L’esper et le respir :

de l’inexistence (22)

Je mets ces deux mots en titre parce qu’ils me paraissent déjà connoter le contenu de ce billet. Un contenu que je ne maîtrise pas encore, au moment où je me dispose à le laisser s’exprimer. Un contenu encore immature, mais qui ne demande qu’à mûrir. Un contenu qui est déjà contenu dans l’attente de cette maturation, dans cette aspiration que je pourrais dire mienne – tant je m’efforce de coïncider avec – si, justement, je ne la ressentais comme venue de l’extérieur, venant vers moi mais comme venue de l’extérieur.

L’un et l’autre – le respir comme l’esper – relèvent de l’ancienne langue, et même – pour l’esper – d’une langue étrangère à demi. J’ai conscience que cela peut irriter, évoquant préciosité, marivaudage, ésotérisme. Mais cet éventuel agacement, et d’être justement éventuel, me semble faire partie, en tant que tel, du contenu qui s’ébauche ici. Car j’ai conscience – comme on a l’habitude de dire – qu’ici quelque chose s’ébauche. S’ébauche, ne s’esquisse pas, puisque l’esquisse suppose un dessein de dessin et puisqu’ici, devant le clavier, nul dessein n’apparaît encore, sinon une exigence de dessein. Cette exigence, faut-il la nommer esper ?

Mille myriades de possibilités de mots se précipitent alors. Non : ne se précipitent pas. Elles sont là depuis toujours et pour toujours. Mais de la précipitation, elles gardent ce désordre insupportable lié aux nombres illimités, à l’impossibilité d’apercevoir quelque distinction que ce soit parmi ces espèces d’éclats bulleux – tous semblables, tous différents, tous uniques -, à leur moutonnement assez semblable à ces miroitements de soleil qui se réfléchissent à la surface d’une mer étale. Est-ce aussi cela, l’esper ? Non, ce n’est pas cela. Cela , c’est encore avant l’esper !

Là, c’est le régne de la dislocation. Sur cette île tropicale où s’entassaient deux millions de personnes, juste à l’aplomb de sa capitale, à quelques hectomètres de profondeur seulement, un séisme de magnitude inconnue a avalé soudain la croûte terrestre. Mais qui est là pour donner cette explication? et qui serait là pour l’entendre? Il n’y a plus là que des fragments qui en sont à peine puisque personne n’est là pour imaginer à quoi ils ont été arrachés.

Décharge universelle que des bulldozers sans conducteurs et sans but – et broyés les uns contre les autres, les uns par les autres – ont écrasée laminée, tréfilée au hasard. Même ses surfaces s’enfoncent en coin les unes sous les autres, selon des combinaisons variables. Si des sauveteurs arrivés d’ailleurs tentaient d’y mettre un peu d’ordre, fût-il factice, on devine que, happés à leur tour, ils se découvriraient, écorchés, déchiquetés, vaporisés, à leur tour décomposés et recomposés autrement, sans raison d’être.

Brisures d’angles aigüs vitrifiés par des températures et des pressions métamorphiques. Bétons dont les pourrissements antérieurs, liés aux malversations et à l’humidité ambiante, se sont soudain accélérés sous l’effet de déchirures molles. Végétations minéralisées. Viscères sans enveloppe que leur dernier péristaltisme a figés en plexiglass irisés. Granites plastifiés. Un ciboire presque intact s’est planté dans un buste sans tête : la croix qui le surmontait s’est écrasée en lame de poignard. Ni maître, ni dieu, ni tribun : et de quels mots useraient-ils et pour qui ? Ici, on est sur l’envers disloqué des mots. Hors de l’esper.

Non ! sur leur envers disloquace. Quand, avant même que des noms puissent apparaître, mugissent, gémissent, se fracassent et font silence (oui, silence!) les cris d’au-dela les cordes vocales, puisque là, tout est hâché menu, désaccordé. Innommable. Et ce silence infernal où se malaxent les cacophonies du monde, il arrive qu’un surcroît de silence le tranche en biais. Et l’on ne sait pas pourquoi et l’on sait seulement, mais si peu, qu’il n’y a pas de raison. Il n’y a rien, ni personne en la décharge. Le séisme a tout englouti. Et pourtant, le surcroît de silence annonce une attente.

