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Naissance de Chassiers (2)

« Chassiers » serait donc né d’un monastère dont l’existence serait attestée au milieu du sixième siècle. « …monasterium in cassariense… »(Voir Naissance de Chassiers (1) . Tenant pour avérée cette lecture de la « Charta Vetus » (voir le précédent billet de cette suite), Paul Soulerin précise, à la fin du dix-neuvième siècle, que le monastère s’étendait entre l’espace délimité par Saint-Hilaire et Saint-Benoît. Il débordait même cette espace, puisque les moines auraient disposé d’une vase maison « sous Saint-Benoît, qui existe encore aujourd’hui ». Paul Soulerin fait appel à « la tradition », en précisant « … on a vu dans un vieux manuscrit aujourd’hui perdu que dans un chapitre se trouvaient réunis cinquante-huit religieux de chœur, sans compter les absents et les convers… ». Et d’ajouter, selon la même tradition, que la maison sous Saint-Benoît permettait de loger les enfants dont les religieux avaient la garde.

Acceptons pour l’instant ce que nous dit la tradition et imaginons ce que pouvaient représenter, au milieu du sixième siècle, un tel couvent et le village de fidèles venus peu à peu se regrouper autour.

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Nous sommes donc dans les temps mérovingiens. Ces temps des « rois fainéants » que nous racontaient jadis les livres d’école inspirés par Charles-V-Langlois ou Georges Seignobos, quoique le protestantisme de ce dernier puisse le rendre suspect aux yeux de la tradition. Temps incertains : l’Empire Romain n’existe plus – sauf dans les spéculations de quelques clercs – du moins en Europe occidentale, ni la Gaule : la « Francia » n’est pas encore en place, pas même sous la forme de « Francia minor ».

Époque si mal connue qu’on aurait tendance à la croire inconnaissable et voir là conséquence d’une désorganisation essentielle de tous les pouvoirs. L’autorité publique – que l’influence d’une certaine lecture de la romanité fait considérer comme indispensable – n’en finit pas de s’affaisser. Même les dénominations des régions (et en particulier de l’avant-pays cévenol) disparaissent ou ne conservent qu’un sens vague : « Viennoise », du nom de la province romaine où « Chassiers » serait inclus ; « Burgondie » dont l’extension, tout à fait théorique, englobait l’actuel Val de Ligne…

Bien entendu, le relief que nous connaissons était déjà là mais – à la différence de ce qu’on vit plus tard – « serres » et « valats » chassiérois disparaissent sous une couverture uniforme de végétation serrée où les chênes sont particulièrement nombreux, donnant au pays une uniformité sombre que nous avons du mal à imaginer aujourd’hui.

Monde difficilement pénétrable, dressé tout près et tout contre les installations humaines. La forêt est à peine effleurée par quelques cueillettes qui y empruntent les matériaux pour la construction, le chauffage, l’outillage, la nourriture des porcs : effractions furtives d’où on rapporte surtout la peur panique.

Car la forêt fait peur. Malgré l’absence de documents directs, il nous faut imaginer (ne serait-ce qu’à l’aide des angoisses qui nous hantent parfois) ces hères des temps mérovingiens. En permanence mal nourris, sous-alimentés souvent, parfois affamés, carencés dès la vie fœtale, ils portent dans leur anatomie les traces de l’avitaminose et de la souffrance : squelettes contournés et rachitiques, chevelures graisseuses mal peignées, mal épouillées, visages rendus hagards par le goitre exophtalmique et déformés par la disparition précoce d’une partie de la dentition… Zombies prostrés (ou, tout soudainement, frénétiques), ils survivent avec un langage rudimentaire mal articulé et souvent entrecoupé de cris ou d’onomatopées.

Pour eux, l’épaisse forêt environnante est à la fois si proche et si étrange qu’elle semble à la surface, assiégeant les cabanes, comme l’émanation des profondeurs aqueuses, malfaisantes. D’inquiétantes bestiasses l’habitent : sangliers, lynx,chats et chiens sauvages, mais aussi toute un bestiaire imaginaire nourri aux rêves et les alimentant.

Au sein de ce monde transi, des moines auraient donc construit un couvent, avec l’accord de « dompnus melanus », le seigneur-évêque Melanus le Second (Saint-Mélan) qui occupait en 549 le siège de Viviers. Pourquoi installer un monastère à cet endroit? Et d’où venaient ces moines? Quelle règle pratiquaient-ils ? Nous n’en savons strictement rien. La « tradition » – qui a tendance à mélanger les époques – parle de Bénédictiins, descendus de l’abbaye de Saint-Chaffre en Velay, non loin du Puy. Pour 549, c’est doublement impossible : à ce moment, Benoît de Nursie (Saint-Benoît) vient de mourir et ses instructions ne sont suivies que dans deux ou trois monastères de la péninsule italienne. Quant à l’abbaye de Saint-Chaffre, elle ne sera fondée que cent cinquante ans plus tard!

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Surtout, les moines chantent. Chantent à n’en plus finir. Justement pour en finir avec l’interminable borborygme du silence, du cri, de la détresse. Voix monotoniques répétant sans cesse les mêmes thèmes musicaux, avec d’infimes variations, et infinies. Comme si votre âme de pierre tombait dans les abîmes, fracassant les échos de sa chute contre des parois illimitées ; comme si la chute, d’être ainsi rythmée lourdement, épousée par le chant, s’inversait et, des profondeurs où elle vous entraîne, clamait vers un être des hauteurs

Oui : une bien belle histoire que trop peu de preuves et trop d’invraisemblances conduisent malgré tout à laisser de côté. Aussi intéressant soit-il, ce récit nous en apprend finalement moins sur le Haut Moyen-Âge chassiérois que sur la manière dont certains de nos contemporains se représentent parfois le passé local. La très hypothétique présence du monastère a eu surtout pour mérite (pendant plus d’un siècle) de faire considérer le village comme enraciné en terre sacrée. Pour la tradition « mazonienne », la communauté locale, ainsi ancrée en religion à la fois par sa fondation et par ses fondations (les plus vieilles maisons reposant sur un soubassement de voûtes construites à l’aide des pierres du monastère), était comme définitivement protégée contre les tentations diaboliques que les siècles allaient lui présenter!

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