Ce récit, comme le précédent, est extrait d’un texte beaucoup plus long, beaucoup trop long. Il a été, lui aussi, un peu modifié. Le Tiléon dont il est question ici n’est pas à proprement parler (mais est-ce possible ?) un personnage : comment le pourrait-il avec les contradictions entre son âge (de quelques quarts d’heure à moins de quatre ans) et l’attention qu’On (1) lui prête à l’écoute des Voix ? Donc, s’il vous plaît, pas d’analyse psychologique…

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Pour l’heure (mais quelle heure est-il ?), le bébé Tiléon ressasse son pouce qu’il est enfin parvenu à enfourner en bouche en même temps que la moitié du poing droit. Il sait déjà (du savoir lent des lamantins ombreux) que l’accoucheur a quitté le logement du jeune ménage, lui laissant presque définitivement le don de côtoyer sans trop de mal les Voix. Mettons la majuscule pour impressionner quelque lecteur que ce soit (il convient effectivement qu’il le soit, même si c’est une lectrice), mais Tiléon ne l’utiliserait pas. Non, au contraire : pour lui, les Voix appartiennent à son monde, comme le molleton des langes, la saveur en fesses des premiers cacas, l’ouate des roudoudous sur lesquels on repose, le feutré des bisous et des rancunes. Elles vont de soi. Nul besoin de se mettre l’intellect entre guillemets pour les entendre et les comprendre. Leur dire, lui, est sans fur ni mesure.

L’une d’elle, en ce moment, (mais ce n’est pas la plus audible) susurre un alexandrin empli de voyelles muettes liées par des liquides que, devenu grandet et quasiment bachelier, il redécouvrira plus tard dans un recueil de poèmes qui avait été édité pour la première fois l’année que « l’Aurora » bombardait le Palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg. Léon le Minuscule aime d’emblée ce vers où il croit reconnaître l’aise et le coulé des brasses qu’il tirait – il y a quelques quarts d’heure encore – dans l’océan maternel, y dessinant des graphismes qu’il allait passer sa vie à essayer de reproduire, mais trop approximativement. Ah! les déliés d’une écriture pleine de grâce qu’une adolescente dangereuse se récite dans le moment de l’éveil !

Poreuse à l’éternel qui me semblait m’enclore

La Voix (et ce ne peut être celle du maigre Académicien de salon dont il verra plus tard le portrait en noir et blanc), la Voix sort de lui sans effort, ou plutôt, n’en sort pas mais trace comme devant lui un sillage inverse dans lequel il s’immisce et avec lequel il s’identifie.

Se mêlent à cette Voix (et bientôt la recouvrent) deux comparses – qui parfois n’en font qu’une -, deux Voix qui racontent l’Histoire (et oui!), qui disent ce que veut dire ce vingt et six novembre de l’an mil neuf cent trente et cinq. (2) Car, elles sont d’accord au moins là-dessus, il veut dire…

La plus sonore (violoncellant de graves tonalités) raconte en Tiléon quelque chose comme la montée en puissance du Prolétariat Universel à l’assaut des Bourgeoisies. Par elle, sous les langes, dans le petit appartement suresnois, à travers les échauffourées familiales, Léon le Petit les voit arriver, les Prolétaires, par bandes silencieuses, glissant en espadrilles le long du long des murs. Ils se reconnaissent et il les reconnaît. Visages soucieux, hautement significatifs. D’instinct (c’est-à-dire, dit la Voix, par conscience de classe) et bien qu’on soit dans l’automne de Suresnes, sur les hauteurs de Seine, le mineur de fer et le mineur de houille rapprochent leurs muscles, non pas pour unir leurs revendications, leurs revendications, leurs revendications, mais pour…

De partout, les longs des murs affluent. Ils se rapprochent, musculeusement farouches, et c’est un gigantesque haut-fourneau où fondre ensemble les lits alternés de coke et de minerai, dans un embrasement blanc, tandis qu’à leurs côtés, les fours à Bessemer, les convertisseurs, les cornues signifiantes des cartes de géographie défilent et laissent venir à lui le métal en fusion sous des lampadaires encore anachroniques qui font, là-bas, la nuit palpiter. Les crassiers s’entassent et montent dans la suie du ciel, dans la nuit grise, la fausse nuit qui, d’un coup, vire au rose, au brun mordoré, au cuivre vert, quand la fournée d’acier aux tenailles métallurgiques bondit hors pour s’écraser magnifique et vaincue sous les rouleaux contraires des laminoirs, repassée, tréfilée, encore repassée, étirée, ruban de feu embrasant la nuit et les moules et, figée, et débitée aussitôt, tronçonnée, rails courants, rails fous sous les roues de fonte transportant d’autres rails vers les triages où confluent les bauxites, les rouilles, les tôles d’aluminium, les plaques de béton précontraint préparées pour noces, accouplements forcenés, soudures d’enfer dressant au forceps (et par la seule force de l’annonce) des immeubles à facettes, des villes encore vides, avec en leur centre un stadium…

