Roman autour de l’art roman

et de la chapelle Saint-Benoît

vignette

La chapelle Saint-Benoît est en fait une chapelle double : deux absides et deux nefs accolées, de façon assez rare et qui pose d’ailleurs problème. À l’époque – tardive – où elle commença à servir de lieu de réunion pour la Confrérie des Pénitents Bleus, on parle d’elle comme s’il s’agissait de deux chapelles différentes, le patronage de Saint Benoît étant réservé à la chapelle du fond (côté nord) tandis que la première chapelle (celle du sud) apparaît alors comme dédiée tantôt à « la Madeleine » tantôt à la Vierge.

Les tenants du récit que j’ai évoqué dans le premier chapitre de cette histoire affirment qu’au départ il n’y avait qu’une chapelle et qu’elle était destinée aux religieux du monastère. Par la suite, disent-ils, il fallut l’agrandir en la dédoublant pour pouvoir tenir compte du succès du couvent. Une variante de ce récit précise que la chapelle initiale était réservée aux moines et la seconde aux laïcs de la paroisse.

Une chose semble à peu près assurée : les deux parties de la chapelle ne sont pas exactement contemporaines, puisque de récents travaux de consolidation ont permis aux ouvriers du chantier de constater que l’abside du nord (celle de droite quand on regarde l’édifice à partir de sa face orientale) s’appuie sur l’abside du midi qui lui serait donc antérieure.

Aucun texte ne permet de dater de façon précise la création de Saint-Benoît et nous ne connaissons pas les circonstances de sa création. Pourtant, une évidence s’impose d’emblée: il s’agit d’un bâtiment roman.

Qu’il ait été maintes fois remanié à l’intérieur surtout, mais aussi à l’extérieur, c’est très probable: les passages entre les deux parties de la chapelle (entre les deux chapelles) ont varié au cours des siècles; il y eut sans doute un accès par la petite calade du nord sur laquelle donnait une porte qu’on peut encore apercevoir à travers le trou qui vient d’être creusé dans le mortier vers l’angle nord-ouest de la chapelle du fond; les vitraux (en mauvais état) ne sont certainement pas d’origine, ni les colonnettes du porche, ni le clocheton… On peut multiplier les exemples. Il n’empêche.

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Digression sur l’art roman

La plupart des spécialistes de « l’art roman » s’accordent pour reconnaître que cet art est si varié – selon les époques et surtout selon les régions – qu’il n’est pas possible de prétendre le définir par tel ou tel caractère dont la présence signifierait qu’on a à faire avec une œuvre romane, tandis que l’absence de ce caractère signifierait que l’œuvre n’est pas romane. Et presque tous de conclure que la seule définition possible consiste à affirmer que « l’art roman » correspond à l’art des onzième et douzième siècles dans l’Europe héritière de la partie occidentale de l’ancien Empire Romain. On atténue même un peu cette définition en faisant remarquer que les siècles en question ne doivent pas être pris dans l’absolu arithmétique et que la période concernée peut commencer un peu avant l’an mil et se terminer bien après l’an 1200. Soit.

Seulement, que dire d’un édifice qu’on ne sait pas dater ?  L’exemple de la chapelle Saint-Benoît de Chassiers est là pour prouver que nous n’hésitons pas beaucoup à franchir le pas. Et nous n’hésitons pas parce que chacun de nous, le spécialiste comme le profane, a acquis l’intime conviction qu’il saura reconnaître au premier coup d’œil une œuvre romane, surtout s’il s’agit d’un édifice. Ce savoir n’est pas forcément scientifique, il l’est même très rarement, il s’est souvent ancré en nous sans que nous puissions dire comment, mais – même si nous admettons sa fragilité – nous y croyons dur comme fer, ou plutôt s’agissant de « l’art roman », dur comme pierre !

façade orientale

Devant la chapelle de Chassiers, et surtout à l’intérieur de celle-ci, nous sommes tous sûrs qu’elle appartient à « l’art roman » ! Essayons donc d’expliciter cette conviction, quittes à nous apercevoir ce faisant qu’en développant les raisons implicites qui nous poussent nous rencontrons beaucoup d’incertitudes et de contradictions.

