Chassiers dans les ombres des Rois-Soleils (fin)

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Un peu aveuglés (malgré ce qu’en disait Vauban, qui le paya assez cher) par les fastes du tout nouveau Palais de Versailles, par quelques guerres victorieuses et par le rayonnement de la culture française de cette époque, les historiens ont longtemps présenté le dix-septième siècle comme « Le Grand Siècle ».

Depuis une cinquantaine d’années, des recherches plus orientées vers la vie quotidienne du peuple paysan ou citadin conduisent à nuancer ce jugement. Sous les règnes des Rois-Soleils, Louis XIII et Louis XIV, les zones d’ombres (misères et injustices) ont gagné du terrain dans le Royaume, particulièrement sous « Louis-le-Grand » et bien avant ses dernières années.

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A Chassiers même et dans ses environs immédiats, si quelque pélerinage heureux (auréolé quand même de misère et de violence) ou quelque procession, à la fontaine de Broche par exemple, pour demander de la pluie, font oublier l’accablante réalité, le quotidien reprend vite ses droits. Ainsi en 1670.


Janvier 1670 : un hiver fou s’abat sur le Royaume; les oliviers éclatent, les légumes gèlent à cœur, les plus chétifs des humains – enfants en bas âge, vieillards, femmes enceintes – craquent, mal protégés du froid et de la bise par des chaumières dont il faut entrouvrir la porte pour que l’âtre y rougeoie un peu. Avec le printemps, les survivants commencent à peine à espérer, quand les giboulées de grêle hachent les fleurs des fruitiers et les premiers légumes feuilles, notamment les précieuses blettes. C’en est trop : le Diable s’en mêle. On ne peut pas s’en prendre à Dieu, ni au Roi, ni même aux Chalendar de la Motte ou aux La Vernade qui les représentent plus ou moins. Alors, on prête l’oreille aux rumeurs.

Le mois de mai, c’est aussi le moment où les percepteurs de l’impôt commencent leur récolte. Les « commis » ou « élus » – employés par des entreprises privées, « les Fermes Générales » chargées par le Roi de collecter les taxes – commencent à sillonner le pays. Et on annonce justement – la rumeur insiste – que de nouvelles taxes vont être levées sur les futures naissances, sur les chapeaux! Pourquoi pas? Tout est possible, au nom du Roi.

Pour beaucoup de Vivarais pauvres, à Chassiers comme ailleurs, chez certains bergers, valets ou servantes misérables, chez les manouvriers, paysans qui louent leurs bras pour compléter le revenu qu’ils arrachent à leur lopin, et même chez ces petits propriétaires qui exploitent en famille leurs cinq ou six hectares (comme on dirait aujourd’hui), la rumeur se transforme en certitude. Le curé Jean Cellier (qui vient de succéder à Jacques Pavin) essaie bien à la fin de la messe de calmer les esprits. Il n’y réussit qu’à moitié. Ne vient-on pas d’apprendre que les murs d’Aubenas sont couverts d’affiches royales qui enjoignent à la population d’apporter ses sous, ses liards et ses deniers à un certain Barthélémy Casse, venu tout exprès de Béziers ?

Quelques jours plus tard, on est à peu près le 10 mai, grand concert de tocsins : à la volée, les cloches de Saint-Germain, de Voguë, de la Chapelle, de Saint-Sernin, mais aussi celles de Vesseaux, de Jaujac, d’Ailhon, de Prades, de Joyeuse appellent à une rescousse que l’écho et le printemps enfin advenu rendent allègre. Le clocher de Chassiers reste silencieux mais de Joux, de la Rouvière, de la Davalade, de Moncouqiol on peut entendre l’alerte d’Ailhon.

Alors, on va à la pêche aux nouvelles. On apprend ainsi que les femmes du faubourg Saint-Antoine d’Aubenas ont « griffé » (c’est-à-dire agrippé, mis la main sur) le commis Casse qui a été obligé de se réfugier au château. Ce faubourg, ses habitants et ses femmes ont-ils déjà aussi mauvaise réputation au près des Chassiérois qu’ils en auront par la suite ? Il s’agit d’un quartier que nous dirions aujourd’hui « populaire », un peu à l’écart du bourg (ce que signifie « faubourg »), où l’entassement est la règle et que « la partie sayne et honnête de la population » considère avec un mélange de pitié et de crainte. Il est probable que certains des Pénitents Bleus pincent les lèvres en y pensant. Mais ce n’est peut-être pas vrai de tous. On le verra.