Ils ont atteint – la Voix en ronronne de certitude – le point de saturation, d’inexistence, chargés du poids des années néantes, de cette fatigue épaisse ressassée le long des murs, le long des murs jalonné de stations dont ils ignorent souvent la légende, connaissent toujours l’amertume et savent toujours qu’elles ont une légende : champs de Mars fusillés sous le drapeau rouge de l’ordre blanc, massacre de Peterloo, dimanche rouge et noir et blanc de Saint-Pétersbourg, la Semaine Sanglante, Chicago 92, Marcinelles, Guernica, Battipaglia … avec, au centre, un stadium et, à partir du stadium, les perspectives qu’ils remontent, lourds, calmement épais, épaules roulant vers un avenir fraternel où l’homme et l’homme, ensemble libérés, égaux, arracheront à la nature des blocs de charbon idéal pour dresser, sur les places publiques, des feux…

Ils avancent sur place. De synapses tiléonesques en synapses. Ils marchent. … Les perspectives glissent. Ils avancent plus vite : elles glissent, plus vite. Elles glissent à reculons. Ils avancent : un chantier de construction, une double rangée de lampadaires futuristes, un chantier de construction, un square déjà vu, le même chantier avec les mêmes immeubles qui montent. À distance identique du stadium central, à distance toujours identique d’un point dans le cerveau, ils avancent. Paquet de neurones enchevêtrés, ce point n’est pas un point : il est encéphalogramme, tracé de la pointe sensible : un chantier, un sursaut, une onde, un square, des lampadaires, un train d’ondes à l’encre rouge, delta, gamma … 1871,1905,1917 et le rideau du théâtre Bolchoï s’ouvre sur 1934,1935,1934,1933 … Les peintures Soudée restent. Le tracé dévide, la Voix cause, les neurones débobinent ; il n’y a plus qu’à lire l’Histoire, dit la Voix. Même comitiale, l’Histoire, ça se lit.

Tiléon de Suresnes apprend ainsi que nos ancêtres, les Prolétaires, étaient vêtus de bleus de chauffe et vivaient d’expédients. Aussi prirent-ils conscience de leur force, organisèrent-ils des organisations comme le parti ouvrier, non, bolchevik, non, communiste(b) et, un beau Grand Soir, descendirent-ils dans la rue, le long des murs, y construisirent-ils des barricades blanches contre quoi fracasser les Ordres Noirs, permettant ainsi à leurs descendants de savoir où ils en sont.

Tiléon en langes ne sait pas s’il sait où il en est, mais la Voix gronde, à la fois grandiose et menaçante, et on ne s’y retrouve pas très bien entre chair de poule et boule en gorge et on ressent soudain l’érythème fessier, le mal enveloppement d’un humérus luxé, la raideur de la nuque coincée et ça suffoque à nouveau, sous encore trop d’oxygène. Les alvéoles pulmonaires se dioxydent au carbone et à l’azote. On meurt. On mourrait si, alertés par pleurs et grincements, des mains de secours ne venaient le bébé délanger – couche après couche – le bébé enféqué laver aux huiles d’amandes douces, sous les exclamations admiratives de maman, de papa et de mémée. Tiléon, le pépète talqué, n’entend plus la grosse Voix boumboum-boum qui essaie pourtant de lui raconter que, là-bas, dans les carrières de Saint-Béat en Ariège, des bronches prolétariennes s’encrassent à la poussière carbonatée des talcs enfantins.

