« Les Enfants des Morts »:

un roman de Elfriede Jelinek

De l’inexistence (23)

Des barres de Chocoletti crépitent hors de leur emballage et l’image hors du poste, Karin tressaute, aurait-elle des troubles de l’audition ? Le pétillement de la cellophane, le glissement des barres chocolatées, la fougue du speaker, qui a apporté une collègue parce que les nouvelles sont trop effroyables pour un homme seul : On dirait des fûts propulsés dans un conduit et qui se frottent à grands fracas, se télescopent, jouent des coudes pour prendre au plus vite la direction de l’eau et obtenir le feu vert. Et alors, ils écraseront tout sur leur aquatique passage. Tout cela s’insinue trop brusquement et trop fort dans les oreilles de Karin, elle y jette le voile de Carême de ses mains. Sa mère lance des questions vers la table voisine, c’est le présentateur du journal télévisé qui y répond aussitôt. Impossible de parler aujourd’hui à Mademoiselle sa fille. Elle s’effarouche même de sa propre assiette, c’est tout dire, cela étant on y aperçoit réellement des taches noires, si, si, ce sont des champignons carbonisés et des légumes calcinés. Les gens mangent, mangent encore, ils font main basse sur ces consolations avec la distraction toute singulière qu’ils appliquent à saisir leur partenaire pour l’enlacer. Ils ne sentent pas qu’il est glacé en dessous, parce que les caresses, toutes, ne l’auront jamais embrasé. Bien, il ne reste plus qu’à saucer, la mère de Karin s’y emploie vigoureusement, tout juste si elle n’enfile pas un bleu de travail. Le pain piqué d’une fourchette pâture énergiquement sur l’assiette. Le téléviseur ouvre son oeil de cyclope d’un cillement conspirateur, retransmission en direct. Des Africains morts balancent les guiboles, des Autrichiens morts s’envoient par dessus les glissières de sécurité. Un flot de lumière jaillit, un souffle s’éveille. Toutes les têtes se lèvent vers cette montagne d’informations qui, dans un flac !, elles ont du retard, sont jetées au fond du puits de chaque téléspectateur. Où sont les cure-dents? Calme puits silencieux,abrupte citadelle, dors, dors, la meute des chiens s’approche déjà de nous, on a essayé si souvent de les déshabituer de la viande humaine, mais non, elle est vraiment trop bonne. Ce plaisir gourmet renouvelé les a mis sur la piste, la voie qui charrie encore et toujours le ravitaillement, la nourriture. Les mange-pas-cher entreprennent une longue marche pour présenter leurs bons de jouissance, sur lesquels, soupirs, le trépas d’une flore et d’une faune tout entières est attesté, bon, maintenant ils peuvent y aller, bouche ouverte, les yeux fermés.

La citation est longue, peut-être abrupte. Mais quand on veut citer Jelinek, impossible de faire court, ni d’arrondir. J’ai pris le passage au hasard : il s’agit exactement de l’endroit où j’ai, momentanément, interrompu ma lecture et placé un signet. De toute façon, parvenu au tiers du roman – et déjà informé par la lecture préalable de « Avidité » un autre roman d’Elfriede Jelinek – je me rends compte que l’écriture du « Prix Nobel autrichien de Littérature » s’inscrit sur les pages comme un flux dont chaque particule semble contenir la structure de l’ensemble. Un flux fractal, quoi ! Un écoulement de fractions de phrases plus que de mots, une écholalie si on veut – et même si on ne veut pas ! mais on en veut et même souvent on en redemande – mais une logorrhée dont le ressassement ininterrompu revient sans cesse sur l’interruption – coupure, retrait, hoquet, syncope, bafouille, fuite, cassure, tirs et repentirs, urgence, hiatus et ratures – car si tout se mêle rien ne se confond et il convient qu’à peine le lecteur croit s’y retrouver il en soit détrompé. Pitié pour lui ! – mais il en redemande, on vous dit – et pitié pour le traducteur ! ici Olivier Le Lay, au point qu’il est légitime de voir en lui le co-auteur du livre.

