Chassiers dans les ombres des Rois-Soleils

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Les historiens s’accordent pour souligner qu’au dix-septième siècle, l’offensive des Rois de France pour s’approcher au plus près des idéaux de l’absolutisme atteint son apogée avec Louis XIV. Déjà, de Philippe-Auguste à Henri IV, en passant notamment par Louis IX et Louis XI, voire François Premier, les Bourbons comme les Valois ont tenté – avec des résultats plus ou moins durables, mais qui ont fini par installer l’idée monarchiste chez beaucoup de clercs et de grands commis – de centraliser la vie du Royaume aux dépens des pouvoirs plus locaux : ceux des seigneurs, ceux de l’Église parfois, ceux des assemblées régionales comme les États du Vivarais.

Cette volonté de transformer le Roi en véritable « monarque » situé bien au delà des hiérarchies féodales (et non plus comme un « aristocrate » qui se situerait au sommet de la hiérarchie mais à l’intérieur de celle-ci) ne concernerait qu’indirectement Chassiers, si les rois parisiens, pour parvenir au but, ne s’étaient pas appuyés sur le catholicisme contre le protestantisme. Or, nous savons ( voir notamment ici ) qu’au cœur du Vivarais calviniste, Chassiers est une place catholique, bien tenue dans le droit chemin par ses traditions et par la vigilance de la Confrérie des Pénitents Bleus. Aubenas et Villeneuve-de-Berg au contraire sont restées protestantes et l’Édit de Tolérance (ou édit de Nantes. 1598) leur a reconnu le droit de l’être et de se protéger.

Mais cette mesure ne plaît ni à Louis XIII, ni à la Ligue Catholique (pour laquelle les Pénitents Bleus ont de la sympathie), ni même à certains protestants comme le batailleur Brison qui rêvent d’en découdre encore avec les papistes.

Une dame d’enfer.

Voilà qu’en 1619, une noble dame, Paule de Chambaud, perd son mari. Son veuvage va devenir une catastrophe régionale, voire nationale. En effet, la dite Paule est à la fois resplendissante (et en tout cas, fort convoitée), fort puissante (puisqu’elle est à la tête de la seigneurie de Privas) et – légèrement – calviniste. Tant qu’elle le restera, les protestants de Privas seront en sécurité. Mais la belle hésite entre deux prétendants principaux : l’un est catholique, l’autre, c’est justement le sieur de Brison. Elle choisit le papiste, et tout feu, tout flamme, Brison court assiéger Privas, défendu par des seigneurs catholiques ! Et voilà que des colonnes calvinistes descendent des Cévennes vers le pays d’en-bas. Et voilà que des troupes catholiques et royales montent du midi. Car le Roi s’en mêle !

Tout près de Chassiers, un des Pénitent Bleus, le sieur de Montréal se montre le bras droit catholique du duc de Montmorency, commandant des troupes royales. On prend et on perd Privas, Villeneuve. On fait une trêve en 1622. Mais les protestants ont reculé : ils ont perdu la Dame et, accessoirement, Villeneuve-de-Berg où Louis XIII (conseillé par Richelieu influencé par le père Joseph) installe des Capucins.

Des Capucins dont la capuche va nous ramener à Chassiers.

Une procession de la Contre-Réforme à Chassiers

le 11 juin 1627.


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L’arrivée des Capucins n’est pas fortuite. Issus des Franciscains, les Capucins sont des moines prêcheurs dont l’Odre a été pleinement reconnu par Rome à peu près au même moment que le Concile de Trente se déroulait. Plus encore que les Dominicains et les Jésuites (et dans une certaine rivalité avec eux), les Capucins se sont identifiés avec les projets de Contre-Réforme destinés à faire pièce à la Réforme protestante. Accentuant les vœux de pauvreté qui s’étaient assouplis au fil des siècles chez les Franciscains, les Capucins ont adopté une robe brune et une capuche pointu qui contrastent avec les fastes de la liturgie catholique tels que dénoncés par la Réforme protestante, surtout sous sa forme calviniste. Aussi semblent-ils particulièrement désignés pour extirper l’hérésie du Vivarais.

Certes, l’argument majeur pour la conversion des tenants de « la religion prétendue réformée » reste l’emploi de la force brutale, parfois bestiale (déportations sur les galères royales, tortures, pendaisons), parfois masquée sous certaines précautions, comme on vient de le voir autour de Paule de Chambaud. Mais, petit à petit, les consignes du Concile de Trente sont appliquées en Vivarais : présenter aux fidèles un cérémonial destiné à frapper leur imagination et à les séduire, en passant plus par les sens que par le raisonnement.

Le 11 juin 1627, sur la Place de Chassiers. Bien qu’on soit aux dernières heures de la nuit, la chaleur est toujours là, lourde. Quelques flaques de pluie ne parviennent pas à rafraîchir l’air. On pourrait toucher le silence tant le ciel pèse sur la terre mal battue de la Place. On pourrait le humer et il laisse les lèvres gercées de sec. Comme s’ils sortaient enfin de chez eux après une nuit d’insomnie, quelques groupes commencent à s’assembler ; garçons poncés de frais; filles, pieds nus et la tête couverte « d’un grand linge bien blanc ». Malgré les miasmes rappelés par la chaleur et l’insomnie, beaucoup se sentent aussi propres à l’intérieur qu’à l’extérieur. La veille, un Jésuite est monté exprès du collège d’Aubenas pour aider le curé et son vicaire à confesser.

L’heure intimide et l’on se râcle la gorge.

