à propos d’une vidéo sur

Pierre Soulages dans son atelier


Je pars d’une vidéo de l’INA à propos de Soulages dans son atelier. Sa référence :
ICI C’est la vidéo intitulée « Soulages en pleine création »

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C’est vrai qu’il est un peu agaçant de s’apercevoir qu’il y a unanimité autour de l’œuvre de Pierre Soulages, surtout quand l’éloge souligne à la fois la sobriété de l’artiste et la profondeur de son art. Au fond, c’est comme si le microcosme culturel se félicitait de pouvoir sans gesticulations (la sobriété) accéder à la profondeur : pas besoin de se prendre la tête, il suffit que telle ou tel d’entre nous se plante devant un Soulages pour ressentir aussitôt une présence. Qui ne la perçoit pas est suspecté de ne pas mériter de faire partie du microcosme. Pierre Soulages comme révélateur du degré de maîtrise de la culture par un individu. Pierre Soulages comme dernière étape (peut-être même, ultime) de l’histoire de la peinture. Si tel est le cas, il faut immédiatement inscrire son œuvre au patrimoine de l’humanité, style unesco, considérer qu’elle est du domaine public, la placer en dehors du marché de l’art et assurer à l’artiste une fin de vie confortable, ce qui est déjà réalisé.

Je voudrais revenir sur la sobriété de Pierre Soulages, sur sa profondeur, sur la présence et aussi, bien entendu, sur la lumière et sur le noir. Et d’abord, remarquer avec quel soin il met en scène sa sobriété. Quand il expose, ses peintures doivent être placées dans le vide : planchers, plafonds, parois des salles doivent s’effacer (autant que faire se peut). Rien ne devrait s’ajouter aux œuvres, pas même les sources lumineuses, pas même les visiteurs ! Une immense salle vide, seulement compartimentée par les Soulages comme autant de claustra parfaitement verticaux mais sans appuis visibles, ni haubans autres que transparents. Une immense salle vide éclairée seulement par les noirs des toiles. Et chaque visiteur, si possible tout entier vêtu de noirs comme Pierre Soulages, réduit à son regard et à l’écho de son pas. L’idéal serait de ne faire rentrer dans l’exposition qu’un seul visiteur à la fois !

J’ai vu pourtant une vidéo dans laquelle Pierre Soulages est très satisfait que Pompidou, alors Premier ministre, ait fait placer un Soulages dans son bureau parmi les dorures et à côté de peintures du dix-huitième siècle ! Mais c’est de l’ordre de l’anecdote, même si, après tout, Soulages n’a pas tort de souligner que Pompidou, en plaçant son tableau juste derrière le fauteuil où il se tenait pour prononcer ses discours télévisés, affichait que « la France » reconnaissait enfin l’art contemporain. Cette reconnaissance-là et surtout sa manifestation à Matignon ne sont évidemment pas ce qui convient le mieux à la peinture de Pierre Soulages.

Celle-ci a vraiment besoin d’être vue ou remémorée selon le protocole de la sobriété : les salles du musée Fabre qui lui sont consacrées à Montpellier lui sont adaptées aussi parfaitement que possible. Nous avons eu la chance d’y passer alors que la plupart des visiteurs étaient attirés par d’autres salles, si bien que nous étions presque seuls. Silence. Noirs. Noirs et lumière. Ambiance de recueillement : comme si nous nous trouvions sous les voûtes romanes qui soutiennent invisiblement un monastère et son cloître. Ici, comme sous les voutes obscures, je me dispose à participer à un cérémonial religieux. Désiré mais intimidant. Il s’agit simplement de la naissance de la lumière. Un mythe.

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lumière

Bien sûr, je sais que toute lumière vient directement ou indirectement du soleil et qu’au delà des salles Soulages et des voûtes obscures l’astre transcendant abreuve en permanence la planète. Je sais donc que je vais me la jouer faux. Mais je suis venu là pour ça. Pour trouver au près des noirs de Pierre Soulages de quoi nourrir un mythe. Un mythe : un récit dont on sait qu’il est complètement faux mais qu’il est en même temps adéquat à un sens qu’on ignore de moins en moins au fur et à mesure que le récit se déploie. Ici, il s’agit de la naissance de la lumière à partir de l’opaque.


