La Nuit Transfigurée

28 juillet 2009 : “Le Piano Ambulant” à Chassiers…


Ce soir-là, le Festival de Labeaume se décentrait à Chassiers. Sur l’esplanade de la pergola devant et légèrement sur le côté de la façade ouest du château de la Vernade. Là où la commune entretient avec soin l’heureux mélange de la pierre et de la végétation qu’on appelle ici parfois “le jardin de Francis”.

Le rendez-vous était fixé à 21 heures 30. Fin juillet, à cette heure, il devrait faire nuit. Mais l’esplanade est au couchant et, au couchant, la lumière veille plus tard qu’ailleurs. Le présentateur fit mine d’en être surpris et de s’excuser mais le public devinait bien qu’il y avait là quelque malice : comme si l’attente elle-même (elle devait durer une gentille demi-heure) avait fait partie du spectacle…

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(Il est possible d’avoir sur le plein écran cette image en plus forte résolution : il suffit d’un clic-gauche dessus puis taper la touche F11)


Et sans la connaître encore, nous étions sans doute nombreux à penser vaguement à cette citation de Claude Debussy que la Compagnie du Piano Ambulant a fait sienne : “


“Il y aurait là
une collaboration mystérieuse
de l’air,
du mouvement des feuilles
et du parfum des fleurs
avec la musique”


Oui, l’espace de l’esplanade s’apprêtait à accueillir un spectacle, non pas comme un écrin attend la perle qu’il va rendre encore plus séduisante, mais comme l’ouverture d’un opéra attend l’opéra. Oui, le lieu s’apprêtait à devenir un lieu. Et il faut du temps pour que le temps et l’espace se réduisent, ici et maintenant, à un lieu.

Le présentateur profita de ce temps pour expliquer l’intention du spectacle : rendre hommage au montage, à cette opération ouvrière sans laquelle il n’est pas d’expression artistique possible. Et, comme c’est au cinéma que le rôle du montage est considéré comme le plus évident, “Le Piano Ambulant” allait centrer son spectacle de ce soir sur trois courts-métrages, l’un de René Clair, encore surréaliste, les deux autres directement et effrontément tirés de Jean-Luc Godard.

Habitué aux présentations que l’on croit sans importance (et que l’on entend mal, sans micro !), le public maintint un brouhaha poli qui se prolongea pendant que le quatuor qui accompagne Le Piano Ambulant (violon, violoncelle, hautbois, flûte) commençait à jouer, comme s’il s’agissait seulement d’accorder les instruments. Mais, agissant ainsi, le public montrait qu’il connaissait bien son rôle et le silence s’installa… dès que les musiciens cessèrent leur introduction.

*


La nuit s’étant enfin levée, une nuit de grande lune, l’écran, jusqu’alors figée sur l’image d’une sorte de charrette dont l’arrière porte justement l’écran, s’anima sur des variations réalisées à partir de “rushs” découpés dans un film de Jean-Luc Godard, “les carabiniers”. Comme aux temps du cinéma muet, le piano et son quatuor alignèrent le tempo et le rythme de leur musique (celle de Mozart, mais ausi la leur et, aussi grâce à eux la notre) sur la respiration du montage, jouant à la fois de l’unisson, du contrepoint et de la dissonance pour évoquer sans le vouloir la mécanique des ciseaux taillant dans la pellicule originale et en extrayant une autre pellicule.

Ce fut un grand moment d’euphorie et si beaucoup ne mêlèrent pas leurs applaudissements à ceux des autres, c’est qu’ils avaient conscience qu’il valait mieux peut-être ne pas interrompre la magie du moment : on n’applaudit pas, n’est-ce pas? entre deux mouvements d’une même sonate.

C’est encore Jean-Luc Godard qui offrit avec la dernière séquence de “A bout de souffle” l’occasion au monteur de se lancer avec ses musiciens sur dix variations à la fois musicales, cinématographiques et poétiques dont certaines d’une forte intensité : ah! l’antépénultième soupir de Belmondo exhalant une dernière bouffée de “Gauloise Bleue” à laquelle s’accrochaient encore le regard et les seins de Joan Seberg ! Il n’y eut pas d’appaludissements…

Le dernier court-métrage ne subit pas les outrages du monteur du “Piano Ambulant” : ce fut d’ailleurs un film de René Clair sur le montage au cinéma et sur le rôle de la colle dans l’édification des chefs d’œuvre. Accompagné d’une musique écrite par Eric Satie, ce film se termine par un enterrement délirant, cher aux Surréalistes et à leurs prédecesseurs de Dada, où l’on voit en action la fluide mécanique des rêves, cisaillant l’espace et le temps à coups de condensations et de déplacements et finissant par faire arriver à l’existence des situations neuves, à jamais.Les applaudissements furent convaincus, mais peu nombreux. Je ne fus sans doute pas le seul à le regretter…

*


J’ai eu l’impression, à partir du coin où nous nous trouvions, que le spectacle a beaucoup déçu. “Ni queue, ni tête”, “Mais qu’est-ce qu’il a bien voulu montrer!” “J’aime pas les dissonances” “C’est se fiche du monde!”. Ces citations ne sont pas là pour esquisser une analyse psychosociale des contemporains : elles émanent de quatre ou cinq personnes seulement, mais j’ai cru comprendre qu’elles correspondent au point de vue dominant. Je me trompe peut-être et je l’espère. Je veux simplement manifester ici une double surprise.

Je m’étonne quand même un peu qu’en 2009, on puisse entendre encore ce genre de réflexions qui se comprenaient fort bien il y a quatre-vingts ans, à l’époque de Dada justement, quand Francis Picabia (très présent dans le film de René Clair) prenait un malin plaisir à “épater le bourgeois” en bousculant la lecture habituelle de l’Art. Mais, depuis les Années Vingt du siècle dernier, je croyais que les innovations artistiques (commencées bien avant la Grande Guerre) avaient fini par réorienter le goût commun et par perdre leur caractère “révolutionnaire”.


Je m’étonne surtout que l’animosité entraînée par ces antiques provocations ait pu priver nombre de spectateurs du “Piano Ambulant” du plaisir de cette soirée. Comment ne pas se rendre compte de l’intensité du lieu ! Bien sûr, nous étions le 28 juillet 2009, à 10 heures du soir, sur une place de village ardéchois, obligés de bouger constamment pour que le regard puisse atteindre l’écran à travers les nuques des spectateurs, bien sûr un petit vent frisquet s’était levé (il faut tenter de vivre !), mais tout cela, le temps, l’espace, par la magie de la nuit, comment ne pas se rendre compte que ça créait soudain un suspens, une attente, un “esper” que la présence des musiciens et la force du rythme des images venaient soutenir !

Comment ne pas ressentir que le thème du montage/démontage ne s’illustre pas seulement par des courts-métrages ou de la musique mais qu’il trouve comme une confirmation dans la transfiguration de la nuit chassiéroise : quand la cloche de l’église égrena ses dix coups, le monteur, sans s’en apercevoir, saisit l’occasion pour envoyer un sourire vers l’assistance à la fois et fondre les sons des instruments de musique dans un unisson à la fois émouvant et drôlatique… Le montage/démontage comme accès à la manifestation de la présence ?

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(Il est possible d’avoir sur le plein écran cette image en plus forte résolution : il suffit d’un clic-gauche dessus puis taper la touche F11)

Prenez bonne note de l’adresse du “Piano Ambulant”

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