Encore une histoire assez ancienne, ré-écrite de manière qu’elle ne dépasse pas le volume d’une nouvelle. Encore un récit en rêve… Si, comme il est probable, vous trouvez inconfortable la lecture de ce texte en format .html, vous pouvez aussi y accéder (mais sans les images ni les notules) en format .pdf

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Il serait né, à ce qu’0n raconte, le 26 novembre 1935. Mais quel est donc cet On dont on nous dit qu’il raconte ?(1) Le 26 novembre 1935 ! La belle date : nette, concise ! En fait, rien n’est moins certain car, à ce moment, la planète enregistrait bien d’autres événements d’envergure incomparable et qui ont donc laissé plus de traces. On souhaite d’ailleurs bien du plaisir aux futurs enquêteurs (commissaires ou rapporteurs) qui chercheront à ordonner événements, traces ou envergures diverses !

En tout cas, en ce qui devrait concerner Frankie, la seule preuve qu’On n’ait jamais pu trouver de sa survenue au monde est une déclaration sur l’honneur, déposée au bureau de l’état-civil de Suresnes, dans le département de la Seine. Encore faut-il remarquer que la veuve Page Amélie – dont le secrétaire suresnois de mairie enregistra les affirmations- se prétend la grand-mère maternelle du futur citoyen et que son témoignage est peut-être partial. En outre, et cela n’arrange pas l’affaire, la dite veuve, qualifiée par le registre d’Amélie Page, se prénommait Eugénie dans la vie de tous les jours, alors qu’elle avait été baptisée (et cette fois indubitablement) Antoinette, jadis, en l’église de Saint-Julien-le-Vendômois (Corrèze).

Selon les dires de la grand-mère, l’accouchement présumé donnant naissance à notre Frankie se serait déroulé au domicile du gendre de la veuve Page, un certain Paul Cousty. Il n’est donc pas possible de vérifier l’exactitude du registre en le comparant à la main courante des maternités de Suresnes, Saint-Cloud ou Puteaux. Une enquête plus poussée conduirait à supposer que la parturiente (si parturiente il y eut) a été assistée dans son travail par un homme de l’art.

Frankie tient cette hypothèse pour avérée et va même jusqu’à fournir le nom du praticien. Le docteur Nuridzany semble avoir effectivement exercé à Suresnes à cette date. Hélas! cette piste disparaît très vite, quelques années après 1935. En ces temps bizarres – qui voyaient la police du préfet Chiappe (dont la juridiction englobait la commune de Suresnes) défiler d’un pas cadencé par le même rythme qu’imitaient certains jeunes gens se prétendant anciens combattants – le bon docteur appartenait moins à l’honorable catégorie des “médecins de famille” qu’au sous-groupe suspect des “juifs hongrois immigrés”.

Un afflux de fascisme avait fait la famille Nuridzany fuir Budapest quand les “Croix fléchées” d’un amiral avaient commencé à s’aviser que pour être Hongrois pur goulatch il fallait chromosomer magyar. Ce n’était pas le cas des Nuridzany. Réfugiés à Vienne, ils avaient préféré s’en éloigner quand trop de citoyens de ce centre culturel de l’Europe moyenne avaient applaudi à l’arrivée à la chancellerie de Berlin d’un autre pourfendeur d’impurs. Suresnes les avait alors accueillis. Cinq ou six ans après l’hypothétique naissance, un troisième accès d’épuration ethnique, bien franchouillard celui-là, et Suresnes les dénonçait. Exit le bon docteur et avec lui l’éventualité d’une attestation qui aurait prouvé la véracité des dires de la veuve Page.

D’ailleurs l’intervention de Nuridzany n’a pas d’autre caution que Frankie lui-même. Il raconte souvent (et de façon un peu lassante) que son antiracisme “intra-utérin” (il veut dire : viscéral) vient de ces moments où il conversait hebdomadairement avec le docteur en train d’ausculter Marie-Louise Cousty à la fin de sa grossesse. A ce moment, lui, Frankie, se serait présenté sans problème, tête la première, dans le sens de l’axe, et torse aérodynamique, prêt à s’engager vers la sortie. Mais le docteur (qui aurait souffert de ne pas pouvoir s’exprimer librement) prenait plaisir à maintenir longuement le stéthoscope sur la chemise de nuit de Marie-Louise, le remplaçant parfois directement par l’une ou l’autre oreille si Frankie le Futur avait émis quelque remarque pertinente ou non sur le monologue de Nuridzany.