La lumière profonde a besoin pour paraître
D’une terre rouée et craquante de nuit


Par quel élan, certains d’entre nous aiment-ils tant laisser se déployer en eux ces deux vers de Yves Bonnefoy, dans « Du Mouvement et de l’Immortalité de Douve » ? Et que trouvent-ils dans l’œuvre peinte de Pierre Soulages (ou que lui apportent-ils ?) qui fasse tant et si bien écho à Bonnefoy ?

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Je voudrais commencer à répondre à ces questions en me laissant aller à un « récit en rêve » pour reprendre, encore une fois, une expression caractéristique de Yves Bonnefoy. Un récit en rêve n’est pas nécessairement le récit d’un rêve à la manière de ceux qu’on invente au réveil : c’est un récit qui utilise pour se développer le déplacement et la condensation – deux ressources du rêve que la psychanalyse généralise à l’inconscient. Peu importent ici la psychanalyse et l’inconscient. Seuls importent le déplacement et la condensation.

Un récit en rêve ne se déroule pas selon les coordonnées linéaires de l’espace et du temps : il peut rapprocher pour en faire un seul lieu des paysages très éloignés, disjoindre ce qui ordinairement fait partie d’un même lieu, pratiquer la discordance des temps, rassembler en une seule entité au moins passagère des bribes dérobées à des entités ordinairement bien fixées, faire tenir ensemble tout cela par la seule force de son sens.

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Un jour donc, il se trouvait dans la chapelle romane. Selon les moments du récit, c’était plutôt le matin, quand le soleil levant n’effleure pas encore les absides de la chapelle ou plutôt, le soir, à la tombée de la nuit, oui, plutôt le soir quand la chapelle espère, le souffle suspendu, la venue de la nuit. Que cette chapelle soit romane, il n’en doutait pas, mais il savait qu’il n’en sait rien : quelqu’un se disait -et je l’entendais se parler à lui-même un peu comme si je parle seul – quelqu’un me disait (et c’était une femme sans doute plus âgée que sa silhouette ne le laissait deviner, à la fois élancée et revêtue d’une bure sans couleur) qu’on ne peut pas mettre en doute l’aspect roman de l’édifice : l’épaisseur des murs…

Quand elle parlait, il croyait reconnaître la voix que j’entends quand je parle seul ou quand je me tais, mais elle avait aussi, cette voix, l’écho en elle du bruit liquide que fait le silence dans le vide. Et elle disait cette voix :

« Écoute l’épaisseur des murs, la poussée qu’elle subit sous la pesée des voûtes en berceau ! Vois les colonnes comme elles sont engagées dans cette épaisseur pour l’épauler ! Entends les colonnes engagées comme elles s’arque-boutent sur les contreforts ! Perçois l’odeur fade qui mêle dans l’épaisseur des murs des enduits mal séchés au sable, à la chaux, à la pierraille, à la boue ! Touche ! Non! Ne touche pas ! ». La voix se tut. Je le désirais tellement qu’elle reprit aussitôt : « Et tu voudrais mettre en doute que ce ne soit roman ? ».

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Il lui semblait qu’il ne voulait rien de tel, mais après tout, pourquoi pas ? Il ne voyait plus la femme de bure et d’ombre, mais il ne voyait rien. Il le lui dit. Elle ne répliqua pas, mais je savais qu’elle était toujours là et je devinais que si elle avait ajouté quelque chose c’eût été pour répliquer qu’il était bien, ici, d’être aveugle. Comme si mes yeux s’habituaient peu à peu à l’obscurité, je crus l’apercevoir entre ce que je pris pour un bahut et ce qui était sans doute une niche dans le mur. J’avançais la main pour l’aider à se relever, mais, derrière moi, j’entendis sa voix, presque rieuse – « Elle voulut parler. Elle nous regarda. Elle pleura. Elle eut alors ce si gracieux sourire de jeune fille qui était vraiment elle. Ensuite elle fut prise dans l’Opaque.». Continuant mon geste, je sentis ma main effleurer la pierre. « Ne touche pas » avait dit la voix. Je retirai ma main, scandalisé pour deux d’avoir pu un instant envisager de nommer ce que j’avais effleuré par un mot amolli en son milieu par une diphtongue.

