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C’est un bistrot parisien des Années Septantes dans le bas du Treizième Arrondissement de Paris. Disons que son enseigne, « Chez Georges » paraît alors assez anachronique, comme la suite va le montrer immédiatement. (1)

On imaginerait un très haut comptoir à revêtement de zinc sur sa tablette, sans escabeau pour s’asseoir, mais devant lequel les chevillards appuieraient leurs tabliers tachés de sang, après avoir déposé leur livraison, juste en face, à la «Boucherie des Gourmets». Une atmosphère à la fois enfumée, sombre et froide car la porte en serait restée toujours ouverte. Une cabine téléphonique dont le verre dépoli aurait dessiné des pampres et de la cuisse. Mais non.

Aujourd’hui (si tant est que …), c’est plus chaleureux, mais ça semble repoussé dans le temps vers un premier vingtième siècle imprégné de littérature populiste.

On y est assis. Le comptoir est toujours là, mais beaucoup moins haut et revêtu d’un superbe formica à mémoire d’acajou devant lequel de hauts tabourets à moleskine fessière donnent une assise confortable à deux Arabes qui prennent une menthe-à-l’eau. Les autres clients, peu nombreux pour l’instant, se répartissent autour des tables et des guéridons. La plupart d’entre eux ont cet air parisien des Algériens installés ici depuis longtemps, avant la guerre certainement. Vous savez : dans leurs blouses usées sur lesquelles le repassage trop fréquent ne tient plus, grises à force d’être lavées, relavées, délavées, ils sont plus parigots-têtes-de-veau que vous ou moi et leur béret noir (un peu gris, lui aussi) appelle la baguette et le kil de rouge. D’ailleurs, certains sont attablés effectivement devant un ballon de Beaujolais, en fumant la Gauloise ou en s’en roulant une.

En toi, mon âme, quelque prof d’histoire enregistre que ce dernier détail (s’il est avéré) exclut que la scène puisse se passer entre 1956 et 1962 ou 3 ou, plus tardivement dans les Années Nonantes, car alors, des considérations géopolitiques abstraites (incarnées, il est vrai, par des hommes de main armée dont le rasoir et parfois le flingue inspiraient de salutaires trouilles aux pécheurs éventuels à semblance musulmane) interdisaient à toute personne dotée du faciès idoine de ne pas se conduire en islamiste pur hadj.

Mêmement, le susdit érudit remarque dans ton petto que le formica exclut la période antérieure à 1956, mais rend plausible effectivement le début des Septantes, quand la Guerre d’Algérie terminée depuis belle lurette et la paranoïa coranisante à peine encore esquissée laissaient aux Maghrébins la jouissance provisoire d’une tranquillité trompeuse leur permettant de tutoyer l’ivresse. (2)

On les trouve donc «Chez Georges», tous des hommes, assez silencieux (si bien que le raclement des pieds dans la sciure, le mouchage et la toux forment un fond sonore non dépourvu de calme et de sympathique sérénité), un peu tristes, c’est-à-dire perdus dans des pensées proches de celles qui tournent au fond des verres d’absinthe contemplés en aveugle par les buveurs de Huysmans ou de Picasso période bleue.

absinthe

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L’arrivée d’une petite bande bouscule l’ambiance, mais comme deux des nouveaux clients semblent des figures connues et rassurantes, on se rassure et l’absence de conversation reprend fraternelle et flapie. Même la jupe courte de la femme ne parvient pas à déclencher parmi ces célibataires autre chose qu’un coup d’œil endormi. Le bistrot est aussi un Arabe (dont le physique brun et creusé pourrait tout aussi bien dénoter un montagnard du Massif Central descendu du Cantal ou du Plateau ardéchois pour monter à Paris, mais c’est un Arabe et il s’appelle Sélim) ce qui permet à l’un des arrivants d’engager le dialogue en lui demandant pourquoi son zinc continue avec l’enseigne «Chez Georges» . La femme veut voir dans la question une critique implicite d’un «pays» et elle monte aussitôt au créneau.