Ce livre, j’ai envie de le dévorer, mais je n’y arrive que par chiches bouchées d’une dizaines de pages, et ce n’est pas pour faire durer le plaisir – assez délétère, le plaisir, et ainsi adapté au roman – c’est parce que la jubilation exige un entêtement épuisant. Vous n’allez quand même pas jouir tranquille d’une écriture qui déchire l’écrivante ! Ou alors, c’est que vous êtes semblable à un de ces touristes autrichiens, décathloniens à fond la forme, dont on ne sait plus s’ils sont des vivants ou des morts, et qui n’arrêtent pas de grimper, par grappes, par groupes, en yodelant laborieusement dans l’air frais et vif de la forêt et en ne pensant qu’à la redescente vers l’auberge trois étoiles où l’omelette forestière les attend devant le Journal Télévisé.

Et, pour ne pas jouir tranquille, on est servi ! Non seulement, le fil casse dès qu’on croit le tenir, mais dans le moment très instantané où on le saisit on est soi-même comme giflé par la véhémence haineuse de la voix qui parle à travers cette écriture. Or, la voix dit des choses passionnantes et au fur et à mesure que la lecture progresse, entre cahin et caha, elle accumule des trésors qu’un peu d’attention permet ensuite au lecteur d’apparier pour se les approprier. Le bât blesse là aussi.

Oui, là, le bât me blesse et quitte à jouer à l’âne, je dirai que je ne suis plus Elfriede Jelinek dans son acharnement à se déchirer contre le monde tel qu’elle veut voir qu’il est. Le monde, elle veut le voir tel une Autriche post-nazie où transparaît, sous les glaçages des photographies publicitaires, la lente reptation d’un mélange à la fois visqueux et durci maladroitement qui confond, distingue et confond à nouveau les luisances des vêtements alpestres en goretex et celles des plastiques des sacs poubelles, les forêts sans arbres à travers quoi slaloment vivement des cadavres chaussés de planches à glisse, les arbres suintants et pourtant coupés nets par la chute d’un fourgon qui s’y encastre, des sexes encore humides les uns des autres (mais pas pour longtemps, ajoute la voix), des volatiles trop ou mal cuits…

« Comme lubrifiée des jointures, Gudrun Bichler – un jeune homme vient de se l’envoyer dans le gosier – glisse le long des murs et gagne le royaume de la nuit. Les gens ont assujetti des soucoupes à leur maison pour traire le soir aujourd’hui encore, dernier jus, faire dégouliner voix et images du gros pis de la télé et déjà les premiers signes de Caïn s’embrasent car aujourd’hui encore il se fera tard… »

L’écriture de Jelinek excelle – y compris et surtout dans sa déconstruction permanente d’elle-même – à déconstruire le monde tel qu’elle s’imagine qu’il est pour ces Autrichiens dont elle se refuse en vain à faire partie. Ce monde – qui est aussi le monde habituel des autres nations de la planète – ne tient debout, ne tient ensemble ses particules que parce qu’il est homogénéisé sous un sens difficile à remettre en question. L’héroîsme historique ou sportif, toujours nationaliste coordonne le tout : que les Autrichiens ne sont pas responsables des crimes des nazis (après tout n’en ont-ils pas été les premières victimes, lors de l’Anschluss ? après tout, pourquoi leurs enfants auraient-ils les dents agacés par les raisins verts dérobés par leurs parents ? après tout, la nation autrichienne fait un peu partie de la grande nation germanique !), que leurs efforts du dernier demi-siècle leur ont bien mérité leurs montagnes skiables et randonnables et photographiables et rentables à volonté, qu’il est bon que l’espace de Shengen leur garantisse comme aux autres Européens la jouissance tranquille de leurs vacances et de leur retraite…

« Tous ceux qui, ici, prient Dieu et Sa Mère et se signent et se soignent et se résignent ne tarderont pas à rentrer chez eux pour jouer un rôle prépondérant quand il s’agira de calciner une fois de plus un tzigane : l’un de ces êtres pas franchement brillants,quand bien même s’évertuerait-on à leur carder le poil indéfiniment. Le flot des fidèles est si irrigué d’amour qu’il emporterait tout sur son passage, car tous ici veulent accomplir enfin leur destin : rester tout seuls à la maison dans leur propre Etat et s’amuser comme bon leur semble avec l’interrupteur et la télécommande… ».