Cette attente-là, c’est l’esper . Ce vieux mot occitan – que mes arrière-grands parents limousins prononçaient en avalant le « s » – je veux l’employer pour ne pas dire « attente », « espoir » et encore moins « espérance », qui sont des mots trop gros pour un simple surcroît de silence dans le silence infernal. C’est un mot qui, dans sa texture même et surtout entendue en français, ose à peine dire qu’il ne se tait pas complètement. Par cette question timide qui l’ouvre si faiblement, par cette manière qu’il a d’effacer à demi la consonne en laissant la voix suspendue à la fin, il est encore sur l’envers disloquace des mots et déjà un peu, bien sûr, sur l’endroit où l’on nomme. Mais il n’est pas à la fois sur l’un et l’autre versant – ce ne sont pas versants d’un même interfluve – il est sur l’autre rive l’ébauche d’il ne sait pas quoi encore.

Ce surcroît de silence est aussi bien un trou dans le silence fracassant. Avant que les mots apparaissent, mais dans un souffle avalé, retenu, ravalé, on sent advenir une attente qui en est à peine une, une attente, tant privée encore de but qu’elle en est à peine une, un espoir, à la fois si incertain et si têtu que pour se faire entendre il se refuse à l’espoir et n’accepte que l’esper. Le monde, cette accumulation de vides sans formes, semble alors retenir, ravaler, oui, sa respiration, comme s’il devinait, comme s’il était capable, le monde, de deviner qu’il ne respire pas encore, qu’il n’a encore qu’une ébauche de souffle, même pas, qu’il n’est pas encore autre chose qu’une membrane affaissée qui espère le respir.

Le respir n’est pas plus une respiration que l’esper n’est l’espoir, mais la distance qui les sépare l’un et l’autre de la respiration ou de l’espoir est infinitésimale. Ce n’est pas une distance, même si c’est vécu comme une distance. C’est à la fois ici et maintenant. C’est un trou noir mais c’est aussi l’inverse d’un trou noir : un trou noir créateur. À chaque fois que le respir et l’esper se manifestent, à chaque fois le Big Bang. Sur l’envers disloquace des mots, sur la décharge dévastée par le séisme, surgit (et parfois, dans la douceur, mais pas toujours) un nouveau monde : soudain le chaos s’organise, l’univers naît avec l’esper et le respir. Alors, il suffira (oui, il suffira) de trouver les mots, même les plus maladroits, les plus usés, les plus mal compris, les plus contre-sensés, parfois les plus non-sensés, pour que ces pataquès fassent signes à l’hapax inoui mais entendu. Pour que le mot tout neuf qu’on avait, à l’instant, sur la langue, le mot jamais prononcé, l’hapax impossible s’affadisse en discours plus ou moins séduisants, s’affadisse mais parvienne quand même à réorganiser le monde, couçi-couça.

Alors, la décharge universelle apparaît pour ce qu’on croit qu’elle est : une gigantesque décharge sur laquelle des noms commencent à apparaître comme appelés par un premier tri sélectif. Les décombres ne sont plus décombres si on les nomme décombres. Même disloqués, le béton, l’acier, le plastique, le verre apparaissent comme tels, et avec eux les bulldozers pilotés par les Casques bleus de chauffe. Les chairs broyées, déchiquetées, pourries redeviennent recensables, même si entassées dans le pêle-mêle des sacs poubelles. Avec des étiquettes et bientôt des linceuls. Quelle nouvelle naissance ! Et qu’il retrouve la délicatesse de la Primavera, le sourire harassé de cette jeune secouriste poussiéreuse et sale, venue de Brignoles se glisser, si menue entre les plaques de l’effondrement universel, et tendre la main à la main tendue de cette vieillarde haïtienne qui a peut-être son âge ! Et, elle s’en fout, ma secouriste, des caméras du monde, car elle devine dans son regard l’esper qui se lève et le respir qui reprend.

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