Ce monologue racontait -à en croire ce que Frankie racontera plus tard – les vicissitudes d’un intellectuel juif des années Trente en MittelEuropa. Fœtalement attentif (encore que les vicissitudes eussent pu rebuter plus d’un embryon), Frankie aurait ainsi appris que l’espace, vers lequel un rien d’amniotique nostalgie le retenait encore de se propulser, peut vibrer martialement aux cadences militaires ou prolétariennes de régiments saluant, tête haute et torticolis réglementaire, une tribune d’où partent de radiogéniques, passionnées et fort patriotiques vociférations. La basse continue du martèlement des godillots contre ce qui semblait un immense parquet sonore, il l’avait déjà enregistrée avant même que ses oreilles eussent commencer à se rapprocher des os mastoïdiens. Même de nos jours (et alors que ce travail de rapprochement n’est pas terminé), il dit souvent qu’il perçoit encore cette rumeur dans les allusions de certains à la grandeur du pays ou à la préférence nationale. C’est sans doute exagéré.

N’allez pas mettre en doute la possibilité de telles confidences, en arguant par exemple de l’extrême immaturité du futur nouveau-né ou de l’incontournable présence de Marie-Louise (et de la veuve Page !) ou même des invraisemblances d’un récit qui anticipe en 1935 des événements plus tardifs : outre que vous seriez suspecté d’antisémitisme primaire, Frankie vous rétorquerait que rien n’est impossible dans ce monde.

Un jour, quelqu’un osa quand même lui faire remarquer que son histoire “certes, tout à fait vraisemblable” suppose qu’un accouchement à domicile, en milieu peu aisé (Marie-Louise Cousty était femme de chambre et son mari ouvrier boucher), pouvait en 1935 se dérouler en présence d’un médecin. C’est une des rares fois où j’aie vu Frankie désarçonné un instant, mais son désarroi ne dura pas, car il démarra immédiatement (et avec quelle conviction!) sur les discussions familiales qui auraient précédé et entraîné le recours à Nuridzany. Discussions qu’on est libre, bien entendu, de soupçonner avoir été inventées pour les besoins de la cause.

Marie-Louise, fille d’Amélie Page alias Antoinette dite Eugénie,semble avoir été une jeune femme énergique, bien décidée à ne pas s’éterniser autour du fumier limousin dont son enfance et son adolescence avaient dû supporter liquescences et effluves. Si cette version est un peu exacte, Marie-Louise, c’est certain, a voulu mettre bas en clinique. Pour preuve supplémentaire, Frankie rappelle qu’un peu plus tard (les jeunes parents seraient alors à leur tour rattrapés par l’Histoire qui les sépara quelques temps en envoyant Henri Cousty au stalag IXC) , Marie-Louise se ferait embaucher dans les services de santé où elle prendrait le voile. Mais, même avant de commencer son sacerdoce d’aide-soignante, elle savait qu’on n’est plus au Moyen-Age, surtout à Paris, et qu’un accouchement doit respecter les règles de l’asepsie.


- eh! ma pauvre fille ! tu sais bien que la clinique, c’est trop cher pour nous !

En bas-corrézien dans le texte. La veuve Page comprend le français et même le parle quand elle est de bonne humeur ou en représentation, mais dans les vraiment grandes occasions (presque toujours, donc), le patois sort naturellement. Même en faisant les courses, elle patoise. À Suresnes ! À la silencieuse honte de sa fille, la veuve marchande sans vouloir tenir compte des ardoises marquées au lait de chaux : elle veut -et elle réussit souvent à obtenir- un rabais, un treizième œuf, l’assiette en bakélite aux armes du marchand de couleurs…


- mais arrête, maman, tu vois bien qu’on nous regarde !

Alors vous pensez : accoucher en clinique ! C’est bon pour des Parisiennes qui se prennent pour des madames de Canrobert. Avant que de devenir veuve (encore un coup de l’Histoire !), alors qu’elle s’appelait Antoinette Dupuy (enfin: Eugénie Dupuy), elle a servi comme quatrième tablier chez la femme d’un général. Ça avait été le coup de foudre ancillaire : depuis, Eugénie n’a jamais plus reconnu la moindre distinction à ses employeurs, même quand elle sera promue second torchon chez madame Bataille, l’antiquaire des hauts de la rue de Tolbiac.

