Cette fois, il s’agit pour l’essentiel d’un texte déjà publié, mais il y a plus de quarante ans, dans un roman, paru à la NRF, dans la collection Le Chemin, et qui s’intitulait Quelques Nouvelles de Jessica . J’avais perdu le livre, mais il vient d’être retrouvé et, ma foi, je n’en suis pas mécontent ! J’ai quand même constaté une permanence de style qui, sur une aussi longue distance, me laisse un peu perplexe. Les modifications apportées au texte initial de ce passage sont tout à fait secondaires. Comme pour les autres nouvelles de cet aiguillage du blog le texte est aussi accessible ICI.

Quelque part sur les bords de la Rivière d’Ouest,
peut-être…

Trente ans, Jessica Vay pouvait avoir trente ans. En tout cas, sur les bords de la Rivière d’Ouest, on lui aurait donné trente ans. L’âge bête. Derrière elle : toute une vie déjà : un mari – décédé – deux enfants – des jumeaux – cinq amants successifs ou simultanés, puis un long moment sans personne. Toutefois, depuis quelques semaines, elle s’était refait une liaison comme on se refait une beauté ou une raison.

C’était lui qu’elle venait rejoindre dans cette petite ville des bords de la Rivière d’Ouest. Une petite quarantaine d’ancien jeune homme maigre à qui la bedaine, en naissant, avait conféré je ne sais – disait Jessica Vay – quel charme viril, un peu blasé certes mais si naïvement.. Elle avait eu, au moins au début de leur rencontre, quelque envie de le dorloter. Bien entendu, il ne s’en était jamais rendu compte et Jessica sentait vaguement qu’elle l’avait échappé belle. Bref, ce n’était pas du grand amour et les rives de la Rivière d’Ouest ne constituaient pas le cadre approprié pour leur aventure.

Elle aurait plutôt imaginé une femme qui se fût appelée Jessica, bien sûr – Jessica Ford, par exemple, afin qu’on ne confondît pas – et un homme qui aurait pu se nommer Salerne. Jessica Ford et Salerne passeraient ainsi, le long de la Rivière d’Ouest, un moment d’un jour semblable à celui-ci, une fin d’après-midi de préférence. Peut-être en septembre.

-C’est la rivière ou est-ce le canal ?
-Je ne sais pas. Quelle importance ?
-Je ne sais pas … C’est important quand même de savoir… pour plus tard. C’est important, ne crois-tu pas?
-Je ne crois pas ; c’est l’eau qui me plaît. Tu ne trouves pas qu’elle est trop calme pour que ce soit naturel ?
Dis-moi pourquoi…
-… je la trouve trop calme pour que ce soit naturel ? N’aimerais-tu pas croire un peu que pour nous l’eau s’est mise au silence ?
-Dis-moi que tu m’aimes…
-… et aussi que l’eau revient sans cesse au même endroit pour que nous puissions, l’une et l’autre, par deux fois, dans le même cours d’eau, nous baigner. Mais est-ce possible ?
-Dis-moi pourquoi je me demande si tu m’aimes, dis-moi pourquoi je le sais …
(1)

Jessica Vay regardait Salerne et son amie marcher sur le sentier étroit qui suit la berge du nord. Elle marchait elle-même sans trop savoir si elle était devant ou derrière eux. Ou plutôt assise dans un de ces jardins d’été, rouillés par l’absence des propriétaires, et qui bordent la rivière, avec leurs massifs d’hortensias décolorés et petitement bourgeois.

Salerne et son amie marchaient à côté l’un de l’autre sans se toucher. Jessica Vay se sentait envahie de lyrisme et, à trente ans, le lyrisme prend facilement figure secrète. Elle apercevait ainsi, par delà les ronces qui commençaient à envahir la grille de fer forgé, le couple qui marchait, entendant à travers une mémoire de bruits morts et d’épaves la conversation qu’ensemble ils avaient.

Alors que Jessica Vay attendait la venue d’un amant avec qui profiter jusqu’au bout des congés payés, elle rêvait donc, docile à l’impérieuse injonction de cette fin d’été. Tout semblait d’ailleurs finir, l’été suggérant des hanches bronzées à l’allure retenue, l’après-midi l’oreille collée au ciel pour y écouter les dernières résonances d’un point d’orgue sous le soleil, l’eau elle-même de la rivière, qui semblait renoncer à poursuivre son cours.

