Le Paradigme de la Complexité*

Dites-moi donc ! Si on suit votre raisonnement, nous nous leurrerions en permanence et sur l’existence réelle de l’Univers et sur l’existence réelle de toute singularité personnelle, notamment sur l’existence réelle du corps de chaque singularité personnelle?

Oui. Dans le cadre de cette hypothèse, oui. Vous pouvez même ajouter qu’elle nous conduit à penser que nous nous leurrons aussi en permanence sur l’existence réelle de toute conscience singulière!

Mais, ne reconnaissez-vous pas, avec Descartes, que le leurre garantit l’existence à la conscience qu’il trompe?  que nous nous leurrions prouve au moins que nous existons

Le leurre garantit, oui, que la conscience qu’il trompe « existe », mais il ne garantit rien en ce qui concerne la démultiplication de la conscience en myriades de consciences singulières.

Vous voulez dire qu’il y aurait une seule conscience réflexive et non des myriades ?

Dans le cadre de cette hypothèse, oui ! Je pense qu’elle nous conduit par sa seule exigence à envisager qu’il n’y ait qu’une seule conscience qui aurait été conduite, par son mouvement intime – pour « persévérer dans son être » – à se leurrer elle-même et à croire à la fois à l’existence réelle de l’Univers et à l’existence réelle de myriades de consciences singulières, chacune dotée d’un réel corps singulier.

Une conscience unique ! Et qui ne serait que conscience ! Et qui ne serait que conscience réflexive !

Il s’agit d’une hypothèse de travail et l’intérêt justement d’une hypothèse de ce genre c’est qu’en travaillant elle conduit à des conclusions provisoires qui obligent la pensée, choquée par les affirmations qu’elles contiennent, à surmonter ou à tenter de surmonter son stress, soit en recourant à une sorte de raisonnement par l’absurde (si cette hypothèse conduit nécessairement à ça, c’est qu’elle n’est pas tenable), soit en recherchant en amont de la réflexion s’il n’y a pas eu quelque faute de raisonnement (cette hypothèse ne conduit peut-être pas nécessairement à ça), soit en acceptant, au moins provisoirement, d’envisager que les conclusions scandaleuses soient adéquates ( après tout, ça, ce n’est peut-être pas aussi absurde qu’il y paraît).

Et, visiblement, vous adoptez la troisième éventualité !

Oui, au moins provisoirement…

J’en ferai autant ! Et je vous demanderai alors quelle différence il y a entre cette conscience unique et ce que la Genèse judéo-chrétienne nomme « le Verbe »…

J’en vois une, assez considérable : par glissements successifs, dans la Genèse, le Verbe est appelé « l’Éternel », «le Seigneur », « Yaweh » et il est assimilé à une personne à l’image de laquelle Adam est façonné. Et cette personne est terriblement humaine dans ses comportements ou ses emportements par rapport aux hommes. Or, il me semble que tout le raisonnement qui nous a conduits à faire l’hypothèse d’une conscience réflexive unique écarte au contraire l’éventualité que celle-ci soit une personne. Ce n’est pas une personne, c’est un concept.

Un concept! Un de plus alors?

Ce n’est pas si scandaleux… Si conscience réflexive unique il y a, son caractère réflexif suppose que sa réflexion va de concepts en concepts, chacun des concepts ne conservant sa qualité de concept adéquat que s’il s’articule avec des réseaux de concepts. Parmi ces concepts articulés en niveaux, ou plutôt en rhizomes, certains sont plus importants que d’autres, gares de triage plus centrales ou plutôt plus polaires que les autres.

La conscience réflexive unique serait donc la tour de contrôle de la toile. Mais alors, pourquoi arrêter ici le raisonnement et ne pas se demander qui contrôle la tour de contrôle ?

Parce que la métaphore de la tour de contrôle, comme d’ailleurs celle de la gare de triage ou celle du rhizome dévie la réflexion ! Elles supposent, ces métaphores, qu’il y aurait comme une frontière entre le contrôleur et le contrôlé. Or, ce n’est peut-être pas le cas…Il s’agit sans doute (ou avec doute, puisque c’est une hypothèse!) d’un auto-contrôle, d’un réajustement de la conscience réflexive, réajustement ni volontaire ni involontaire (ce n’est pas une personne qui rectifie le tir) mais qui s’opère par les biais de concepts que l’épistémologie distingue des autres en les qualifiant de « paradigmes ». Il me semble qu’ici l’hypothèse envisagée nous conduit assez près de ce que Edgar Morin propose d’appeler « le paradigme de la complexité* ».

La conscience réflexive unique s’identifierait donc avec le paradigme de la complexité* ?

Ce serait trop beau ! Ce qui me semble acquis (dans le cadre de l’hypothèse de départ, bien sûr !) c’est qu’il est nécessaire de sortir du paradigme analytique pour essayer de penser notre mode d’être. Nous ne pouvons pas, en effet, découper notre mode d’être en éléments simples dont il serait possible de faire un recensement complet tout en en étudiant les articulations et dire, par exemple, qu’il y a d’un côté la pensée et de l’autre la sensibilité, que la pensée peut être tantôt « ratio » à la manière mathématique, tantôt « intellectus » pour saisir ce qui échappe à la ratio, que la sensibilité peut se subdiviser en ouïe, vue, goût etc… Nous pouvons faire cette analyse, bien sûr, et elle a sa raison d’être en science, mais vouloir l’appliquer à la conscience réflexive c’est se condamner à manquer nécessairement son unité singulière et son réajustement permanent.