Un peu plus loin, dans la chapelle, une soixantaine de Pénitents Bleus assistent à la messe. En habit solennel : bleu et noir. Chandelles, bougies et cierges allongent et tremblent les ombres. Elles semblent à peine plus vivantes que les silhouettes qu’elles remplacent. Par son portail, laissé ouvert, comme si on avait pu en espérer un peu de fraicheur, le cortège des formes sourd de la masse minérale de la chapelle. À voix de basse, ombres sur l’ombre qui blanchit à peine, avec lenteur, les Pénitents s’avancent vers la Place et chantent. « Miserere mei », « ave maris stella », des litanies aussi, incantatoires, dans ce latin que bien peu comprennent mais qui est pour eux la langue du sacré. Qui ne se sentirait pas tout catholique dans cette ambiance de mystère et d’aube ?

Certainement pas les jeunes filles qui se mettent en marche, un peu pour s’éloigner de cette masse sévère, deux par deux, sur les chemins des Broches qui descendent vers la Lende. Elles sont suivies par les veuves, puis par les autres femmes. Viennent ensuite le clergé et les Pénitents conduits par leur recteur, le notaire James Alamel, sieur de Chanaleille, encadré par ses officiers, Christel Constans, Louis Bellident, Claude Ducros.

Après un intervalle respectueux, défilent les hommes, moins bien rangés sans doute, mais émus eux aussi, l’âme transportée loin des idées calvinistes. Ils savent – on le leur a dit – que le Pape « mu d’un soin singulier envers ses pauvres brebis », accordera « plénière indulgence de tous péchés, pour crimes énormes et de quelque qualité qu’ils fussent » à tous ceux qui ( de Vivarais, des Cévennes, du Gévaudan) iront prier dans quatre églises de Villeneuve, sous le contrôle des Capucins.

Tous vont donc se rendre à pied (et souvent à pieds nus) à Villeneuve-de-Berg. Le chemin est long (nous dirions aujourd’hui une bonne vingtaine de kilomètres !) mais c’est bien grand contentement pour ceux des Pénitents et des autres qui ont ferraillé contre les huguenots de pouvoir traverser quatre lieues de bonne terre vivaroise et catholique, sans avoir à craindre d’embuscade parpaillote. On se sent tout gaillard ; et l’aurore plus fraîche qui pointe par les travers de l’aube encore un peu lourde y est pour beaucoup.

Déjà, les garçons ont lâché leurs aînés et, par des détours qu’ils connaissent, ils ont dépassé les femmes, les veuves et les Pénitents. La colonne de Chassiers est d’ailleurs rejointe par celles de Largentière, de Vinezac (non, ceux de Vinezac ne sont pas encore là, ils auront pris du retard, pas étonnant!), de la Chapelle. Elles le seront un peu plus loin, par celles de Voguë et de Saint-Germain. Par d’autres textes que les procès-verbaux des Pénitents de Chassiers, on sait que la jeunese aime bien ces processions. D’abord, elles rompent la monotonie des travaux de cette fin de printemps. Et puis, elles peuvent être l’occasion de rencontres à l’écart de la parentèle… qui plus ou moins laisse faire. Le bel ordonnancement du début ne tient donc pas longtemps…

… et quand l’orage éclate enfin, c’est la joie, l’occasion rêvée. Les pélerins n’ont pas de parapluie mais gageons, trois siècles à l’avance ! que la chanson de Brassens fut presque inventée ce jour-là. Le procès-verbal sourcilleux dit exactement : «  La pluie bien forte rencontra la procession et en mouilla beaucoup, qui mit un peu de désordre aux rangs, à cause que chacun tâchait de se garantir les premiers arbres qu’on trouvait ». Ah! La bonne pluie ! Et quelles belles niches elle nous permet de faire aux pisse-vinaigre calvinistes, les pâles ministres noirs de la « religion prétendue réformée » ! La Contre-Réforme, ce fut aussi cela, les élans du coeur et du corps, baroques et champêtres au service de « la vraie foi ».

L’orage passe et avec lui les petits coins de paradis. On se réajuste. Les voiles bien blancs reprennent leur place et les pélerins leur marche. Cette fois, en bon ordre. La notion de pique-nique est inconnue à cette époque ! Et on marche, on marche, parfois en chantant, parfois un peu abruti par la fatigue. On marche. Vers cinq heures du soleil, on arrive aux portes de Villeneuve.

Et, toute la soirée d’autres cortèges arrivent : « les processions de Vinezac marchent à la clarté des flambeaux ». « Accompagnés de huit jeunes garçons habillés en anges », dix Capucins conduisent ceux de Chassiers en la grande église de Villeneuve pour y chanter « exauciat » puis à la chapelle de leur ordre où c’est l’« ave maris stella » qui retentit.



Sept douleurs

Qu’on imagine, dans cette nuit de Berg, que beaucoup passent à la belle étoile dans un ciel beaucoup plus frais que la veille, rafraîchi par l’orage et les parfums des foins, 50.000 Ardéchois chantant et priant dans cette ancienne capitale calviniste. Que peuvent contre cette passion qui lève les âmes frappées de stupeur et toutes humides de printemps, de fatigue et de bien-être, les discours raisonnables et les exhortations au dépouillement des pasteurs de Calvin ? Que peuvent leurs condamnations du culte de la Vierge, quand les pélerins s’abîment en prière devant le retable de l’église Saint-Louis où l’on voit une Marie éplorée, percée au cœur par sept épées et tenant le corps arqué de son fils mourant, tandis que le cadre doré du tableau montre une surabondance de courbes et de merveilles où des angelots joufflus se lutinent gentiment parmi le pampre et l’artichaut ?

Moins de deux ans plus tard, la Peste fait un retour en force dans tout le Vivarais, sans distinction de religions.

Vous trouverez la suite ici

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