De l’inexistence (19)

Ontologie et religion

Le monde : ersatz et hypertexte

Mais en même temps, mais parallèlement…

Comme l’indique le sous-titre, ce billet fort long (et qu’il est possible de découper en cliquant sur les titres de paragraphes) s’inscrit dans l’aiguillage De l’inexistence

Ontologie et religion

À si souvent considérer que n’importe quel être humain (à commencer par celui dont la présence m’est le plus évidente !) ne serait qu’une sorte d’hypostase d’une conscience unique, à douter ainsi de la possibilité même de son existence réelle, ne serions-nous pas conduits à nous effacer les uns les autres ? À tellement apercevoir le même dans l’autre, ne risquons-nous pas de ne plus apercevoir l’autre dans l’autre ? Comment éviter de projeter sur ce même, unique, les caractères que je crois apercevoir en moi et comment, en conséquence, éviter de rejeter l’autre quand l’autre ne me semble pas conforme au même? Et puis aussi, ce même, unique, dont chaque singularité individuelle ne serait qu’une hypostase, comment – puisqu’il est conscience – éviter d’en faire une personne, une sorte de Christ, comme disent les Chrétiens, un « corps mystique » ? Et ce même, unique, comment éviter de le considérer à son tour (et sous sa dictée !) comme une hypostase de l’Être (la grande Stase), à la fois identique à lui et pourtant différent, comme dans la représentation chrétienne le dieu fils est différent du dieu père et identique à lui?

Je remarque d’abord que l’hypothèse sur laquelle je travaille (ou plus exactement, que je fais travailler) implique la possibilité d’une déviation religieuse. Dans son optique, je dirais que le christianisme ressent l’identité de toutes les singularités individuelles mais qu’il en détourne l’interprétation en attribuant à la conscience unique les traits d’une conscience singulière : le christianisme invente un Christ qui serait à l’image de l’image qu’il se fait de l’homme. Et il faut reconnaître qu’à partir du moment où j’écris, dis et pense que la conscience unique fait ou dit ou pense quoi que ce soit (et je ne vois pas comment l’éviter!), je me rends disponible pour tomber dans cette déviation. La conscience devient un personnage et ce personnage une personne. Une personne qui souffre, qui intervient, qui interpelle, qui vit, qui meurt. Oui, une espèce de Christ. Ce serait, au fond, du teilhardisme !

Chaque singularité individuelle, condamnée à errer hors du Christ par la faute originelle (qu’aurait décidé unilatéralement la Stase identifiée à Iaweh), passerait sa vie et sa mort à chercher la voie pour y rentrer, ce qui entraînerait que l’ensemble des singularités individuelles tâtonnantes (ensemble alors dénommé l’Humanité) se rapproche progressivement du point oméga qui est aussi le point alpha d’où l’Humanité est partie !

Par le biais de la voie et du cheminement, la religion (et cela semble universel, même si quelques hérésies de tous bords ont essayé d’y échapper) introduit le temps et l’espace là où l’hypothèse de base suppose qu’il n’y a pas de place pour le temps et l’espace. Elle invente une histoire là où l’hypothèse de base pose que l’Être est et c’est tout, c’est-à-dire est dans un ici & maintenant définitif. La possibilité du temps et de l’espace (et la nécessité de les inventer) ne peut être envisagée que si on fait l’hypothèse que l’Être, étant et c’est tout, est l’ensemble des modes d’être possibles, parmi lesquels notre mode d’être (c’est-à-dire, l’Être sur le mode de la réflexion) fonctionnerait dans le cadre, en réajustement constant, de l’espace et du temps.

En aucun cas, de ce mode d’être ne peut surgir quelque chose ou quelqu’un qui expliquerait l’Être ou un autre mode de l’Être ou l’origine de notre mode d’être. Les mythes sont là pour inventer l’origine, pour inventer qu’il y a une origine puisqu’il semble bien que notre mode d’être ait besoin d’une origine qui aurait date à l’instant zéro d’un temps avant lequel il y aurait eu d’autres temps, une origine qui aurait eu lieu dans un espace, en deçà et au delà duquel d’autres espaces s’étendraient. Ni les mythes ni les religions qui les fondent ne peuvent accepter l’absence définitive d’origine, car l’absence définitive d’origine élimine la possibilité même qu’il y ait une réalité de l’espace et du temps, elle réduit l’espace et le temps à des artifices qui ne sont adéquats qu’à l’intérieur de la réflexion et de la représentation. Sans ces artifices, la réflexion et la représentation seraient impossibles et si notre mode d’être est l’Être sur le mode de la réflexion (et de la représentation), il a besoin de se représenter qu’il y a une réalité de l’espace, du temps et de l’origine. Mais qu’il en ait besoin, et un besoin absolu, ne signifie pas que l’espace ou le temps ou l’origine ont une réalité extérieure à la réflexion qui en prendrait alors conscience.

