…l’effacement …

De l’inexistence (21)

Un passage d’un roman récent de Pascal Mercier « Train de nuit pour Lisbonne » me permet peut-être de préciser cette intuition (formulée sous forme d’hypothèse) que nous sommes tous, et depuis toujours, les uns et les autres, des singularités apparentes, toutes hypostases d’une même stase, la seule possible : la conscience unique… Bien entendu, il me faut solliciter beaucoup le texte pour lui faire dire ce que je veux qu’il dise, mais cet acharnement témoigne de l’insuffisance de la pensée conceptuelle pour rendre présente la relation entre chaque conscience singulière et la conscience unique : les concepts permettent, certes, d’accéder assez bien au contenu logique de cette relation mais son contenu émotionnel leur échappe. Or, sans la perception de ce contenu émotionnel, c’est l’enracinement de toute singularité dans la conscience qui nous échappe. Voici le passage envisagé

« Tu as réalisé sur moi un tour d’adresse, Mama, et j’écris maintenant ce que j’aurais dû te dire depuis longtemps : c’était un tour d’adresse perfide, qui a pesé sur ma vie comme rien d’autre. En effet tu m’as fait savoir – et le moindre doute sur le contenu de ce message n’était pas possible – que tu n’attendais de moi, ton fils – ton fils -, rien de moins que ceci : qu’il soit le meilleur. Le meilleur en quoi, ce n’était pas là l’important, mais les prestations qu’il me fallait réaliser devait surpasser celles de tous les autres, et non les surpasser d’une manière quelconque, mais les dominer de très haut. Ta perfidie, c’est de ne me l’avoir jamais dit. Ton attente ne s’est jamais formulée de manière à me permettre de prendre position, d’y réfléchir et de me confronter aux sentiments que cela m’inspirait. Et pourtant je le savais, car cela existe : un savoir que l’on instille à un enfant sans défense, goutte après goutte, jour après jour, sans qu’il rencontre le moins du monde ce savoir silencieux toujours grandissant. Le savoir invisible se répand en lui comme un poison sournois, s’infiltre dans les tissus du corps et de l’âme et détermine la couleur et les nuances de sa vie. À partir de ce savoir agissant incognito, dont la puissance résidait dans son caractère secret, naquit en moi un réseau invisible, indétectable, fait d’attentes inflexibles et impitoyables envers moi,tissé par les cruelles araignées d’une ambition née de la peur.

Combien de fois, avec quel désespoir et dans quel comique grotesque, me suis-je plus tard débattu en moi pour me libérer! – rien que pour m’emmêler plus encore ! Il était impossible de me défendre contre ta présence en moi : ton tour d’adresse était trop parfait, un chef-d’œuvre sans défaut, d’une perfection écrasante, à couper le souffle.

Dans sa perfection entrait le fait que non seulement tu laissais inexprimées les attentes étouffantes mais que tu les cachais sous des paroles et des gestes qui exprimaient le contraire. Je ne dis pas qu’il s’agissait là d’un plan conscient, rusé, sournois. Non, tu as toi-même accordé foi à tes paroles et tu as été la victime d’un travestissement dont l’intelligence dépassait de loin la tienne. Depuis lors, je sais combien les êtres humains peuvent être jusqu’au plus profond d’eux-mêmes liés les uns aux autres et présents les uns dans les autres, sans s’en douter le moins du monde… » (pages 369 et 370 de « Train de nuit pour Lisbonne » dans l’édition 10/18)


Dans le roman, ce passage est extrait d’une lettre écrite par le personnage central à sa mère (d’ailleurs morte depuis longtemps) avec qui (comme avec son père) il règle des comptes que son entourage ne parvient à comprendre qu’en se plaçant sur le plan psychologique : Amadeu est un flamboyant iconoclaste qui a besoin de détruire et de se détruire pour avoir l’impression de se construire. Amadeu est une singulière singularité. Comme toute singularité ! Mais, comme il arrive parfois, la lecture psychologique peut céder la place à une lecture ontologique qui conduirait celui qui s’y livre à modifier ici et là le texte qu’il a sous les yeux. Et cela pourrait donner :


«Une fois de plus, l’Unique a réalisé sur moi un tour d’adresse dont il est coutumier et j’écris maintenant ce qu’il sait déjà et que j’aurais dû savoir depuis longtemps : c’est un tour d’adresse perfide qui a pesé sur ma vie comme rien d’autre. En effet, il m’a fait savoir – et le moindre doute sur le contenu de ce message aurait dû être impossible – qu’il n’attendait de moi, qui est plus que son fils, qui est lui, oui, lui, rien de moins que ceci : que je sois le meilleur. Le meilleur en quoi, ce n’est pas là l’important (et il est important que ce ne soit pas là l’important), mais les prestations qu’il me fallait réaliser devait surpasser celles de tous les autres, et non les surpasser d’une manière quelconque, mais les dominer de très haut, de si haut que la mesure de ma supériorité échappait nécessairement aux autres, et aussi à moi-même.

