Chapitre 11 de l’Histoire de Chassiers.

Chassiers, dans la Révolution (1)

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« Aristocrates » et « Patriotes ».

Aucun délégué de Chassiers aux trois assemblées qui se réunirent en mars 1789 à Villeneuve de Berg ne fut choisi pour monter à Versailles à la réunion des Etats-Généraux. Mais, dès leur arrivée à Versailles, les élus avaient organisé (séparément et souvent contradictoirement) des réseaux qui leur permettaient, d’informer par courrier leurs correspondants locaux. De cette manière, chaque ville ou chaque village important pouvait croire connaître les événements de la capitale.

Pour Chassiers même, il est très vraisemblable que le principal relai s’incarnait dans la personne de Jean Henri de Bellidentis-Rouchon. Nous avons vu que ce Bellidentis-Rouchon là, bien qu’élu par le Tiers Etat de Largentière, a joué un rôle important dans l’élaboration du « Cahier de Doléances » de Chassiers. Par son intermédiaire, les nouvelles versaillaises parviendront (déjà sans doute un peu interprétées) aux notables de Chassiers.

Ces notables sont d’ailleurs également soumis, comme leurs homologues du Bas-Vivarais, aux informations fournies par les émissaires du Comte d’Antraigues. Celui-ci s’est fait connaître, dans ce printemps, comme favorable à des réformes profondes du système en place. Ses prises de position, souvent annoncèes avec la désinvolture brillante d’un grand seigneur à la mode, paraissent bien être dans l’air du temps et l’on est très surpris – et déçu – à Chassiers comme à Largentière, d’apprendre qu’en juin, ce député de la Noblesse aux Etats-Généraux de Versailles s’est opposé, sans succès, à la transformation des Etats Généraux en « Assemblée Nationale ». Or, il s’agit d’un thème sensible dans le Largentiérois.

On se souvient peut-être ( voir toujours ici ) qu’en 1787, des débats avaient déchiré le conseil consulaire de Largentière : 116 signataires d’une pétition réclamaient que la Noblesse et le Clergé locaux n’aient, réunis, pas plus de représentants que le Tiers-Etat. Or, les Etats-Généraux de Versailles viennent d’adopter une position similiaire, puisque la quasi-totalité des députés du Tiers, rejoints par une minorité importante de représentants du Clergé et même par quelques députés de la Noblesse, ont décidé de ne plus siéger par Ordres mais de se constituer en représentants de « la Nation » toute entière, en Assemblée Nationale. Bien plus, malgré le Comte d’Antraigues, cette Assemblée affirme son droit de proposer au Roi une Constitution. Ce sera donc une Assemblée Nationale Constituante. Appellation qui sera abrégée en « Constituante ».

Les notables de Chassiers et des environs se sentent alors (alors, c’est-à-dire par exemple dans les premiers jours de juillet) très montés contre ceux qu’on commence à qualifier d’aristocrates. Ce qualificatif ne s’applique pas systématiquement aux nobles ; il désigne seulement et assez vaguement ceux qui critiquent l’Assemblée Nationale et s’oppose au qualificatif antagoniste de patriotes. Pas plus que aristocrate ne renvoie à une réalité sociale, patriote, à ce moment, n’a pas vraiment de connotations guerrières. Tout le monde est patriote : les autres, dont le Comte d’Antraigues, sont des aristocrates.

Il faut bien comprendre que, pour l’instant et dans le Bas-Vivarais, le Roi n’est pas en cause. C’est sans doute une différence qui commence à apparaître par rapport à ce qui se passe à Paris ou à Versailles. On ignore ici que les conseillers de Louis XVI l’ont orienté d’abord vers une attitude hostile aux représentants du Tiers-Etat et qu’il y a eu un début d’affrontement, au moment du « serment du Jeu de Paume ». On ne retient que le ralliement du Roi au contrat proposé implicitement par la Constituante et qui paraît sage : les impositions demandées par le Roi seront votées par l’Assemblée Nationale quand celle-ci aura mis au point une Constitution qui organisera les rapports entre le Roi et la Nation.