La pierre ! Je prends le pari que nous ressentons ici une ambiance romane parce que nous y sommes cernés par l’omniprésence de la pierre. La pierre. Le bloc de pierre. Et ceux d’entre nous qui ont une certaine culture historienne savent qu’effectivement, aux environs des onzième et douzième siècle, en Europe occidentale, les bâtisseurs d’édifices religieux se prirent d’amour immodéré pour ce matériau, alors que leurs prédécesseurs et leurs successeurs jouaient ou jouèrent volontiers avec le bois ou le verre. Les romans s’en tinrent, eux, à la pierre. Attention ! déjà une objection : les églises romanes scandinaves sont plutôt portées sur et par le bois. C’est vrai, mais nous parlons ici et maintenant de l’Europe occidentale et cette notion est déjà assez bien fixée à l’époque, ne serait-ce que par la référence à Rome.

Donc, la pierre ! Regardez l’épaisseur des murs telle qu’on peut l’apercevoir au niveau des baies : au moins un mètre et demi de lits de moellons ! Nous sommes bien ici dans un autre monde que les cathédrales gothiques qui s’envolent par le vide, le verre, la découpe, l’ornement. Ici, on ne s’envole pas : la pesée de la pierre épaisse vous courbe au contraire vers le sol.

En particulier, le poids de la voûte de pierres à laquelle s’ajoute la masse des superstructures de la toiture exerce sur les murs porteurs des poussées latérales qui tendent à écarter ces murs et à les déséquilibrer. Pour que les poussées latérales ne l’emportent pas sur la résistance des murs les bâtisseurs disposaient d’un certain nombre de moyens. Notamment l’épaisseur des murs devaient être d’autant plus grande que l’élévation des voûtes était plus ambitieuse. En fait, ces poussées latérales orientaient la construction vers des édifices trapus, à la fois relativement peu élevés et solidement accrochés à leur soubassement. Avec l’omniprésence de la pierre, ce caractère massif a sans doute beaucoup contribué à une certaine image de « l’art roman » avec cependant de nombreuses exceptions.

La chapelle Saint-Benoît appartient plutôt aux exceptions : les voûtes ont une élévation qui est due en grande partie à l’emploi du berceau en arc brisé. Au lieu d’avoir comme parfois une voûte de plein cintre (que l’on avait tendance au dix-neuvième siècle à tenir comme la principale caractéristique de « l’art roman ») construite en utilisant un seul cintre en demi-cercle, on a utilisé ici comme souvent deux cintres de rayon plus grand et qui s’appuient l’un contre l’autre par un sommet où se voit la brisure de l’arc : ce sommet est ainsi surélevé, ce qui donne une certaine ampleur aux volumes de la chapelle. Mais pour compenser ce surcroît d’élévation qui entraîne un accroissement des poussées latérales sur les murs porteurs, il a fallu recourir à des renforcements supplémentaires.

Comme souvent, la solidité des murs provenant de leur épaisseur a été renforcée par la présence de colonnes engagées dans le mur : de place en place, on a pu ainsi doubler l’épaisseur du mur sans diminuer beaucoup l’espace disponible à l’intérieur de la chapelle, en ajoutant même des courbes qui allègent l’impression laissée par les volumes des nefs. En outre, et toujours afin de consolider l’ensemble, au droit de chaque colonne engagée mais à l’extérieur de la chapelle un contrefort vient buter latéralement en sens inverse de la poussée qui menace les murs.

Avec le même objectif, les constructeurs se sont efforcés ici d’affaiblir le moins possible la résistance des murs porteurs, même quand il a fallu pratiquer des ouvertures pour laisser entrer la lumière. Les baies de cette chapelle utilisent à plein la technique de l’ébrasement très présente dans « l’art roman ». De l’extérieur de la chapelle, les ouvertures sont à peine visibles : une simple entaille, comme celle d’une meurtrière. Et à partir de cette entaille, vers l’intérieur, la baie s’élargit de manière à ce que les rayons lumineux qui franchissent l’entaille puissent se diffuser le plus possible dans la chapelle. Ce procédé – fort apprécié des araignées qui y installent leurs toiles – donne par ailleurs son caractère principal à la lumière de la chapelle Saint-Benoît (j’y reviendrai longuement) mais il est d’abord une technique de consolidation de l’édifice.

