à propos de “Gels”, de Michel Serres:

de l’inexistence (24)

Les Cahiers de l’Herne viennent de sortir un numéro spécial consacré à Michel Serres. Outre de nombreuses présentations de son œuvre, ce cahier contient aussi des textes du philosophe. Je voudrais pour l’instant m’appesantir sur l’un d’entre eux, le premier, et qui est la reprise d’une édition hors-commerce datée de 1977. Il s’agit de “Gels”.

*


Aucun mot en aucune langue ne sait dire qu’une chose écrit sur une autre chose
ou lui parle en quelque manière.
Nous avons volé à notre profit ces mots-là
et nous en faisons notre éloge.
Nous croyons être seuls au monde à savoir graver
la face des solides, à pouvoir inciser leur superficie.
Souveraineté vaine.

Nous distribuons en tous lieux de ces marques,
nos traces de passages, stèles et frontons,
graffitis sur les murs, bois et marbres sculptés,
métaux fondus ou frettés, bibliothèques et labours.

Nous appelons cela notre histoire.
Animaux historiques et seigneurs de la terre,
parce que bêtes à empreintes.

Aveugles à ceci que les choses du monde
savent le faire mieux que nous.

Les avalanches dessinent les montagnes de leurs chemins creux,
les fleuves taillent leurs talwegs,
les roches incisent le lit des torrents et ce long berceau, en retour, les charge de bosses
et les couvre de plaies.
Les sablons du delta racontent l’amont en aval,
disent le temps depuis la source,
le bassin paisible ou les brutales catastrophes.
La terre entière est une tablette de cire,
un palimpseste saturé de réseaux,
le monde est plein des tables de la loi.
Toute chose, cristal, minerai, molécule, roche planète, étoile,
est une pierre de Rosette,
marquée de la pluralité des langues objectives laissées sur sa surface
par le chaos épais des choses rencontrées.
Comme nous, elle trace et elle reçoit des traces,
information sous rides et cicatrices.
Comme nous, mieux que nous.
La pierre est une boite noire.
Ne vous laissez pas prendre à sa superficie.
Ouvrez-la, elle est encore inscrite dans la densité de sa chair,
elle ruisselle des secrets de Pandore.
Ouvrez-la de nouveau, elle est toujours gravée.
Boite noire de boites noires, de son grain à ses particules, autant de fois que ses époques l’ont pliée.
Elle retient dans son ombre compacte les événements de sa formation, elle est une mémoire.
Elle stocke un temps fabuleux, celui de la terre sans hommes.


Le monde est jonché de mémoires,
l’espace est composé de souvenirs des ères
précédant notre loquacité.
Voici les rétentions de la roche chaude, fluide, visqueuse,
dela fusion antérieure au cristal,
des laves, de la soupe préalable.


Livres ouverts et feuilletés, où nous épelons lentement
le monde enfant et notre terre embryonnaire.
Le froid, le gel en ont stabilisé la souvenance.


Au commencement étaient le chaos, le tohu-bohu, le désordre.
Cela se lit dans la Bible des chalcédoines, des jaspes, des agates.
Le chaos de la dispersion, le chaos de la chute.
L’éclatement, la cataracte, la dissémination, le verseau.


L’Écriture commence deux fois,
par le flux droit et parallèle
d’un épanchement sans retour,
par le nuage hasard sans forme et sans contour.
La pluie descend de la nuée en gerbes directes,
double tracé d’atomes primordiaux.


Notre Bible est répétitive,
elle reproduit les corps solides qui partagent les eaux.
Ils disent la nature des choses.


L’éclair paraît, celui dont on a dit en Grèce
qu’il gouverne l’univers.
Et la cataracte décline.
Les gerbes font des faisceaux,
la parallèle oblique, elle vire, ici et là,
temps et lieux incertains,
dans le champ d’aléas.
Voici alors les tourbillons, spirales turbulences,
les maelströms inachevés
où les éléments se rencontrent et s’entrechoquent.


Inspirés d’Amour
ou expirant de Haine, ils se conjuguent ou répugnent,
ils font une distribution.
Un ordre vient sur fond chaotique,
une géométrie inchoative, timide et compliquée.


Au commencement est le four.


Le gel immobilise tout soudain le magma liquoreux,
ses volutes, ses traits, ses contraintes,
l’agglutine ou le casse, temps après temps,
soit au temps du verseau,
soit au temps de la turbulence,
soit au temps de l’ordre advenu.
Chaque page de la mémoire est datée
par le greffe des gels.


Le point aigu où le solide prend est l’instant de la souvenance,
l’heure des épousailles entre le tohu-bohu finissant
et la gravure qui émerge.


Livre des gels vieux comme le monde
où ce qui est tracé ne l’est pas sur la page blanche,
mais où la page griffonnée dit autant que les signes qui affleurent et flottent.


Livre des gels vieux comme la mer,
temps des îles basses au ras de la banquise.
Livre grave où le petit d’homme
apprend la plus vieille leçon des choses.