- la bru de madame de Canrobert a eu son premier dans sa chambre, au château !
- c’était il y a longtemps, maman, aujourd’hui …
- aujourd’hui, on sort par le même trou qu’hier !

Toujours en limousin, bien sûr, car Eugénie ne se sent pas très fière à évoquer les parties honteuses et elle préfère biaiser par le patois, vu que le bon Dieu, final de compte, parle surtout le latin et le français.

La Vraisemblance donc (mais qui c’est celle-là, demande Frankie) voudrait que Marie-Louise se soit inclinée face à la volonté maternelle. Elle accouchera donc à domicile. Mais elle est obstinée, la petite, et elle a obtenu un compromis. Par exemple (On suivra sur ce point la version la plus fréquemment fournie par Frankie), dans la huitaine précédant la date prévue pour l’accouchement, Marie-Louise – devenue trop peu présentable pour continuer ses ménages – organise une répétition générale du moment décisif. La voilà qui charge la veuve Page de bouillir de l’eau sur le gaz de ville, de réchauffer le drap avec un fer à repasser qu’il faut aller chercher dans un coin tout en bas et derrière la lessiveuse en zinc galvanisé, de veiller à ce que Paul n’entre pas dans la pièce avant que tout soit terminé, de prévenir la voisine pour qu’elle empêche les cris de ses gamines d’interférer avec ceux du travail, de compter une fois de plus langes et layettes, de sortir les serviettes-éponges, de préparer les ciseaux pour couper le cordon, d’allumer un cierge de Lourdes …

- Maman ! tu as bien préparé les ciseaux pour que tu puisses couper le cordon ?
- ….
- et tu sauras t’y prendre pour couper bien ?


Trop, c’est trop. Et quand la Marie-Louise lui demande et comment tu vas t’y prendre pour sectionner proprement, la veuve s’évanouit etc …

La veuve Page aurait donc accepté qu’une sage-femme vînt superviser l’événement. Comme Marie-Louise suggère de recourir aux bons soins d’une voisine, la mère Béréhouc, avec qui Eugénie a souvent des mots et qui est elle-même grosse, à quarante ans passés, c’est-y-pas-dieu-possible, la mère reprend un semblant d’autorité, refuse la Béréhouc et propose le docteur Nuridzany, puisqu’il paraîtrait qu’il n’est pas plus cher qu’une sage-femme. Frankie considère donc comme certaine la présence de Nuridzany le jour de sa naissance.

Soit. Mais peut-On le suivre quand il soutient que leurs discussions péri et intra-utérines ont continué hors du giron maternel ? Est-il crédible, Frankie, quand il raconte que – suspendu par les pieds, sentant jaillir en lui la flamme atroce de la vie en oxygène, violet nouveau-né brutalisé sous les claques intercostales et sèches qui le suffoquent en déployant soudain ses poumons affaissés – il entend le bon docteur lui expliquer (et la jeune mère, cuisses ouvertes, attend la libération de la délivrance) qu’il s’appelle Charles (plus certainement Karl ou même Karol) ?

Frankie dira bien avoir trouvé un peu impudique de livrer ainsi son prénom à des inconnus et avoir accroché, avec sa petite main toute agitée et fripée, le bas de la chemise de nuit de sa mère pour masquer le chantier opératoire. Seulement, il ajoute dans ce cas que le médecin (par souci d’hygiène), la veuve Page (pour éviter que la chemise ne se tache et n’occasionne ainsi du travail supplémentaire pour ses pauvres reins) et même Marie-Louise (parce qu’on est mieux les fesses à l’air) relèvent brutalement le pan d’organdi blanc que la menotte tient encore. C’est de cet instant que Frankie garderait le caractère déboîté et zigzaguant de l’épaule et du bras droits, signe annonciateur de bien d’autres aberrations corporelles.

d'après Tapiès

L’avantage et l’ennui avec Frankie (On veut dire : Frankie aujourd’hui, ou si on préfère Frankie adulte, enfin : le Frankie qu’On connaît ou qu’On veut connaître), c’est qu’il est à la fois très malléable et d’un entêtement qu’on dirait borné, si on ne savait qu’il dépasse les bornes en permanence ! Ses histoires sur les circonstances de sa naissance varient d’un moment à l’autre, d’un interlocuteur à un autre et pourtant, il n’en démord jamais !Si vous mettez en relief telle ou telle contradiction, sa réaction habituelle est “et alors ?”.