Pour que la pierre résiste aux poussées de la pierre, il fallait bien que les murs fussent épaissis pour supporter les poussées des voûtes, que les ouvertures fussent réduites pour ne pas affaiblir la résistance de cette épaisseur, que l’on s’arrangeât pour tailler les baies plus larges vers l’intérieur que vers l’extérieur de façon que le mince rai de lumière pût profiter de cet ébrasement pour se dilater en pénétrant dans l’édifice, que la solidité des piliers supportant les voûtes et leurs poussées fût renforcée en les engageant à moitié dans l’épaisseur des murs et en les doublant à l’extérieur par la butée des contreforts. Tout cela est bien fonctionnel, mais ce n’est peut-être pas l’essentiel.

Chacun a sans doute son essentiel devant « l’art roman » et je ne prétends pas ici exposer un savoir quelconque que son caractère scientifique imposerait à tout le monde. Non, il s’agit ici de croyance subjective et vous allez être condamnés à pardonner momentanément l’aspect peu raisonnable des raisonnements qui suivent !

Et, en plus, le point de départ n’est pas très original ! Le point de départ, c’est l’impression de pénétrer ici dans un monde minéral. Je disais tout à l’heure : la pierre. Certes. Mais la pierre évoque trop la fragmentation du rocher pour bien désigner cette présence massive, obstinée, pachydermique, insécable, non fragmentable, pour qu’on puisse s’en tenir à la pierre. La pierre ? Non ! la roche. Et encore ! la roche elle-même sonne trop alanguie par cet « e » muet qui laisse entendre que le minéral pourrait se prolonger dans le monde vivant : non pas la pierre, non pas la roche, plutôt le roc. Le roc dans sa stupeur. Le roc, posé là, de toute éternité, immuable, omniprésent et n’admettant aucune présence. Et surtout pas la nôtre !

C’est là, pour moi, le point de départ de la séduction que « l’art roman » exerce sur beaucoup d’entre nous. Par lui, nous pouvons nous imaginer pénétrant enfin dans un lieu où nous sommes enfin en présence du Monolithe primordial. Nous sommes souvent convaincus de la mollesse généralisée de l’entendement contemporain. Et je crois à la possibilité que cette conviction soit fondée ! Par excès supposé de confort matériel, par abâtardissement présumé des données culturelles sous trop de standardisation, par absence imaginée définitive de tout grand dessein crédible … nous sommes conduits, peut-être nécessairement, à vouloir en revenir à du solide.

Plus fondamentalement ou, en tout cas, de manière plus philosophique, je crois qu’on peut avancer aussi que cette volonté d’en revenir à du solide est liée au fait que l’esprit humain (du moins, sous nos latitudes !) pose spontanément qu’il existe une hiérarchie entre la matière inerte (à laquelle on assimile le minéral), la matière vivante mais non consciente (le végétal), la matière consciente mais non réflexive (le monde animal) et la matière réflexive à laquelle on assimile le genre humain.. Presque toujours, cette hiérarchie est pensée comme ascendante : l’homme au sommet.

Mais il est aussi possible de la penser descendante si on considère que la réflexivité de l’esprit humain est, comme par définition, condamnée à multiplier les simulacres langagiers et à s’empêtrer dans leurs tromperies, alors que les animaux paraissent savourer ici et maintenant sans avoir à réfléchir sur le temps ni même l’espace. Et, de ce point de vue, les animaux peuvent paraître, eux aussi, égarés par les images que leur conscience leur fournit comme autant de leurres, tandis que les plantes accueillent dans leur inconscience le jour comme il vient ou s’en va, le monde comme il est. A leur tour, les êtres du monde végétal seront affligés, dans cette optique, d’une tare fondamentale qu’ils partagent avec les hommes et les animaux et qui constituent pourtant l’essentiel de leur originalité par rapport au monde minéral: eux aussi, meurent, pourrissent, retournent inéluctablement à la minéralisation.

Le minéral, comme socle et origine et destin de tout le reste. « L’art roman » je le lis comme ça. Et en particulier celui qui est en action dans cette chapelle.

La digression continue ICI !

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