Je trouve dans « La Pleurante des rues de Prague », de Sylvie Germain (dans le chapitre intitulé « Sixième apparition ») ces passages que j’aimerais faire lire à qui a envie de me lire :

En fin d’après-midi l’été, il arrive que le ciel d’un coup se plombe et vire au bleu ardoise, au gris acier, et la lumière se fait étrange, intense. Le ciel est écrasant, la lumière violente, les oiseaux volent bas. Un orage s’approche. On entend retentir le tonnerre. Mais la pluie ne vient pas. L’orage s’annonce, menace, Il encercle la ville, fait résonner ses roulements assourdissants, ses craquements énormes, mais il n’éclate pas. Et le vent souffle, tordant les arbres.

Et ne se passe rien. Rien que ce bleu de schiste, éblouissant, qui craque dans le ciel. Rien que cet effroi d’oiseaux qui n’osent plus s’élancer dans l’espace. Rien que ce vent qui déferle, cinglant. Rien qu’une attente indéfinie, abrupte.

C’était par un tel jour. Alors que je traversais la rue Chorvatskà à Vinohrady, j’aperçus la géante …

Elle marchait avec allant malgré sa boiterie. Son grand corps plongeait profondément à gauche, puis rebasculait vers la droite, en un tangage régulier. Sa haute silhouette se découpait nettement sur le fond du ciel d’orage où une trouée de bleu pâle venait de s’ouvrir.. Le vent faisait claquer ses longs haillons et chassait à vive allure des morceaux de papier traînant sur le trottoir.
Mais quelque chose était troublant ; il était impossible de discerner si la géante avançait ou s’éloignait, si elle gravissait la rue ou bien la descendait …

Peut-être ne faisait-elle que fouler le vent.

Aucun chuchotement ne parvenait d’elle. Le vent était trop fort et mugissant, il brisait tous les bruits.

Elle marchait, marchait. Elle allait en même temps dans deux sens opposés. Et ce fut le temps qui céda sous ses pas.
D’un coup le temps fut cette rue en pente. Le temps fut cette rue qui plongeait vers un bas quartier de la ville assiégée par l’orage. Le temps fut cette rue tendue comme un fil de funambule au-dessus d’un abîme. Le passé s’avançait à grands pas – mais il allait si vite que c’était aussi bien l’avenir.

Il n’y a pas de temps abstrait ; le temps est toujours celui d’un corps qui le porte et l’éprouve, celui de l’histoire d’un vivant. Et il se révéla être, en cet instant éclaté, couleur de suie bleutée, celui d’un homme qui gisait alors, à mille kilomètres de là, le corps rompu par la maladie. Un homme atteint dans son souffle et ses os.

Toute la souffrance de cet homme s’engouffra dans la rue, se réverbéra dans le ciel aux éclats de métal, et mugit dans le vent…

Et cela continue ainsi pages 53 à 55 de l’édition initiale chez Gallimard.
Voir aussi Glane 1

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