Effectivement, quand vous le connaîtrez mieux, vous vous apercevrez que, dans le moment où vous vous rendez compte qu’il raconte n’importe quoi et où vous vous apprêtez à lui dire arrête tu dérailles, vous vous interrompez de vous-même, vous mettant à penser et alors, qu’est-ce que ça peut bien faire ? Car l’ennui (et aussi l’avantage) avec Frankie, c’est qu’il s’impose à vous comme s’il était un mutant, oui, un être hybride appartenant bien à notre monde (on en est sûr, même si on ne voit pas pourquoi), mais en même temps doté de facultés qu’on aimerait bien posséder soi-même, comme, par exemple, être capable de philosopher alors qu’on est en train de survenir au monde, ou multiplier les fractures osseuses sans se condamner à la chaise roulante, ou traverser l’espace et le temps par des biais non prévus dans les codes, ou décontenancer l’interlocuteur sans se l’aliéner tout en l’agaçant fortement…


S’il lui prend fantaisie un jour de commettre un acte criminel, je plains sincèrement le policier et le juge qui devront enquêter sur ses agissements : autant leur demander de se transformer en investigateurs descendus de quelque planète bien plus ancienne que la notre (même comme mille est à un) pour observer un échantillon de notre humanité. (2)

On comprendra donc que, faute de mieux, On accepte ici le compte-rendu présenté par Frankie sur ses discussions postnatales avec Karol Nuridzany. Compte-rendu selon lequel il paraît beaucoup plus dramatique d’entrer au monde que d’en sortir. En effet, quand il raconte le déroulement du récit de sa naissance (peut-être devrait-On dire plutôt, quand il récite le conte de sa naissance, tant il donne l’impression de délivrer une histoire apprise par cœur, même si avec des variantes considérables) Frankie n’hésite pas à donner dans la grandiloquence effarée.

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D’après lui, ça se met en place. Après le hourvari de l’instant zéro – quand l’être a giclé, déchiqueté dans tous les sens, explosé en fragments de draps, brisures d’os mous, cris inarticulés, lambeaux de péritoine et de caillots, rougissements bruns des jaunes foncés, coups de fouet des trop pleins de l’oxygène mal régulé – un ordre s’installe. “Qu’est-ce que c’était, nom de dieu ? ” demande l’être sans le demander vraiment, et Karol, qui a lu Lacan avant Lacan, répond que c’est la déhiscence initiale.

Et d’expliquer (c’est Frankie, plus tard, qui parle) que Nuridzany lui avait alors expliqué le pourquoi et le comment du commun des mortels.

« Tu n’es pas prêt quand tu entres en vie. D’ailleurs, tu n’y entres pas. Tu voudrais y entrer, oui, et c’est pourquoi tu t’es apprêté à l’aérodynamisme pour pénétrer plus facilement dans le tunnel qui conduit de la petite salle amniotique à la grande cavité solaire où règnent, croyais-tu, le lent, le tiède, le murmuré.  »

 » Spéléologue en forme de suppositoire, égaré par de fausses cartes, tu as glissé, glaiseux parmi les glaires, huileux, huilé, vers la muqueuse universelle, le molleton définitif, la douceur d’être. Non : tu n’es pas prêt. La surprise est absolue. L’horreur. D’emblée, la sortie à l’être t’anéantit. D’entrée de jeu, les dés sont pipés (c’est un nouveau-né qui parle), la règle rédigée en indécryptable.  »

 » Dans le tapinois douillet du premier logis, tu aspirais – on aspirait pour toi – à un enclos sans limites où tu aurais retrouvé dans l’être le bien-être du non-être. Mais, d’un seul coup, des ceci, des cela, des choses, des découpes assaillent ce qui cesse de se sentir poisson d’eau douce pour se figer, stupéfait, tétanisé, asphyxié dans le crachat mauve et ridé d’une viande tremblotante et qui tressaille de froid. Un bloc de refus. Et il faut des serviettes chaudes, des câlins, des gestes arrondis, un peu moins de bruit pour que s’installe une fausse paix. »

Si l’un de ses interlocuteurs interrompt alors Frankie – qui a d’ailleurs suspendu la voix pour permettre cette interruption – et lui demande ce que Nuridzany entendait par fausse paix, notre déglingué fait mine de rien et affirme, en toute mauvaise foi, que c’est un docteur qui s’exprime.