Les nouvelles sont d’ailleurs contradictoires. On apprend aussi que le seigneur d’Harcourt est parvenu avec sa garde à libérer Casse des griffes des mégères et qu’il a même fait arrêter un des meneurs, un certain Bancatte. Mais une autre rumeur affirme que les femmes du faubourg ont réussi à libérer Bancatte et surtout à entraîner leurs hommes dans la révolte : ils s’arment de fourches en bois. On commence à parler beaucoup d’un certain Jacques qui vit du côté de la Chapelle.

Aperçue de Chassiers, la présence de ce Jacques Roure (en réalité Anthoine du Roure) modifie la vision que l’on peut se faire sur cette « émotion ». Ce « Capelou », propriétaire aisé, anobli par la possession d’une terre noble près de Saint-Sernin, allié à des familles de bonne réputation, est connu dans la région pour être un esprit réfléchi : s’il est mêlé à l’affaire, c’est que l’affaire mérite attention.

Et cela se confirme vite. Jacques Roure essaie de mettre un peu d’ordre dans les bandes qui lui ont demandé d’être leur chef : pas question d’uniforme, évidemment, mais un signe de ralliement, le ruban bleu. Il a pris contact aussi, semble-t-il, avec le vieux seigneur de Voguë (c’est exact) qui a accepté de défendre le point de vue des révoltés (c’est inexact). Ce contact révèle quand même que les autorités locales essaient de débrouiller la situation sans faire appel immédiatement au Roi.

Bien entendu, ce qui nous est parvenu des récits de cette révolte insiste beaucoup sur la stupidité des rumeurs qui ne cessèrent de courir, mais laisse entrevoir, comme sans le vouloir, que beaucoup de personnes de tous niveaux envisagèrent de profiter de l’occasion pour expliquer au Roi à quel point la misère était grande et dangereuse dans le Bas-Vivarais. La grande idée de Jacques Roure (et il semble avoir réussi à la faire partager par ses troupes) n’était pas tant de s’emparer d’Aubenas, de Largentière et surtout de Villeneuve-de-Berg pour les piller que d’attirer l’attention du Roi sur les exactions des « élus » employés par les « Fermiers Généraux » à qui la levée des impôts était confiée. Voleurs du Roi autant que voleurs du peuple, ces Fermiers avaient la réputation de s’enrichir plus vite que le trésor royal.
« Vive le Roy, Fi des élus! » tel semble avoir été le mot d’ordre des Rouristes.

Quand Jacques Roure commence à assiéger Villeneuve, à la mi-mai, c’est à la fois pour riposter à la concentration de troupes à Bourg Saint-Andéol (preuve que le gouverneur du Languedoc entre en jeu) et pour en profiter pour prendre langue, par l’intermédiaire du seigneur de Voguë, avec le Syndic du Vivarais, entourés d’officiers dont nous savons que certains étaient de la famille chassiéroise des Chalendar de la Motte (à cette époque les charges en question étaient héréditaires, en faveur des familles qui avaient accepté de les acheter!).

Même s’il semble avoir eu la main forcée (ce qu’il dira par la suite) l’intermédiaire s’acquitte de sa tâche puisque le Comte de Castries maintient ses troupes royales à Bourg Saint-Andéol et publie une ordonnance dans laquelle le Roi accorde son pardon. La dernière quinzaine de ce mois de mai voit la révolte devenir fête : les rubans bleus fleurissent; les fourches, faux et gourdins disparaissent. À Chassiers, on respire. On respire et on s’illusionne : la mansuétude royale va certainement s’accompagner d’un relâchement de la pression fiscale et tout le monde y gagnera !

En fait, on a l’impression, avec le recul, que le Comte de Castries a profité de la joyeuse trêve pour mettre au point et renforcer le dispositif militaire, si bien qu’à la fin du mois de mai il est prêt à intervenir à nouveau et plus efficacement. Une seconde ordonnance royale précise les conditions du pardon accordé quinze jours auparavant : dans son immense mansuétude solaire, Louis le Grand annonce que les chefs de la rebellion et ceux qui les ont suivis sont exclus du pardon !

callot

Dans les premiers jours de juin, une assemblée de « rouristes » est convoquée, de nuit, au Merzelet. Le bleu de la fête tourne aux jaunes et aux rouges de la colère. Depuis Chassiers, on peut voir les flammes et leurs lueurs colorier les hauteurs de Vinezac et d’Ailhon. Et il est plus que probable que bien des Chassiérois se sont rendus au Merzelet. Ne serait-ce que pour voir. En tout cas, dans le tumulte et la confusion – inévitables, quand des centaines de personnes énervées se réunissent sans pouvoir entendre ce que hurlent pourtant des orateurs improvisés – on décide d’envoyer deux délégués à Versailles pour éclairer le Roi sur la situation en Vivarais. Nous avons leurs noms : il s’agit d’un certain Constans, habitant du lieu de Marconnaves, et d’un certain Dupuy… du lieu de Chassiers.