S’il y a un moyen de s’en sortir, c’est en sortant du paradigme analytique pour se placer dans le cadre du paradigme de la complexité. Penser le mode d’être de la conscience réflexive (notre mode d’être) exige au moins de ne pas ignorer que nous ne sommes pas des observateurs examinant de l’extérieur la conscience réflexive (nous sommes la conscience réflexive), que notre examen à la fois invente la conscience réflexive et l’infléchit, qu’il doit s’efforcer d’éviter la logique du tiers-exclu, qu’il doit s’efforcer de rester dans la logique du paradoxe : bref, dans ce que Morin appelle, c’est vrai, « le paradigme de la complexité ».

J’ajouterai qu’il m’arrive d’éprouver de la réticence devant ce que je crois connaître des thèses de Edgar Morin, parce que ses thèses sont apparues à l’occasion de réflexions sur la connaissance scientifique et qu’elles paraissent parfois tenir pour acquis qu’il y a un extérieur radical à la connaissance, un extérieur irréductible à la connaissance qui en prend connaissance… Cela dit, il me semble que l’ontologie n’est pas pour l’instant au centre de la réflexion d’Edgar Morin (plus porté sur l’épistémologie), mais que cette réflexion sur l’épistémologie pourrait bien déboucher sur une réflexion sur l’ontologie qui, je pense, le conduirait alors à examiner de plus près l’hypothèse sur laquelle je travaille.

Pourquoi ne pas lui poser directement la question?

Je ne sais pas …

Réponse dilatoire ! dont le caractère mesquin (un rien « faux-derche ») souligne peut-être que vous ressentez à quel point la faiblesse de votre hypothèse se polarise sur la question de l’extériorité radicale et de son impossibilité.

Exact : l’hypothèse en question bute en permanence sur cette question. Plus exactement, je dirai qu’elle bute en permanence sur cette question formulée d’une certaine manière : pourquoi suis-je à ce point scandalisé quand je constate qu’il y a tout lieu de penser que je n’existe pas (pas plus que les autres) et que la seule proposition dont je puis être certain (dans le cadre de cette hypothèse), c’est que je suis (et chacune des autres singularités personnelles, elle aussi) une sorte d’hypostase de la conscience réflexive unique ?

Formulation qui se transforme aussitôt de la manière suivante : pourquoi la conscience réflexive unique éprouve-t-elle le besoin, pour persévérer dans son être, de se dire scandalisée quand sa réflexion la conduit sur ce terrain?

Attention! Vous êtes en train de nous transformer la conscience réflexive unique en une personne ! Comment le paradigme de la complexité pourrait-il se scandaliser de quoi que ce soit ?

Vous mettez peut-être le doigt sur un corollaire crucial de la question polaire…

Normal, je suis là pour ça! Mais quel est donc ce corollaire?

Je le formulerai de la façon suivante : la conscience réflexive unique – dont la réflexion se développe dans le cadre du paradigme de la complexité – semble conduite à s’envisager elle-même comme une personne, tantôt comme une personne qui l’est sur le mode de ne l’être pas, tantôt comme n’étant pas une personne mais sur le mode de l’être. Paradoxe dont la fonction est d’être insoluble et pourtant très présent.

Il n’est pas absurde de supposer que la conscience unique réflexive, se retournant sur elle-même (dans son éternel et immobile mouvement), s’est inventé un cheminement qu’elle aurait pu suivre et qui l’aurait alors conduite à se penser diffractée dans des myriades de consciences réflexives singulières, réflexives certes, mais chacune dotée d’un corps. Myriades d’hypostases contenues dans la conscience unique mais aussi la contenant – un peu à la manière dont l’ensemble d’une structure fractale contient ses parties et est contenu dans chacune d’elles – si bien que la conscience réflexive unique peut alors considérer comme possible qu’elle se considère comme une sorte de super-personne distribuant, par sa seule existence, l’existence à des myriades de personnes dotées chacune d’une conscience réflexive singulière et d’un corps singulier.

D’où pourrait alors se déduire son aptitude au scandale (et donc la notre) quand le même cheminement la mène à mettre en doute les concepts de personne, de réalité physique et même (et surtout) d’espace et de temps.

Bref, si nous existons, s’il y a de la réalité, c’est seulement comme possibilité ?

Oui, nous serons toujours dans l’incertitude. Mais attention! Il ne s’agit pas d’une incertitude simple, du genre : nous ne saurons jamais si nous existons ou pas, si le réel existe ou pas… C’est une incertitude complexe : nous serons toujours convaincus à l’évidence que le réel existe en dehors de nous et que nous existons dans le réel et nous ne cesserons jamais (dans le contexte actuel) de savoir ou de croire savoir que nous n’existons pas mais que nous inexistons, que notre corps c’est notre âme sur le mode de l’étendue alors que celle-ci est notre corps sur le mode de la pensée, que l’espace et le temps sont plus des sillages sur la mer que des chemins à parcourir…

Machado ! Edgar Morin apprécierait peut-être…

Vérifier ici

*Pour plus de précisions sur le paradigme de complexité, on peut aller voir : ce cours de philo ou cette présentation de Wikipedia et, bien entendu, la lecture de « La Méthode » de E.Morin (ceci vaut aussi pour moi!)…

On peut aller là


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