- Raciste que tu es ! Que tu comprends pas que les Arabes, ils ont beau pas être comme nous, ils ont appris là-bas à aimer la compagnie … remplace le soleil ! Y sont pas comme toi, une fesse en Carême et l’autre à la Toussaint !
- Et entre les deux hein? Cadeau pour tézigue ! J’y veux pas de mal à ton Sélim… c’est même plus mon pote que tes enfoireux de troncs de figuier … z’auraient mieux fait de rester là-bas, eux !
- Poh!poh!poh!poh! C’est qui se fâche le mathieu-vu ! Tu peux bien me désobliger à moi, mais tu sais ce qu’ils te répondent les enfoireux ?
- Polop, polop tous les deux ! On recommence pas, je paie la tournée, on prend la tournée et on se fait risette et on se la rend la tournée … d’ac ?
- Ah! Que je te reconnais bien là, mon Scipion ! Pour moi c’en sera une… Allez, mon Sélim, bouge-toi un peu pour la blanche !
- Alors qui c’est la raciste ? Tu vois comme tu lui causes au Sélim !
- Et alors je te lui causes comme il faut ! Les Arbi, je me les connais mieux que toi, je sais comment on te les cause … sinon y a pas de respect !

Et ainsi de suite. On le comprend : c’est le genre de dialogue qui n’existe que dans le théâtre imaginé que chacun porte en soi (On se demande d’ailleurs comment il y arrive) où On (3) est à la fois l’auteur, le spectateur, le metteur en scène, les comédiens et même le texte de leur réplique, théâtre dont les tentures, les velours, les dorures à la feuille et les caquets des salles à l’italienne sont nos muqueuses, nos fantasmes, nos fredons intimes et qui parvient à convaincre chacun qu’il est la scène unique autour de laquelle la réalité gravite.

Dans le cas présent, les échanges n’ont aucunement pour objectif d’affiner la connaissance que l’On peut avoir de leur psychologie (et encore moins d’esquisser une peinture réaliste du racisme ordinaire) ; ils sont là pour désigner la véhémence à la fois sans importance et fort ontologique, qui traîne comme à la surface des choses (si tant est que les choses aient une surface, dirait l’un, ou plutôt, répliquerait tel autre, si tant ait que les choses aient autre chose qu’une surface), saupoudrant d’incertitude et de maladresse l’enveloppe transparente du monde,vaporisant un aérosol de semblances approximatives dans l’atmosphère déjà saturée d’humidité et de tabac…. Cela pique un peu les yeux (tant pis pour les non fumeurs!) et voile de larmes le paysage du bistrot que des regards astigmates contemplent en ravalant renifle et pleurniche.

Normal donc que le dénommé Scipion cligne de l’oeil à Sélim, prenne la femme par la taille (un peu en dessous) et, la main sur la poignée d’amours de gauche, tapote de l’autre la joue du plus farouche. Il faut le faire ! Normal aussi (et donc) que ce dernier n’apprécie pas. Normal par conséquent que, s’en rendant compte, un troisième intervenant détourne en pacifiste convaincu le silence momentané en demandant à un quatrième comment il devint fou. (4)

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L’interpellé perd un peu de temps avant de répondre, le temps de lancer une fois de plus sa mâchoire vers l’oreille et surtout de permettre à un très beau vieillard d’expliquer à sa place (et sans doute aussi à la place de la véracité) que sa démence lui tomba dessus d’un seul coup lors du concours terminal qui allait permettre à Piotr Ivanovitch de devenir artiste émérite de Baïkhalie et violon soliste dans l’Orchestre Symphonique et National d’Irkoutsk.

Ce jour-là (et le Vieux ne précise pas, On le regrettera), le soir tombait avec les brumes du lac, donnant aux quinquets du casino des brillances élargies. Les dames de la Haute sortaient leurs cuisses gainées de nylon noir des limousines épaisses qui les déposaient avec leurs époux et les plus âgés de leurs enfants sur le terre-plein. A leurs fourrures argentées et bleues, surmontées de chapskas assorties, se mêlaient souvent – outre les pardessus aux revers étincelants de leurs conjoints ou de leurs sigisbées – les vêtures moins reluisantes, mais tout aussi parfumées au vétiver de contrebande, des mélomanes de moyen étage.

Avant même de pénétrer dans le hall soviétique de l’établissement, on pressentait les accordages de l’orchestre : un cor flonflonait encore pris dans les catarrhes ; quelques pizzicatos scintillaient dans les flaques qui se formaient sur les graviers du terre-plein ; le piano n’était pas loin de trouver le la avec une flûte traversière ensalivée déjà.

Piotr Ivanovith Ka… à la fois pris dans la foule des invités (il était en retard comme d’habitude) et déjà dans l’antichambre réservée aux candidats, essayait mais en vain de ne pas se ronger les ongles.

Venu du fin fond des sommets de l’Altaï, un coup de vent du sud, aussi léger que bref, chassa un instant le brouillard, révélant à cru que les jardins du casino donnaient sur un carrefour où passa un autobus rouge et jaune dont les pare-chocs n’étaient plus du tout réglementaires.