Dans un passé récent, elle avait eu grand appétit de son dernier amant. Il avait en effet une façon personnelle de se faire oublier après la scène au lit : il réparait, d’un coup de sommeil soudain, les désordres externes et internes qu’il venait de provoquer. Et quand il se réveillait, il avait de nouveau la fesse dure et le ventre plat. C’était fort pratique. Jessica se demandait si Salerne serait doué de cette faculté. Elle l’espérait un peu pour l’autre Jessica, qui lui paraissait sympathique.

Le couple marchait toujours sur le sentier et l’on pouvait hésiter et se demander si ce n’était pas seulement un simulacre, tant on avait l’impression d’un glissement des bords de la rivière et de la haie, de part et d’autre de leur pas.


- Est-ce possible que la Rivière d’Ouest contienne tant d’eau noire à emporter si loin ?
- Je ne sais pas … quelle importance ?
- Le possible, l’impossible… mon amour est-il possible d’aimer toute une vie ?
- L’on vit, l’on aime, c’est selon les fins d’après-midi, l’on vit, l’on aime…
- Et si les eaux noires de la Rivière d’Ouest accueillaient les chutes de soleil ?
- Où irions-nous? Je ne sais pas… quelle importance ?

- Un jour, j’oublierai cette fin d’après-midi…
- non, mais non ! Tu n’oublieras pas, mais, la mémoire aidant, rassure-toi, tu en viendras à bout, si tu le veux, tu pourras inventer quelque histoire saugrenue…

Pour Jessica Vay, il était clair – presque parfaitement clair – que ce dialogue s’adressait surtout à elle-même. Elle seule pouvait en comprendre les allusions, ce dont elle ne se privait pas. Elle seule pouvait par exemple sentir la présence, un peu en arrière, entr’aperçue à travers les frondaisons et un mur assez élevé – mais la mémoire facilement le perçait – d’une auberge élégante, un peu trop, de celles qui se baptisent hostellerie avec des noms vaguement moyenâgeux, évocateurs plutôt de westerns ou de citadins aisés en mal d’amours clandestines.

Elle trouvait normal d’être simultanément assise sur une chaise de fonte du jardin – même un peu rouillée – en bordure de la rivière et dans un fauteuil de bois souple ripoliné de blanc, face au puits fleuri qui ornait la cour de l’hostellerie. Le mois d’août se faisait les épaules rondes autour d’elle et l’anisette qu’elle buvait sentait déjà la fraîcheur des soirées d’automne. C’était romantique. Un brin. En tout cas suffisamment pour qu’une jeune femme de trente ans ressentît l’envie de mourir et d’aimer sans se croire obligée de verser une larme.

Salerne et son amie s’arrêtaient maintenant devant l’entrée de l’auberge. L’homme avait posé son bras sur les épaules – comme on dit – de Jessica Ford, mais en réalité Jessica Vay sentait que la jeune femme éprouvait, au creux des omoplates, la pression – sueur séchée, sel un peu humide – d’une main sur son corps. Il était évident que Jessica Ford n’écoutait pas ce que Salerne lui disait. Il parlait autour du nom de l’auberge.
… toute entière attentive à deviner combien le sel peut être tendre à la fin du mois d’août, surtout quand il naît de la paume d’un amant. Salerne hésitait à entrer à cause du prix, peut-être, mais d’un autre côté …
… une paume d’amant sur la nuque d’une jeune femme, c’est hautement improbable, surtout en public, mais d’un autre côté, par ailleurs, quand ça se décide, rien d’étonnant ne vient ralentir la marche du temps entre les creux du ventre et le bout du sein droit.