La perfidie de l’Unique, c’était et c’est toujours, de ne jamais me l’avoir dit et même de s’arranger pour que jamais je ne puisse me le dire. Son attente ne s’est jamais formulée de manière à me permettre de prendre position, d’y réfléchir et de me confronter aux sentiments que cela m’inspirait. L’Unique a agi avec moi – et je sais maintenant qu’il n’agit pas autrement avec les autres – comme s’il était un Père, ou plutôt une Mère, oui plutôt une Mère abusive, à laquelle j’aurais maintenant envie de dire :

« … et pourtant, je le savais, Mamma, car cela existe : un savoir que l’on instille à un enfant sans défense, goutte après goutte, jour après jour, sans qu’il rencontre le moins du monde ce savoir silencieux toujours grandissant. Le savoir invisible se répand en lui comme un poison sournois, s’infiltre dans les tissus du corps et de l’âme et détermine la couleur et les nuances, Mamma, qu’il donne à sa vie.

À partir de ce savoir agissant incognito, dont la puissance résidait dans son caractère secret, naquit en moi un réseau invisible, indétectable, fait d’attentes inflexibles et impitoyables envers moi,tissé par les cruelles araignées d’une ambition née de la peur. Et comment aurais-je pu percer le secret, démasquer l’incognito, puisque je n’ai jamais disposé que de cette peur et de cette ambition qui sont moi plutôt que miennes, dès la naissance, bien avant la révolte ?

« Combien de fois, Mamma, combien de fois, avec quel désespoir et dans quel comique grotesque, me suis-je plus tard débattu en moi pour me libérer! – rien que pour m’emmêler plus encore ! Il était impossible de me défendre contre ta présence en moi : ton tour d’adresse était trop parfait, un chef-d’œuvre sans défaut, d’une perfection écrasante, à couper le souffle. Et je ne suis même pas sûr, Mamma, d’avoir à parler de poison et de peur, d’ambition et de révolte ou de souffle coupé. Mais de perfection? Oui, j’en suis sûr.
Dans sa perfection entrait le fait que non seulement tu laissais inexprimées les attentes étouffantes mais que tu les cachais sous des paroles et des gestes qui exprimaient le contraire.

« Je ne dis pas (mais là, en ce moment, je le dis quand même) qu’il s’agissait là d’un plan conscient, rusé, sournois. Non, tu as toi-même accordé foi à tes paroles et tu as été la victime d’un travestissement dont l’intelligence dépassait de loin la tienne.Depuis lors, je sais combien les êtres humains peuvent être jusqu’au plus profond d’eux-mêmes liés les uns aux autres et présents les uns dans les autres, sans s’en douter le moins du monde… »


Les infléchissements que j’apporte au texte de Pascal Mercier le déforment certainement, ne serait-ce qu’en le tirant hors du plan psychologique vers le plan ontologique. Mais justement : je voudrais faire percevoir ce que je crois percevoir dans ce glissement : j’y perçois le glissement inverse qui a fait quitter subrepticement l’ontologique pour le psychologique, substituant la figure du Père (ou de la Mère) à l’absence de figure de la conscience unique.

La substitution est inévitable dans un roman puisqu’un roman a nécessairement besoin de personnages, mais elle l’est aussi « dans la vie », car la vie – Amadeu le dit en conclusion de ce passage – la vie est « déterminée par un empoisonnement maternel » dont l’action souterraine pousse chaque conscience singulière à se croire singulière et à vouloir ignorer qu’elle n’est qu’une hypostase de la conscience unique.

Alors, comme Amadeu, si une conscience singulière aperçoit cet « empoisonnement » (qu’on pourrait tout aussi bien disqualifier de « paternel »), elle ne s’en prend pas à l’Unique mais à ce qu’elle lui substitue. Faisant de l’Unique une personne. Ce qu’il n’est pas. Et c’est pourquoi je propose maintenant une seconde déformation du texte citée en référence.

