à propos de la science galiléenne

Ayant à préparer un exposé sur Galilée et son temps, je profite de l’occasion pour essayer de me préciser par quels biais je peux avoir l’impression que la séparation (attribuée à Galilée par l’Histoire de la Science) entre Métaphysique et Physique repose sur un postulat métaphysique. On pourra se reporter à un précédent billet qui évoquait déjà ces questions. ICI

Le récit, dénommé « Histoire de la Science », accorde une importance cruciale aux travaux de Galilée : ils auraient permis de détacher enfin la science de la métaphysique avec laquelle elle était mélangée dans la « philosophia naturæ ». Grâce aux « Discours et démonstrations sur deux sciences nouvelles » qu’il a publiés en 1636, quelques années après son abjuration devant l’Inquisition et quelques années avant sa mort, Galilée aurait montré que la Science n’a pas besoin de recourir à autre chose qu’à l’observation et à l’expérimentation pourvu que celles-ci soient guidées par une logique rigoureuse qui n’a pas à s’embarrasser de considérations sur le sens de l’univers.

Et l’Histoire de la Science de qualifier de galiléenne toute la période qui va du dix-septième siècle à aujourd’hui et qui aurait vu s’accumuler les connaissances positives nous permettant de nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature », pour reprendre l’expression de Descartes, ou au moins de mieux lire « le grand livre de l’Univers », pour reprendre une expression de Galilée.

Certes, reconnait-on, il y a toujours eu des scientifiques très attachés à la religion ou à la philosophie dans sa pratique la plus métaphysique, mais ils ont toujours travaillé en schizophrènes, séparant systématiquement leurs recherches de leurs croyances ou de leurs interrogations sur le sens du monde.


Depuis un peu plus d’un siècle, cette vision de la science – qui reste prédominante à la fois comme constatation et comme norme – est pourtant critiquée, surtout de l’extérieur, par ceux qui reprochent à la science post-galiléenne d’avoir « désenchanté le monde » en le réduisant à une gigantesque machine abstraite.

Selon cette critique, la science post-galiléenne aurait non seulement construit une virtualité de type mathématique mais aussi utilisé celle-ci pour transformer le monde en un gigantesque artifice au sein duquel le sens et la recherche du sens, l’émotion poétique, « ici et maintenant » n’auraient plus leur place. Ce qui revient à dire qu’aurait été ainsi manufacturé un monde dans lequel ne seraient à l’aise que ceux des êtres humains qui acceptent de s’appauvrir en chassant d’eux-mêmes les qualités de sensibilité et d’imagination.

Pire ! la Science ainsi pratiquée se verrait aujourd’hui à un point décisif où le monde sans enchantement qu’elle a superposé au monde réel risque de casser le monde réel, ne serait-ce que par excès de dioxyde de carbone.

Me faisant – momentanément – l’avocat du diable, je remarquerai d’abord que les reproches ainsi adressés à la Science devraient s’adresser en priorité à deux phénomènes historiques qui l’accompagnent depuis le début mais surtout depuis deux siècles et demi : la révolution industrielle et le capitalisme. La révolution industrielle (toutes étapes confondues : machine à vapeur, électricité, pétrole, nucléaire…) a développé démesurément les « moyens de production », c’est-à-dire les outils dont nous disposons pour massacrer la « nature » et elle ne les a développés qu’en sélectionnant parmi les acquis de la Science ceux qui pouvaient servir à ce développement. Quant au capitalisme, il a très vite généralisé le recours à la monnaie, c’est-à-dire à ce que Marx appelle « l’équivalent général », abstraction de base qui a permis la mise du monde aux normes algébriques.

Si désenchantement du monde il y avait, il ne serait pas juste d’en rendre la Science post-galiléenne responsable : il conviendrait plutôt de comprendre qu’elle a été orientée vers la complicité sous la pression du capitalisme et de la révolution industrielle.

Mais je crois qu’il faut aller plus loin dans la réflexion sur le découplage de la Physique et de la Métaphysique que Galilée aurait initié et que la Science post-galiléenne aurait ensuite perfectionné. Ce découplage me semble reposer sur un présupposé très métaphysique qui affecte d’ailleurs tout aussi bien la critique de la Science qui vient d’être évoquée!

Galilée et ses successeurs es-Science n’ont jamais quitté la « philosophia naturæ » car ils ont toujours et presque tous posé comme indiscutable que la Création ou (pour ceux d’entre eux qui refusent de recourir à un Créateur) l’Univers constitue une réalité extérieure à tous les modèles de représentations que la Science peut construire. Ils ont même posé que cette réalité extérieure est « spontanément » organisée (c’est-à-dire soit par décision du Créateur, soit parce qu’il en est ainsi,en tout cas, indépendamment de la connaissance qu’on peut en prendre) en choses qui nous apparaissent indépendamment de nous et qui obéissent à des lois dont la Science peut essayer de prendre connaissance.