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Bien entendu, il faudra attendre dix-sept ou dix-huit ans pour que Tiléon, devenu Frankie par décision personnelle (3), apprenne à mettre en phrases le boum-boum-boum de cette Voix ou le zinzin traversier à la Paul Valéry ou le couac-t’es-saugrenu de telle ou telle Autre. Sur le moment, le nouveau-né n’entend que la partition dans son corps, le gros sang plein qu’elle lui lance en poitrine, le blanc reflux lui vidant les ailes du nez et l’élan titanesque vers de confus abordages. Rouge à l’intérieur, brun à l’extérieur – à moins que ce ne soit l’inverse – Tiléon de 1935, 1936, 1937 ne saura jamais qu’il inventa en chair de monstrueuses fantaisies qui s’appellent ou s’appelleraient « national-bolchevisme », « nazional-socialismus », « patrie du socialisme ».(4)

rochecolombe

Einsensteinienne et nurembergeoise, la Voix boum-boum-boum mettra du temps à jouer en sourdine et ,aujourd’hui encore, On n’est pas certain qu’Elle ne demeure pas sensible au sens de l’Histoire, attendant vaguement et avec des airs blasés la gigantesque promotion prolétarienne (aujourd’hui, sans doute, se contentera-t-Elle de la dire populaire) à laquelle il doit aboutir.

1935,1936, 1937, à la mi-pente des côteaux de Suresnes, à la mi-chemin entre les propriétés du Val d’Or et les berges du fleuve où les rails à marchandises enlacent les réservoirs, Léon le Petit sort des langes, abandonne ses couches (du moins, dans la journée, car il pissera au lit jusqu’à fort tard), se fracture deux ou trois ossements supplémentaires, marche enfin (même si ce n’est pas vraiment la station debout), accède enfin aux tiroirs et à la parole. Aussi : il pâlit sous l’angine, rougeoie sous la rougeole et commence à râler parce que sa mère, redevenue ronde, lui raconte qu’il va bientôt avoir une petite sœur (oui) ou un petit frère (non, non et non).

Malgré le Front Populaire – dont ils ont une délicieuse petite crainte – ses parents, Marie-Louise et Henri Chadal ne vont pas trop mal en ces années de Grande Dépression : leurs économies, complétées par celles de la veuve Page (elle le leur répète assez !), leur ont permis d’acheter enfin un fonds de commerce où ils s’installent – à leur compte! – à l’automne de 1937. La « Boucherie des Gourmets » est sise dans le Treizième, au 63 de la rue de Tolbiac, au bas de la rue certes, mais en plein Paris ! En plein Paris !

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Les dons de son oreille interne permettent aussi et alors à Tiléon d’entendre comme l’absence d’une autre Voix qui dirait la montée des jeunesses provinciales dans les latitudes parisiennes, au cours du premier vingtième siècle. Elle raconterait, la Voix silencieuse, la Voix zéro-zéro, les surplus de marmailles que la Grande Guerre n’a pas suffi à effacer, grifougnant des sabots parmi les bovines rousses ou les culs-noirs à taches bleues, engoyant leurs galoches dans les boues purineuses et les argiles des chemins creux, enfonçant mêmement frimousses et consciences dans l’ennui des châtaignées et des gardées. Elle aurait pu lui montrer (mais elle ne le fit pas, ou trop tard), la Voix patoise, l’affût des plus éveillés à guetter l’occasion de s’enfuir, saisissant la première chance, un besoin urbain de bonniches non syndiquées, la demande urgente de gars solides s’y connaissant en charcutailles, parfois l’ouverture d’un concours pour poste subalterne en administration.

Comme elle s’en ficherait, la Voix tu-te-tais, de la classe ouvrière et du capitalisme monopolistique, de la France éternelle et de l’ennemie héréditaire ! Comme elle aurait eu en horreur les noirs et blancs, couleurs saignantes, qu’ « Alexandre Newski » partage avec « Les Dieux du Stade » ! Elle eût voulu -si elle avait su parler alors- affirmer, et noblement, son ignominie : qu’elle ne ne voit pas plus loin que le bout de son nez, qu’elle s’en sort seule, sans appel à la classe ou à la race, et qu’elle envoie vers la Capitale des sournois, des fragiles, des pataudes, des petits-petits, des maupiteux. Des Henri et des Marie-Louise.

