Comme un précédent billet le rappelait, je me suis facilement laissé prendre dans l’équipe locale chargée de mettre au point la signalétique à placer dans le village pour que les visiteurs sachent bien qu’ils se trouvent dans un « village de caractère ». Défini par le terme flatteur de « personne ressource », je suis censé apporter une caution scientifique à la réalisation d’un programme prioritairement touristique qui vise à mettre en relief et en valeur les vestiges historiques si nombreux dans le village. Je viens finalement de donner mon accord pour la validation de cette signalétique.

De multiples raisons, effectivement plus ou moins en rapport avec « la science historique », m’y ont incité, notamment l’attention et la compréhension de la Municipalité et de ses conseils. Ont pu ainsi être « sacrifiées » des affirmations, naguère tenues pour démontrées (alors qu’elles ne le sont pas) et qui auraient permis de présenter aux visiteurs un passé à forte valeur ajoutée, mais d’une valeur assez frelatée au regard des exigences scientifiques. Mais surtout, il a été facilement accepté, parce que facilement compris, qu’on peut s’appuyer sur les énigmes de l’histoire locale pour la valoriser ce qui a permis de proposer au public un récit ouvert qui ne dit pas « voici ce qui fut » mais « voilà ce qui reste ».

Cela dit – et il est sans doute impossible qu’il en aille autrement – j’ai éprouvé, au moment de donner mon accord, un agacement certain devant les dernières tentatives, assez efficaces, pour tirer le travail loin de l’histoire « scientifique » vers la promotion très commerciale (sous couvert parfois d’esthétisme ou de moralité) de certains produits locaux tels que le vignoble ou les visions passéistes du passé. Un exemple : j’avais proposé pour les panneaux de la signalétique un texte qui aurait permis d’attirer, sans insistance, l’attention des visiteurs sur le fait que « le château de la Motte », tel qu’on peut le voir actuellement, ne peut pas être dans le droit fil de ce qu’il fut peut-être à la Renaissance, puisqu’à la fin du dix-neuvième siècle, par manque d’entretien (et non à la suite de quelque attaque bien héroïque), il avait été abandonné par ses propriétaires qui avait fait construire une résidence annexe à proximité. Or, le manque d’entretien en question a été ressenti comme une sorte de jugement méprisant sur la gestion des propriétaires de l’époque ! Je n’exclus pas du tout que ce ressentiment soit sincère, mais, outre que je ne vois pas comment un texte du vingt-et-unième siècle peut atteindre des personnes vivant il y a un siècle et demi, je trouve particulièrement vide de sens le concept de « propriétaires du château » : ceux d’aujourd’hui ne sont en rien responsables, ni comptables, ni gratifiables des faits et gestes de leurs prédécesseurs successifs. La valeur marchande du château risque-t-elle d’en souffrir ?

Finalement, le texte a été modifié et j’ai accepté assez sereinement qu’il en soit ainsi, mais je vois encore dans cette intervention tardive un des signes de l’ambiguïté du programme « Village de Caractère » quant à ce que ce programme appelle « l’histoire ». L’histoire (et dans ce cas, il est bon de lui mettre une majuscule), l’Histoire donc devient un produit d’appel, susceptible de draguer le chaland, préalablement formaté, le chaland, par les biais des techniques de la communication, pour demander de bons vestiges bien cartésiens qui s’intégreront facilement dans une Histoire locale, elle-même dérivée de la grande Histoire, elle-même réduite à la Vulgate nationale ou européenne. Et, à partir de ce produit promotionnel, bien empaqueté par la signalétique, notre chalandise va laisser sur place des euros bien sonnants, encore que trébuchants quelque peu.