À l’en croire, les larmes de la joue maternelle, le soulagement déprimé que Marie-Louise manifeste faiblement, la hâte encore plus benouillée de la veuve bousculant Nuridzany et même l’irruption pataude et heureuse du long corps de Paul le père, enfin admis dans le saint des saints, tout cela c’est bien nécessaire pour circonvenir l’angoisse primitive et établir un semblant de paix. Mais – car l’index levé, arthrosique, de Frankie signale qu’il y a un mais – mais, sous l’apparence de réconciliation du monde autour du petit machin, gît toujours l’image originelle, le flash qui restera jusqu’à la mort.

Il se lance alors (d’ordinaire) dans de filandreuses explications (fort tyranniques pour la syntaxe) selon lesquelles le gésir de la première stupéfaction n’est pas exactement un gésir sous-jacent (“ça se déplace, ça se transforme, ça vit”), pas plus que son caractère souterrain ne l’exclut de la surface. D’ailleurs, tiens, tiens ! il n’y aurait pas de profondeur, pas d’épaisseur : tout serait surface, tout ferait en permanence surface.

Là, le récit de Frankie devient radicalement inacceptable, sauf si on accepte de le considérer, On l’a déjà fait remarquer, comme une sorte de mutant. En effet, il tourne le dos à ce que notre bonne vieille éducation judéo-chrétienne – alimentée, ô Nuridzany, aux indo-européennes traditions héritées de la Grèce antique- a toujours considéré comme le fondement de toute pensée : le monde, n’est-ce pas ? est un feuilleté aux mille replis dont les couches supérieures masquent la réalité cachée dans les étages inférieurs et que l’ignorant ignore tant que la lumière de la conscience ne condescend pas à l’éclairer.

Comment le bon docteur – même si on le suppose perturbé par l’étroitesse de la chambre conjugale où Marie-Louise achève d’accoucher et par les événements qui se déroulent en MittelEuropa – comment cet intellectuel nourri aux savoirs exquis de Vienne ou de Prague, mais qui fut exterminé avant d’avoir lu Musil ou Kafka, aurait-il pu renoncer à la métaphore fondatrice, dedans versus dehors ? Hautement improbable.

Si On a envie de retracer quand même les élucubrations du futur faisant fonction, c’est en partie par miséricordieuse cordialité (après tout, le contrefait pourrait être une sorte de copain pour une sorte de Narrateur), mais c’est qu’on ne met jamais un terme à l’intarissable. Or, Frankie est intarissable. En apparence (tiens, tiens !), c’est le taciturne typique : déjeté de l’épaule gauche, recroquevillé de la droite, une jambe plus courte que l’autre et comme à tour de rôle, le bassin asymétrique et mêmement l’ossature du visage où l’os malaire selon les moments ressort ou s’enfonce, il va – on commence à le deviner – un chemin jamais bonhomme par les travers des autres, silencieux de parole, autistiquement muet mais si farouche même en rigolade que sa présence prend la forme d’un flot d’énergie potentielle qui serait à la fois massif (puissant au point de bousculer et d’emporter balises, étais, barrages) et ramifié infiniment, dispersé, capable de s’infiltrer dans la moindre fissure, d’élargir les diaclases, de s’immiscer dans les fors intérieurs, si bien qu’il se transforme souvent en une sorte d’immense et atroce babillage parasitant nos discours les mieux charpentés, surtout si nous essayons de les dresser contre le flux.

Alors, autant l’écouter, sinon l’entendre.


Surtout s’il raconte une des nombreuses versions de sa naissance sous l’égide de Karol Nuridzany et comment celui-ci l’aurait mis en garde d’emblée contre la fausse paix des langes molletonnés et des bisoux suaves. Pourtant, dans le même temps et conformément aux gestes canoniques enseignés dans les facultés de Buda, Nuridzany enrobe l’enfançon de douceur et de savon chaud, schampouinant la fontanelle de porcelaine souple comme pour y activer le sang, avec des arrondis de la paume, du bras et de la voix qui font Marie-Louise un peu jalouse. Et ne l’interrompez pas (c’est Frankie qui l’interdit) pour remarquer qu’il a oublié de sectionner le divin cordon avant d’apporter au bébé sa première toilette, car de vous mêmes vous vous répondrez qu’évidemment le docteur connaît son métier (et, en plus, la veuve Page y veille), qu’évidemment, il a auparavant pratiqué l’ombilisectomie et qu’évidemment l’opération nécessitera un récit complet qui viendra sans doute à son heure.
Évidemment.