Mais ces effacés lourdauds, ces coquettes à taille épaisse, ceux-là qu’en Bolchevie ou en Faschise on maltraitait de « petits bourges« , la Voix nif-nif les nommait des justes. Non pas « Justes » à majuscule (encore qu’arrivassent, sans qu’elle s’en aperçût, les temps où ceux-ci eussent été utiles), non, non pas justes de jugement et de justice mais justes de justesse, comme juste milieu, comme à peine, comme du crépuscule…

chouette

Et Henri Chadal avait quitté sa corrézienne Féridie pour rejoindre son frère René en apprentissage de boucherie, vers Dreux, puis Suresnes. Et Marie-Louise (nantie quand même de l’inamovible veuve) s’était envolée vers la moyenne couture et le ouimadame-bienmadame. Et ils avaient créé Tiléon. Comme des centaines de milliers de campagnards, depuis cinquante ans, qui avaient au goutte à goutte perfusé les organismes urbains fatigués, sillonnant à sens unique des chemins ferrés qui les conduisaient vers les faubourgs, à l’écart souvent de la cité tombée en vieillerie, le jeune couple était monté à Paris.

Oui : la Voix moins-que-rien aurait eu beaucoup à conter au Chadalounet sur le refus opposé par ces rejetons de cultivateurs à se laisser enfermer en usines, à accepter l’industrie comme seul moyen pour échapper au métayage. Sans tricherie excessive, elle aurait pu leur attribuer l’invention de ce que les sociologues allaient définir plus tard comme le populo-tertiaire, lieu de la débrouille et de l’embrouille où le bougnat, le flic, le lampiste, la pute, la cousette et aussi le facteur et le maître d’école, parfois le séminariste, entreprenaient, souvent en vain, d’installer une semblance de village aux limites de la ville.

De ce point de vue, Marie-Louise supportait mieux l’exil que son Henri. A la jeune femme rageuse, éperdue d’hygiène, la campagne limousine rappelait trop la crasse, la sentine, l’argile molle, pour être vraiment regrettée. Certes, elle aurait bien aimé retrouver « à Paris » un abri en cheminée où poser l’angoisse un instant en tutoyant le feu, mais le cantou d’Arnac, c’était aussi nid à pénombres d’araignées impossibles à tenir propres.

Comme son Henri Chadal, Marie-Louise née Page a vécu l’enfance dans ce que l’annuaire du PLM et l’Almanach des PTT dénomment « Arnac-Pompadour », du canton de Lubersac, arrondissement de Brive, département de la Corrèze. En fait, Arnac-Pompadour n’existe pas. Il y a Pompadour et il y a Arnac. Plus quelques écarts comme la Féridie, berceau des Chadal.

Avant d’être un bourg rural, Pompadour le chef-lieu est un château au coeur d’un centre hippique renommé qui se compose principalement d’un haras et d’un champ de courses. Le souvenir de la Marquise – qui n’y mit peut-être jamais les petons – a permis à Pompadour (qui aurait pu sonner comme Pourceaugnac ou Antoinette Poisson) d’évoquer avec succès, en plein Limousin du bas, les élégances Parme et gris perle du grand monde. On s’y efforce -et surtout la partie féminine, spécialement aux approches de la ménopause- aux manières mondaines d’une aristocratie idéelle évoquée sur le mode nostalgique : plus britannique que parisienne, Pompadour a plus l’accent de Wembley que celui de Chantilly. Patronnesses en diable, les dames du lieu s’efforcent d’oublier, à la cinq heures du thé, la verdeur limousine, les baisers mous des bouses qui tombent, Arnac. À Pompadour, les demeures des notables sont crépies aux couleurs d’Eton, dressent face à la rue un jardin qui vous prend des allures de parc et sont couvertes d’ardoises bleutées.

Arnac est l’en-deçà de Pompadour. D’ailleurs, pour les joindre la descente est raide et s’enfonce vers Arnac. Quand Louison l’enfantine, passée l’Aumonerie à mi-chemin, quittait la rassurance du petit hameau pour redescendre en forêt de châtaigniers vers le cimetière, elle entrait, malgré la silhouette au loin de la haute église romane, dans les souterrains d’un monde sale et noir,bien éloigné des aises coquettes de Pompadour.