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La Grande Peur.

Ce décalage entre la capitale (où Paris va de plus en plus s’imposer par rapport à Versailles) et la Province la plus profonde se maintient lorsqu’est connue, à Chassiers, vers le 20 juillet, la prise de la Bastille. Telle qu’elle est connue ici, la nouvelle fait état d’une grande fête dans laquelle la Nation toute entière s’est emparée de la prison pour en libérer les prisonniers victimes de l’arbitraire. On met en relief l’aspect symbolique de l’incident et on en ignore les aspects sordides : on s’imagine que c’est comme seulement en chantant que le peuple s’est emparé, sans coup férir, de la lourde prison. On reste persuadé qu’au fond le Roi est d’accord avec ce geste.

L’atmosphère change quand même brutalement dans les jours qui suivent l’annonce de la prise de la Bastille. Celle-ci n’y est pour rien. Les historiens ont d’ailleurs du mal à construire un récit sur ce qui s’est passé en Bas-Vivarais comme en beaucoup d’autres provinces du Royaume. La similitude des évènements, ici et là, inclinerait à faire penser à une sorte de complot général dont personne n’a réussi à connaitre les auteurs. Au point qu’on peut raisonnablement douter de leur existence. Mais la documentation est incontournable : il y a bien eu une « Grande Peur » qui a duré plusieurs semaines et probablement infléchi le cours des événements.

Dans la nuit du 28 juillet, le tocsin aurait sonné sans relâche à Tournon, à Bourg Saint-Andéol, à Villeneuve de Berg. C’est du moins ce qui se dit, l’après-midi du 29 sur la Place de Chassiers et d’un jardin des Fourniols à l’autre. On s’attroupe près des fontaines. On cherche à voir si, des maisons Massot de Lafont ou Payan ou Bellidentis-Rouchon, quelqu’un ne va pas se montrer pour confirmer la rumeur. Mais une rumeur n’a pas besoin d’être confirmée : sa mystérieuse expansion suffit à lui donner une présence intense.

Quelqu’un parle de brigands. Peut-être des Masques Armés, à nouveau mobilisés? Moi, j’ai entendu dire que ces brigands ont à leur tête un certain Degout. Degout? vous n’y pensez pas, ce sont des aristocrates qui les encadrent. D’ailleurs, oui, Degout ou les aristocrates, peu importe, ils s’apprêtent à prêter main forte à des bandes de mercenaires piémontais qui sont déjà en Dauphiné, quelque part vers Valence. Piémontais? qu’est-ce que c’est que ça! Ce sont des espèces de pagels des montagnes de là-bas, aussi abrutis qu’un pagel vivarois : il suffit qu’on leur promette quelques pièces et ils sont prêts à envahir nos campagnes. Des Piémontais ! vous voulez rire! qui serait allé les chercher si loin ?

Peut-être aperçoit-on alors, par exemple, Louis Brun, qui, quelques semaines avant, avait été un des trois délégués du Tiers de Chassiers à Villeneuve, et s’approche-t-on de lui : alors? brigands, aristocrates ou Piémontais ? Le jeune homme s’en tire par une pirouette : pourquoi pas les trois? D’ailleurs ajoute-t-il (comment résister à l’envie de faire l’important?), on dit maintenant que les aristocrates se sont trouvés un chef… Le comte d’Antraigues! Non, pas d’Antraigues, mais bien plus haut que lui ! Un Prince, peut-être un frère du Roi… Un frère du Roi ! alors ce ne peut-être que le mauvais frère : le comte d’Artois. Il vise le trône.