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Cela ne dura pas et Piotr Ivanovitch respira mieux quand le crépuscule embruma à nouveau la triste réalité. Une gigantesque quadragénaire referma le col de son manteau et sous la zibeline le froid se fit plus tendre entre les seins. Des applaudissements accueillirent l’entrée du chef local du Parti. On le savait passionné de violon, un instrument dont il disait volontiers (disait-on) qu’il faut en surveiller l’usage car, autant il permet (convenablement manié) d’élever l’âme des peuples, autant il risque (si on laissait certains violonistes s’abandonner à leurs penchants) de flatter le petit-bourgeois qui fait en eux semblant de sommeiller.

Sous la zibeline, la poitrine de la géante s’enfla d’un soupir, ce qui dans les bonnets – pensa Piotr Ivanovitch – provoqua du remue-ménage. Il s’apprêtait justement, et d’une hésitante main, à exercer une légère pression sur la fourrure pour se frayer un passage en écartant l’habitante du manteau, mais tant de mélancolique pornographie se dégageait de cette femme qu’il n’osa pas. Il perdit à nouveau un temps précieux. Autour de lui, des gouttelettes un peu graisseuses – qui semblaient en tout cas irisées comme au pétrole – scintillaient sur les vêtements, dans les barbes, sur les faux-cils, à travers les halos des quinquets. Il allait être encore plus en retard ! Il s’autorisa à se ronger un ongle de la main droite. Cela le tranquillisa. Un peu.


On le retrouve maintenant dans la coulisse, avec les sept autres candidats retenus. Mais il n’y aurait pas prêté attention. D’ailleurs, existaient-ils ? Demande le très beau vieillard aux clients de «Chez Georges» : personne ne répond. Piotr Ivanovith Ka… savait sans doute (devait savoir, aurait dû savoir) qu’il n’avait pas de concurrent sérieux. Mais il n’ignorait pas qu’il était son seul adversaire.
Il avait mené de front l’apprentissage du métier de violoniste virtuose et des études poussées de français et d’allemand. Il était tombé ainsi sur des «Essais» d’un théoricien germanique du dix-huitième siècle (un certain Quantz (5), précise le raconteur aux autres qui semblent attacher de l’importance à ce détail) qui prêchait que la véritable manière de tenir le violon pour jouer Bach ou les œuvres françaises de l’époque baroque tourne le dos à tout ce qu’on apprend aux instrumentistes.

Encore pris dans le sillage odorant de l’immense dame dont les seins parfument le terre-plein, Piotr se serait récité une fois de plus ce qu’il entendait démontrer à ses juges lors de l’entretien qui suivrait sa prestation : c’est le grand Lulli lui-même qui codifia l’art de jouer du violon baroque, en insistant sur la nécessité d’exécuter inégalement des notes marquées pourtant égales. Face à la perplexité générale, le Vieux précise qu’en valorisant les croches qui tombent sur le temps au détriment des autres, on arrive facilement à ce résultat. Lulli ne disait-il pas que ces dernières, il fallait les considérer comme «chétives» ? En italo-français dans le texte allemand et avec un fort geste du menton chez Piotr Ivanovitch qui lançait alors, pour la première fois, sa mâchoire vers l’oreille droite.

Le très beau vieillard ment si bien que tout «Chez Georges» écoute bouche bée un récit qui raconte maintenant que «nourrir la longue et piquer la brève» est pratiquement impossible si on maintient le violon avec le menton, horizontalement. « Oui, madame, messieurs, Piotr Ivanovitch que voici fut le premier au siècle Vingt à comprendre que le baroque exige d’appuyer le violon contre la poitrine, plus ou moins haut selon la corde jouée, mais avec le bras droit près du corps et vers le bas… » Un silence. Avant d’ajouter «… et cela lui a coûté fort cher».

C’est en effet un des épisodes les moins connus de la Guerre Froide qui vit s’affronter – il semble que cela fût en plein règne stalinien et dans les longitudes les plus orientales de l’Empire Continental – deux manières de gesticuler de l’archet pour jouer du Bach. Les puristes du jdanovisme (et le chef local du Parti en était, comme la gigantesque mélomane en zibeline et la majorité des invités du casino d’Irkoutsk, tandis que le soir achevait sa pesée sur les bords du Baïkhal et sur le brouhaha mouillé annonciateur du début) tenaient que l’artiste doit élever la conscience populaire par une attitude noblement prolétarienne, héroïque, chevelue, nuque tendue, bras droit crispé en l’air, mâchoire énergétique, l’œil fixé au violon, l’archet collé aux cordes pour maintenir un ton soutenu et ininterrompu.

