L’Impossible Genèse

De l’Être, je fais l’hypothèse que nous ne pouvons rien dire, ni penser, sinon que nous ne pouvons rien en dire ni penser. Et j’appuie cette hypothèse sur le raisonnement suivant : si Être, il y a (et comment ne pourrait-il pas être, l’Être?), il est. Il est sans aucun attribut, sans aucune attribution, sans aucun regard qui viendrait de son extérieur l’observer et le commenter. L’Être est : il n’a aucun extérieur. Spontanément, nous disons de lui ( de lui dont nous ne pouvons rien dire) qu’il est tout, puisqu’il ne peut avoir d’extérieur. L’Être, le Tout, c’est tout un. Que seraient donc ces êtres qui seraient en dehors du Tout ?

Avant d’essayer de répondre (et il est urgent de répondre, puisque c’est de nous qu’il s’agit !), je remarque l’inconséquence qu’il y aurait (qu’il y a !) à prétendre se représenter l’Être comme une personne ou comme une chose. Certes, il serait commode que l’Être soit une personne, divine bien entendu dans ce cas! qui aurait choisi par une décision personnelle, imputable à aucune motivation concevable, de sortir d’elle-même pour créer ce que nous appelons “le monde” et que nous pourrions alors appeler “la Création”. Commode, certes, d’autant plus qu’alors cette personne, pour divine qu’elle soit, se trouverait dotée, dans la logique de la personnalisation, des attributs ordinaires de la personne humaine (plus, bien entendu, quelques attributs extraordinaires) comme, par exemple, la mémoire, le sentiment, le ressentiment, la pitié, bien d’autres encore (dont éventuellement un corps!) susceptibles de réduire l’Être à une sorte de Géant qui aurait ses humeurs, tantôt terrible, tantôt bienveillant. Incompréhensible en un sens, mais pas tellement.

Certes, s’il n’est pas une personne, il serait commode que l’Être soit une sorte de chose, gazeuse? liquide? solide? minérale? végétale ? animale ? ou alors constituée, à la différence de toutes les autres choses qui sont des mélanges, d’une sorte de “quintessence” -comme disent les aristotéliciens – à partir de laquelle se seraient dégagés puis mélangés les quatre éléments de base du monde. Commode, car, dans ce cas, il serait possible que l’astronomie, la physique et la chimie associées cherchent à retrouver les cheminements qui permettent de passer de cette chose primordiale aux choses et aux personnes de notre monde. Un bon “Big Bang” et le monde commence. Un bon “Big Bang” et le monde finit et un monde commence, autrement.

Ces hypothèses ne me paraissent pas tenables, bien qu’elles soient tenues depuis que l’humanité existe ! Elles ne me paraissent pas tenables, parce qu’elles supposent que l’Être est soumis à la double contrainte (à laquelle nous sommes, nous, certes soumis) de l’espace et du temps. Personne ou chose, l’Être a beau être éternel, il se trouve doté de péripéties, de palinodies, d’avatars, d’aléas, d’événements, d’épaisseurs qui sont supposés avoir ou avoir eu lieu et date selon des coordonnées spatiales et temporelles qui présupposent que l’Être est quelque part, qu’il se déplace, qu’il y a des endroits où il n’est pas, où il n’est plus, où il n’est pas encore… Non : l’Être est. Dans un non-espace qui n’est inclus dans aucun espace. Dans un instant qui ne relève d’aucun temps. Et quand je pense et je dis “dans”, je le manque : il est le non-espace, il est l’instant éternel. Il est. Et c’est tout.

Mais si elles ne sont pas tenables, ces hypothèses, pourquoi sont-elles tenues depuis que l’humanité existe? Je crois que l’humanité se rend compte qu’elle a besoin de l’une ou de l’autre hypothèse : il y va de son existence ! Que serions-nous (que sommes-nous?) si l’Être est et c’est tout? Que serions-nous si la Personne divine de l’Être n’avait pas décidé, comme ça, pour des raisons mystérieuses et qui doivent le rester, à un certain moment et quelque part, de créer le monde et de nous mettre dedans ? Ou alors, que serions-nous si d’obscures combinaisons chimiques n’avaient pas, à un certain moment et quelque part, créé les conditions de l’apparition de la vie et compliqué cette vie au point d’y faire apparaître la conscience humaine ?