Donc : Nuridzany le débarbouille. Les mucosités prénatales et les salissures de la nativité sont chassées au savon de Marseille effervescent, suivi par de la véritable éponge marine puis de l’artificielle en coton laineux et enfin par l’huile d’amande douce annonciatrice d’un nouveau cocon textile si bien accordé à sa température interne que le bénéficiaire de ce tintouin en vient à sentir qu’il le file et le tisse lui-même, ou mieux : qu’il est le tisserand à la fois et le tissu, chacun de ses gestes d’aise se prolongeant par la sécrétion lente et souple de grège endogène dont il enchevêtre l’écheveau, l’écheveau qui se referme sur lui et dessine un espace qu’on croirait à huit dimensions tant la forme arabe de ce chiffre – horizontale, diagonale, transversale et encore horizontale, verticale et encore transversale mais autrement – semble servir de module à l’enchevêtrement, un modèle qui se répète et se répète mais en se modifiant suivant des variations menues, si bien que s’élabore une figure informelle, interminable, en boucle, comme si elle revenait à son point de départ, mais on sait (et si on ne savait pas, Frankie serait là pour le rappeler) que le nouveau point de départ est et n’est pas le précédent, n’est le précédent qu’avec un imperceptible écart, c’est-à-dire avec un écart perceptible pour l’encoconé savourant l’encoconage, mais perceptible sur le mode mineur, trop faiblement pour qu’il puisse appréhender la perception, de telle manière qu’il sait seulement – avec la plus intense conviction – qu’il se déplace, oui, mais comme intérieurement, encore qu’il ne sache plus s’il y a quelque part un dehors.


Gros soupir à bâbord. On rêve de fossettes.

-gaffe, Frankie, tu te laisses aller !

Ou quelque chose dans ce goût là. C’est Nuridzany qui intervient. Pas en français, bien sûr : l’ancien carabin de Budapest (qui apprit notre langue par des cours du soir délivrés à l’Ambassade de France, au début des années Vingt) pratiquait le causer littéraire et mondain et non l’argotique je m’enfoutisme dont, pourtant, sa vie quotidienne en Suresnes eût bien eu besoin. Dans les cas d’urgence (et à la manière de la veuve Page avec son patois), il utilisait un idiome que Frankie définit un peu vite comme un dérivé du yiddish.

- yiddish, magyar ou cockney de Pest, il m’a bien dit quelque chose comme vingt deux, Frankie, tu déconnes!


Soit. Et ainsi en soit-il également de la mise en garde que Karol Nuridzany aurait adressée au nouveau-né assoupi dans son premier soupir. Cet avertissement lui signifiait (si On peut traduire en termes clairs un concept néonatal assez complexe) que le cocon au sein duquel sa conscience prenait conscience de soi conservait en même temps (il vaudrait mieux parler de même endroit) l’image d’un être en détresse suffoquant sous l’afflux de la vie. Du coup (le concept dévide sa signification), le nourrisson inventait à son tour, et après tant d’autres, la métaphore dedans versus dehors que l’enchevêtrement de l’écheveau aurait dû pourtant lui permettre d’éviter : désormais, Frankie était condamné à croire que le monde est un feuilleté aux mille replis dont les couches supérieures (extérieures) cachent la réalité masquée dans les couches inférieures (intérieures) … Voir plus haut.
Tout à son premier soupir, c’est d’une oreille décollée et distraite que le bébé entend la mise en garde du docteur Nuridzany. Lui, il est à son affaire et il s’émerveille d’y être, lui, dont le corps cabossé, anguleux, fracturé, porte déjà les stigmates de la violence (ou, du moins, de la maladresse) et les prémisses de la douleur. Oui, il se ressent malgré tout arrondi, lové à nouveau au sein d’un creux dont il serait le giron, pivotant lentement sur lui, si lentement qu’il ne s’agit pas vraiment d’un mouvement mais seulement – ou mieux encore – d’une ébauche, non, d’une esquisse, oui, d’une allusion à la nage alanguie de quelque créature de l’ère tertiaire, cœlacanthe ou lamantin, brassant un fluide dont la densité est presque identique à la sienne. Il ne hausse donc pas les épaules quand le toubib, agacé par tant de benoîte inadvertance, se laisse aller à quelque sarcasme humoristique (dont il sait, et ça l’énerve encore plus, qu’il relève moins de l’esprit juif que de l’imagerie douteuse des carabins), sarcasme selon lequel la description précédente du benêt évoque plutôt la flottaison blême d’un fœtus en bocal.