Salerne disait qu’en dépit des trois étoiles le nom de l’auberge lui paraissait de bon goût. Mais elles le laissèrent décider seul. Elles s’éloignèrent vers le pont métallique qui conduisait à une petite briqueterie dont la cheminée réussissait à ne pas se montrer inopportune dans le décor. Quand Jessica Vay revint, quelques fractions de seconde plus tard, en compagnie de Jessica Ford, Salerne avait choisi d’entrer. Il rangeait l’auto à l’abri d’un garage à la tahitienne, élément un peu contestable…


- As-tu remarqué qu’à cette heure, quand on claque une portière, la lumière d’août vibre et se plaint ?
- La lumière d’août est poudre et métal, c’est le second théorème d’égalité des amants de l’été…
- Tu es bien lyrique aujourd’hui
- C’est que la Rivière d’Ouest ressemble étrangement à un canal latéral
- Mais n’est-ce pas trop croire que de croire qu’on aime ?
- Quand on a la trentaine, trop croire n’est jamais assez
- Message reçu…
- Message reçu, message perdu, c’est tout un …

Jessica Vay, maintenant, revenait dans le petit jardin bourgeois, en bordure de la Rivière d’Ouest. Et le quittait aussitôt pour suivre à nouveau le sentier de la berge. Salerne portait un de ces costumes légers, beiges, à la mode espagnole, qui faisaient florès, cette année-là, sur les épaules masculines du Saskachussets. Jessica Ford avait mis une robe de toile blanche dans le dessein de séduire Salerne un peu plus, et de rehausser le bronzage de ses bras, de ses jambes et probablement de ses cuisses. Les couleurs pastel posées ça et là sur le tissu étaient de bonne idée. Salerne en faisait compliment et Jessica Vay, en elle-même, la réflexion que cette robe ressemblait à celle qu’elle avait achetée en compagnie et sur les conseils de son dernier amant, qui ne l’était pas encore. Elle imaginait sans mal que Salerne devait avoir envie d’embrasser les bras de son amie. En tout cas, elle, à la place de Jessica Ford, eût vivement souhaité cette marque d’estime.

Et oui, Salerne se penchait sur Jessica Ford, et le soleil était encore assez haut sur l’horizon pour que l’on pût distinguer par transparence dans l’eau cendreuse de longs poissons à la démarche velue. La jeune femme tressaillait devant la sollicitude environnante. Elle y était à l’aise : les lourdes gerbes de chaleur qu’elle redoutait si fort s’étaient doucement affalées aux quatre coins de l’après-midi, cédant la place à des javelles d’air tiède liées, tout autour d’elle. Elle savait à la fois que l’après-midi ne finirait pas de sitôt et qu’il y aurait ensuite la nuit comme une sieste où faire l’amour, et puis aussi des journées entières à s’emplir de plaisir, avant de se séparer dans un soupir. Salerne était un bon amant. L’été se montrait compréhensif. Jessica Ford riait de sentir qu’elle avait envie, une fois de plus, de se mettre dans les mains de Salerne.

Jessica Vay, les suivait, tranquille. Qu’aurait-elle eu à craindre d’eux, à supposer qu’ils eussent réellement vécu sous ses yeux ? À peine un sourire, rien, sinon la petite pitié d’elle-même qu’elle pouvait ressentir en songeant à celui qu’elle attendait. Il avait, cela a été dit, bientôt la quarantaine, et aussi une femme, des enfants, un métier, peut-être même de l’avenir. Sous les dehors d’un gigolo finissant, c’était un brave homme. Un brave homme qui avait l’air d’un gigolo finissant, mais un brave homme. Et qui faisait tout pour l’ignorer et qu’on l’ignore. Salerne deviendrait-il ainsi plus tard ? La question n’avait pas de sens. Salerne, par définition, ne vieillirait pas. Il avait été inventé pour ça. Pour ne pas vieillir. Jessica Vay acceptait à la rigueur la menace du temps sur lui pesant, la fragilité ainsi instillée dans ses élans virils, la menace, oui, comme un charme. Un charme supplémentaire. Mais, qui aurait songé à faire Salerne vieillir ?

Il sortait, maintenant, seul, de l’auberge. Ce fut alors que Jessica Vay trouva un nom pour l’hostellerie. Après avoir un moment hésité autour du Val Lizon, son imagination (ou sa mémoire ?) choisit du Bon Roi Henry. Oui l’Auberge du Bon Roi Henry rappelait – annonçait ? – quelque ferme du dix-huitième siècle français blanchie au capital immobilier et à la chaux, avec grande dépense, mais finalement discrète, de vigne vierge et de lierre de l’Arkansas. C’était bien trouvé et les chambres avaient le léger goût de meubles rances et d’encaustique au beurre que nos contemporains, et dans nos contrées, identifient avec la France de Voltaire et de Crébillon père et fils.