Nous n’existerions donc pas ? Si l’Être est, et c’est tout, et nous, et nous et nous? Je me pose bien entendu cette question, comme n’importe qui. Et avec la même assurance que n’importe qui, je ne la prends pas au sérieux : c’est tout au plus une hypothèse d’école puisque je sais, d’évidence pensée et vécue, que nous existons ! En fait (en fait !) il y a là une interrogation majeure : je sais – même quand j’en doute et même, si j’en crois Descartes, surtout quand j’en doute – que je suis et que nous sommes, donc que j’existe et que nous existons ; mais je sais aussi qu’il ne devrait pas être possible de se démarquer ainsi du tout de l’Être.

Il y a là au sens propre un mystère, comme disent les religions ou plutôt les Eglises qui, chacune à sa manière, les accompagnent. Mais, à la différence des mystères ecclésiastiques pour lesquels chaque église propose et impose à ses fidèles un mythe qui résout le mystère, il s’agit là d’un mystère dont aucun mythe ne peut rendre compte. Quelle que soit la formule utilisée pour décrire l’accouchement de notre existence par l’Être, elle est condamnée à utiliser des catégories qui ne peuvent pas s’appliquer à l’Être sans réduire celui-ci à la représentation que nous nous en donnons. Or, strictement, l’Être est irreprésentable. Aucune Genèse n’est crédible.

L’Acte Fondateur qui unirait le “Créateur” et sa “Création” ne peut avoir lieu, ni date, ni motivation, ni circonstances… Je doute même que le coup de force spinoziste, posant que l’Être serait l’ensemble des modes d’être possibles et posant que, parmi eux, un seul est imaginable pour nous, notre mode d’être justement avec l’espace et le temps, je doute par moments que cette hypothèse, la seule à ma connaissance à admettre implicitement qu’une Genèse est impensable, puisse être retenue.

Je pense qu’il nous faut admettre que nous ne comprendrons jamais l’origine de notre mode d’être et qu’il nous faut même aller plus loin peut-être dans le raisonnement et considérer qu’il peut n’y avoir jamais eu d’origine. C’est même l’hypothèse la mieux accordée avec le concept d’Être, puisque l’éventuelle origine (même mystérieuse) introduirait un événement (même minime) de l’Être.

Seulement, concevoir que notre mode d’être n’a pas eu d’origine, c’est en contradiction (au moins apparente) avec la manière dont nous nous représentons (par l’intermédiaire de la Science) le passé de l’Univers puisque nous admettons qu’il y a eu dans le passé un moment ou des moments qui ont vu la matière vivante naître à partir de la matière inerte, puis des moments où de la matière vivante est sortie, par étapes, la matière consciente et réfléchie, la seule que nous considérons spontanément comme capable de conceptualiser et de prendre conscience de notre mode d’être.

Si l’apparition de la conscience réflexive n’est pas considérée comme l’origine – et elle ne peut pas l’être, sauf à supposer alors que l’Être est une chose – il nous faut admettre que cette apparition de la conscience réflexive est une pure invention de la conscience réflexive elle-même qui en a besoin pour étayer solidement sa construction (ou plutôt ses constructions) du Monde. En effet, la conscience réflexive, persévérant dans son mode d’être, doit à la fois construire un monde artificiel fait de représentations et se persuader en permanence que cet artifice est “réel”, c’est-à-dire fondamentalement extérieur à la conscience réflexive qui se voit alors comme prenant connaissance de cette extériorité et non comme inventant celle-ci. La logique de cette double contrainte conduit alors à inventer qu’il y a, en dehors de la conscience réflexive un monde réel, à la fois antérieur, co-présent à l’extérieur et postérieur. Et c’est dans ce monde dit “réel” qu’un jour (dans des circonstances qu’on s’efforce alors de préciser) serait apparue la conscience réflexive. Pour fonctionner, celle-ci doit se persuader soit que son origine est un mystère dont telle ou telle Genèse est un récit auquel il faut croire par un acte de foi, soit que son origine sera un jour démontrée ou approchée par la Science.

