Dans une précédente page (inexistence(1) j’ai cité le passage de la Deuxième Promenade des « Rêveries du Promeneur Solitaire » dans lequel il me semble clair que Rousseau a ressenti ce sentiment de plénitude et de vacuité que n’importe lequel d’entre nous peut ressentir à certains moments.

L’aspect dramatique du récit ne doit pas nous conduire à oublier que ce sentiment d’inexistence s’impose souvent dans des circonstances beaucoup plus calmes. En fait, je crois que nous pouvons l’éprouver à des moments très divers dont le point commun est sans doute la surprise : le saisissement instantané et inattendu qui à la fois nous anéantit et nous intègre dans le Tout, dans l’Un.

Le Vieillard Cerisier évoque un de ces instants.

“…Et soudain, il se passe quelque chose. Il ne se passe rien mais soudain vous n’existez plus. Les choses du monde soudain n’existent plus. Elles existent encore et bien plus qu’avant et vous aussi, mais non, on ne peut pas dire ça comme ça. Sans doute, on ne peut pas le dire. On peut le dire peut-être mais avec d’autres mots. Il n’y a pas d’autres mots. Les mots sont toujours là. Toujours les mêmes. Ont toujours été là. Seront toujours là, sans doute. Usés, on dirait, incapables de dire ce qu’il faut qu’ils disent, usés comme s’ils n’étaient pas des mots mais des choses qui s’usent aux entournures à force de servir. Les mots ne sont pas des choses. Et là où vous êtes maintenant, vous qui n’êtes plus vous, mais beaucoup plus, là où il n’y a plus d’espace, maintenant qu’il n’y a plus de temps, vous éprouvez une certitude immédiate : il est possible d’être dans l’impossible.

Quelqu’un ou quelque chose a franchi un seuil au-delà duquel il n’y a plus de seuil possible, pas d’accès ni d’issu. Quelqu’un ou quelque chose reste sur le seuil au delà duquel il n’y a rien, y ayant tout. Quelqu’un ou quelque chose perçoit le seuil : un grenu, des rugosités, une proximité minérale, un souffle avant qu’il y ait de l’espace pour que le souffle s’y déploie… un souffle avant qu’il y ait du temps pour qu’il y ait de l’espace pour que le souffle s’y déploie. Oui, on perçoit le seuil, on le voit, on le touche, on en éprouve la présence et on est de la même manière cette présence du seuil qui est aussi la présence de tout ce qui est. On est l’être-là du monde. On fait un avec sa dimension inconnue, celle qui abolit les autres. On est cette dimension inconnue et qui n’a pas à être connue, qui n’a qu’à être. Identique à la stase universelle, on est là, sans ici ni maintenant, cosmique,éternel. On y a toujours été. On y sera toujours. On n’y sera jamais : c’est pareil…”

Et quand, revenant à lui, Jean-Jacques redevient Rousseau, alors (et surtout si le moi évoqué est celui d’un écrivant) la pensée – la pensée conceptuelle, bien sûr, qu’est-ce qu’une pensée qui ne serait pas conceptuelle ? – cherche à donner de la durée à l’instant, de la durée et de l’espace. Je sais qu’il n’y a que l’Un qui ait de l’être : il est l’être. Non pas « l’Être Suprême », mais le seul être possible, l’être, pas une personne, fût-elle éternelle, toute-puissante, omnisciente, mais la substance, la stase qui, étant tout, n’admet ni dedans ni dehors. Pas de miroir pour la refléter, même maladroitement, et où se situerait-il, ce miroir? Rien qui puisse exister, en surgir. Pas d’événement. Pas de péripéties.

Mais alors, comment se fait-il que je me trompe à ce point? Comment se fait-il que je cherche à donner de la durée à l’instant ? que je cherche à raconter cet instant aux autres (ces autres qui ne peuvent pas plus exister que moi) comme s’il s’était déroulé à un certain moment de ma vie et sur un seuil que je pose comme un lieu où cet accès a été possible? Si je me leurre, c’est que je pense et si je pense, c’est bien que je suis ! Comment s’en sortir en y restant!

Pour cela, je fais appel à Spinoza. Spinoza que je connais si mal. Spinoza dont j’ai cru comprendre qu’il considère le Tout (qu’il appelle « Dieu ») comme la co-présence de tous les modes possibles d’être. Tous les modes possibles et non pas tous les modes imaginables ou concevables, puisque notre mode d’être (un parmi une infinité) ne peut pas nous permettre d’imaginer ou de concevoir d’autres modes d’être. Il ne peut pas nous le permettre car il suppose le recours absolument nécessaire à l’espace et au temps. Comment pourrions-nous concevoir ou imaginer quoi que ce soit qui échapperait à l’espace et au temps? Essayez donc!

Voir aussi : Homme de Nuit
et puis aussi : De l’inexistence (1)
et De l’inexistence (3)

Répondre