Le Compoix de 1647 pour le mandement de Chassiers

Surprenante expansion démographique

La Peste de 1720-1722


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Le compoix de 1647 pour le mandement de Chassiers

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Il y a une vingtaine d’années, la Municipalité de Chassiers a fait restaurer un registre très abîmé – le compoix de 1647 – qui dormait dans des archives mal entretenues et que l’humidité et l’acidité relative de l’encre avaient beaucoup détérioré. Réalisé selon les règles de l’art – qui exige d’une restauration qu’elle soit faite de telle façon qu’il soit toujours possible de retrouver le document dans son état initial au moment de la restauration – ce travail a abouti à trois gros registres, relativement faciles à manier sans porter atteinte à l’intégrité des folios du compoix : chaque feuillet est en effet pris en sandwich entre deux feuillets en plastique transparent. C’est une chance pour qui s’intéresse à l’histoire de Chassiers (et de Tauriers, voire de Rocher/Trébuols, aussi) mais, à ma connaissance du moins, pour l’instant personne ne l’a vraiment saisie.

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Un « compoix » de l’Ancien Régime est une sorte de matrice cadastrale, comme on dirait aujourd’hui, qui dresse l’inventaire des parcelles du terroir, quand elles sont soumises à l’impôt de « la taille », c’est-à-dire quand elles ne sont pas considérées comme des parcelles « nobles » qui avaient le privilège d’y échapper. On notera que des familles nobles peuvent posséder des parcelles soumises à la taille et qui sont donc recensées dans le compoix. Inversement, un propriétaire non-noble peut être en possession d’une terre noble non inscrite dans le compoix. On peut quand même considérer que le compoix recense pratiquement toutes les terres du terroir communautaire.

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Chaque parcelle recensée est décrite, sous le nom de son propriétaire, avec ses « confronts », la catégorie à laquelle elle appartient (bois bruair, bois chastagnet, terre, terre herme, vigne, chanabière, terres complantées de « meuriers », olivettes …), sa superficie (en mesures locales) et sa valeur cadastrale. En outre, dans les marges, sont enregistrées les modifications juridiques apportées au statut de la parcelle, en gros entre 1647 et 1780. Comme un registre similaire (une « livrette », plus succinte que le compoix et qui n’a pas été restaurée) existe pour la veille de la Révolution, il y a du pain sur la planche!

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Ce sont des documents de ce genre qui ont permis à des historiens de la deuxième moitié du vingtième siècle – le plus connu est sans doute Emmanuel Leroy-Ladurie – d’établir qu’en Languedoc (province à laquelle le Vivarais est rattaché jusqu’à la Révolution), les souffrances qui ont précédé la révolte du Roure en 1670 et les massacres qui l’ont suivie, combinés avec ceux qui ont continué à accompagner l’extermination des calvinistes cévenols après la Révocation de l’Edit de Nantes, coïncident avec une période difficile, particulièrement tragique vers 1709-1717, lors des dernières années du règne de Louis XIV. Il semblerait même qu’il y ait eu jusqu’au milieu du dix-huitième siècle une diminution de la population languedocienne et une augmentation des terres « gastées », c’est-à-dire abandonnées. Il faudra attendre le milieu du siècle pour assister à une forte reprise démographique.


Surprenante expansion démographique


Ce que nous savons sur Chassiers à la jonction des règnes de Louis XIV et de Louis XV conduirait plutôt à nuancer ce tableau pessimiste. Voulant apprécier l’impact de la peste de 1721/1722 sur Chassiers (j’y reviendrai plus loin), j’ai consulté les registres paroisssiaux de 1711 à 1725. Ils renferment en principe un compte-rendu succint de tous les baptêmes, mariages et sépultures de la paroisse. Bien qu’ils n’aient pas toujours été tenus de façon régulière, ils montrent quand même, de façon peu contestable, une croissance rapide de la population chassiéroise pendant la période envisagée. Qu’on en juge : sur quinze années, le solde naturel (c’est-à-dire la différence entre le nombre des baptêmes et celui des sépultures) aurait été de +534 ! Le point d’exclamation s’impose, même si on tient compte que la « paroisse de Chassiers » englobe non seulement le terroir chassiérois actuel mais aussi les villages et hameaux de Tauriers, de Chazeaux, de Rocher et sans doute d’une partie de Joannas. Je note au passage que la « paroisse de Chassiers » semble alors correspondre à cette division administrative qu’était le mandement.