Je crois qu’il est fondamental de comprendre pourquoi il nous est si difficile d’envisager dans un même mouvement de pensée que nous ne saisissons que de la représentation, que ce fonctionnement nous impose sa logique et que la question de l’origine se pose seulement à l’intérieur de cette logique. Il est urgent pour nous (dans l’allant de cette logique!) de nous convaincre que la conscience réflexive est sortie de l’Être parce que nous n’admettons pas (la conscience réflexive a besoin de ne pas admettre) de ne saisir que « du vent ». Ce que nous dénigrons spontanément par « du vent » ! Nous nous arc-boutons sur telle ou telle Genèse religieuse ou scientifique (ou scientiste ?) parce que le fait d’être issue de l’Être nous paraît garantir que la conscience réflexive ne saisit pas que « du vent » et qu’elle parvient par les biais de l’intellect et de la sensibilité à sortir d’elle-même pour extraire de l’Être des bribes « matérielles » qu’elle « traduit » dans son langage conceptuel et qu’elle agence grâce à lui.

Je fais même l’hypothèse que notre anxiété s’appuie sur une certaine expérience, assez courante. Il nous arrive, en effet, dans certaines conditions, déjà maintes fois évoquées dans ce carnet (voir “Création”) , d’éprouver la présence de l’Être (ou d’y croire, mais avec la conviction que nous n’y croyons pas seulement) sans la pensée conceptuelle qui, soudain, nous paraît s’anéantir. Je cite à nouveau, ici, Bernard Noël :


Des lapsus en guise de corps
tout à coup la vie vulnérable
le temps renversé sur la langue…
les lettres bruissent de virgule à point
un essaim toujours mal faisant
leur trop de but fatigue les lignes

sifflets parapluies monuments
aucun nom n’a créé sa chose
un tas de relations contre nature
les ongles le sang le gaz dans la tête
un sifflement comme pensée
puis du mou sort de la fêlure


et plus explicite (plus conceptuel!) :
«Peut-être n’en affronterez-vous jamais l’abrupt, si le langage est pour vous sans bord, sans limites, sans extrémité. Ce point se découvre par hasard. Un jour, tout simplement, les mots manquent, et voici un a-pic, et devant lui, le vide : une immensité vide.
«La chose dite ainsi l’est approximativement, par référence à du connu, alors que sa présence est l’inconnu même, un instant entrevu…»
Expérience vécue douloureusement par Bernard Noël dans « La Vie en Désordre », mais qui peut être vécue aussi comme une épiphanie. Je renvoie par exemple et sans vergogne au « Vieillard Cerisier » accessible ici. Moins égoïstement, je citerai Colette Gibelin :


Envolés, les oiseaux,
portés par la respiration du monde,
dans l’étonnement de l’azur
Un grand déferlement de voix pures, là-haut,
La-haut

Eclats du temps
rêve mystique
La délivrance est musique et splendeur

On dépasse le chaos
On s’ouvre à d’autres innocences
et nos élans intérieurs
enfin déploient leurs ailes.


Pour qui a vécu ce genre d’expérience, et tout le monde, je crois, l’a éprouvé, il y a là comme la révélation enfin de ce que nous avons tendance alors à qualifier de notre présence au monde, mais qui n’est pas une co-présence, mais un anéantissement/intégration « dans » l’Être. Une forme de présence dont nous savons qu’elle est essentiellement hors de portée du langage conceptuel, vécue comme le résultat d’une chute « hors de » l’Être, chute que nous chargeons alors toute Genèse (même la plus « scientifique ») de raconter.

Devinant que cette épiphanie de l’Être ne se fait pas selon les coordonnées du temps et de l’espace, nous disons qu’elle est « ici et maintenant », ce qui réduit – métaphoriquement – le temps à un instant et l’espace à un point : l’instant, hors de la chaîne temporelle ; le point, hors de la chaîne spatiale. Cette identification de telle ou telle conscience singulière au Tout de l’Être est d’une telle intensité que la conscience, déboussolée (ou plutôt : reboussolée) par la Présence, n’accepte l’inacceptable retour à la pensée conceptuelle qu’en se persuadant vaille que vaille qu’elle tire son origine du Tout de l’Être et (ce qui est pareil) que le concept ne saisit pas que du vent, sinon ce serait trop cruel…

Alors, ça se remet en place : nous voulons savoir et nous savons qu’il y a des choses en dehors de la conscience, des choses brutes, des choses réelles que le concept aide à représenter, que notre corps n’est pas notre âme, même si celle-ci s’en construit une image à son image, que la pensée conceptuelle, aussi maladroite soit-elle, aussi approximative, ne brasse pas que du vent. Ouf ! Apparemment, nous l’avons échappé belle…

Pour ne pas en rester à des considérations qui peuvent paraître négatives, on peut aller voir la “suite” ici

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