Le ciel de la Rouvière


Vite dit, le vrai lieu pour moi c’est à l’évidence la Rouvière. Cela dit, je n’ai rien dit, car la Rouvière c’est et ce n’est pas la Rouvière.


C’est bien la Rouvière: lieu-dit d’une petite commune rurale européenne, si longtemps à l’écart des grandes circulations des siècles XIX et XX que les accélérations de ces époques donnent l’impression de ne pas avoir dégradé l’héritage des temps, non pas au sens où on parle de dégradation quand les traces sont effacées et que ne subsistent que vestiges, mais au sens où on en parle comme d’une sorte de rétrogradation qui réduirait les restes à ne plus garder leur sens. Dans ce coin de l’Ardèche méridionale, les vestiges sont certes fort abîmés mais ce n’est pas plus mal dans la mesure où, involontairement, ils ont conservé non pas un sens (qu’ils n’eurent probablement jamais, contrairement à ce que croient beaucoup de sauvegardes du patrimoine) mais un appel au sens.


L’appel au sens. Le lieu-dit la Rouvière connaît ainsi des instants de grâce où le hameau de pierres suggère à qui veut l’entendre qu’il est inséré dans un de ces replis de la surface par lesquels la surface laisse entrevoir ses profondeurs. Ne cherche pas à dire ce que tu entrevois, ce serait alors mensonge, mais cherche à dire que tu entrevois…

Polou

Hameau que l’on découvre, y arrivant par le chef-lieu, à partir d’un tournant de la route, lui-même inscrit dans la mémoire par un curieux amandier, éternel moribond, cassé par l’arthrose végétale et associé à un personnage entré en légende avant même de s’effacer. L’arbre du Paulou inaugure ainsi la Rouvière quand on y revient. Et de ne pas appartenir à la Rouvière tout en lui appartenant lui permet (on s’en aperçoit plus tard, ou jamais) d’orienter le regard et définitivement.

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Du tournant, le regard se porte alors, immanquablement, je crois, vers quelques maisons serrées (sur la droite du hameau, deux maisons s’en écartent mais s’effacent aussitôt, annihilées par cette mise à l’écart) et qui dominent un ravin d’oliviers et de jardins.

Dominent? non, encore un piège de notre pauvre vocabulaire : ce n’est pas une corniche d’où regarder le monde, là-bas tout en bas. Le hameau, dans ses pierres qui retournent à celles des murets, toutes en ocres à nuances beige, orangé, rose… n’est pas bâti au prix d’un orgueil falot pour affirmer sa propriété sur le ravin ; il est d’ailleurs par effet de perspective lui-même dominé par un autre hameau dans un arrière-plan qu’on ne distingue pas très bien. Les maisons du hameau forment seulement une étape (une « faÿsse ») dans cette ascension très affirmée mais qui affirme en même temps qu’elle n’est qu’une ébauche d’ascension. Un effort serein, parmi d’autres efforts sereins, pour esquisser quelque chose.


Et si l’on emprunte, quittant l’automobile, le chemin dans les terres rouges pour s’y rendre, on a tout loisir de s’imprégner de cette conviction et de ses incertitudes. Le chemin suit tranquillement dans les argiles permiennes une courbe de niveau d’où la vue sur le hameau, masquée et dévoilée par l’avancée du retour de la forêt, calme toute velléité de vantardise. Au dernier moment, la pente se fait plus rude mais jamais le promeneur ne peut s’imaginer accéder à un nid d’aigle. La Rouvière toute entière, c’est le contraire du nid d’aigle… Même exposé au plein midi et en surplomb, le lieu-dit s’arrondit, épaule dénudée vaguement frangée de minéral et de végétal. Quatre arcs de plein cintre y sont peut-être pour quelque chose, même s’ils ne sont pas tous heureusement dessinés. Non, rien d’un nid d’aigle. Le ciel d’ici ne le permettrait pas.


C’est à la fois spectaculaire et intime, grandiose et réservé, ouvert et fermé. La sérénité du lieu fait pencher la balance vers le repli sur soi. Nous ne sommes pas ici sur un balcon qui dominerait le monde et « À nous deux, Paris! ». Le ciel en robe d’hirondelle pose de la lumière et celle-ci blesse parfois les yeux tant elle concentre d’intense ferveur et, dans ce cas, le regard se réfugie vers l’encadrement que les horizons dessinent : la blessure momentanée s’esquive alors, ne laissant sur la plage où le regard revient qu’un souvenir de blessure, le rappel d’une menace retenue.

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Le plus souvent, le ciel d’ici pose sa lumière et la paix. Le contraire d’une lumière méditerranéenne mais un contraire sans combat, qui nous dit, je crois, que les vibrations provençales qui ébranlèrent Van Gogh peuvent – en se retirant et dans le mouvement par lequel elles se retirent – installer une présence. Une présence rayonnante. On a envie de la dire radieuse. Le monde est là. Il naît là. « À chaque instant, je te vois naître, Douve / À chaque instant mourir» . Le ciel d’ici n’en finit pas de commenter Du Mouvement et de l’Immobilité de Douve.