(Sur l’impossible Genèse, on peut se reporter à ce billet)

Ce sont des virtualités fabriquées avec art pour que la représentation tienne. Et elle tient si bien qu’il nous paraît alors que ces artefacts ne sont pas des virtualités inventées pour les besoins de la cause, mais des réalités imposées de l’extérieur qui cadrent notre vie et que nous sommes alors tentés d’attribuer à quelque divinité extra-temporelle et extra-spatiale intervenant lors d’un événement originel, du genre « Big Bang » ou bannissement du jardin d’Eden.

Le monde: ersatz et hypertexte

Mais s’il n’y a pas d’origine, il n’y a pas non plus de fin et surtout, il n’y a pas non plus de péripéties. L’origine, la fin, les péripéties sont des inventions indispensables pour que notre mode d’être fonctionne. Tellement indispensables qu’elles se confondent, ces inventions, avec notre mode d’être et qu’il n’est pas possible que la conscience (la conscience unique comme ses consciences singulières) soit en permanence convaincue qu’il ne s’agit que d’inventions. Pour que la conscience persévère dans son être, il faut qu’elle oublie momentanément qu’elle invente en permanence les chemins qu’elle suit ; il faut qu’elle croit à la réalité du temps et de l’espace et conséquemment à la réalité de ce qu’elle appelle « le monde », les choses du monde.

Mais ce monde n’a pas la consistance que la conscience attribue à ce que devrait être « la réalité »: c’est un ersatz. Non pas au sens où il se substituerait au monde réel dont il ne serait qu’une copie, pâle et infidèle, mais au sens où il est en permanence fabriqué, réajusté, enrichi de variantes qui le modifient en profondeur. Il me semble qu’une bonne métaphore pour évoquer l’ersatz consiste à le comparer à un hypertexte (ou pour être plus précis : à l’hypertexte des hypertextes) aux entrées multipliables sinon à l’infini du moins de manière indéfinie et que nulle conscience singulière (et la conscience unique, non plus) ne peut prétendre contrôler et qui ne sait pas où il va et qui invente, après coup, des cheminements provisoires vite infléchis quand telle ou telle entrée provoque en écho des réajustements. Plus le monde se construit ainsi, à l’aveuglette, plus la conscience qui le fabrique se persuade qu’elle voit de mieux en mieux comment, et où, et parfois pourquoi, il va ! Cela crée d’intenses allégresses et d’immenses déceptions…

Allégresses. Déceptions. Oui : ce théâtre d’ombres pâles qui errent de concept en concept, comme obéissant à une algèbre booléenne (où 0=non-1 et 1=non-0) dont elles ne maîtrisent jamais tous les axiomes, est susceptible sous certains éclairages de prendre du relief. Ces singularités individuelles, si formatées par l’hypertexte qu’elles pourraient se croire de simples simulacres essentiellement identiques, sont capables de se détacher sur les arrières-plans et d’acquérir la conviction qu’elles sont, oui, véritablement, singulières, à nulle autre semblables. Ce corps et cette âme, si tellement fondus l’un en l’autre que l’on a pu dire d’eux et à bon droit que le corps, c’est l’âme sur le mode de l’étendue, et que l’âme, c’est le corps sur le mode de la pensée, peuvent donner l’impression de se scinder enfin en deux entités dont l’une serait mortelle mais enlacée à plaisir dans chacun des quatre éléments et l’autre, immortelle, immortelle et libre. Et, quand cela arrive (et cela arrive souvent), alors chacun d’entre nous sait qu’il peut dire « Je » pour le meilleur ou pour le pire. Pour le pire comme pour le meilleur. L’extrême déréliction comme les petites misères, la grappille des joies minuscules comme l’exultation sous trop de plaisir font chaque être humain se convaincre qu’il est incomparable, l’âme dans les cieux où il lui arrive de trouver les enfers, le corps – à l’aise ou déchiré – dans le monde des choses.

Certes, d’un point de vue ontologique, ce sont des faux-semblants. Mais ce trompe-l’œil ne ment pas tellement car il est parfaitement adapté (et pour cause !) à notre mode d’être. Rester en permanence convaincus de l’existence de personnes singulières, à commencer par la notre, de la coexistence du corps et de l’âme en chacune d’elles, de leur co-présence au monde, à un monde qui n’est pas le monde mais une représentation du monde que nous prenons pour le monde, de l’existence, dans ce monde, de choses formant une nature qui nous est extérieure mais dont nous prenons conscience pour nous l’aménager : autant de comportements adéquats à notre mode d’être, tellement adéquats que nous les croyons « vrais » et que nous éprouvons parfois quelque commisération agacée contre ceux qui disent en douter. Écoutons-les pourtant.

