Chapitre 10 de l’Histoire de Chassiers.

La réunion des Etats Généraux… de Chassiers.(2)

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La communauté chassiéroise était-elle prête au moment où elle se réunit dans l’église paroissiale, le 17 mars 1789, à accueillir la Révolution ? Ainsi posée, la question appelle à l’évidence une réponse négative. Mais cette évidence reflète une ambiguïté liée au fait que le concept de « Révolution » et notamment de « Révolution française » ne s’est forgé que progressivement et assez tardivement. Au 17 mars de cette année 1789, la documentation semble montrer que le terme de « révolution » s’applique d’abord aux mouvements des astres : la révolution de la Terre sur elle-même ou autour du Soleil, par exemple. Même dans l’esprit de ceux (somme toute assez rares, deux ou trois dizaines de personnes sans doute à Chassiers) qui ont entendu parler des événements anglais du siècle dernier, ou américains, tout récemment, la notion même de révolution française est inconnue.

On lui préfère l’expression « émotion populaire », en attribuant à la violence que cette émotion implique deux caractères inséparables : d’une part, la spontanéité (le peuple se soulève contre les injustices qui le persécutent), d’autre part, l’inefficacité due non seulement au manque de projet réalisable mais aussi aux outrances désespérées auxquelles les émotions populaires donnent lieu. Même quand la révolte des « Jacques » est prise en mains par des notables, on croit savoir, par les exemples du passé, qu’elle ne débouche sur rien, sauf si les détenteurs de l’autorité savent ensuite en tirer des leçons. La convocation des Etats Généraux par le Roi apparaît plus, sous cet angle, comme la possibilité de réaliser des réformes rendues nécessaires à la suite des multiples soulèvements populaires du siècle, que comme l’esquisse d’un mouvement destiné à se perpétuer. C’est une conclusion plus qu’un point de départ.

À Chassiers, l’agitation des « Masques Armés » – évoquée dans le précédent billet – doit être encore présente à l’esprit de beaucoup d’habitants, mais comme il semble bien qu’aucun Chassérois n’y ait participé, il est probable que ce souvenir est vécu comme un mauvais exemple, à ne pas suivre. Nous ne sommes donc pas ici en présence d’une situation pré-révolutionnaire n’attendant qu’une étincelle pour que le feu prenne. D’autant que les différences sociales, entre les membres et les familles de Chassiers, sont moins creusées qu’on ne pourrait le penser.

On a affaire ici avec une société qui reste féodale, mais qui ne l’est plus vraiment. Qui le reste par les marques extérieures de respect dues aux nobles ou à ceux qui prétendent l’être, ainsi que par certaines redevances (nous l’avons vu) que les locataires « emphytéotiques » continuent à devoir payer aux propriétaires éminents de leurs terres : voir pour rappel ici, à la fin de ce fichier .pdf . Mais qui l’est de moins en moins car petit à petit s’est créée sur place une continuité sociale, une véritable chaîne entre les différentes catégories de Chassiérois.

En effet, il n’y a pas de fossé entre les plus misérables Chassiérois (bergers, valets, servantes, placés, parfois très jeunes, chez moins pauvres qu’eux par leur famille) et les « manouvriers » (ou travailleurs de terre) qui louent leurs bras, eux aussi. mais à la journée et en entretenant de petites parcelles. Pas de grande distance non plus entre les travailleurs de terre et les petits paysans. Peu de différences non plus entre ces paysans pauvres et les artisans, ni entre ce « menu peuple » et les notables non nobles que sont les paysans plus cossus (qu’ailleurs ont eût appelé « les coqs de village ») : les Chabrolin, les Payan, les Mathieu et bientôt les Chamary, les Chenivesse, les Mercier qui commencent depuis deux ou trois générations à fréquenter notaires, marchands et nobles au « bureau » de la Confrérie des Pénitents Bleus.

Parmi ces derniers, les Bellidentis dits « Rouchon », puis appelés Bellidentis-Rouchon, avant de se transformer en Bellidentis de Rouchon, sont pratiquement les égaux des Mazade (acquéreurs du château de la Vernade), des Reamus, des Massot de Lafon et même des Chalendar de la Motte qui demeurent malgré tout au phare de Chassiers.

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Une société toute en nuances, certes, mais certainement pas une société d’égalité. D’un bout à l’autre une seule chaîne, mais avec beaucoup de différences entre les deux maillons extrêmes.

Côté Chalendar, on n’est pas richissime, non, mais on a conscience de ne pas risquer la famine, de n’avoir jamais à ôter son chapeau devant personne, du moins à Chassiers, (si un Chalendar ou un Massot se découvre devant un prêtre, c’est seulement Dieu qu’il honore), d’être au contraire salué par les « manants ». On a conscience de tout cela, et en français, la langue du « Roy », celle du pouvoir, celle avec laquelle on écrit ses comptes qu’on place dans ses « livres de rayson ». Bien sûr, on connaît la langue populaire, mais on la prononce avec distinction, en détachant bien les syllabes, comme pour le latin qu’on a appris chez les Jésuites d’Aubenas ou de Tournon. On a voyagé ou on voyagera, à Lyon, à Montpellier, à Toulouse, peut-être à Versailles. Et, pour profiter de tout cela, il suffit de s’être donné la peine de naître.

On patauge à l’autre extrémité de la chaîne chassiéroise, on survit, régulièrement sous-alimenté par les trois soupes quotidiennes à base d’eau chaude (si possible bouillie) dans laquelle s’attendrissent vaille que vaille des raves ligneuses ou des fèves et des pois, fort farineux sinon charançonnés, pour épaissir le bouillon où trempe le pain sec. Mal nourri, mais gonflé, on vit courbé moins par le respect que par le travail et par les protestations douloureuses de l’estomac ou de l’intestin. On ne parle que la langue des parents et sans trop de distinction et de distinctions car les quelques chicots qui, passés la trentaine, résistent encore dans les bouches édentées ne permettent pas de moduler l’expression ni la pensée. On est « illiterré », ce qui veut sire qu’on ne sait pas signer, même maladroitement, son nom.

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J’ai eu aussi plusieurs fois l’occasion de signaler ( par exemple, ici) qu’il existe alors à Chassiers une tradition qui remonte sans doute à la fin du quinzième siècle et qui fait de ce village une sorte de bourg dans lequel sont particulièrement bien représentées des fonctions urbaines qui n’existent pratiquement pas dans les villages d’alentour. La fonction notariale est de celles-ci, de même que le nombre remarquable de « négociants » et d’ »experts ». Les premiers sont souvent en liaison avec les magnaneries qui se sont multipliées sur Ligne et sur Lande mais aussi, semble-t-il, avec les grandes maisons soyeuses de Lyon. Les seconds, particulièrement bien illustrés par la famille Brun, se spécialisent dans les enchevêtrements des différentes fiscalités auxquelles, à Chassiers comme ailleurs, on est soumis.

Il y a donc localement quelques familles où les récits venus de l’extérieur circulent depuis longtemps, ce qui peut paraître comme susceptible d’ouvrir l’esprit aux « idées nouvelles ». De la même manière, la traditionnelle abondance des prêtres dans certaines familles chassiéroises encourage lecture, écriture et imagination. En ce sens, ce qui va se débattre aux Etats Généraux convoqués par Louis XVI est déjà un peu débattu à Chassiers.
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