Piotr Ivanovitch Ka était bien seul face à cette foule romantique et tchaïkovskienne qui souhaitait qu’on conduisît à la conscience de classe, dans la souffrance et le tremblé des bajoues, les petites âmes ratonnières occupées à ronger quotidien. Il avait choisi d’interpréter, ce soir-là, une partita de Jean-Sebastien Bach. Le Vieux ne précise pas laquelle, mais le plus agité du groupe dit au Sibérien, d’un air entendu, que c’était certainement celle en ré mineur dont la chaconne est fameusement difficile (6). Va pour la ré mineur ! Il se serait agi pour le candidat d’adopter la position désinvolte des lullistes, violon bas, bras droit détendu mais capable ainsi de laisser l’archet libre de quitter la corde après chaque coup et ainsi de faire vibrer la note. Une véritable provocation. A caractère doucereusement impérialiste.

Le candidat allait pouvoir restituer une sonorité baroque susceptible d’émouvoir les tovaritchniki là où ils ne s’y attendaient pas. Apprêtés par l’habitude et la fonction à recevoir (avant même que le concours commence) les électrochocs transcendants qui libèreraient leur passion ordinaire comme on jette sa gourme, déjà ennuyés un petit de s’échauffer la bile pour pas grand chose, ils allaient être pris au débotté par le tempo et la sonorité, suffisamment proches de ce qu’ils connaissaient bien pour qu’ils n’en refusent pas l’écoute et assez éloignés pour que l’apparente approximation des notes égales rendues inégales sonne à la manière d’une cloche mettant à jour, en plein automne, des fêlures non autorisées mais délicieuses. Délicieuses mais non autorisées.

Telle un planeur supersonique espionnant l’espace aérien soviétique, la chaconne de Jean-Sebastien se serait mise à déchirer à n’en plus finir les épaisseurs arachnéennes qui enveloppent l’âme. Et alors : Piotr Ivanovitch aurait senti que la géante (dont le manteau, depuis les vestiaires, diffusait des senteurs sucrées) ne savait plus où elle en était. Et alors : la géante aurait exhalé un soupir tremblé mouillé qu’elle aurait, prudence ultime, transformé en rôt, car elle n’ignorait pas qu’en ces temps de réalisme socialiste, il valait mieux s’exprimer des viscères que de l’esprit saint. Et alors : le chef local du Parti (la narine frappée simultanément par une exhalaison charcutière et un zeste de vétiver tirant à patchouli) aurait songé à froncer le sourcil, conscient de ce que les jurés observaient ses mimiques pour en inspirer leur évaluation. Et alors : les jurés (ou le plus titré d’entre eux, le Vieux avoue ne plus très bien s’en souvenir) se seraient levés comme un seul homme (oui, le Vieux s’en souvient maintenant : ils s’étaient levés comme un seul homme) stoppant le soliste, ou plutôt non, ils n’avaient pas stoppé le soliste mais, debout, n’osant gesticuler car ne sachant pas si le fameux froncement de sourcil (ou seulement, son esquisse) exigeait vraiment d’aller jusque-là, roides donc, entre garde-à-vous et quant-à-soi, comme sonnés par les dissonances de la partita, hâves pour les plus maigres d’entre eux, suants à gouttes grasses pour les autres, ils auraient par leur attitude soulevé un silencieux tollé dans la salle, tout le public (et même ceux qui pensaient alors à autre chose) se dressant à son tour, sans que ne claque aucun strapontin, ni aucune jointure et, suivant les dernières mesures du morceau choisi comme s’il s’était agi du rapport attribué au Secrétaire Général devant le Plenum du Comité Central et, comme dans ce cas, s’évertuant à ne pas rater (ni anticiper !) le moment exact où il faudrait commencer le quart d’heure d’applaudissements, perclus d’attention donc, le public, ankylosé, anxieux – et aussi, quand même, stupéfait de l’anéantissement de ses défenses habituelles ou ravi de cette stupéfaction ou amusé de ce ravissement et honteux un peu de s’en amuser presque – déchaînant tout ça dans des battements de mains et de pieds qui en auraient redemandé. Un triomphe.

- Un triomphe, madame, messieurs, un triomphe, en vérité je vous le dis ! Un véritable triomphe !
- Ben, si ce fut un triomphe, il n’y avait pas de quoi devenir dingue !
- On t’a dit de te taire à toi ! Comme si que tu sais comment on est fada !