Sur le côté, à la limite de son champ de vision, une forme plus sombre flotta sur la pénombre immobile, comme si la récitante eût pu ainsi dans son vêtement de bure lui dire ce que j’entendis clairement. « Stupeur des robes et cri des rocs ». Oui, c’était cela, il n’était pas dans la chapelle, il était dans le roc.

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Oui : il allait de soi qu’il était dans le roc. Non pas emprisonné comme cela aurait dû être. Comme cela ne pouvait pas manquer d’être. Mais, fluide, quoique identifié à l’immobilité d’un solide dont je percevais qu’il s’étendait de toutes parts, se confondant avec l’espace. Je me disais bien qu’il y avait là quelque mystère, mais je me persuadais qu’ici le mystère allait de soi. Un solide fluide. À l’aise dans les interstices infinitésimaux des molécules, je m’y voyais courir sur des terrasses, je m’y voyais lutter contre le vent. Je m’y voyais alors même qu’il n’y avait là aucune lueur, mais je ne suis pas sûr encore de qui émanait cette remarque. L’obscurité absolue,il ne s’en inquiétait pas : elle aussi allait de soi ; elle avait toujours été là ; elle y serait toujours ; elle y est en ce moment même. Un obscur solide, posé là définitivement.

Et qui envahit le récit. Monolithe occupant la totalité de l’espace occupable, au point d’anéantir le dit espace. Figé dans un présent éternel, au point d’anéantir le temps. Obsidienne universelle ou cosmos d’anthracite confondu (« un beau geste de houille ») avec le chaos dans le moment définitif où il concentre son énergie comme pour mieux la disperser. Stase indéfiniment bandée, à elle-même la cible, à elle-même la flèche, à elle-même la corde. Et rien autre.

Pourtant, le récit continuait, toutes péripéties annulées dans l’instant même de l’écriture. Ou plutôt : l’anéantissement des péripéties comme seule péripétie. Juste avant d’être « après le déluge ».Quelqu’un dans le récit était dans le moment de l’apparaître. Juste avant « l’éclatante giboulée ». Et selon un raisonnement bizarre, dont la présence ici lui parut cocasse mais sans plus, il se dit ou je lui dis, avec la voix haute qu’on prend si facilement en rêve et qu’on est le seul à ne pas entendre, je dis que si j’étais juste avant l’apparaître, c’était parce que la lumière commençait à sourdre de l’opaque.

Comment une lueur pourrait-elle sourdre de l’opaque? Retrouvant de vieilles habitudes bien utiles,il se répondit – sans doute parce que j’entendais encore l’écho d’un sourire dans la voix de la forme – qu’il n’est pas nécessaire de se poser la question ou (répliqua la voix de la forme) qu’on peut se la poser sans avoir à y répondre ou (reconnus-je) qu’on peut y répondre en posant que la réponse n’est qu’une hypothèse. Intégrée à l’opaque absolu, la lumière profonde y demeure à jamais, depuis toujours et c’est elle, ce bruit d’eau parmi les pierres que fait le silence dans le plein. Juste avant « l’éclatante giboulée ».