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En 1720, un recensement fiscal par foyers (les « feux) comptabilise 309 feux pour le mandement, nombre qui peut correspondre à une population de 1200 à 1500 habitants. En l’espace de quinze années seulement, la croissance démographique aurait donc été d’au moins un tiers. Ce qui représente un accroissement moyen annuel de l’ordre de 20 pour 1000. Impossible d’être plus précis, mais cette proportion montre à l’évidence que la situation démographique en ce début de dix-huitième siècle a beaucoup changé par rapport aux siècles antérieurs.

Alors que l’ancien régiime démographique présentait – sur le long et le très long terme – un certain équilibre entre une natalité très élevée et une mortalité aussi élevée, la période envisagée ici montrerait que la population locale est entrée dans ce qui est parfois appelé « la transition démographique » : la natalité reste très élevée (elle peut même parfois augmenter encore) mais la mortalité baisse sensiblement, dégageant un excédent naturel important. Pour fixer les idées, on peut dire que le taux de natalité se maintient aux environs de 40 pour 1000 tandis que le taux de mortalité descend aux environs de 20 pour 1000. Même si cette dernière proportion peut sembler encore énorme par rapport à nos jours, sa décroissance – qui se maintient sur le très long terme – et la rapidité de celle-ci incite les historiens à s’interroger sur ses causes et sur ses effets.

On voit bien dans quelles directions chercher des explications : un meilleur ravitaillement, des conditions de vie (vêtements, logis, travail) moins précaires, une hygiène en progrès, une sécurité accrue… Oui, bien sûr, probablement. Mais, en l’état actuel des connaissances, rien ne va vraiment dans ce sens, que ce soit à Chassiers ou dans l’ensemble du Royaume de France. On croit même savoir qu’à la mort de Louis XIV, l’Interminable, le coût des guerres multipliées par Sa Grandeur avait laissé le Royaume exsangue. Et rien n’autorise, au contraire, à considérer la période de « la Régence » qui suivit comme un moment de prospérité. Pour ma part, j’ai tendance à penser que le recul rapide de la mortalité chassiéroise est le résultat à la fois d’améliorations infimes (et qui ne laissent donc pas de traces dans les archives) et d’un certain savoir-faire acquis par les autorités de la Province (Languedoc ou même Vivarais) pour encadrer plus efficacement qu’autrefois les populations qu’elles sont censées administrer.


La Peste de 1720-1722


Je prends l’exemple de la Peste de 1720-1722.


En mai 1720, Le Grand Saint Anthoine, un voilier affrété par un négociant marseillais et commandé par le capitaine Chataud, demande à entrer dans le port de Marseille. Le capitaine prévient le contrôle qu’il y a eu un décès suspect. Dans les cas de ce genre, il est habituel de placer le bateau, son équipage et sa cargaison (des soieries) en quarantaine. C’est ce qui se passe, malgré les efforts de l’affréteur, un des consuls de la ville nommé Estelle.


Pour celui-ci la mise en quarantaine représente une catastrophe commerciale puisque elle rend impossible que les soieries soient acheminées à temps à Beaucaire pour y être vendues à la fameuse foire qui s’ouvre le 20 juillet. Estelle se démène tant et si bien qu’on adopte un compromis : la quarantaine est bien maintenue, mais on fait silence sur la menace de « contagion » et surtout on exerce une surveillance relâchée sur la quarantaine. Résultat : les étoffes sortent clandestinement de la quarantaine et circulent en Provence.