Je ne feindrai pas de m’indigner plus longtemps d’un processus dont il était évident dès le début qu’il irait jusqu’à son terme. Mais je tenais à manifester fugitivement ce léger mouvement d’humeur pour attirer l’attention – je dirais une fois de plus, si je pouvais ignorer le caractère ultra-confidentiel de « Ailleurs-Sur-Toile » – sur la contradiction que tout historien ou tout lecteur de récit historique rencontre en permanence : il y a quelque chose en chacun de nous qui exige que l’Histoire s’approche au plus près de « ce qui fut réellement », mais plus nous prenons au sérieux ce besoin, plus nous en pressentons le caractère irréalisable. Plus nous progressons dans notre connaissance du Passé, plus nous nous convainquons qu’il n’y a pas de progrès en ce domaine, sauf à considérer comme progrès l’accumulation des archives (nous savons maintenant que tout est archive, y compris l’éphémère fleur de la saponaire qui se greffe sur les échauguettes de la forteresse) ou la multiplication des points de vue dont nous continuons à vouloir croire qu’ils finissent par bâtir une sorte d’image stroboscopique du Passé.

Malgré tout l’injonction demeure, et très forte : les historiens doivent nous restituer le Passé tel qu’il fut quand il était Présent ! Si je passe aujourd’hui devant le château de la Motte, je comprends tout de suite qu’il s’agit d’un vestige, d’un reste, mais je demande à l’histoire de me raconter ce reste de manière que je puisse retrouver ce que fut « un château-fort du Moyen-Âge » avec son village autour. Et si la documentation recensée ne permet pas aux historiens de dater de façon certaine la construction du château, s’ils sont sûrs au contraire que les restes actuels portent les marques de « restaurations » successives (deuxième moitié du seizième siècle et première moitié du vingtième siècle) et si, du coup, ils proposent un récit qui met plutôt l’accent sur les images que Guillaume de la Motte, vers 1580, ou Jacques et Inès Henry, vers 1950, ont pu se faire de ce fameux château-fort, alors je m’agace de toutes ces hésitations, même si je perçois que l’allure « florentine », que tant de mes contemporains lisent dans le château et ses alentours, suggère autre chose que sa supposée vocation de forteresse.

À tant vouloir répondre positivement à cette exigence, on se condamne non seulement à poser des affirmations abusives mais aussi à manquer un des charmes de l’Histoire : la perception que celle-ci est un récit, un roman si l’on veut, et même un conte, qui est toujours en cours d’élaboration, de refonte, de réajustement, un récit qui est en fait en permanence à l’état naissant ou renaissant. Que ces transformations du récit ne nous rapprochent en rien d’une « réalité » insaisissable (à supposer qu’elle fût!) peut décevoir mais permet en même temps de ressentir le surgissement neuf (et assez exaltant) d’un nouveau possible.

À la différence toutefois du conte ou du roman, le récit historique doit aussi prendre en compte ce qui est considéré, au moment où il s’invente, comme de la documentation et c’est cette exigence qui, le corsetant, lui confère son caractère scientifique.

J’ai beau prendre plaisir à proposer de lire dans le Château de la Motte actuel des tentatives successives pour construire une maison-forte sur le modèle des forteresses médiévales, non pas tant pour que ce soit solide mais par plaisir esthétique ; j’ai beau utiliser ce que je sais de la documentation pour proposer même trois moments-clés pour ces tentatives (début du 16ème siècle, fin du 16ème siècle après l’incendie, fin du 19ème siècle, à la suite d’une longue période de mauvais entretien) ; je sais que si un jour quelqu’un produit une pièce attestant que la tour nord existait au 13ème siècle et une autre pièce attestant que la tour sud existait au 14ème siècle, alors je serai bien obligé de revoir ma copie. Tant que ce n’est pas le cas, je maintiens que le récit est plus cohérent (avec lui-même et avec la documentation) quand il suppose qu’en 1396 (date admise de la construction ou de la reconstruction de l’église paroissiale), il n’y avait ni murailles ni château à Chassiers et que ce fut sans doute une des raisons qui obligea la communauté chassiéroise et Jacques de Chalendar à se lancer dans la construction d’une église fortifiée pour participer à « la mise en défense du Royaume » souhaitée par le Roi, en cette période de Guerre de Cent Ans.