Dans la pénéplaine limousine, dépourvue de reliefs dignes de ce nom, Arnac lui semblait n’offrir que des linéaments indignes : ruisseaux plats qui ne savent pas courir et où le pêcheur accroche sa ligne dans les vergnes à libellules ; mares abandonnées par les lavandières de jadis à des bulles batraciennes dont l’œil rond s’emplit d’hydrocarbures pour fixer des mouches trop grasses ; ornières ombreuses où le sabot hésite à choisir une pierre d’appui qui s’enfonce immanquablement dans la succion tenace des glaises rougeâtres ou bleutées ; au dessus des ornières, remblais enchevêtrés de ronces, chênes têtards, prunelliers, avec les noisetiers inaccessibles tant ils doivent monter vers la lumière ; rigoles traitresses traversant les prés parmi les taupinières ; et surtout, l’inévitable môle de fumier dans la basse-cour, chargé de volailles acides et groïné par les truies.

Derrière l’accueil purineux, les maisons d’Arnac (vues de Pompadour et par Marie-Louise qui eût pu comme ça en aligner encore) se décrépissent par plaques, laissant apparaître des dartres de mauvais pisé et se coiffent d’une énorme toiture à quatre pans (pour abriter les fénières) couvertes de tuiles-pays très brunes. Sous ce chapeau enfoncé à mi-front, elles ont le regard torve. Pour Marie-Louise, rêvant aux pelouses de l’hippodrome, le côté d’Arnac grouille : d’asticots à maléfices, de couleuvres vipérines, de rats pelés à pelures démoniaques, d’araignées inassouvies… Elle rêve, comme elle rêvait ! d’un monde aérien, céleste, aéré vers lequel, avant même de quitter Arnac, elle s’élançait le soir à la bougie en dentelant de nids d’abeilles, de guipures, de volants des étoffes bon marché mais à dénominations azuréennes : serges, toiles de Vichy, satinette, crêpe de Chine… Suresnes l’a un peu déçue. Rue de Tolbiac, elle espère le paradis.

Son Henri ne répugnait pas autant aux campagnes arnacoises. Avec la liberté de course donné par le sexe aux garçons en pays rural, il avait participé aux raids traversiers des drolles dans le bocage corrézien. Les gardées leur permettaient la déniche des pies ou des geais, le guet-apens de l’écrevisse sous roche, la chasse au chiffon rouge pour piquer les grenouilles. C’était aussi l’occasion de relever la jupaille de quelques gamines (dont Marie-Louise obstinément éloignait ses vertus) et de leur frotter le cul avec un bouquet d’orties, en retenant son souffle pour ne pas sentir la piqûre des « entruges« (5). Non, ça n’était pas désagréable. Et non plus de se sentir « le Ricou de la Féridie », le jeune frère au Louichou et au Néné, bien protégé contre l’incertain par la famille, la classe d’âge, l’accointance. Bien sûr, Henri y revenait quand même souvent : quand on commençait à ne plus oser baisser la culotte des filles et qu’il vous prenait démangeaison d’aller musser vos envies toutes neuves dans des girons supposés plus experts et en tout cas plus lointains, le Ricou de la Féridie se mettait à répondre mal au Père Chadal. Il « raisonnait » comme on dit là-bas pour dire que,raisonnant face aux adultes qui ne savaient plus que répondre, il devenait déraisonnable. Quand son frère, René (le Néné) se trouva en Normandie un maître boucher désireux d’un apprenti supplémentaire, Henri fut bien content, lui aussi, de quitter le Limousin.

Mais la Voix d’en dessous les bruits, la Voix des glaises, aurait alors au Tiléon sussuré qu’Henri regrettait de temps en temps à Suresnes le mol édredon de la frérèche limousine. Surtout quand il lui fallait traverser à vélo la nuit des banlieues ou des quartiers nord de Paris pour aller à la Villette négocier les demi-bœufs et les écorchés de mouton ou de veau avec les chevillards du lieu. C’étaient des nuits sinistres, aux pavés graisseux, mal joints, aux bruines lourdes dont les becs de gaz fatigués soulignaient l’épaisseur. À Arnac, même l’effort de la montée sans dérailleur, tandis qu’on grimpe en danseuse, semblait facile envol à côté des sournoiseries huileuses que les carters des automobiles ajoutaient aux pièges des rails du tramway. Dans ces moments, oui, et loin du nid conjugal, Henri n’acceptait plus la ville.

