colonisation et des placements cosmopolites, Payan et consorts veulent dresser la coalition des paroisses rurales (le « pays réel » de Maurras) dans lesquelles un peuple sain de corps et d’esprit est rassemblé autour de ses bergers « naturels » : le curé, l’instituteur mariste, quelques propriétaires fonciers frottés aux « humanités » et parfois – mais ce n’est plus le cas à Chassiers – l’ancienne dynastie seigneuriale.

De ce point de vue, l’Histoire est jugée une arme efficace si elle montre la permanence des liens paroissiaux et la constance de leur résistance au protestantisme, aux « démagogues » du suffrage universel et de l’école laïque ou même à la bourgeoisie voltairienne, héritière des « Lumières ». Et ce sera encore mieux si l’Histoire peut trouver une origine tellement sacrée qu’elle protège par la suite la communauté contre les entreprises démoniaques qui la menacent.

C’est dans cette ambiance idéologique qu’est né le récit de la naissance de « Chassiers »

Ce récit repose sur une seule archive : un très bref extrait, difficilement lisible, de la « Charta Vetus », recueil de textes très anciens et très mal conservés dont l’évêque de Viviers avait commandé aux environs de 950 une compilation afin d’affirmer la prééminence de la cathédrale de Viviers sur beaucoup de bénéfices liés à des églises du Vivarais. Ensuite, pendant six siècles, la « Charta Vetus » avait dormi dans la bibliothèque de l’évêché, jusqu’à l’incendie de l’édifice lors d’un assaut des calvinistes contre Viviers. Toutefois, malgré son importance, l’incendie semble avoir épargné la « Charta Vetus », puisque un siècle plus tard, Jacques de Banne, un chanoine de la cathédrale le fait lire à son ami, le père Colombi, un jésuite. Encore un siècle et un autre chanoine, Rouchier, publie vers 1850, une « Histoire du Vivarais » dans laquelle il parle assez longuement d’un monastère qui aurait existé à Chassiers et dont les bénéfices auraient été acquis par un évêque de Viviers exerçant son sacerdoce dans la deuxième moitié du sixième siècle.

Par Albin Mazon, nous savons comment le chanoine Rouchier lisait le passage de la « Charta Vetus » qui « concerne » Chassiers. Il lisait : « dompnus melanus ibi monasterium in cassariense sancto vincentio dotavit » qui peut se traduire par « Le seigneur évêque Melanus a confié à la cathédrale (Saint-Vincent) un monastère à Chassiers. » C’est seulement sur ces quelques mots que repose le récit de la naissance de Chassiers autour d’un monastère.

Sur ces quelques mots? Non! Sur un certain agencement de ces quelques lettres ! En effet, Mazon – qui suit la lecture du chanoine Rouchier » – nous confie, sans insister, que le père Colombi – celui auquel Jacques de Banne avait fait lire la « Charta Vetus » – en proposait une autre lecture : non pas « ….monasterium in cassariense » mais « …axnacenum et casanensem » qu’il traduisait par « les Assions et un chazalet » (ou »les Assions et Chassagnes »?).

Une étude paléographique plus fine de ce texte permettrait peut-être d’arbitrer, mais je n’ai pas réussi à trouver la « Charta Vetus » originelle. Quoiqu’il en soit, « la tradition locale » (confortée par Albin Mazon et par les premières livraisons de « La Revue du Vivarais ») tient pour avéré qu’il y avait bien un monastère à Chassiers, dès le sixième siècle, ce qui signifie que « Chassiers » est né autour de ce monastère.

Mais la « tradition locale », qu’est-ce que c’est à Chassiers dans les dernières années du dix-neuvième siècle? C’est d’abord la maison Payan, sur la Place(*). Elle a abrité et elle abrite encore les archives laissées par les offices notariaux qui se sont succédés au village depuis le quinzième siècle, notamment celles de Vincent et de Bellidentis-Rouchon. Cyprien Payan y a pris de nombreuses notes, en fonction de ce qui lui paraissait important, notamment sur la Confrérie des Pénitents Bleus mais aussi sur deux de ses ancêtres Pierre et Xavier Payan, qui furent pris dans les tourments de la Révolution.