Pour rassurer – et aussi, certainement, pour se rassurer – les deux consuls en exercice, Jean-Baptiste Rouchon et Claude Dupuy, prennent conseil de leurs familiers de la Confrérie des Pénitents Bleus : on va fermer les portes de la muraille et on sonnera le tocsin. On enverra un émissaire à Villeneuve de Berg pour demander des armes. En attendant, on convoque des volontaires pour qu’ils se réunissent sur la Place, avec des faux, des fourches et des gourdins. Autant de mesures à l’efficacité douteuse s’il y a danger véritable, mais qui sont très efficaces pour répandre les rumeurs. Largentière, Vinezac, Laurac réagissent de la même manière que Chassiers. C’est dire à quel point, les nouvelles sont avérées ! Partout, on s’encourage, on s’excite un peu, on admire les vaillants défenseurs de la cité. Dans les tout premiers jours d’août, on apprend que ces « gardes civiques » (qu’on va appeler successivement « gardes bourgeoises » puis « gardes nationales ») sont convoquées à la Chapelle sous Aubenas. On ne sait pas par qui ?

Mais on y va ! Quelques centaines d’hommes plutôt jeunes, probablement, assez excités et qui s’excitent encore plus au contact les uns des autres. L’historien aimerait bien trouver de la documentation sur ce rassemblement et savoir, en particulier, si des mots d’ordre « politiques » y ont été lancés et par qui. Pour être clair : le slogan « Mort aux aristocrates! », qui va beaucoup fleurir par la suite, est-il alors apparu ? On sait seulement que les gardes seront immédiatement renvoyés dans leurs villages, car personne sur place n’a vu arriver ni des brigands de la bande à Degout, ni des mercenaires piémontais. Les vaillants défenseurs de Chassiers et des environs en auront été quittes pour un aller-retour dans la journée, et en plein été. Espérons pour eux qu’ils sont parvenus à se convaincre que leur seule présence a fait peur aux ennemis.

Il semble qu’en maints endroits du Royaume, et en Vivarais notamment, ces rassemblements ont été l’occasion de s’en prendre parfois aux châteaux. A Largentière même, une maison Vésan aurait été attaquée. Pas plus de précisions. Sur Chassiers, comme en beaucoup d’autres endroits, rien de tel : les deux châteaux, les maisons de la Place ne sont pas inquiétés. Les relations aimables des nobles avec les notables non-nobles de la communauté facilitent le franchissement de cette étape dangereuse. Les Payan, les Rouchon, les Brun, les Blachère ne sont pas des sanguinaires assoiffés de changement et l’on croit savoir, dans les châteaux, qu’ils continueront à conduire Chassiers avec modération.

Et ils n’auront pas à craindre d’être débordés par les « ménasgers » chassiérois. Il y a bien parmi eux quelques dangereux, mais dans l’ensemble, l’éducation reçue -le plus souvent oralement, à partir des sermons ou des entretiens du curé Pavin ou de son vicaire Jossuin, à partir aussi des conversations familiales -persuade le paysan chassiérois qu’il ne faut pas bousculer l’ordre social si on ne veut pas déséquilibrer l’ordre naturel et subir alors inondations, sècheresses, grêles et froidures.

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La première municipalité de Chassiers.

Comme son notable, le paysan de Chassiers sait aussi qu’il lui est possible de profiter des hésitations du moment pour se dispenser de l’impôt qu’il soit royal ou féodal, laïque ou religieux. Ce n’est pas une grève fiscale, c’est une bonne occasion qu’on s’empresse de saisir et qu’on a raison de saisir puisque on apprend, au début du mois d’aôut, que l’Assemblée Nationale a décidé de supprimer les taxes féodales ! Quelques grincheux font bien remarquer qu’il faudra quand même payer pour les racheter, mais on ne veut pas les entendre (et d’ailleurs, personne ne les rachètera!) : on préfère ressentir l’enthousiasme que les récits transmettent et retransmettent sur la séance de La Nuit du 4 août , quand les députés des ordres privilégiés ont, pleurant, riant, chantant, s’embrassant, voté presque comme un seul homme l’abolition des privilèges !