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1935,1936, 1937, 1938 : il y eut bien d’autres Voix dans les alentours de Léon le Petit, mais soudain, un vagissement se fit entendre. Tandis qu’en MittelEuropa, les bras ensvastikés des Autrichiens, saisis d’une érection historique, saluaient la pénétration des troupes nazies en Germanie méridionale, le 11 mars 1938, Marie-Louise accouchait à nouveau, cette fois au premier étage du 63 de la rue de Tolbiac, en présence d’un certain docteur Marquinié. Tiléon fut soulagé quand mémée lui raconta, en pleurant, que c’était une petite sœur. Quoi qu’on en pense (et qu’on en eût pensé), il l’adora immédiatement. C’est-à-dire qu’il accepta l’intrusion sans plus poser de questions ni manifester les signes extérieurs de la jalousie.

Les Voix profitèrent de sa nouvelle tranquillité pour lui parler du monde. Tiléon le court entend ainsi que des corpuscules s’apprêtent à prendre dans les fondements hélicoïdaux de son être. Plus minuscules encore que microbes et bactéries, ces cirons, qu’on nommera plus tard un virus, inexistent trop pour semer la panique : ils ne présentent ni oreilles dressées pointant ni œil noir pointu. Le gamin s’amuserait presque de ces perturbateurs annoncés, même si la Voix vingt-deux le met en garde contre la fièvre écarlate qui arrive, la surchauffe de l’hémoglobine, le purpura, les convulsions, l’encéphalite.

En ces temps du devant-guerre, l’escarlatine n’était pas encore devenue la maladie infantile assez bénigne que nous connaissons depuis peu. Tiléon faillit en mourir. Il y gagna en cette fin de printemps de 1939 de nouvelles lésions qui affectèrent cette fois le cœur et le cervelet. Les os tinrent bon. Il y gagna surtout d’enrichir sa réserve personnelle de fantasmes. La chorégraphie loufoque à laquelle la fièvre le força pendant quelques jours (et qu’on appelle vulgairement la « danse de Saint Guy ») lui mit en mémoire des figures et des mouvements tout à fait originaux et qui demeurèrent latents jusqu’à ce qu’ils fussent réactivés dans des circonstances qu’On se promet (sans trop y croire) de révéler un jour.Et puis, sautes et dépressions de la fièvre envenimèrent son acuité auditive : désormais, Tiléon le tout court perçut des Voix capables d’annoncer aussi (un peu) la suite.

La grosse Voix boum-boum-boum gardait encore le dessus. Elle s’alimentait peut-être aux inquiétudes de la clientèle provoquées par les exagérations de l’Adolf. Mémée-mon-dieu-quel-malheur pressentait le pire … qui était d’ailleurs un drôle de pire : épouvantablement désespérant – et elle s’y connaissait en désespérance – mais en même temps incomparable à l’horreur du champ d’honneur de son Léon et presque séduisant, car annonciateur d’un possible retour vers sa Corrèze. Anachronique, elle annonçait (et certaines Voix aussi) la fin de l’exil parisien : on l’appellerait l’exode quelques mois plus tard.

Ce que la Voix taratata confirmait à sa manière : les fils des poilus valaient bien leurs papas et si on perdait une bataille,on gagnerait la guerre, c’était écrit. Il n’y avait qu’à prendre les Chleuhs en tenaille entre les Russkofs et Nous et c’en serait fini du barbouilleur bavarois. « Chez Georges », le café d’en face où Henri parfois emmenait Tiléon se rafraîchir au diabolo-menthe, on anticipait, blanc cassé et beaujolais-ballon, la capitulation des Boches, avant même qu’on tire un coup de feu. Des caleçons kakis mais tricolores et des bandes molletières pendaient déjà sur les étendoirs de la ligne Siegfried. Le clairon sonnait la générale du Maréchal, si guilleret dans le bistrot qu’il s’entendait clarinette.

Sous le comptoir, Tiléon percevait en même temps des remuements prolétariens : les longs des murs se mettaient en travers de la marche à la guerre. On n’allait pas se battre entre fraternels, pour les Sudètes, pour Dantzig, pour les bourgeois de toutes identités. L’Internationale serait le genre humain. Adolf et Daladier, Chamberlain et Ribbentrop, tous des pareils aux mêmes. « Chez Georges », les stratèges du bas Treizième disaient d’accord, mais les Boches seront toujours les Boches. Ce qui était manière retenue de sous-entendre qu’une fois de plus on les aurait. Cette fois, ça ne durerait pas cinquante mois. Taratata et boum-boum-boum s’accordaient pour attendre beaucoup de l’alliance russe. Ah! gagner la guerre sans la faire ! Et puis, on apprit, dans les derniers jours d’août, Ribbentrop-Molotov. Et puis, dans les derniers jours de septembre, Henri reçut sa feuille de route.