C’est seulement le 9 juillet que deux médecins de Marseille se rendent compte qu’une partie des malades auprès desquels ils sont appelés est touchée par la peste. À ce moment, en fait, celle-ci a essaimé en dehors de Marseille et se répand en Provence et dans le Languedoc. À la fin du mois d’août, à Marseille même, le nombre quotidien de décès passe de 70 à un millier. Arles et ses campagnes sont touchées aussi.En septembre 1720, les autorités locales, prenant conscience de leurs responsabilités dans la propagation de la maladie et soumises à une forte pression de la part de Claude Le Blanc, sorte de ministre de la guerre du Régent, réorientent complètement leur stratégie. Avec l’aide de la gendarmerie (que Le Blanc est en train de moderniser), les autorités municipales, militaires et religieuses organisent un blocus sévère autour des villes touchées. On construit même un « mur de la Peste » aux limites de la Provence et du Comtat Venaissin qui appartient au Pape. Fin octobre, l’épidémie semble terminée en Provence, mais elle aura fait plus de 60.000 victimes et surtout permis au bacille de se répandre jusqu’en Gévaudan et en Vivarais où il se réveille à partir de l’été 1721. Marvejols, Mende, la Canourgue sont atteints. Le nombre des victimes aurait dépassé 5.000. Plus près de Chassiers, le village de Saint-Genest de Beauzon, non loin des Vans, perd le tiers de sa population en quelques semaines.

Mais le système de défense semble avoir gagné en efficacité. L’état de siège, proclamé dans les régions touchées, se traduit par des interdictions qui ne restent plus de pure forme mais sont accompagnées de représailles violentes (quand ce n’est pas la mort directement, ce sont des coups ou des viols ou des vols pratiqués par des forces de l’ordre auxquelles la bride est laissée sur le cou), d’incendies de marchandises ou de maisons… Quand un « déserteur » (une personne qui tente d’échapper au blocus) est pris sur le fait, il est obligé d’accepter de se transformer en « corbeau », c’est-à-dire en fossoyeur,reconnaissable à une espèce de masque de Commedia dell’arte dont le nez très allongé est en principe rempli de substances aromatiques. Mieux : les autorités mettent de l’argent pour envoyer du ravitaillement gratuit dans les quarantaines. C’est donc tout un système d’intervention, à la fois autoritaire (et même dictatorial), charitable et à volonté rationnelle, voire scientifique qui est mis en place : les populations concernées sont dépourvues de toutes libertés mais la contagion est contenue. Chassiers n’est donc pas véritablement touché.


Certes, des échos de la Peste y arrivent et ils bouleversent la vie quotidienne de beaucoup, mais ce n’est pas comparable à ce qui se passe à Saint-Genest de Beauzon. Par exemple, le registre de la Confrérie des Pénitents Bleus note, à la date du « vingtième de janvier 1722 » que « les confrères se sont assemblés dans leur chapelle, du commandement du sieur recteur (non au son de la cloche, parce qu’il leur est défendu à cause de la contagion) environ les six heures du matin pour réciter l’office de la Bienheureuse Vierge Marie, à voix basse, sans chanter ; et, après icelui fini, le dit sieur recteur les avertit fort pieusement qu’autrefois en temps de peste, les dévots confrères, leurs prédécesseurs, avaient fait vœu au bienheureux Saint Sébastien… Et, pour fléchir la divine miséricorde justement irritée contre les hommes, il serait bien et très nécessaire de renouveller aujourd’hui le dit vœu et même à ajouter la dévotion du bienheureux Saint Roch… » Ce qui fut fait, avec l’approbation de la Confrérie et du curé de la paroisse, Messire Noé Nicolas, qui ne va d’ailleurs pas tarder à mourir, le 27 février 1722.

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Autre exemple de la présence de la Peste dans l’environnement de Chassiers : le 13 décembre 1722 (notons qu’à cette date l’épidémie est considérée comme terminée) Messire Gaud, le nouveau curé de la paroisse, baptise Louis Roch de la Vernade dont la marraine, Marguerite de la Vernade, ne peut être présente « à cause du blocus de Mende où elle est enfermée à cause de la peste ». Inconvénients mineurs mais qui impressionnent : le silence des cloches, les murmures des voix graves à la place des cantiques, les rumeurs et surtout la multiplication des enterrements en juillet 1722 rappellent cette présence obsédante.

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2 réponses à ““La Peste de Marseille” à Chassiers ?”
  1. Sandrine dit :

    article fort intéressant.

  2. admin dit :

    Bonjour,
    en voulant enregistrer vos deux commentaires, j’en ai perdu un ! et surtout, je ne retrouve pas l’adresse e-mail que vous donnez. Si je peux vous être utile pour vos recherches, dites le moi, en me précisant (si vous préférez qu’il n’apparaisse pas dans le blog, envoyez la précision par mail à henri.denis07 arobase free.fr) le nom de votre grand-père.
    En tout cas, merci.
    Henri Denis

  3.  
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