Ce préjugé ne nous paraît pas métaphysique, mais il l’est ! Il ne nous paraît pas métaphysique parce que nous en sommes tellement imprégnés que nous considérons ce qu’il affirme comme une évidence indubitable, démontrable par la simple observation. Mais il est métaphysique car il pose, avant toute physique, que celle-ci a à faire avec une réalité, l’Être, qu’elle peut arriver à connaître et même à transformer, voire à détruire.

Elle pose cela et elle suppose du même coup (elle pré-suppose) que l’Être est et n’est pas le Tout, que le Tout est et n’est pas l’Un. L’Être est le Tout, car que serait cet être qui serait en dehors du Tout? mais l’Être n’est pas le Tout puisqu’il existerait en face de l’Être un être capable d’observer l’Être de l’extérieur. Et le Tout est l’Un, sinon quel serait le statut de ce surplus ? Et le Tout n’est pas l’Un, mais seulement une partie de l’Un, puisqu’il existerait à côté du Tout un être qui l’observe…

Une bonne manière de s’en sortir est de supposer que l’Être, l’Un, le Tout est une sorte de personne qui serait dotée (qui se serait dotée) de toutes les qualités que nous attribuons spontanément à une personne, y compris la finitude! et qui, du fait des qualités afférentes à sa substance,notamment l’omnipotence, serait capable de réflexivité, c’est-à-dire de dédoublements multiples, susceptibles de la faire s’incarner dans une Conscience à la fois unique (cette Conscience, c’est l’Un sur le mode du regard qu’il jette sur lui-même) et démultipliée en myriades de consciences singulières. La réflexivité est un bon gestionnaire de contradictions et même d’apories (j’y reviendrai), mais c’est un gestionnaire métaphysique qui ne fonctionne que si on décide que la réflexivité est une évidence.

Mais supposer que l’Être est une personne conduit à lui attribuer des comportements humains, même si et surtout si on a commencé par poser que l’Être a créé les humains « à son image ». C’est d’ailleurs ce qui se passe avec le Yaweh de l’Ancien Testament ou avec le Jésus de l’Evangile ! Et comme il est du comportement humain de ne pouvoir être sans se plaire à penser que l’espace et le temps sont des réalités, voilà l’Être doté d’un espace (défini comme infini) et d’une durée définie comme éternelle. Il existerait donc un espace objectif enveloppant nos espaces pensés et un temps objectif enveloppant notre temps pensé. Et, chevauchant notre espace et notre temps pensés, la Science, armée seulement de logique, d’observation et d’expérimentation, serait capable d’accéder, certes incomplètement, au temps et à l’espace de l’Être. Et cet Univers qu’elle menace de détruire sous trop de dioxyde de carbone, ce n’est pas une représentation de l’Univers, c’est tout un pan de l’Univers, un morceau de l’Être, une partie du Tout !

Si l’on suit cette hypothèse fort métaphysique plus loin, on est en droit de s’étonner que l’Être personnel envisagé puisse accepter un pareil sacrilège ! Sauf, à se dire qu’il est dans les plans de l’Être de laisser la destruction s’accomplir en un nouveau Déluge. Il est bien difficile d’échapper à la Métaphysique, même si on veut s’en débarrasser !

Supposons au contraire (et il s’agit bien d’une supposition et elle est, elle aussi, fort métaphysique) qu’il n’y a (ou qu’il n’y ait!) que l’Être. L’Être, sans attributs, même négatifs. L’Être est et c’est tout. Où? Nulle part et partout. Ni nulle part, ni partout. Depuis quand? Jamais et depuis toujours. Jusqu’à quand? À jamais. Stase sans début ni fin ni déroulement. Là. Mais alors : et nous? et cette Conscience, cette fabrique à hypothèses, qui se leurre certainement, mais qui s’en doute un peu? et ces singularités individuelles, vous, moi ? et leurs souffrances et leurs joies ? et, parfois, l’intensité de leur présence au monde ? et Galilée et la Science ?

Impossible de ne pas renacler devant cette hypothèse ! Nous n’existerions donc pas! Nous ne serions rien, pas même cette poussière qui retournerait à la poussière…Nos joies, nos souffrances : pas même des illusions puisque s’illusionner serait encore un témoignage d’existence ! Et ce refus qui nous pousse à renacler justement devant cette hypothèse?

Oui, ces questions indignées méritent d’être posées puisque nous nous les posons ! Et, puisque c’est la Conscience ou des singularités individuelles (des consciences particulières) qui les pose en même temps qu’elle pose cette hypothèse, il nous faut travailler cette hypothèse !