C’est peut-être pourquoi ce ciel intense n’est pas un ciel immense : il demande à s’enclore entre les mains jointes des horizons. On en a compté sept, en trichant un peu. En trichant pour arriver à ce chiffre, puisqu’en fait il y en a plutôt six. Mais en trichant si peu puisqu’ici il ne s’agit pas de nombre mais de chiffre. Il s’agit de symbole. Et de ce point de vue, ils sont bien sept, tracés d’une main ferme et pourtant incertaine. Sept : chiffrage absolu et pourtant incertain et qui évoque l’Un tout en le biffant…

Ciel intense dans lequel le regard à la fois s’agrandit et se concentre. S’agrandit et ne se disperse pas. Se concentre et ne disparaît pas. On est là et on se souvient qu’y arrivant un jour, bien avant que la mort ne vous retourne, on se dit que c’est là qu’un jour, on serait enterré. C’était une façon de se parler, mais comme on se comprenait ! La terre d’ici, ce jour-là, ne faisait qu’un avec le ciel, la terre se levait dans le même mouvement que le ciel se creusait entre ses horizons et c’était joie, joie, pleurs de joie, sans larmes sinon à l’intime de la gorge qui se dénouait.

abstrait

Ce ciel noue ensemble les fils qui se dispersent et le silence est ce nœud de lumière, point de fuite à l’infini où convergent nos pentes. Le vent y fait l’avoine folle dessiner la sagesse de l’instant qui s’illimite : entre les traces de ses signes, buissonnement diaphane, palpite le clair, le simple, le sens.

Silence et sens, ciel et silence.

La forêt qui chaque jour gagne un peu sur l’herbe monte vers l’horizon, effaçant les chemins et c’est d’elle maintenant que le ciel semble naître. Un dernier peuplier rappelle qu’il régnait jadis sur les prairies. Il le regrette et le ciel lui pardonne. Et le regret s’efface et c’est le ciel encore, ce regret qui s’efface. « L’effacement soit ma façon de resplendir » a écrit un poète qu’on aime et on aimerait qu’il l’eût écrit pour le ciel de la Rouvière.

Il ne resplendit pas, ce ciel, ou si peu, ou après si mûre réflexion, ou d’une manière si retenue – à peine bleue, d’une pâleur qui s’excuse et se retire, oui bleue mais blanche avec un souvenir de rose – qu’on a envie que ce soit après mûre réflexion, bien qu’il n’y ait pas de temps ici pour mûrir. Le ciel est là, comme espérant les découpes du contre-jour, paraphes des hirondelles ivres de crépuscules, horizons étagés sur lesquels la Dent de Retz coche l’orient, dessins soufflés par le vent à la folle avoine, allusions permanentes à ce que serait le visage de la disparue.

À l’horizon l’absence. Si présente.


Quand vous êtes dans ce ciel – et vous y êtes aussitôt que vous le regardez – vous éprouvez alors qu’au delà des cinq sens que nous répertorions dans nos contrées, au delà de ces palpeurs sensoriels par le moyen desquels nous disons que nous touchons le ciel, que nous le humons, que nous le regardons, que nous l’entendons, que nous le goûtons, il en est un autre sans commune mesure avec eux bien qu’il passe nécessairement à travers eux pour se manifester. Quand vous êtes dans le ciel de la Rouvière – et on sait qu’il y a d’autres lieux que ce lieu-dit – l’impact sensoriel concerne en même temps tous vos sens, sans aucune place pour l’analyse.

On n’est pas devant le ciel ou sous le ciel de la Rouvière, on est dans ce ciel. On n’est pas dans ce ciel, on est ce ciel et ce ciel vous illimite comme il s’illimite. Le contact ne met pas en présence deux entités différentes qui seraient le ciel de la Rouvière et vous. Le contact abolit la différence entre le ciel et vous, c’est un rapt. Comme, au dernier moment on serait sauvé de la chute dans le vide par un harpon, le rapt soudain vous happe hors de ce qui s’éboule.poème03

On est le ciel de la Rouvière et le ciel de la Rouvière est. Et, à partir de là, de là où rien n’arrive, d’où rien ne part, on aborde le monde, un Nouveau Monde. Bientôt l’analyse et ses concepts vont revenir s’installer dans vos habitudes ; pour l’instant, encore suffoqué par la chute dans le vide à laquelle vous venez d’échapper, on est le sens du Nouveau Monde qui vient de naître.

On perçoit, sur le mode de la sensation sans perception, la moindre bribe de matière brute, tenez, par exemple, cette alvéole à bleu de pierre un peu jauni qui est peut-être un bout de lichen à travers la mousse, mais qui est aussi bien sur la peau du visage le souffle et la fragrance d’une brise, ou dans la bouche le goût de la salive enrobant les pollens : par chacun de vos sens, et par tous simultanément, on réinvente la nature.


Comme on est un peu poète, surtout à cet instant de suffocation, on se dit qu’il y a là un mot qui n’a jamais été dit et qui ne le sera jamais et cet hapax, on se dit qu’on est pressé par l’urgence de le dire. Et dans le même élan que reviennent s’installer dans vos habitudes l’analyse et ses concepts, on se jure que, cette fois, on trouvera les mots qu’il faut et leurs agencements pour dire dans un poème les images qu’on sent.

