Chassiers, village de caractère ?

Terroir, patrimoine : voilà, deux concepts que les adeptes de la communication aiment bien employer : ils sont chargés de significations positives et fort utiles à mobiliser quand, par exemple, une collectivité territoriale sollicite des subventions ou quand une association, voire une entreprise, cherche à écouler ses prestations sur le marché européen. Associés et reliés à d’autres concepts du même acabit, comme développement durable, synergie,nouvelles techniques de la communication et de l’information, authenticité, voire problématique, ils font un tabac parmi nos décideurs.

Les utiliser fait partie de la langue de bois qu’il est obligatoire de parler et d’écrire si on veut être entendu et par conséquent efficace. Il n’est donc pas question pour moi d’en condamner l’usage mais, sur un exemple précis, de montrer qu’y recourir entraîne quelques conséquences contre lesquelles il vaut mieux prendre des précautions.

Vers 1995, le Conseil Général de l’Ardèche a chargé son Office Départemental du Tourisme de monter un programme “Villages de Caractère” qui devait sélectionner quelques lieux du terroir ardéchois, nantis d’un patrimoine séduisant, mais aussi d’activités associatives et commerciales en développement, pour les encourager à mettre en valeur leur patrimoine par des investissements largement subventionnés. Comme Chassiers correspondait bien à ces critères d’éligibilité , la municipalité d’alors avait posé sa candidature, recruté un cabinet d’études (obligatoire, mais d’une utilité contestable) et entrepris des travaux qui devaient effectivement améliorer l’accueil des touristes : signalétique, cheminements, aménagement des places publiques…

Dès le début, ces choix furent encouragés par le Conseil Général et la candidature de Chassiers fut vite reconnue, mais sans qu’elle débouche sur autre chose qu’une pré-sélection. Même si cette pré-sélection s’est traduite par des pourcentages supplémentaires de subventions, elle ne s’est pas encore, en 2010, transformée en sélection définitive. Entre temps, d’autres candidatures ont été retenues, certaines immédiatement du fait que les villages concernés étaient déjà dotés d’un développement touristique bien installé : Voguë, Balazuc, par exemple. Près de Chassiers, Vinezac sut mieux forcer la main au Conseil Général qui avalisa alors la pose des panneaux “Village de Caractère”, pose un peu anticipée, avait-il semblé.

En fait, il était reproché à Chassiers de renâcler devant deux mesures qui semblent, un moment, avoir été considérées comme indispensables à tout village voulant prouver son caractère : la pose de plaques pour dénommer les rues et numéroter les maisons ; la transformation de la Place en zone piétonnière… Autrement dit : la labellisation comme village de caractère semblait alors passer par une standardisation qui consiste à gommer les caractères des candidats ! Trois municipalités successives ont fait la sourde oreille en soulignant à la fois que la taille du village et le nombre de ses maisons ou artères ne justifient pas les dépenses d’argent public envisagées pour les plaques de rues et les numérotations et que la configuration des lieux rend impensable que l’on puisse interdire le passage et même un certain stationnement des véhicules automobiles sur la Place. Il arrive que le dos rond et la sourde oreille fassent le forcing et cette tactique a fini par payer. Aujourd’hui, Chassiers semble bien être au bord de la fameuse labellisation.

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(Il est possible d’avoir sur le plein écran cette image en plus forte résolution : il suffit d’un clic-gauche dessus puis taper la touche F11)

L’achèvement de ce programme correspondra à la mise en place d’un itinéraire (un cheminement) à travers le village : sens de la visite, pauses et panneaux explicatifs à caractère principalement historique et architectural. Le mercredi 3 février, sous la houlette du cabinet-conseil “Zigzagone” (représenté par son fondateur et gérant, Sébastien Faure) et de Barbara Coudène, architecte, la municipalité et quelques “personnes ressources” ont ainsi jeté les bases d’une balade qu’il appartient maintenant aux deux techniciens de finaliser de manière que les visiteurs (qui le souhaitent) puissent se faire une idée plus précise sur le ou les “caractère(s)” de Chassiers, tout en respectant le plus possible la quiétude des résidents. Je tiens à souligner tout de suite que ma méfiance à l’encontre de tout ce qui est communication et tourisme s’est beaucoup dissipée quand j’ai vu agir Barbara Coudène et Sébastien Faure.

Le point de départ du cheminement se situerait au parking de l’école, mais pour les visiteurs qui arriveraient à pied par la route des Pradels ou celle de Coulens, une pause est prévue au carrefour de ces routes, donc à proximité du cimetière : une sorte de kiosque sera installé à cet endroit avec une table et des sièges et une première signalisation du parcours. Un kiosque du même genre (inspiré de la grande pergola du parvis de la Vernade devant la Mairie) se trouvera à côté du parking de l’école. Un panneau attirera à cet endroit l’attention des visiteurs sur les efforts de la Commune pour construire du neuf qui tienne compte de l’ancien : architecture de l’école (due à Michel Laurent), pergola de la Vernade, long mur de pierres de la rue du haut du village.