Et je dis (hypothèse sur hypothèse) que Spinoza est déjà passé par là. Quand il suggère (si j’ai compris correctement) que l’Être est tellement l’Être et seulement l’Être, tellement tautologique, que nous sommes obligés pour le concevoir de le concevoir comme l’ensemble de ses modes d’Être et de concevoir en même temps que parmi ses modes d’Être, il y a un mode d’Être particulier, le seul qui nous soit accessible, un mode d’Être qui repose sur la réflexivité. Bien venue réflexivité qui va nous sauver!

Car, la réflexivité, qu’est-ce que c’est? C’est l’aptitude qu’aurait l’Être de se retourner sur lui-même, sans sortir de lui-même, et de prendre notes sur ce que ce retour sur soi, sans sortir de soi, lui confirme. Puisque il le sait déjà. Puisque il l’est.

Mais attention! Ce qui précède, là, est une métaphore et non une chose réelle, fût-elle hypothétique. Et c’est une métaphore dangereuse car elle fait de l’Être une sorte de personne. Et derrière nous, les religions du Livre proposent leur modèle : un Être dont nous serions des copies imparfaites et qui aurait décidé par un effet de sa toute-puissance (dont nos décisions sont de pauvres copies) de créer un jour le monde et ses jours et qui aurait décidé, par un effet de son omniscience, de se retourner sur lui-même, sans sortir de lui-même, et de prendre notes ou de nous faire prendre notes sur ce que ce retour sur soi, sans sortir de soi tout en en sortant, lui confirme. Puisqu’il le sait déjà. Puisque il l’est.

Or rien, absolument rien, ne nous oblige à filer la métaphore de la Personne. Nous ignorerons toujours ce que l’Être est. Et dans le cadre de l’hypothèse que j’examine, il suffit de s’en tenir à la réflexivité comme manière de fonctionner de l’Être, de l’Être envisagé sous le seul mode d’être qu’il nous soit possible d’envisager. Dans le cadre de ce mode d’être, la réflexivité a le champ libre! Et elle le sillonne en accumulant les labours selon les coordonnées inséparables de ce mode d’être : le temps, l’espace. Ce mode d’être, la réflexivité, le temps, l’espace, le concept : autant de données qu’il est possible de considérer comme des données sans avoir à s’interroger sur leur sens (mettant celui-ci provisoirement entre parenthèses), afin de pouvoir s’adonner à la Science selon les vœux de Galilée. Donc, tout un travail métaphysique caché accompagne nécessairement la Science galiléenne. Il est caché et il faut qu’il le soit pour que la Science progresse, mais il ne disparaît pas pour autant : l’accumulation des certitudes scientifiques ne nous renseigne en rien sur l’Être ; elle alimente un récit de mieux en mieux (mais toujours insuffisamment) coordonné qui obéit à sa propre logique et qui ne nous rapproche en rien de l’Être dont nous ne sortons jamais.

L’enrichissement de ce récit a d’ailleurs son importance, car « le progrès scientifique » contribue à affiner nos représentations même si nos représentations de représentations tournent à l’intérieur de la pensée conceptuelle. Mieux les maîtriser ne nous rapproche absolument pas de l’impossible connaissance de l’Être mais d’une meilleure connaissance du « monde » que nous nous construisons et qui, pour être artificiel, n’en est pas moins une « seconde nature ».

Un poème assez célèbre d’Antonio Machado ICI dit à peu près « c’est en cheminant que le chemineau découvre le chemin » : la description du chemin parcouru ne peut se faire que dans le rétroviseur et la science post-galiléenne y excelle. Elle est sans doute le meilleur moyen (conceptuel) pour recenser, baliser, classer nos représentations et elle contribue ainsi à l’invention rétrospective de ces chemins que nous n’avons pas suivis (puisqu’ils n’existent pas tant que nous ne les empruntons pas) mais dont nous avons besoin de croire que nous les avons suivis. Effectivement, cette invention et ses balisages s’effectuent seulement en pratiquant la rigueur logique de la conceptualisation et l’expérimentation sous sa double forme active (expérimentation proprement dite) et passive (observation). Et la Science sort de son rôle si elle tente de se lancer dans une prospective qui la conduit à inventer des chemins futurs, « traces sur la mer » comme dit le poème de Machado.

Il n’est d’ailleurs pas impossible que ses tentatives de prospective puissent être lues comme un effort pour réenchanter le monde, un effort qui témoignerait alors que la Science, forme aigüe de langage conceptuel, est sensible à l’échec du concept pour sortir de lui-même. De l’inexistence (12)

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