Le ciel de la Rouvière vous évite le parjure car il vous suffit d’y entrer à nouveau pour qu’aussitôt la nature se dispose à renaître. Ce ciel semble n’être là que pour le contre-jour. Il serait cet écran diaphane par les pertuis duquel la nuit se manifeste y inscrivant alors, à l’encre de Chine, les griffures de la folle avoine inspirée par le vent qui vient de l’Escrinet, les sept horizons sur le midi et le levant, la forêt de yeuses et plus que la forêt, ce chêne-vert dont le feuillage hésite entre le rouvre et le kermès, et plus que ce chêne-vert, son bruissement de feuilles et la paix et la menace et la paix qui l’emporte quand même.


Tout ici est lumière. Comme partout. Mais si le ciel de la Rouvière est lumière, ce n’est pas comme en tant d’endroits qui ne sont pas, pour moi, des lieux, ce n’est pas qu’il dispense sa lumière sur la nature d’ici. Pas plus que le hameau ne domine le ravin qu’il surplombe, le ciel de la Rouvière ne vient sur vous, ni pour vous, éclairer vos encoignures et le paysage qu’elles inventent.

C’est lui, le ciel, qu’on devine éclairé d’en bas par les flammes – et elles vacillent, incertaines – des lignes d’horizon, des yeuses qui gravissent vers elles ses pentes, de la dernière prairie sous laquelle on entrevoit encore dans les aubes du soir et du matin les traces d’anciennes terrasses détruites, de l’ultime peuplier qu’on imagine berger des herbes et des genêts. C’est lui, le ciel, qu’on devine recevant la lumière incertaine de la feuille brune des chênes blancs, quand les murets, leurs gneiss et leurs micaschistes hésitent entre les gris, les orangés et les roses et les renvoient vers lui pour qu’il décide, comme s’il était de sa nature de décider..

Et qu’il vous paraisse, le ciel de la Rouvière, aspirer vers le haut le paysage, c’est qu’agissent encore sur vous les vieilles métaphores de la transcendance : sans doute faut-il quelque effort pour s’en dépouiller, mais alors on comprend que le ciel d’ici émane de ce matériau chthonien dans le moment d’une de ses innombrables naissances, quand les couleurs ne sont encore que pigments désarticulés, quand les formes hésitent encore entre ce qu’elles seront et ce qu’elles ne seront pas, quand l’odeur de l’humus ne s’est pas encore décidée entre l’âcre, l’amer, le suave et le vif. Les sons vont sortir du silence mais ils y restent encore un dernier instant. Et l’on sent sur sa peau des souffles inconnus que l’on ne va pas tarder à reconnaître. Sapinières, pinèdes, châtaigners, fatouliers ne sont encore que verdures dans lesquelles « de grands chiens de feuillage tremblent » puisque le ciel de la Rouvière n’en finit pas de commenter Du Mouvement et de l’Immobilité de Douve.

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Ici, quand on regarde le ciel de la Rouvière, il arrive ici que l’être-là du monde soit là. Il est. Et tout le reste alors (tout le reste: le monde, vous, moi) y prend son importance. On est cette naissance, la levée de cette naissance. On accompagne son immobile mouvement dont on ne ressent que l’élan, rien que l’élancement, sans chercher à mesurer l’espace qu’il ne franchit pas ni le temps qu’il mettrait pour le parcourir. Rien que l’élan, on vous dit. Avec dans l’élan, la conviction qu’il faut en rester là. Les horizons s’ouvrent, se ferment sur le midi et sur le levant et l’on comprend qu’il y a seulement allusion à une palpitation, à un apaisement, oui, à un respir, l’esquisse d’une respiration qui n’ira pas jusqu’à son terme : il n’y a pas de terme, ni au début, ni à la fin. Et si vous donnez un nom à cette sonnaille éclose on ne sait où – brebis d’une autre époque, carillon d’ailleurs, bise descendue de quelque col au loin ou simple clochette accrochée à un portillon – c’est manière de donner de la durée à ce qui ne peut, sans se perdre, en avoir. Lui non plus, le dernier peuplier, ne parviendra pas, même avec l’aide de vos pauvres mots, à retrouver sa présence au ciel de la Rouvière. Ni le septième horizon. Ni ce moment si incertain où la mie s’en devient croûte tandis que la croûte reste encore dans la douceur souple de la mie. Ce moment si incertain où on ne sait plus – du matin ? du soir ? – où l’aube passe à l’aurore, à moins que ce ne soit l’inverse. Le lichen sort de la pierre. La pierre sourd du lichen et ce bleu, ce gris, ce blanc, ce beige à nuances de vert pâlissent ensemble.

Ce billet correspond d’abord à l’aiguillage « Chassiers » (catégorie : « Chassiers divers »), mais il pourrait tout aussi bien renvoyer aux billets Sur l’inexistence ou à ceux de Homme de nuit

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