En cette fin d’aôut 1789, les nouvelles décidément sont bonnes pour Bellidentis-Rouchon et ses collègues : la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen affirme solennellement qu’il n’y a plus de « privilégiés » (les notables sont donc désormais les égaux des nobles) et que la propriété est un droit sacré : les notables n’ont donc pas à craindre pour leurs biens.

Ils n’ont pas à craindre non plus pour leur pouvoir politique local, puisqu’en décembre l’Assemblée a décidé que les futures municipalités seront élues seulement par les hommes d’au moins 25 ans, qui ne sont pas « serviteurs à gages » et qui paient au moins trois journées de travail d’impôt royal. On va même jusqu’à inventer pour désigner ces électeurs le terme, involontairement humoristique, de citoyens actifs . On calcule vite pour se rendre compte qu’il va y avoir 203 citoyens actifs à Chassiers. Nombre assez proche du nombre de chefs de famille convoqués pour préparer la réunion des Etats Généraux (225). J’estime que ces 203 citoyens actifs représentent à peu près 80% des familles de Chassiers. Cette mesure, juridiquement importante, ne change pas grand chose à la situation antérieure sur le plan pratique.

Pour preuve : en janvier 1790, la première municipalité se compose de Payan, maire, Hilaire Brun, procureur, Rouchon et Blachère, officiers. Or, en 1787, parmi les derniers responsables de la Confrérie des Pénitents Bleus, on notait déjà la présence des « sieurs » Jean-Baptise Rouchon, Joseph Payan, Louis Dufour et Hilaire Brun. Certes, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen affirme que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » mais, à Chassiers comme ailleurs, les « sieurs » devenus citoyens sont un peu plus égaux que les autres.

Je n’ai pas pu retrouver le procès-verbal de cette première élection « révolutionnaire » et je ne connais donc ni le taux de participation, comme on dirait aujourd’hui, mais on peut le supposer très élevé, ni s’il y a eu des candidatures multiples et par conséquent des candidats malheureux. Je note quand même, mais sans deviner si cette constatation a la moindre importance, que, des trois délégués de Chassiers pour le Tiers-Etat à Villeneuve de Berg, seul Louis Brun est ici représenté par son père : Antoine Mathieu et Hilaire Roure ne sont pas mentionnés.

Entre 1790 et 1792, les nouvelles institutions établies par l’Assemblée Nationale Constituante se mettent en place. Le Vivarais devient le département de l’Ardèche autour de Privas, préférée par l’Assemblée à Aubenas, Villeneuve de Berg ou Annonay. D’abord divisée en sept districts, l’Ardèche le sera finalement en trois seulement, pour des raisons d’économie. Chassiers fait partie du district du Tanargue dont le chef-lieu est partagé- chose étonnante et assez rare, mais plutôt intelligente – entre Joyeuse (où siège le Directoire du district) et Largentière (où siège le Tribunal de district). Chaque district est divisé en cantons, puis en communes. Dans le canton de Largentière, il y a Chassiers, dont les limites sont fixées difficilement après de très nombreuses tractations, de façon que la commune englobe non seulement la paroisse de Chassiers (d’où Tauriers avait été détaché en 1780) mais aussi une grande partie de celle de Trebuols, notamment les hameaux de Luthe, de Joux et de la Rouvière.

N’oublions pas, car personne ne l’oublie à ce moment (fixons-le au milieu de l’année 1790), que cette mise en place s’effectue au nom de Louis XVI, roi par la grâce de Dieu et par la volonté nationale. Même si, on commence à savoir à Chassiers que le Roi, mal conseillé, pense-t-on, a cherché sur de nombreux points à s’opposer aux décisions de la Constituante, presque tout le monde s’accorde à penser que le Roi, l’Assemblée, la Religion et les Patriotes sont d’accord. Quant aux Aristocrates, on ne sait pas où ils sont ! Depuis un an, on est en Révolution, sans le savoir et même sans le vouloir…

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