«Une fois de plus, l’Unique a réalisé sur moi un tour d’adresse dont il est coutumier et j’écris maintenant ce qu’il sait déjà et que j’aurais dû savoir depuis longtemps : c’est un tour d’adresse que je pourrais qualifier de perfide, car il me semble avoir pesé sur ma vie comme rien d’autre. En effet, il m’a fait savoir – et le moindre doute sur le contenu de ce message aurait dû être impossible – qu’il n’attendait de moi, qui est plus que son fils, qui est lui, oui, lui, rien de moins que ceci : que je sois le meilleur. Le meilleur en quoi, ce n’est pas là l’important (et il est important que ce ne soit pas là l’important : dans mon rapport à lui tous les niveaux d’importance sont confondus), mais les prestations qu’il me fallait réaliser devait surpasser celles de tous les autres, et non les surpasser d’une manière quelconque, mais les dominer de très haut, de si haut que la mesure de ma supériorité échappait nécessairement aux autres (soumis à la même exigence), et aussi à moi-même.

La perfidie de l’Unique – mais cela a peu à voir avec la perfidie – c’était et c’est toujours, de ne jamais me l’avoir dit et même de s’arranger pour que jamais je ne puisse me le dire. Son attente ne s’est jamais formulée de manière à me permettre de prendre position, d’y réfléchir et de me confronter aux sentiments que cela m’inspirait. Cette attente a peu à voir avec la perfidie : elle est seulement l’Unique persévérant dans son être et c’est par abus que j’y vois malédiction. J’ai cru (et je ne parviens pas à ne pas y croire encore et toujours) que l’Unique agit avec moi – et je sais maintenant qu’il n’agit pas autrement avec les autres – comme s’il était un Père, ou plutôt une Mère, oui plutôt une Mère abusive, à laquelle j’aurais maintenant envie de dire :

« … et pourtant, je le savais, Mamma, car cela existe : un savoir et une envie de savoir que l’on instille à un enfant sans défense, goutte après goutte, jour après jour, sans qu’il rencontre le moins du monde ce savoir silencieux toujours grandissant. Le savoir invisible se répand en lui, comme un poison sournois mais aussi bien comme un élixir de vie, s’infiltre dans les tissus du corps et de l’âme, qu’aussi bien il génère et régénère, et dont il détermine la couleur et les nuances.

«À partir de ce savoir agissant incognito, dont la puissance résidait dans son caractère secret, naquit en moi un réseau invisible, indétectable, fait envers moi d’attentes inflexibles et impitoyables, mais aussi bien nuancées et assimilées, un cocon sécrété par ma liberté mais qu’il m’arrive aussi de croire produit par les cruelles araignées d’une ambition née de la peur. Et comment aurais-je pu percer le secret, démasquer l’incognito, avoir envie de les percer ou démasquer puisque je n’ai jamais disposé que de cette liberté qu’il m’arrive de prendre pour peur et ambition et qui est moi plutôt que mienne, dès la naissance, bien avant la possibilité de la révolte ?

« Combien de fois, Mamma, combien de fois, avec quel désespoir et dans quel comique grotesque, me suis-je plus tard débattu en moi pour me libérer! – rien que pour m’emmêler plus encore ! Il était impossible de me défendre contre ta présence en moi : ton tour d’adresse était trop parfait, un chef-d’œuvre sans défaut, d’une perfection écrasante, à couper le souffle. Et je ne suis même pas sûr, Mamma, d’avoir à parler de poison et de peur, d’ambition et de révolte ou de souffle coupé. Mais de perfection? Oui, j’en suis sûr.

«Dans sa perfection entrait le fait que non seulement tu laissais inexprimées les attentes étouffantes mais que tu les cachais sous des paroles et des gestes qui exprimaient le contraire. Dans sa perfection entrait en même temps le fait que non seulement tu laissais inexprimées les attentes d’émancipation mais que tu les cachais sous des paroles et des gestes qui exprimaient le contraire.