L’étape suivante permettra au visiteur d’atteindre la Place, mais par un détour : les flèches de signalisation lui suggèreront en effet de tourner à gauche (au lieu de descendre tout droit) pour accéder à l’esplanade de la Vernade où un panneau lui fournira quelques renseignements rapides sur le château avant de l’inviter à descendre vers l’entrée principale de l’église. Après être passé devant les restes de la tour à bossage (un panneau?), il arrivera sur la façade occidentale de l’église dont la bretèche et l’échauguette seront commentées par un panneau (espérons que d’ici là, les barbelés auront disparu !). Il pourra alors lire quelques informations sur l’intérieur de celle-ci avant d’y pénétrer. En en sortant, il sera guidé par le fléchage vers le Monument aux Morts puis l’escalier qui descend si rapidement vers la Place. Un détour par la rue de l’Aire et la rue de l’ancienne école des Sœurs sera signalé à l’intention des personnes à mobilité difficile.

Sur la Place, arrêt privilégié, avec deux panneaux : le plus volumineux – comportant un texte plus abondant que les autres sur l’historique de la commune – sera placé dans le renfoncement où se trouve la boite aux lettres; l’autre fournira quelques précisions sur la Renaissance à Chassiers et invitera à quitter la Place en utilisant le passage voûté, à droite de la maison Walcke.

Pour atteindre la chapelle Saint-Benoît, la signalisation guidera le visiteur non pas vers l’épicerie (qu’il apercevra quand même) mais vers la première calade rencontrée sur sa gauche (et qui devrait faire l’objet de la prochaine restauration). Un petit panneau à l’extérieur de la chapelle pour commenter brièvement la qualité de sa façade orientale. Un autre à l’intérieur, plutôt consacré à la Confrérie des Pénitents Bleus. Je profite du passage dans la chapelle pour signaler la qualité de l’éclairage qui y a été installé sur les conseils de Barbara Coudène : il en était besoin, mais c’est réussi…

Le cheminement se poursuivra au-delà de la place Saint-Benoît (qu’il faudra tenir plus propre qu’aujourd’hui) vers le château de la Motte, brièvement commenté par un panneau. Les flèches du parcours veilleront à ce que les visiteurs n’empruntent pas le chemin privé qui passe sous le château mais remontent (ce sera dur!) vers la “grande rue” qu’ils traverseront pour emprunter la calade montant vers “la galerie de Myriam” et débouchant à ce niveau sur la rue du haut du village (“Wall Street” en ardéchois dans le texte).

Retour vers la place de l’Aire : dans “le jardin du curé”, il sera possible de faire une pause assise sous une pergola analogue à celles de l’école et du cimetière. Mais les flèches inciteront à remonter vers la fontaine en forme de coquille où un panneau devrait attirer l’attention des passants sur la qualité des volumes de ce petit édifice. Ensuite ce sera le retour sur l’école et la case départ.

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Comme l’architecture, et sans doute de façon plus présente encore, l’histoire est au cœur de ce cheminement, mais c’est une histoire avec tant d’énigmes qu’il a été convenu de centrer l’itinéraire sur “Chassiers : un village d’Histoire(s)”. Je suggère même d’aller plus loin et de faire de ce côté énigmatique des reconstitutions du passé chassiérois un des caractères du lieu. Même si on peut raisonnablement penser que tout village européen, un peu ancien, est (en fait et même s’il l’ignore) dans la même situation, je crois que rares sont ceux où la personnalisation du passé est aussi activée qu’à Chassiers. Le visiteur pas trop pressé de respecter son planning pourra trouver sur place de quoi alimenter sa sensibilité et sa réflexion sur l’envie d’ancrer le présent dans le passé qui est aussi à chaque fois l’envie d’inventer des racines du présent dans le passé.

C’est ainsi que les visiteurs de Chassiers, souhaitant approfondir leur connaissance du village, pourront se rendre compte qu’avec le territoire communal dont il est le chef-lieu, il propose trois récits qui rendent compte, différemment, de la naissance de Chassiers : si les fouloirs rupestres des Juliennes et de Mariolles sont bien des fouloirs rupestres, ils permettent d’imaginer un village de viticulteurs dès la Préhistoire ! s’il y a bien eu un monastère, comme certains aiment à le croire, dès le milieu du sixième siècle, alors c’est de cette époque qu’il faut dater les débuts de Chassiers ! sinon, il faudra se contenter de penser que Chassiers est né sans s’en rendre compte lors d’une des crues démographiques du Moyen-Âge, au huitième ou dixième siècle. Pour plus de précisions (ou d’imprécisions) on peut se reporter aux premiers chapitres de l’histoire de Chassiers