Nuridzany aurait donc regretté un peu (la nuance serait de Frankie) ce que le nourrisson aurait pu prendre en mauvaise part, alors que, aurait-il dit pour s’excuser, ce n’était qu’une amicale bourrade. Puis, l’instant d’après, il aurait regretté d’avoir regretté, car l’autre n’en était pas encore à distinguer les bonnes et les mauvaises intentions : des conseils de l’obstétricien, il n’aurait retenu que la musique du murmure.

De la même façon, il entend sans l’entendre le vif débat qui met aux prises la mère, le père et la grand-mère autour de Frankie langé contre Marie-Louise. La discussion est d’autant plus âpre qu’elle est retenue, contrainte de se dérouler en silence (Nuridzany commence à se sentir de trop), sans mots articulés mais avec des froncements de lèvres, des regards, des souffles, des moues, des plis dans le menton, une mèche qu’on repousse, voire des éclats de lumière dans une larme égarée.
Comment va t-on prénommer le futur intéressé ? Jusqu’à maintenant (ce maintenant-là), la confrontation restait comme théorique : certes il fallait tenir compte que ce serait certainement un garçon (comme l’exige une tradition rurale et péri-méditerranéenne qui se vérifie une fois sur deux), mais que ce pouvait être aussi une fille. Dans cette dernière éventualité, pas de problème : la mère de la veuve Page et la grand-mère paternelle du Paul ayant été toutes deux baptisées Annette et le jeune couple souhaitant une légère modernisation, Eugénie a consenti qu’Annie pourrait convenir. Hélas! on ne le sait que trop, le nouveau-né est un garçon. D’où rebondissement.

En effet, s’il est convenu depuis la nuit des temps que le premier garçon du couple aurait pour parrain le père de Paul et pour marraine la veuve elle-même, l’accord ne s’est pas encore réalisé entre les parents qui trouvent que “François” sonnerait bien (“François Cousty” a murmuré tout à l’heure Marie-Louise dans ses ultimes contractions) et Antoinette Dupuy, veuve de Léon Page, qui exige que le nouveau-né réponde dorénavant aux doux nom de Léon. L’intéressé ne s’intéresse pas à la reprise muette du combat. Ou fort peu. Il en appréhende quand même quelques échos, mais à sa manière cœlacanthe … qui laisse filer les tensions (elles se calment d’elles-mêmes) pour n’en retenir que le chuchotis dont il sent bien que les émissaires veulent tous son bonheur, chacun à sa façon. C’est pourquoi il ignore pourquoi la véhémence des géniteurs se heurte à tant d’amertume butée chez la grand-mère.

Il ne sait pas que c’est encore un coup de l’Histoire. Antoinette Dupuy est veuve de guerre. Léon l’ancien, son Léon, a été tué, le 12 novembre 1918, quelque part en Palatinat.(3) De ce Léon, “le pauvre Léon”, il ne reste (en dehors des allusions de sa veuve) qu’une grande photographie retouchée, placée dans un cadre ovale et qui présentement veille au dessus du lit conjugal où Marie-Louise vient d’accoucher. Tel quel, c’est un bel homme rieur que son uniforme décore plus qu’il ne l’habille. Il est, comme on dit (et comme Frankie s’excuse souvent de dire) dans la force de l’âge et il semble y avoir toujours été. On le verrait bien rouler ses moustaches vernies entre les doigts, gaillard et conquérant. Seulement, l’ovale du tableau qui l’expose au souvenir a obligé le photographe (ou le dessinateur ?) à couper les bras de Léon le pauvre juste sous les épaulettes militaires à fourragères, si bien que le grand-père a été définitivement figé en manchot glorieusement joyeux, figure discordante eu égard au deuil que sa veuve s’impose et inflige à ses alentours.