Il serait intéressant de savoir qui est ce dernier. Il semble qu’à cette époque, deux familles chassiéroises portent ce patronyme et elles sont fort différentes l’une de l’autre. Il y a des Dupuy à Moncouquiol et il y a des Dupuy à Chalabrèges. Les Dupuy de Chalabrèges semblent avoir été paysans de père en fils et avoir acquis au fil des générations un patrimoine un peu supérieur à la moyenne locale. Les Dupuy de Moncouquiol sont des « fondeurs de cloches » qui se déplacent, de villages en villages, pour fondre, installer ou réparer les clochers des environs. Pour cette raison, il me paraît plus probable que le « Dupuy de Chassiers » dont il est question ici vienne de Moncouquiol, plutôt que de Chalabrèges.

Il est d’ailleurs symptomatique que notre documentation sur la révolte ne nous donne que le nom des deux délégués et une vague indication sur leur mission. Ils disparaissent sans qu’aucun commentaire ne commente cette disparition : partirent-ils vraiment pour Versailles ? Y arrivèrent-ils ? En revinrent-ils ? La suite ne le dit pas, mais suggère fortement le pire.

Le pire commence au lendemain de l’assemblée du Merzelet. Tandis que le dispositif militaire du Comte de Castries (avec les Mousquetaires du Roi et parmi eux, semble-t-il, un certain d’Artagnan) commence l’encerclement de Villeneuve de Berg et d’Aubenas, des révoltés, surexcités, se livrent à de graves exactions à Aubenas et même à Privas: il y a mort d’hommes et pas seulement incendies et pillages. Des notables et des prêtres sont pris à partie. Inversement et simultanément quelques Rouristes ou supposés tels sont massacrés à Villeneuve. Au total une trentaine de tués. Mais le pire ne fait que commencer.

Car, à partir du 23 juillet, les 6.000 ou les 9.000 hommes du Comte de Castries interviennent, bien décidés et duement mandatés pour cela à casser du « ruban bleu », armé ou pas et de quelque sexe que ce soit. Le film s’accélère et, en quelques jours, on compte un millier de morts, pillés, violentés, pendus, brûlés. Pratiquement tous des gens du pays. Un millier de morts pour un territoire qui devait compter 50.000 à 60.000 personnes !
Terrorisés ou consentants, les pouvoirs locaux laissent faire la soldatesque. Le 20 août, un édit royal promet la mort à ceux qui fuient et ne rentreraient pas au bercail. Les communautés d’Aubenas, d’Ailhon, de Voguë, de la Chapelle, bien sûr, et de la Villedieu sont contraintes « d’écimer » leurs clochers, mesure à la fois vexatoire (plus la flèche est élevée, plus la renommée de la paroisse est grande !) et sécuritaire puisqu’il faut descendre les cloches. On notera que Chassiers n’a pas été concerné et pourra donc garder sa flèche toute neuve ! Les communautés visées sont également condamnées à payer des amendes non négligeables. Et toutes doivent accepter d’héberger les troupes censées les protéger…

supplices

Et Jacques Roure ? Il aurait réussi, lors des massacres de juillet, à s’enfuir vers le Midi. Mais, en octobre, il réapparaît en faisant appel à la clémence royale. En fait, Roure ne peut s’illusionner et la clémence royale ne se fait pas attendre : le 29 octobre, il est exécuté à Montpellier. Il est rompu, vif, à coups de masse sur son corps. Et ce, en vertu d’un arrêt soigneusement mis au point par des magistrats que l’on peut croire hautement cultivés. Encore moribond, il est exposé sur la roue, puis, déchiré en quatre morceaux. Tout cela, publiquement. Toujours, en application du même jugement, un courrier spécial transporte sa tête pour qu’elle puisse, pourrissante, être exposée à la porte Saint-Antoine à Aubenas où les fidèles sujets de sa majesté Très Chrétienne sont invités à venir la contempler, à partir du 2 novembre. « Le Grand Siècle », on vous dit.

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