Énigme encore, la présence romane dans les pierres et les volumes de cette église ogivale, construite en époque gothique finissante à la jonction des quatorzième et quinzième siècle, avec cette pierre de remploi que signale un panneau du cheminement et qui a été commentée ici

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sarrazine

Énigme toujours (peut-être plus facile à résoudre), ces fenestrous en forme de “sarrazine”, forme qu’on trouve en plusieurs endroits de Chassiers et notamment sur la façade ouest du château de la Vernade. Ont-ils été sculptés pour être placés là où nous les voyons aujourd’hui, ou s’agit-il de remplois ? et dans ce cas, à quel ancien édifice ont-ils été pris?

Á chaque fois, le visiteur ou la tradition a une réponse toute prête que, pour cette raison, on a envie de croire vraie, mais le caractère (l’hypothétique caractère !) de Chassiers va vous inciter à la mettre en doute, avec un sentiment pas du tout désagréable de vous apprêter à commettre un sacrilège! Tenez : les deux “têtes de mort” que l’on peut observer de part et d’autre de la porte méridionale du “jardin de curé”, sont-elles vraiment là comme des “vanités” à l’entrée de l’ancienne chapelle des Ladres ou bien ne seraient-elles pas plutôt, dégradées par les martelages du temps et des hommes, des formes d’anges funéraires ?

On pourrait multiplier les exemples de ces “Mystères de Chassiers” (le palimpseste de la façade orientale du château de la Vernade, la présence de cette merveilleuse porte Renaissance plantée à l’entrée de la “basse cour” du château, la croix couchée dans l’angle nord-est de la chapelle et la main de prières sur son angle sud-est et, bien sûr le dédoublement de la chapelle, et, bien sûr, le caractère florentin du château de la Motte….).
porte
Ces hésitations sur le passé de Chassiers, ce village d’histoire(s), devraient être mises en relief par le cheminement proposé. Le visiteur pourra éprouver une sorte de déception, lui qui s’attend, comme chacun de nous, à trouver enfin des traces du Passé tel qu’il fut quand il était le Présent, mais il existe au village au moins un endroit, ou un lieu au sens poétique du terme, où il pourra prendre conscience, ou en tout cas ressentir confusément, que cette insistance de l’approximation, de la contradiction, de l’imprécision, du mystère fait surgir comme en creux une présence.

Ce lieu se situe sur la placette qui se trouve au pied des absides de la chapelle Saint-Benoît. Si vous prenez la précaution de vous éloigner un peu (jusqu’au mur) et surtout de ne pas vous mettre exactement dans l’axe du bâtiment, mais en n’apercevant plus la flèche de Saint-Hilaire, vous vous rendrez certainement compte d’un autre mystère de Chassiers. Vous avez alors en face de vous un miracle d’équilibre et de mesure : le clocheton, le pignon triangulaire, les deux absides délimitent ensemble une façade à la fois élégante et robuste dont chaque élément semble avoir été réfléchi par un architecte unique, à la finesse si avisée qu’elle donne de l’élan aux formes râblées des absides. Mais vous sentirez en même temps que cette mesure est faite de guingois, que cet équilibre repose sur des déséquilibres qui se compensent. Les deux absides sont dissymétriques (mais le pentagone de l’une s’inscrit dans le demi-cercle de l’autre), leurs modillons aussi. Et le pignon triangulaire qui les surmonte en retrait compense presque cette dissymétrie, en laissant juste un faible écart qui demande, à son tour, compensation. Celle-ci lui est apportée par le clocheton posé un peu de travers avec son peigne réduit permettant l’installation de deux cloches (par le passé, il y en eut une seule) dont l’absence est comme une note suspendue qui rééquilibre l’ensemble.

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(Il est possible d’avoir sur le plein écran cette image en plus forte résolution : il suffit d’un clic-gauche dessus puis taper la touche F11)

Bien entendu, il n’y a pas eu d’architecte unique (et peut-être même seulement des chefs de chantier) et plusieurs siècles séparent sans doute le clocheton de la plus ancienne des absides (celle qui est circulaire). L’architecte unique, responsable de ce chef d’œuvre, c’est vous, c’est votre regard d’aujourd’hui qui ne se contente pas d’enregistrer ce qu’il voit mais le crée pour votre plus grand plaisir. L’humour n’en est pas absent, mais à la manière du remploi qui bricole une forme ancienne à partir de formes encore plus anciennes, à la manière aussi de la dissymétrie qui suggère le mouvement à partir de l’immobilité minérale, à la manière de l’effacement qui mène si efficacement à la présence.

Pour un commentaire (moins bavard!), on pourra aller à “Mystères de Chassiers (1)”

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