Salerne sortait donc, seul, de l’Auberge du Bon Roi Henry. Jessica Ford était restée, dans la chambre, à sentir reposer un instant la pesée des lèvres d’un homme sur son ventre. C’était fort agréable et Salerne s’en doutait. Il élargissait les épaules et ses articulations s’arrondissaient de reconnaissance. Le crépuscule d’août donnait allure matinale à la scène : tout devenait possible. Il alluma une cigarette.(2) Jessica en profita pour admirer l’aisance de ses gestes, leur accord avec l’heure. D’habitude, Salerne semblait plus emprunté, ce qui ne lui allait d’ailleurs pas si mal que ça.


- Tu sais, rien ne dit que nous pussions aller ensemble bien loin
- Rien ne dit non plus que la nuit qui se prépare ne sera pas la dernière
- Et l’eau de la Rivière d’Ouest tourne longtemps avant de se décider
- Oui, tourne lentement sur elle-même … c’est le sourire d’une femme qui aime… Vois-tu les feuilles mortes, et leur dérive ?
- Oui, les feuilles mortes, avant de se décider, moitié immergées, moitié craquantes encore, s’en vont à la dérive circulaire
- Tu parles par images
- Ce ne sont pas images mais allusions. À des prairies que la Rivière traverse hors de la ville.
Il faut marcher longtemps avant de savoir pourquoi
- Avant de savoir si l’eau est d’un canal ou d’une rivière
- Mais nous le savons déjà… Ne le sais-tu pas ?

Jessica Vay aurait aimé suivre la conversation impossible, mais son attention en fut détournée par la disparition du soleil, derrière les frondaisons de l’auberge. Bien sûr, depuis longtemps et très progressivement, le jour avait décliné mais son évanouissement soudain retirait au paysage, aux personnes, aux choses, une dimension dont on ne sentait plus que l’absence, maintenant. Quelque chose de rose ne reviendrait plus sur les bords de la Rivière d’Ouest avant de longues heures. Cela donnait à la soirée un peu de mélancolie, juste assez pour justifier la tristesse coutumière que l’on éprouve dans ces occasions et que Jessica Vay éprouvait comme tout un chacun. À vrai dire, elle se rendait compte que le moment offrait aux deux amants un prétexte pour se rapprocher. Tantôt, elle les apercevait, penchée sur l’appui de la fenêtre mansardée, s’en retirant assez brusquement pour le lit, tantôt, elle les regardait marcher, toujours sur le sentier et toujours à peu près au même endroit. Dans le deuxième cas, Jessica Ford semblait avoir des lourdeurs de femme enceinte.

Jessica Vay s’est réinstallée dans le fauteuil de fonte, au mileu du petit jardin rectangulaire. Elle a dû mettre sur ses épaules une veste légère afin de ne pas souffrir du frais qui vient de la rivière. Salerne sort, d’elle ne sait où, la même veste d’orlon vert sombre pour la passer sur les bras de son amie, en même temps qu’un baiser – ou un regard ? le long de la chute des épaules. La jeune femme est fort mince, Jessica Vay la voit très nettement. Mais sa démarche suggère une plénitude devant laquelle on se sentirait un peu gênée : Jessica Ford marche comme une femme fait l’amour et Jessica Vay pense à son amant, celui de la quarantaine.

Il n’avait rien de commun avec Salerne, sinon l’éclair très fugitif (un dixième de seconde, peut-être) mais que la conscience de Jessica Vay ne voulait plus éliminer de sa mémoire, l’interstice d’être aussitôt refermé qu’elle avait entr’aperçu le jour où son amant lui avait été présenté. Ce jour-là, elle avait deviné – ou avait cru, ou avait voulu deviner – qu’il était de ces hommes fragiles qui puisent à vos cuisses l’énergie de survivre tout en vous laissant exsangues sur des plages où de temps à autre ils reviennent. Vite, la plage s’était ornée de parasols à réclames apéritives, de magazines masculins, d’ambre solaire. C’était un bon amant, sans plus.