« Je pourrais dire (et il m’arrive d’avoir envie de le dire) qu’il s’agissait là d’un plan conscient, rusé, sournois. Non,Mamma, tu as toi-même accordé foi à tes paroles et tu as été la victime consentante et la bénéficiaire d’un travestissement dont l’intelligence dépassait de loin la tienne, puisque ce n’était pas toi, la planificatrice, puisqu’il s’agit en permanence et en profondeur de l’être. Depuis lors, je sais combien les êtres humains peuvent être jusqu’au plus profond d’eux-mêmes liés les uns aux autres et présents les uns dans les autres, sans s’en douter le moins du monde. Et sans se douter le moins du monde que leurs différences masquent et révèlent leur inexistence en toi, Mamma, qui es sans doute autant moi que tu es les autres, à la manière dont nous sommes tous cette conscience unique. À la manière sans doute, dont la conscience unique est l’être… »


Une conscience singulière n’est pas avec la conscience unique dans une relation d’enfant à parent, ni d’élève à maître, mais elle est contrainte par l’être de se représenter son rapport à la conscience unique comme un rapport de subordination. Subordination logique : la conscience unique peut, d’un certain point de vue, se considérer comme la cause des consciences singulières qui en émanent. Et subordination que les consciences singulières considèrent comme chronologique : d’abord la conscience unique, puis les consciences singulières, elles-mêmes enchassées dans l’espace et le temps. Le sentiment de cette double subordination conduit les consciences singulières – qui se considèrent chacune comme l’assemblage mystérieux d’une âme immortelle et d’un corps mortel – à se donner de la conscience unique une image divine, comme si elle était une hyper-personne face à laquelle il arrive tantôt qu’on se prosterne, tantôt qu’on revendique – Amadeu Prado, sur le ton de l’imprécation et de l’invective – en lui demandant des comptes sur le sens de l’existence.

N’est-il pas possible d’envisager cette image divine (ou diabolique) comme un leurre ? Et si le mode d’être de l’être en tant qu’il est la conscience unique le conduisait à se diffracter (sans s’y perdre et sans se quitter) en consciences singulières, chacune convaincue d’être différente des autres mais chacune devinant plus ou moins qu’elle est la conscience unique toute entière, qu’elle est l’être ? Si cette hypothèse est adéquate, alors chacun de nous oscille entre son absolue liberté (celle de l’être qui est, et c’est tout) et sa prison absolue (impossible d’exercer sa liberté autrement qu’en passant par les canaux ou les « réseaux » imposés par l’être, ce que reproche tant Amadeu à sa mère et à son père)?

Entre l’étouffante médiocrité du simulacre (nous ne sommes même pas nous) et l’exaltante jubilation d’être soudain le tout? Entre son éternité de stase et cette finitude qui lui est si souvent insupportable? Et même, entre considérer que cet entre-deux s’accomplit dans l’espace et le temps et considérer que cet entre-deux n’est pas un entre-deux, puisqu’il n’admet ni le temps ni l’espace ?

« Train de nuit pour Lisbonne » me semble témoigner de cette oscillation ontologique puisque le roman repose sur deux personnages centraux qui ne peuvent pas se croiser. D’un côté, Amadeu qui tenta de vivre en demeurant en permanence dans la manière héroïque. De l’autre côté, Raimund Gregorius qui s’efforce de suivre Amadeu à la trace comme s’il gardait l’espoir de le comprendre enfin, mais qui, déjà effacé au départ, s’efface de plus en plus au fur et à mesure que sa quête, multipliant les renseignements contradictoires sur Amadeu, échoue à les lier en une image complète et crédible.

Raimond Gregorius n’est pas un héros – et ses étudiants qui l’ont surnommé « Mundus » le devinent vaguement – et il n’est pas non plus un anti-héros (lui qui admire tant Amadeu). Son effacement n’est pas une décision qu’il aurait prise par prudence ou par humilité ; ce n’est pas non plus une maladie qui viendrait le tourmenter ; il semble que ce ne soit même pas une conséquence de sa quête. Ce serait plutôt le cheminement vers ce point de fuite absolument virtuel d’où rayonnent et divergent toutes les consciences qu’on peut prendre pour singulières et vers lequel convergent et se concentrent ces mêmes consciences quand elles découvrent qu’elles sont hypostases de la stase.

Chaque conscience singulière, quand elle se refuse à déifier la conscience unique dont elle est une hypostase, me semble ainsi osciller entre la durée (souvent quotidienne et alentie) pendant laquelle elle s’inscrit – âme et corps – dans l’étendue et « les javelots de l’instant » (Colette Gibelin) qui la reconduisent par éclats à la conscience unique où à la fois elle s’exhausse et s’anéantit. La nuit, sur l’océan, la pulsation de la lumière des phares dessine le littoral par où coincident l’océan et le continent, mais si le regard de la vigie se laisse happer par cette lumière, ce n’est pas seulement la nef qui s’y perd – corps et âmes – c’est aussi le continent et l’océan, et la nuit. Et la métaphore.

On se reportera à l’aiguillage de l’inexistence dont ce billet est destiné à faire partie.

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