(*) Un lecteur, Monsieur Pierre Lemblé, un des petits-enfants de Paul Soulerin, me signale que je fais sans doute ici une confusion entre deux maisons de la Place : Cyprien Payan habitait dans la maison qui se trouve au sud-ouest de la Place et non dans celle qui se trouve à l’est. En tout cas, c’est dans la première qu’il serait décédé en 1875…  Pierre Lemblé met également en doute que Suzanne Soulerin ait pu être le relai entre les familles Payan et Soulerin.Je lui en donne acte.

Après 1875 et le décès de Cyprien Payan, la maison et son contenu appartiennent à la famille Soulerin qui lui est alliée puisque une des grand-mères de Cyprien Payan était Suzanne Soulerin (*). Et le relai de Cyprien Payan est pris par Paul Soulerin.

Paul Soulerin (**) est un personnage d’autant plus intéressant que nous avons sur lui des renseignements plus précis que sur Cyprien Payan. Ingénieur de formation (notamment dans la mécanique des chemins de fer), il semble avoir fait partie de ces penseurs qui auraient voulu concilier les aspects religieux et politiques de la tradition avec l’ingéniosité technique, seul aspect acceptable de la modernité. Il n’est donc pas crispé sur le passé comme pouvait l’être le milieu idéologique de Payan mais il pense qu’il est possible de sauver la tradition en adaptant au monde moderne les structures sociales de l’ancien temps de façon à guider les classes populaires vers l’intelligence de la technique moderne, en leur évitant les « pièges » de la démocratie et du socialisme. Dans cette optique, il créera, équipera et conseillera un syndicat agricole à partir duquel il essaiera d’introduire le monde chassiérois dans une modernité catholique.

(Ajoiuté provisoirement le 9 janvier 2009 :

Je viens de m’apercevoir que j’ai commis une confusion entre Léon Soulerin et Paul Soulerin. C’est Léon Soulerin qui se serait beaucoup occupé de chemins de fer (système de freinage) et de téléphone! Je vais vérifier qu’il s’agit bien de deux parents : ce ne devrait pas être trop difficile…)
(**) C’est encore Monsieur Pierre Lemblé qui me permet de préciser maintenant (19 décembre 2009) que Léon et Paul Soulerin sont deux frères. Paul Soulerin a été successivement géomètre du cadastre en Algérie, notamment, et expert-géomètre près du tribunal de Largentière. Il n’a jamais été maire de Chassiers, mais j’ajoute qu’il s’est plusieurs fois présenté aux élections municipales de Chassiers. Je compte évoquer ces élections dans un chapitre (très) ultérieur…


Ce faisant, Paul Soulerin reste dans le droit fil de l’évolution d’une partie de la Droite française au moment du changement de siècle. De façon générale, cette époque voit le rapprochement et parfois la fusion entre les courants légitimistes, orléanistes et les plus conservateurs des républicains et, à l’intérieur de cette sorte de coalition, un certain nombre de catholiques s’acharnent à construire une doctrine sociale de l’Eglise qui préfigure la « démocratie chrétienne » du vingtième siècle. Paul Soulerin en est plus ou moins.

Et Albin Mazon aussi, qui a probablement accès par l’intermédiaire de Soulerin aux notes que celui-ci a ajoutées à celles de Cyprien Payan sur les archives notariales et familiales que contient la maison de la Place. Albin Mazon jouit dans le « Vivarais » de la fin du dix-neuvième siècle d’une réputation (méritée) d’érudit sérieux, d’écrivain agréable et de bien-pensant hostile à la fois aux formes aliénantes du capitalisme et à toutes les formes de démocratie socialiste. Il a donc facilement sa place dans « La Revue du Vivarais », même si parfois il y apparaît un peu comme le mouton noir.

Et c’est sous cette double caution, que naît et se répand et s’enrichit le récit de la naissance de Chassiers autour d’un monastère du sixième siècle.
Voir Naissance de Chassiers (2)

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