Quelques années avant 1396 (en 1384, je crois), Jacques de Chalendar a épousé Jeannette de Chassiers. Il est, à ce moment-là, le représentant d’une famille notariale qui remplit une fonction importante (lieutenant ou « tenant lieu ») au près de la Sénéchaussée de Villeneuve-de-Berg, créée un siècle auparavant. C’est donc un noble par la plume plus que par l’épée et cela ne suffit pas pour garantir qu’il ait eu un château en sa possession. Son mariage avec Jeannette de Chassiers le lui a-t-il apporté ? Ce n’est pas impossible, mais rien ne le prouve. Au contraire. Si on admet que la création de châteaux-forts obéit surtout à des considérations militaires (liaison logique, mais à vérifier) et si on remarque que le dernier épisode guerrier remonte alors au début du treizième siècle – ce fut le long conflit entre les comtes de Toulouse et les évêques de Viviers – on constate que la documentation fait état de plusieurs châteaux dans les environs mais qu’un seul peut correspondre au territoire actuel de Chassiers, celui de Fanjau. Et encore, ce dernier dut être détruit par Amaury de Montfort sur injonction du roi de France, si bien qu’il semble bien n’en rester rien.

Il est donc assez invraisemblable que Jeannette de Chassiers ait apporté à Jacques de Chalendar quelque château que ce fût. Et, du coup, il devient très vraisemblable (mais non prouvé !) que c’est l’arrière-arrière-petit-fils de Jacques de Chalendar, Guillaume, premier du nom, qui, vers 1500, a fait construire l’ancêtre du château actuel, non pas en tant que forteresse mais comme une villégiature s’inspirant largement des représentations que l’on avait alors des châteaux-forts. C’est son fils Guillaume, second du nom, qui a assisté en 1568 à la destruction partielle de la demeure familiale lors d’un des épisodes des guerres religieuses et qui en a entrepris la première reconstruction (probablement sur le même modèle à l’aide de subsides votés par les Etats du Vivarais).

J’ajouterai ici que la documentation existante permet de dresser un portrait humaniste de Guillaume II de la Motte, ami d’Olivier de Serre, essayant comme lui de ne pas envenimer les confits religieux, notamment en 1572, portrait qui aide à comprendre que ce château-fort soit rapidement apparu moins comme une forteresse que comme une sorte de décor pour « Théâtre d’Agriculture » invitant à la mesure et à la méditation, bref au « Mesnage des Champs ». Je rappelle ici pour mémoire le titre de l’ouvrage majeur d’Olivier de Serre : « Théâtre d’Agriculture et Mesnage des Champs ». Cela n’est pas guerrier. Cela n’est pas héroïque. C’est beaucoup mieux. C’est peut-être tout simplement « ailleurs » : là où avoir du caractère ce n’est pas forcément rouler de la mécanique mais savoir entendre et faire entendre la voix de la discrétion.

« Que l’effacement soit ma façon de resplendir (Philippe Jaccottet).

Ce billet, pour être bien compris, doit être relié notamment à Chassiers, village de caractère et à Construction de Saint-Hilaire (et chapitres suivants)
peut-être même avec pour le petit château de la Motte

2 réponses à “Ah! l’histoire …. quelle histoire !”
  1. Passionnant, votre billet.
    je suis restée sans voix durant 2 mois, déménagement et pas d’internet. me voici au milieu des prés et des monts, je ne pouvais plus respirer dans cette commune prés du rhône et de Feyzin. je me suis donc retirée dans les monts du Lyonnais.

    je revis, je ne manquerais pas de vous parler sur mon blog de cette campagne chaleureuse.
    bien à vous

    Moune

  2. admin dit :

    Je vous remercie, Moune, pour cette marque d’intérêt.
    Pour ma part, j’ai suivi puis attendu avec impatience, comme vos commentateurs, la reprise de l’activité sur votre blog. L’allant qui est le votre est vraiment communicatif, surtout quand on pense aux difficultés auxquelles vous avez à faire face : humour et photos encouragent à continuer… à bientôt.
    Henri

  3.  
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