Ce sens-là, Jelinek le vomit. Cet écœurement est relié par ses biographes à la manière dont elle se représente son enfance et son adolescence, avec un père juif qui dut accepter de travailler sous contrôle nazi pour survivre et une mère abusive, très présente, apparemment, dans le roman. Elle se coltine en permanence avec la société autrichienne sur laquelle elle crache et qui le lui rend bien, sauf qu’un prix Nobel autrichien, ça compte quand même et quand même ça fait plaisir quelque part. Mais, visiblement, ce n’est pas simple comédie : le dégoût en écriture n’est pas seulement son fonds de commerce; il est aussi pour Jelinek une condition de sa survie. Combinée avec la qualité de l’écriture, cette sincérité force le respect et surtout pousse le lecteur à dialoguer avec le livre qui l’empoigne.

J’ai retrouvé dans « Les Enfants des Morts » ce qui me rebute à la fois et m’attire dans le recueil de poèmes de Bernard Noel La Vie en Désordre » avec les différences liées à la brièveté du poème par rapport au roman et surtout au fait que je crois deviner chez la romancière plus d’âpreté pathologique. La déconstruction du monde à laquelle elle se livre, certains vers de Bernard Noel semblent lui faire écho:

Des lapsus en guise de corps/tout à coup la vie vulnérable/le temps renversé sur la langue…/les lettres bruissent de virgule à point/un essaim toujours mal faisant/leur trop de but fatigue les lignes/sifflets parapluies monuments/aucun nom n’a créé sa chose/un tas de relations contre nature/les ongles le sang le gaz dans la tête/un sifflement comme pensée/puis du mou sort de la fêlure

Le sarcasme et la persifle permettent à cette écriture de faire prendre conscience au lecteur qu’effectivement l’écriture de Jelinek en est à l’instant précis que Bernard Noel appelle « puis » et où « du mou sort de la fêlure », mais comme vivifié à nouveau. Et l’irritation que j’éprouve devant sa véhémence coléreuse, je la rapporte justement à ce refus (il me semble maladif, pourri de l’intérieur) de voir que le moment de la déconstruction du monde, ce peut être aussi le moment où naît un monde autre, tout neuf à cet instant comme « l’éclatante giboulée » évoquée par Rimbaud dans « Après le Déluge ». Il manque à Elfriede (elle, elle dit qu’il manque à Gudrun, ondine) une parcelle de réminiscence de son trésor bigarré qui palpite sur le fil à linge et effleure doucement son visage, encore aux marges de l’éveil. Dans la phrase précédente (copiée bien sûr dans le roman à sa page 154), je dis (ou elle avoue) que l’accablante description de la randonnée autrichienne ne peut masquer toujours ce qu’elle fait lever : l’arrivée de l’éveil, ou plutôt son ébauche, ou plutôt son arrivance. Bien sûr, ce ne sera pas un éveil définitif sur un Nouveau Monde où vivre enfin : on en reste aux marges et la beauté de ces marges (leur bonté, leur intelligence, l’exaltation qu’elles annoncent), c’est qu’elles ne peuvent pas arriver sur l’autre rive. Il est possible que l’histoire personnelle d’Elfriede Jelinek ( c’est-à-dire, le récit qu’elle accepte de s’en faire), notamment le socialisme de son père ou la fréquentation de l’ultra-gauche, lui inspire du dépit en sentant cet éveil rester nécessairement à la marge et disparaître aussitôt qu’entrevu, mais on peut lui souhaiter de réaliser de temps en temps ce que l’écriture lui apporte de jubilation retenue, oui, de grâce.