Il ne voyait plus la femme qu’il avait cru voir, longue et âgée dans sa robe de bure, mais il voyait encore ou il croyait voir des nuances dans l’opaque, comme si l’opaque était plus ou moins opaque, comme si l’opaque se craquelait, comme si l’opaque acceptait le passage d’une sorte de brosse souple qui y aurait laissé de minuscules abrupts au fond desquels l’opaque serait plus obscur que sur les flancs ombreux et sur les sommets plus clairs qui séparaient d’infimes ravines. Et la brosse passait et repassait (parfois remplacée par une sorte de lame d’acier pour racler, comme si – me disait la voix de la femme disparue – la main qui les guidait était animée d’une intention : effacer les ravines en sachant bien qu’elle ne ferait alors qu’en créer de nouvelles. L’opaque frissonnait, au bord du disparaître, mais jamais plus loin. J’y reconnus – ou je croyais y reconnaître – ce qui se passe quand dans un poème familier, on sait que les hiatus et les cacophonies vont se résoudre dans la forme alexandrine classique. Au bord du disparaître, une terre rouée moins lézardée par les mots que par le heurt de la consonne centrale répétée, d’une terre rouée et moins lézardée par les mots que par le heurt de la voyelle ouverte elle aussi répétée, au bord du disparaître, oui, mais jamais plus loin. Car déjà, la brosse souple effaçait le heurt en donnant en écho le phonème de la première syllabe et craquante avant que l’opaque ne reprenne l’ensemble dans le beau rythme familier d’une terre rouée et craquante de nuit.

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Et quelqu’un entendit alors pour moi ces vers que je prononçais en silence : La lumière profonde a besoin pour paraître / D’une terre rouée et craquante de nuit. Ce n’était pas de Rilke, mais avec la voix de Léo Ferré qui était peut-être aussi celle de Kathleen Ferrier, et je croyais y reconnaître du Reiner Maria Rilke. Obsidienne, anthracite, goudron, les noirs de Pierre Soulages remontaient à la surface du rêve y fixant cette sorte de poudre brune dont les grains s’assombrissaient ou s’éclairaient selon la géographie des ravines d’en dessous. Cette immobile remontée de la lumière vers la surface de ce qui n’a pas de surface mais à quoi nos mots en donnent une, cette ascension est aussi une assomption, une assomption imminente. Quand la lumière profonde, immanente à l’opaque, s’apprête à faire apparaître la surface, c’est dans cet instant qu’elle a l’intensité de la présence.

Et soudain – ce fut comme s’il avait été dans un rêve et que celui-ci, tout à coup, se fût effacé sous un autre rêve, mais je savais que ce n’était pas ça – soudain, l’opaque avait déployé son immensité, son infinité, par quel miracle trouvant un espace plus grand pour s’y déployer ? et la chapelle avait disparu (mais elle restait romane !) et il s’aperçut que le même et impossible et immobile mouvement par lequel l’opaque paraissait accroître son infinité était aussi l’impossible et immobile geste qu’il avait pour converger de tout son être sur un point. C’était un point de lumière naissante, déjà exultante. Elle se levait des ravines que les noirs de Pierre Soulages dessinaient dans les pigments bruns et, comme par différence, un orangé – mais c’était aussi un bleu très pâle – baignait la scène inattendue. C’eût pu paraître un tableau de Poussin ou du Lorrain, tel que rêvé par Yves Bonnefoy, c’était plutôt un homme déjà âgé, lui, moi, assis sur une pierre en forme de banc, en bas d’un jardin à terrasses de pierres sèches.

Et il lui semblait qu’il revenait d’un long exil et qu’il apercevait enfin son pays, et pour la première fois, et comme s’il l’inventait, comme s’il était cette lumière de moins en moins pâle qui en prenant de la force crée les formes, les surfaces, les volumes, les couleurs qu’elle porte en elle. Ce n’était pas un tableau peint par le Lorrain ou par Poussin c’était le lieu que je hante et qui me hante. La chapelle, la longue robe de bure mal discernable avaient disparu : elles étaient toujours là, et le bruit d’eau que font les pas en silence parmi les pierres, et la remontée des noirs de Pierre Soulages à travers la poudre brune qu’il verse par dessus avant de la peigner.

Peut-être peut-on se reporter aux billets suivants, centrés sur des poètes :

Philippe Jaccottet
Colette Gibelin
Bernard Noel
Yves Bonnefoy
On peut aussi se reporter éventuellement sur les fichiers .pdf suivants :
Homme de nuit
Le Vieillard cerisier
Art roman attention! gros fichier! long à charger…
Un rêve roman

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