S’il en avait le temps, le nouveau-né trouverait étonnant que la veuve Page ait laissé le portrait du drille assister à la mise bas : en le retournant momentanément contre la cloison, on aurait pu éviter que ses moustaches président, œil bleu et santé paillarde, l’impudique et sanglant événement. Personne n’y a pensé.

d'après Soulages

En dépit de cette image (toujours accompagnée d’un rameau de buis béni), “pauvre Léon “ n’a jamais eu d’existence pour Antoinette Dupuy, dite Eugénie, et si on en croit ses dires maupiteux, qu’en un instant de quelques années pendant lequel il la maria, l’engrossa et l’abandonna pour cause de mobilisation générale et de champ d’honneur : cinq années (1913-1918) que la veuve ramasse en un seul instant, celui du malheur. Elle prit le deuil et ne le quitta jamais plus. Prendre le deuil pour Mémée, ce fut d’abord entrer en anorexie. Son petit-fils putatif et irrespectueux a souvent montré la jeune mère corrézienne, confortablement replète, qui avait donné naissance à Marie-Louise juste avant que “pauvre Léon” ne se mît à reprendre l’Alsace et la Lorraine, commençant à chipoter en assiette, découragée et laissant fossettes, tétins frais et poignées d’amour s’évanouir d’affaissements en affaissements. Amère et squelettique, elle n’alla pas jusqu’à mourir de faim, car elle est croyante et investie de la mission de représenter le malheur parmi ses contemporains. Cet apostolat l’a maintenue vacillante mais debout dans son définitif camaïeu de noir et gris, point toujours très propre, la larme facile et le sourcil sévère.

Alors, vous comprenez bien ! que son petit-fils ne se prénommât point Léon, aurait relevé de l’impensable. Et il faut que cette pauvre Marion ait la tête bien mal tournée par son Paul pour y seulement penser. Cette remarque, elle l’a lancée dix fois, cent fois, et Marie-Louise a beau lui soutenir que personne ne s’appelle plus Léon de nos jours, que François, au contraire … et puis, François, c’est le nom du père de Paul, le parrain du petit … et puis, comme Paul le voudrait, François-Léon, ça serait bien … mais pas mieux (réplique Mémée) que Léon-François, à moins qu’on veuille oublier, une fois de plus, son pauvre Léon, une fois de plus lui faire comprendre qu’elle n’a pas droit à la parole et, une fois de plus, lui faire sentir qu’elle est de trop, bien qu’on soit bien content de la trouver pour les courses et la cuisine, même que quand elle ne sera plus là, ce qui ne saurait tarder avec la vie qu’on lui mène, on verra comment ils se débrouillent, ces “bizilliés” …(4)

Comme ils connaissent leur rôle par coeur, la veuve et les “bizilliés” n’ont pas besoin de parler pour recommencer la discussion. Mais, dans son cocon, le nouveau-né la suit facilement, se contentant par euphorie d’y entendre sous l’acrimonie des échanges l’envie qu’ils ont tous les trois de le prendre en bras et de le bercer en le câlinant de diminutifs … Et, au fond, peu importe que ce soit “petit François” ou “petit Léon”. Ce sera bien sûr “petit Léon”. Et même Tiléon. Voire : Titi qui, plus tard (mais quand ?) l’agacera tant qu’il se fera appeler Frankie.

Pour l’heure, Tiléon plane en langes et somnole allègrement. Nuridzany en profite pour se laver les mains, fermer sa sacoche devenue inutile. Il s’agit maintenant de quitter les lieux avant que la première colique ne tranche en biais les béatitudes du petit. Et d’y penser le fait se souvenir d’un coup de sonnette soudain, en pleine nuit de Vienne, au milieu d’un désordre amoureux…

NOTULES :
(1) Cet orthographe signale seulement que ce pronom n’est pas toujours aussi impersonnel qu’on le croit.
(2) Point d’ancrage qui signale, sans insister, que ce texte s’enracinait (mal) dans un texte beaucoup plus (trop) volumineux.
(3) Quand on vous dit qu’il s’agit d’un récit en rêve ! Toute rencontre avec le temps et l’espace dits réels ne serait que pure coïncidence.
(4) Terme qui relève, selon les uns, du dialecte limousin, et selon les autres, de l’idiolecte familial de Tiléon, auquel cas on comprend qu’il soit intraduisible.

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