Mais, peut-être, avant de les écouter et pour mieux les entendre, faut-il nous rendre attentifs à quelques signaux. Vous, moi, nous, n’importe quelle singularité individuelle – même installée confortablement dans une existence dont les problèmes ne sont pas de l’ordre de l’ontologie – arpente le monde en se laissant traverser par une cavalcade plus ou moins bruyante de pensées, parfois très maîtrisées, le plus souvent relâchées qui concernent tous les aspects de la vie, y compris les plus banals. Chacun d’entre nous parle tout seul, même quand il converse attentivement avec d’autres. Le langage qu’il utilise – quel qu’en soit l’objet – va ainsi de concepts en concepts. Certes, comme il se laisse aller, il somnole quelque peu et les aiguillages d’un concept à l’autre s’effectuent en général sans réflexion approfondie sur leurs articulations. Mais il s’agit bien de concepts : que nous nous abandonnions à une cavalcade alanguie ou que nous tentions de démontrer le théorème de Fermat, notre pensée et le langage qu’elle accompagne et qui l’accompagne sont une pensée et un langage conceptuels.

Les mots qui véhiculent la pensée n’ont pas d’autres fonctions que de véhiculer des concepts. Dans l’intention de celui ou celle qui les prononce intérieurement ou les profère, il y a bien l’idée d’atteindre grâce à eux une réalité radicalement extérieure, mais ce projet demeure virtuel car notre langage conceptuel, aussi affûté soit-il (ou au contraire, aussi relâché volontairement ou involontairement soit-il), ne saisit que l’hypertexte, des enchaînements de représentations abstraites. Comme cet échec est inadmissible, nous nous convainquons que cet enchaînement de représentations abstraites, c’est justement ça la réalité ! Nous en faisons en tout cas l’hypothèse. Et, à force d’en faire l’hypothèse, nous ne la considérons plus, cette hypothèse, comme une hypothèse mais comme une vérité d’évidence. Mais, en même temps, mais parallèlement….

Mais en même temps, mais parallèlement…


Mais en même temps, mais parallèlement, il y a quelque chose qui cloche ! Cette pensée permanente, bruissant en notre intime silence ou adressée par nous à d’autres, ces mots qui s’effacent derrière les enchaînements de concepts, ce langage, cette manière d’être au monde, d’exister souverainement en arpentant le temps et l’espace réels, n’ont pas la justesse qu’on attend d’eux. Prêtons attention à la voix. À notre voix. Celle que nous ne cessons d’entendre, même si nous nous taisons. Sauf quand nous dormons, et encore n’est-ce pas sûr.

Aussi conforme soit-elle aux intonations de la mode du moment, aussi séduisante, aussi sûre d’elle-même qu’elle paraisse, aussi habitué que chacun de nous soit à l’entendre, aussi proche du cri, du soupir ou de la pause que nous lui demandions de se montrer, la voix, aussi habile soit-elle à lier l’âme et le corps, notre voix tremble. À notre âme et à notre corps défendant, la voix révèle un tremblé, parfois sensible, le plus souvent imperceptible, qui défait ou surfait, le plus souvent d’une fraction de quart-de-ton, parfois même seulement à un détour inattendu de son déroulement, ce qu’elle aurait dû tenir si elle était simplement le véhicule de mots qui sous-tendent des concepts. Notre voix n’a jamais cette justesse que nous attendrions d’elle. Toujours à peine voilée, ou au contraire à peine trop éclaircie, elle nous signale (ou devrait nous signaler) qu’il y a là en permanence comme une fêlure. Notre voix à tous, c’est la voix de Kathleen Ferrier telle qu’entendue, remémorée et restituée – presque – par Yves Bonnefoy.

Toute douceur toute ironie se rassemblaient

Pour un adieu de cristal et de brume,

Les coups profonds du fer faisaient presque silence,

La lumière du glaive s’était voilée.

Je célèbre la voix de couleur grise

Qui hésite aux lointains du chant qui s’est perdu

Comme si au delà de toute forme pure

Tremblât un autre chant et le seul absolu…

Bonnefoy semble avoir été très tôt particulièrement sensible à ce tremblé qui accompagne nécessairement le langage conceptuel : dans le moment où nous discourons pour résoudre nos questions matérielles ou intellectuelles, les mots (et la parole qui les pousse en avant et qu’ils poussent en avant), les mots s’accompagnent, en mineur, d’une anxiété dont nous nous défaisons le plus souvent soit en finissant par l’oublier, soit en l’attribuant à un défaut de notre raisonnement.