En toi, mon âme, quelqu’un (le prof d’histoire de tout à l’heure ?) s’inquiète de la dispute qui semble s’annoncer. Il ne faut pas qu’elle efface le vieil homme. Il ne faut pas interrompre sa menterie : il y a urgence. Urgence à comprendre comment Piotr Ivanovitch vint achever en Treizième de se ronger les ongles. Urgence à déceler l’écoute des Arabes du bistrot, entre anisette et menthe-à-l’eau, un peu flairant l’émoustillante pied-noir, un peu devinant ou voulant deviner à travers les volutes du récit quelque chose comme de la nostalgie. Urgence à remuer les sciures de la mémoire.

Et alors : Piotr Ivanovitch, porté par le chahut, aurait bissé et rebissé les dernières mesures de la chaconne. Et alors : le chef local du Parti, énervé, c’est-à-dire à la fois enthousiaste et conscient (c’était sa raison d’être) qu’il ne fallait pas laisser la chose s’éterniser (on ne fêtait quand même pas l’anniversaire d’Octobre !) aurait soudain laissé tomber ses bras le long du corps, stoppant net les appaluchements et déclenchant soudain un silence essoufflé, respectueux. Et alors : la géante, ses résilles et ses mouilles auraient suspendu leur engouement orgasmique. Et alors : triplant son morceau, accélérant la cadence (tout en continuant – chose incroyable! (7) à s’arracher l’ongle de l’index gauche) Piotr Ivanovitch Ka… aurait senti que ça y était, que c’était dans la poche, le titre d’artiste émérite de toutes les Baïkhalies, la place de soliste dans l’Orchestre National et Socialiste d’Irkoutsk, la gloire, les voyages à l’étranger…

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« C’est alors (dit le Vieux) que notre Piotr se rendit compte qu’il était encore sur le parvis du casino dont les graviers crissaient toujours sous les chaussures, et que la géante, occupée à se parfaire les lèvres au rouge baiser, ne bougeait pas d’un pouce, qu’elle ne le laissait pas passer, qu’elle ne le laisserait jamais passer, qu’il arriverait trop tard pour le concours et qu’il valait mieux désormais sortir de lui, s’en aller dans un monde autre, abandonner là les difficultés de la vie … Alors (ajouta-t-il), notre Piotr jeta pour la seconde fois menton et mâchoire vers l’oreille droite, sachant de source obscure, certaine sinon sure, que le jour où il parviendrait enfin à mordre, ne serait-ce que le lobe, il romprait le charme et redeviendrait lui-même… Fin de citation.

Un client fait signe à Sélim, paie, se lève et sort. Un à un, les autres font de même. Y compris sans doute le très beau vieillard qui n’est pourtant plus avec eux. Quant à Piotr Ivanovitch, il entre maintenant, seul, dans la «Boucherie des Gourmets» qui est d’ailleurs – chose incroyable ! (7) une boucherie chevaline.

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NOTULES :
(1) Si une boucherie est susceptible d’exister, alors « La Boucherie des Gourmets » a réellement existé, au moins entre 1936 et 1949, dans les bas de la rue de Tolbiac, Paris XIII : elle était tenue par mon père et se situait juste en face d’un bistrot réellement appelé « Chez Georges ».
(2) Dans le récit historique, généralement reçu comme scientifiquement établi, la communauté algérienne de Paris aurait été soumise, durant toute la seconde moitié du vingtième siècle, à la pression plus ou moins terroriste, sauf pendant une période qui irait des lendemains de l’Indépendance à la fin des Années 80. La vraisemblance suggère donc fortement que le récit se déroule à cette époque bénie.
(3) Je mets la majuscule au pronom impersonnel dans l’espoir de suggérer qu’il n’est pas aussi impersonnel que ça, mais qu’il serait outrancier de l’identifier à ce que je suis… réellement.
(4) Puisqu’on vous dit que c’est un récit en rêve !
(5) Je n’ai jamais touché à un violon et ce que le récit raconte ici est pure invention de ma part, encore qu’il s’inspire de notes rédigées par Itsvan Nagy, premier violon solo de l’Orchestre de Lausanne, notes que mon ignorance en matière musicale peut très bien avoir interprétées inexactement.
(6) Il s’agirait ici de la Chaconne de la deuxième Partita BWV 1004 de Jean-Sébastien BACH pour violon seul. C’est à l’époque baroque, nous dit-on, une danse de cour, très lente, avec variations en contrepoint sur une basse obstinée. Aller éventuellement ICI
(7)…mais si, mais si …

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