Tiléon le vit la regarder sans d’abord comprendre, hausser les épaules, dire merde merde merde et obéir. La veuve Page confia en patois qu’on était tous perdus et Marie-Louise pleura beaucoup. Mais Tiléon la trouva fort jolie sous sa voilette parfumée, qui accompagnait le mobilisé et sa valisette. Quand ils disparurent en direction de la station de métro, vers les hauts de la rue de Tolbiac, il s’aperçut que les grilles de la boucherie étaient tirées. Il sut que c’était pour longtemps. Une brûlure froide lui déchira l’omoplate gauche et il se posa la main droite à l’envers contre le bas des reins, selon une habitude qu’il garderait toujours. Croit-On.

On était donc à l’orée de cette guerre dans laquelle la France s’engageait avec l’enthousiasme des reculons. Henri Chadal se trouvait quelque part dans l’Alsace qu’on n’avait pas encore reperdue. Marie-Louise était sans nouvelles de son époux depuis une dizaine de jours, mais si elle manifestait de l’inquiétude, c’était surtout pour rester au diapason de la veuve Page. Ne disait-on pas chez Madame Bouyer (qui vivait avec sa mère et ses deux filles au 65 de la rue de Tolbiac et tenait la chemiserie jouxtant la «Boucherie des Gourmets») qu’on ne se battait pas vraiment et que ça ferait comme un an plus tôt, après Munich ? Marie-Louise en éprouvait un réconfort qu’elle ne pouvait pas exprimer à la maison devant une Mémée qui, le deuil triomphant, poussant en avant son éternel veuvage, annonçait une fois de plus que nous sommes tous perdus et qu’en attendant, on devrait bien quitter Paris et se réfugier à Arnac. Elle pourrait au moins s’occuper de la tombe du pauvre Léon (6).
Marie-Louise, elle, s’arc-boutait en Treizième, cherchait du travail, mignotait Zézette et même Tiléon (devenu Titi), mais versait quand même sans mal les larmes chaudes qu’espérait la veuve Page racontant combien la vie l’avait meurtrie.

Le départ de Henri avait rapproché Tiléontiti de Mamanlilise. Le départ du père et surtout la jolie image pieuse que le gamin gardait de sa mère, à la gare de l’Est, en voilette parfumée et assez court vêtue. Durant quelques mois, Marie-Louise se surprit même parfois à penser toute riante que c’était une drôle de guerre. Comme pour mieux assurer sur elle la cellule familiale, elle avait décidé – malgré les pensées pincées de Mémée – que le Titi ne coucherait plus dans la salle à manger mais qu’elle le prendrait avec elle dans le grand lit. Zizette resterait dans le berceau le long du lit conjugal. Il semblait bien loin le temps de Léon le tout court. Capitonné de bien-être sur fond de molleton frais, Tiléon, la couette dodue, passait de salivantes soirées à s’endormir lentement dans les tendresses de sa mère cousant, ravaudant ou, mieux encore, rêvassant.

Malheureusement, dans cette situation bienheureuse, il n’entendait plus les Voix. Redevenu le petit garçon à sa maman, la joue entre les roudoudous, il percevait bien les échos lointains de paroles intestines mais il ne pouvait pas ignorer, le pauvre, qu’il s’agissait seulement des restes de la cuisine de Mémée. Il lui arrivait de regretter les Voix. La boum-boum-boum surtout.

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NOTULES :

(1) Voir la notule (3) du récit précédent…
(2) Bien que cette date coïncide avec ma naissance, il est plus que probable qu’aucun lien n’est à établir réellement entre Tiléon et moi : On dit souvent que le premier existe plus sûrement que le second.
(3) Aucun récit complémentaire ne permet d’envisager les raisons, si raisons il y eût, de cette décision personnelle.
(4) Voir, sur ce sujet, la thèse de Jean-Pierre Faye sur les « Langages Totalitaires ».
(5) Beaucoup de mots en italique correspondent à du patois limousin, mais je n’en garantis pas l’exactitude. Ici, par exemple, « entruges » renvoie à « orties ».
(6) « Le pauvre Léon » en question semble avoir été le grand-père maternel de Petit Léon ou Tiléon. Qu’il eût été tué au champ d’honneur explique peut-être la désinvolture du récit par rapport aux Voix de Tiléon.


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