À trop réfléchir dans le crépuscule, on regrette sa jeunesse.(3) Jessica senti monter le frais du bord de l’eau et vit Jessica Ford boutonner la veste d’orlon vert sombre, presque noire. Dans les arbres, penchés au dessus de la rivière, les oiseaux libérés du soleil battaient l’air de rythmes à la fois grêles dans le détail et voluptueux par les ondulations larges qu’ils infligeaient au ciel. Les cris des oiseaux lui semblaient venir du fond d’elle-même. Ce n’était pas désagréable. Jessica Vay le remarqua à voix moyenne, ce qui la surprit comme si quelqu’un, derrière elle, avait deviné le saugrenu de sa rêverie.
Elle se retourna vivement ; mais Salerne maintenant passait à nouveau au fond du jardin, par delà une grille de mauvais fer plus moulé que forgé. Jessica Ford avait – eût-on pu dire – des taches de rousseurs dans les yeux à force d’être heureuse et de ne pas avoir à le cacher. Ils se l’étaient promis depuis longtemps, l’instant où on peut passer un nœud au temps pour y faire l’amour à son aise.
Jessica Vay avait donc cru deviner un jour que son amant de la quarantaine possédait en lui une angoisse légère, de celles que l’on calme facilement et qui présentent ainsi le double avantage de vous libérer de vos complexes et de donner à l’autre un poids qui, pour être immérité, n’en est pas moins goûté des deux partenaires. Phrase parfaitement absurde et qui, en d’autres lieux, eût pu inciter Jessica Vay à hausser les épaules..

Ce soir, dans le crépuscule au bord de la Rivière d’Ouest, elle ne voulait voir que son amant, ou plutôt les broutilles d’espoir qu’il lui avait procurées. Car il s’était vite révélé de l’étoffe bon marché dont on confectionne les rubans sur la commode ou les maris trompés-trompant qui reviennent cahin-caha, les soirs de mélancolie, mettre à vos pieds leurs courbatures.

Dans les arbres qui se penchaient vers la rivière, les oiseaux exagéraient. Jessica en arrivait à se demander si elle ne les inventait pas, eux aussi, avec leurs flagellations sur le ciel et entre ses jambes. Salerne et son amie entraient, le bras de l’un sur l’épaule de l’autre, dans la cour de l’hostellerie où des lumières avaient été allumées. Ce qui était peut-être un peu trop tôt. Ils hésitèrent à s’asseoir sur un banc parmi les touristes du Club Méditerranée et les moustiques de la fin de journée. Ils montèrent dans leur chambre et, avec les yeux de Salerne, Jessica Vay regardait la saignée poplitée du genou gauche de Jessica Ford. Du temps qu’elle était adolescente, elle avait rêvé d’un homme lui parlant, lyrique et dégingandé, de baisers sur la petite veine, aspirant un sang bleu pour ne laisser à sa place que la palpitation de deux lèvres vannées. Dans les arbres, au desus de la rivière, les oiseaux exagéraient.

Son amant de la quarantaine descendait sans doute, à cette heure, de l’avion qui l’avait emporté, des bras de l’épouse vers elle, encore croustillant de draps roses et d’épaules nues, car la femme de son amant avait de la distinction. Jessica savait fort bien – commençait, enfin, à fort bien savoir – que, ce soir, quand il arriverait, elle ne voudrait plus le reconnaître. Elle ne lui en voulait pas – non – mais elle n’en voulait plus. C’était soudain comme si elle ne se sentait plus le droit de placer des fourmis dans le calme de ce soir-là. L’odeur sexuelle des orangers se mêlait aux parfums de Monoprix que les massifs d’hortensias – bleus? Allez savoir – s’époumonaient à répandre. Salerne et son amie s’en était allés prendre un avion qui n’en finirait pas de partir.

Jessica chantonna quelque part que l’homme et la femme étant fort peu de choses au regard du néant et de l’infini, il est de leur nature de partir en restant et de s’envoler pour de justes noces qui n’auront jamais lieu. Dans les arbres au dessus de la Rivière d’Ouest, les oiseaux exagéraient.

NOTULES :
(1) Dialogue écrit environ cinq ans après « L’Année dernière à Marienbad ».
(2) Fumer tuant, il aurait aujourd’hui joué avec son portable.
(3) Aphorisme en usage dans le Saskachussets.

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