Cette anxiété, ce tremblé ne sont pas pour Yves Bonnefoy des contingences secondaires, des sortes de scories dont nous aurions à nous débarrasser par une attention plus aigüe sur le déroulement de notre argumentation. Ils sont là, en permanence, comme pour alerter sur une absence. Sur une absence majeure. Utilisant une fois de plus le langage du concept, Bonnefoy a maintes fois expliqué, oui, expliqué, que ce malaise au cœur de l’argumentation la plus ardente comme au cœur des remarques les plus futiles trouve son origine dans le sentiment éprouvé par le parleur qu’il est condamné en parlant à manquer quelque chose. Et s’il arrive que Bonnefoy s’emporte un peu c’est contre le mouvement qui nous porterait à interpréter ce manque comme une défaillance individuelle et momentanée, susceptible d’être surmontée par un effort accru de conceptualisation. Non, à ses yeux, le sentiment d’un manque ne disparaîtra pas. Tout au plus s’estompera-t-il vaguement si notre esprit s’obnubile sur telle ou telle imprécision de sa pensée conceptuelle.

Ordinairement, souligne Yves Bonnefoy, nous posons comme évident que notre langage est adéquat au monde dans lequel nous vivons et si l’adéquation nous semble imparfaite, nous pensons que nous parviendrons (ou que quelqu’un parviendra pour nous) à l’affiner de façon que celle-ci soit de moins en moins approximative. Nous admettons même (un peu sur le mode de la dénégation freudienne) que l’adéquation ne sera jamais parfaite et que c’est tant mieux, puisque ainsi nous progressons indéfiniment dans notre maîtrise du monde. Or, dit Bonnefoy, le tremblé de ce langage conquérant signale qu’en nous installant dans le monde, en l’aménageant, en l’humanisant, nous éprouvons parfois et intensément comme la perte d’un autre monde. Selon une image qu’il utilise souvent, c’est comme si, arrivant à un carrefour et nous engageant dans un des chemins qui en partent ou qui y arrivent, nous sentions que nous nous éloignons de ce que Bonnefoy appelle « l’arrière-pays », une contrée que nous frôlons et que nous manquons sans cesse. Et si, cherchant à ne pas persévérer dans l’erreur, nous rebroussons chemin pour revenir vers le carrefour et nous engager enfin dans la bonne voie, c’est le chemin que nous abandonnons qui, maintenant, nous semble conduire à l’arrière-pays.

Dans ce monde que nous passons notre temps à aménager en le parlant à l’aide du langage conceptuel, nous vivons en exil. Toujours sur la même rive et sans apercevoir l’autre rive mais en en devinant l’absence si intense.

Il y a ainsi, latérale à la pensée conceptuelle, une exigence d’ailleurs que la pensée conceptuelle est fort capable d’analyser mais totalement impuissante à satisfaire. Et la voix défaille alors, avant de se reprendre, momentanément. En termes d’analyse, Yves Bonnefoy fait très bien comprendre que les mots, les mots-concepts et leur cortège indispensable de sèmes, de schèmes, de lexèmes, découpent, isolent des aspects de la réalité qu’ils comparent, classifient, instrumentent pour que la pensée homogénéise de mieux en mieux le monde et le rende cristallin. Mais le cristal s’embrume, l’éclat de lumière sur l’acier de l’épée se voile « comme si au delà de toute forme pure / tremblât un autre chant et le seul absolu ».

En permanence, les exilés que nous sommes – sachant sans vouloir le savoir que nous ne retrouverons jamais le pays d’origine, ne l’ayant jamais quitté – cherchent à faire coïncider le monde avec un merveilleux pays d’accueil, tant espéré et un instant entrevu, croient-ils. Mais le cocon mondain, aussi confortablement aménagé soit-il, est sécrété, puis filé, tissé et cousu à l’aide de concepts qui à la fois fractionnent et recomposent la matière, selon un travail de plus en plus complexe et que nous pensons pour cela de plus en plus près du réel, alors que le réel ce serait le contact immédiat avec le simple.

À chaque fois, nous manquons quelque chose que nous frôlons, nous frôlons quelque chose que nous manquons. Le pays reste en arrière. Le paysage n’est pas tout à fait le pays : il ne l’est donc pas du tout. Dans « un adieu de cristal et de brume », le pays s’éloigne sur l’autre rive. Et si Bonnefoy adresse son élégie « à la voix de Kathleen Ferrier », c’est qu’un instant il a eu besoin de croire qu’elle est susceptible « O cygne, lieu réel dans l’irréelle eau sombre, » de faire son sillage nous indiquer la direction (le sens…) de l’illimité :

Là-bas, parmi ces roseaux gris dans la lumière,

Il semble que tu puises de l’éternel.

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