Comme d’un arbre traversé par un rire d’hirondelles et dont le feuillage ne cacherait pas…


C’est un arbre dont le feuillage d’automne ne cache pas les ramures. C’est un chêne à l’immense présence. Un chêne solitaire, comme il y en a quelques-uns dans cette contrée que la forêt secondaire recouvre peu à peu de bosquets où moutonnent les verdures des yeuses et parfois des kermès. Oui, il arrive encore ici que la forêt accepte – on ne sait pas pourquoi, mais on sait aussi qu’il est bon de ne pas savoir pourquoi – un pré, un pré en pente, à peine tourmenté par la proximité sous l’herbe de rochers qu’on devine, un pré dont la pente et les ruptures de pente ne sont là que pour s’accorder à l’immense présence d’un chêne solitaire. La prairie en est l’ombre, on dirait, et ses herbes courtes que le vent ne courbe pas offrent au regard, surtout s’il rêve, des verts plus ou moins sombres que l’on verrait bien défiler avec nonchalance comme si en eux se projetait un vent que la présence du grand chêne assagit. Ces verdures plus ou moins assombries, l’arbre y prend racines comme il prend feuillages sur le ciel qui le traverse à la manière d’un vol d’hirondelles qui le transpercerait.

Mais l’arbre donne. Il ne prend rien. Ni racines, ni feuillages, ni éclats du ciel dispersé. Le grand chêne, on le dirait tutélaire s’il pouvait y avoir quelque menace dont il protégerait, le grand chêne recueille le lieu, le rassemble, en noue le silence sur le pré, sur le rire du vol d’hirondelles, sur le ciel qu’il crée pour qu’il puisse le traverser, sur le regard de celui qui rêve.

Et celui qui rêve rêve de le photographier, il y rêve sans danger car il sait que ce n’est pas possible. Il ne fixerait jamais qu’un éparpillement de traces, et comment pourrait-on s’y prendre pour donner assez de recul à l’objectif et lui permettre d’embrasser enfin le chêne, le lieu ? Alors, celui qui rêve – et pour sauver son rêve – se dirait qu’il vaut mieux (et sans doute ne se le dit-il pas, mais il y a comme une voix, un infléchissement du silence sur lui-même, qui lui suggère qu’il vaut mieux) accepter l’inéluctable et ne plus chercher l’impossible recul qui permettrait d’embrasser enfin le chêne, le lieu. Alors, mais il n’y a pas de place ici pour le temps, il braque l’objectif sur la ramure que le feuillage d’automne ne cache pas. Alors, il s’aperçoit, on s’aperçoit pour lui, que l’objectif est happé par la ramure, jusqu’à ne plus voir qu’elle, jusqu’à ne plus faire qu’un avec elle, à n’en plus saisir que cet embranchement invisible à l’œil nu, seulement le rugueux de l’écorce, seulement ce sillon au fond obscur et granuleux duquel le silence palpite… Le grand chêne a disparu…

…ne laissant que sa présence. À partir de l’obscur et du grain où le rêveur évanoui s’enfonce, il ressent, par l’intermédiaire immédiat d’un sixième sens – il ne voit plus, il n’entend plus, ni ne hume, ni ne touche, ni ne goûte mais il ressent, oui – l’advenance d’un mot qui dirait la levée de l’immense chêne et dans cette levée, il ressent, oui, l’apparition toute neuve du dessin des ramures à travers le frémissement des feuilles que des éclats de ciel soutiennent et le nouvel apaisement du pré s’échappant de la forêt pour monter vers l’arbre. Et le rêveur rêve qu’il ne rêve plus et qu’il naît encore une fois comme après un déluge, compris des girouettes et des coqs de partout, dans le sein du grand chêne. Il est le grand chêne sous l’éclatante giboulée et le vol rieur des hirondelles.

Le grand chêne des Taillands de la Davalade, il n’est sans doute pas possible de le contempler de loin, avec ce recul tant souhaité qui permettrait de le replacer dans son cadre, se détachant à contre-jour sur le ciel ou se dessinant sur un fond de terrasses qui montent vers le mas d’Eyrou ou Moncouquiol. Il domine, mais comme en creux, d’autres terrasses en contre-bas, brugis buissonnants, bosquets victorieux de la ronce et du genêt ou comme à son pied, prairie fortement pentue. Pourtant, l’apercevant à partir de la mauvaise route obligée de le contourner, on éprouve l’envie qu’il se dresse, dans sa majesté de chêne séculaire, au centre d’un paysage dont il polariserait alors les traits. Et l’envie est telle qu’elle se confond avec l’intensité de sa présence, si bien qu’on se place dans l’attitude d’un peintre du Quattrocento, à fabriquer son paysage, à en agencer les plans, à recourir à quelque bon récit bien établi – une pause lors de la Fuite en Egypte, le départ de Loth et ses Filles, l’entrée au désert où Saint Antoine résiste à ses tentations – de manière que le tableau encercle le chêne d’une auréole d’horizons.

Mais le pinceau tremble, et la main qui le tient. Et c’est Watteau, et ce serait Monet. Les éclats de ciel qui traversent le chêne, la fuite criarde des rires hirondelles font monter de la prairie une vapeur lumineuse qui affaisse les contours. Les limites entre les formes, les volumes et les couleurs s’effacent, vont s’effaçant, suggèrent par leur effacement un camaïeu dont les verts sont un peu jaunes et les jaunes si bruns. Le grand chêne vibre et les ondes qui en dessinent la silhouette se prolongent dans tous les sens, comme si elles venaient d’ailleurs et y retournaient, comme si elles suggéraient des sens inconnus aux carrefours aléatoires desquels apparaît et disparaît, disparaît surtout, un paysage qu’on aurait sur le bout de la langue et dont le grand chêne s’effaçant serait ce mot si juste que, justement, sa justesse empêche qu’on le retrouve jamais.

Les commentaires ne sont plus admis.