Je vais terminer ce billet en citant un passage (proche de la phrase précédente) où il me semble que la qualité de la description (pourtant, peu reluisante, la chose décrite !) est si évidente (encore une fois, merci à Olivier Le Lay) qu’elle suffirait, à elle seule, à nous conduire encore aux marges de l’éveil :

La haie se composent d’espèces sempervirentes, thuyas, ifs, troènes, une clôture de cimetière végétale, jamais rouillée, comme on les aime ici. Un filet aux mailles inextricables, comme seuls les morts pourraient passer tant il est dense, les vivants s’y déchireraient les habits. Tous ceux qui veulent défendre leur bien, et quand même il s’agirait de cinquante malheureux mètres carrés, cochent dans le catalogue de vente par correspondance ce lacis d’arbustes qui rampent l’un vers l’autre sans plus attendre et s’étreignent aussitôt, suffit de les chauffer un peu puis de les lâcher sur le voisin. Ils s’entrelacent sans fin et ne disparaissent pourtant jamais, au contraire, ils épaississent encore et toujours, se confondent peu à peu en ce plessis jeteur d’ombres typique du pays… Quoiqu’il en soit le gigantesque chien noir est passé au travers, une bête peut bien se faufiler là-dessous, les rameaux vers le bas, maigre soleil sur eux, se raréfient et brunissent, se ratatinent, les plantes prennent un bain de pieds dans leurs propres déchets, une couche épaisse de plusieurs centimètres et formée de feuilles pennées mortes et (pas encore) enterrées. Le chien flaire ça et là, empressé, sans but apparent, comme les chiens savent justement le faire. Il paraît excessivement agité, puis, comme s’il voulait secouer un chapeau imaginaire pour saluer, il lève le museau et pousse un hurlement. Comme si on lui arrachait son origine de la gueule. Il lève les yeux, ils n’y vont qu’à contre-cœur (peut-être qu’au dernier moment malgré tout un ami viendra pour nous accompagner dans la mort, ce serait chouette, non, d’être caressé sous la terre ou alors, devenu savon, de caresser soi-même un corps !), vers la fenêtre de Gudrun, un voile passe sur les pupilles sombres de l’animal, puis, vite, tempête levée, s’en va : Ce voile ne se posera nulle part, restera toujours en mouvement, emporté par les virevoltes d’un courant invisible. Le regard de la bête touche Gudrun en plein visage, et le cri s’interrompt net, en plein élan, l’animal n’a pas achevé vraiment le son. Le regard s’en retourne, horrifié, vers le chien qui l’a lancé, ici !, les yeux se tournent vers l’intérieur et le chien s’effondre comme si une balle l’avait atteint au milieu du front. Le corps est encore en pleine course, les pattes grattent encore, mais le chemin qu’il voulait poursuivre s’est effondré sous lui, impossible de faire demi-tour, la bête est comme captive entre deux mondes et tout affaissée sur soi. Le corps sombre se confond à la haie et disparaît du champ de vision de Gudrun, et pour elle aussi il semble impossible désormais de reculer. Une ligne de faille invisible cerne cette maison, ce jardin, ce paysage, mais même vers l’avant, pas le plus petit chemin. Les gens d’ici, avec leurs manières très amicales avec les hôtes étrangers, ont bien su le dissimuler, car derrière eux se cachent d’horribles forfaits, et seule, l’obligeance locale, proverbiale, a permis que tous les étrangers n’y butent pas aussitôt. Les regards se portent uniquement sur les éventaires aux cartes postales chamarrées, personne ne vérifie si, derrière ces gens qui vendent leur pays, c’est aussi beau que sur les reproductions en couleurs truquées, ici.

On se reportera avec profit à cet article tiré du Matricule des Anges Et on trouvera ici le texte du discours écrit par Jelinek, à l’occasion de la remise du prix Nobel.

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