*


Essayons de comprendre ce qui est dit ici, avant de comprendre comment ce qui est dit est dit.

Ce qui est dit ici : les marques inscrites par les hommes sur ou dans la surface des choses – quelle que soit la langue dont on se sert – sont de pauvres mots si on les rapporte au lexique et à la syntaxe qu’utilise ce que Michel Serres appelle le Livre des Gels. Le Livre des Gels serait le registre des mémoires de ce qui fut avant que les magmas liquoreux se solidifient soudain. Toute pétrification en chose continue d’interrompre des flux qui disparaissent alors en tant qu’écoulement – figés qu’ils sont par le gel – mais qui demeurent dans la scarification même qui les annihile comme une mémoire obstinée.Le point aigu où le solide prend est l’instant de la souvenance. Ne nous glorifions donc pas si fort de cette souveraineté vaine sur le monde : elle prend sa source et s’alimente à notre ignorance quand nous ne voyons plus que notre loquacité est en permanence précédée par des mémoires dont les traces jonchent le monde. Ouvrons, au contraire, si c’est possible, le Livre des Gels pour y apprendrela plus vieille leçon des choses.

Ce qui est dit ici – ou qui est tenté d’être dit – ce sont aussi quelques exemples de ces pétrifications narratives qui permettent d’entrevoir des passages du Livre des Gels. Couloirs d’avalanches, talwegs, deltas sont comme les pierres des mémoires à partir desquelles il faudrait essayer de traduire Le Livre des Gels dans une de nos langues. Car toute chose est une pierre de Rosette sur laquelle se croisent en un chaos épais les choses rencontrées. Michel Serres compare chaque chose à une boite noire ou plus encore à une boite noire de boites noires, de son grain à ses particules, autant de fois que ses époques l’ont pliée. Ainsi, le langage humain, enveloppé et mal ficelé dans ce langage des choses, peut espérer inventer le Grand Récit, c’est-à-dire réussir à dire au moins partiellement ce qui se trouve dans les mémoires du Livre des Gels.

Le texte de “Gels” permet aussi de deviner comment Michel Serres (et l’astrophysique notamment) se représente l’histoire de l’univers dans laquelle s’inscrit l’histoire des hommes.Au commencement étaient le chaos, le tohu-bohu, le désordre. Je commenterai plus loin ce recours à l’origine, mais il semble indéniable que l’auteur de “Gels” estime impossible de ne pas imaginer une origine au Grand Récit, une première scène qui correspondrait au geste du Verseau laissant échapperla soupe préalable. Et soudain – et cela a dû intervenir selon les astrophysiciens au terme d’un temps que l’on peut évaluer à une seconde divisée par 10 élevé à la puissance 43 – c’est le point aigu où la soupe prend, où le temps du Verseau est cassé par le temps de la turbulence, immédiatement cassé à son tour par le temps de l’ordre advenu. Ces différences temporelles (et spatiales?) infinitésimales c’est le Big Bang, l’apparition d’un monde ordonné à partir du chaos selon “une géométrie inchoative, timide et compliquée“. Aux droites parallèles de l’explosion, le temps de la turbulence a substitué des lignes qui déclinent, s’incurvent, creusent des vortex, délimitent des enclos, selon des courants liquides, gazeux ou visqueux qui semblent attendre la venue d’un ordre.

Michel Serres souligne l’importance du moment de la solidification. De la stabilité trompeuse. Alors et désormais, les solides sont là, immobiles, comme posés là de toute éternité, erratiques, on dirait. Le Grand Récit du Livre des Gelsnous apprend que les angles, les arêtes, les pans coupés de la pétrification des choses sont les signes d’une écriture antérieure à l’homme, d’une écriture dont les graphes masquent autant qu’ils révèlent ce que les mémoires leur demandent d’exprimer. Comme pour les écritures humaines, les signes sont d’une toute autre nature que ce qu’ils montrent. De leur nature propre, la réflexion humaine (la science!) ne peut que déceler les mensonges en accédant seulement à des vérités passagères. Letemps des îles basses au ras de la banquise est celui de l’érosion différentielle, quand l’inégal arasement des surfaces solides dessine un moment des reliefs contrastés avant que sa poursuite tende vers une pénéplanation complète. Le mouvement lui-même – négation du solide – aussi violent soit-il (par exemple, quand il est tectonique), aussi obstinément infini soit-il (par exemple quand il est climatique ou marin), le mouvement lui-même apparaît comme apparence de mouvement, allusion, mais lointaine, mais détournée, mais sans doute inappropriée, à ce que fut le mouvement réel quand il pouvait y avoir du mouvement réel.

*

Voilà ce que dit Michel Serres avec “Gels”. Ou du moins, voilà ce que j’ai voulu en comprendre. Conscient quand même d’en avoir édulcoré le sens, puisque j’ai feint jusqu’ici d’avoir pu ne pas prêter attention, et attention soutenue, à la manière dont il dit ce qu’il veut dire. Car l’objet-texte reproduit ci-dessus se présente de manière ambigüe pour qui est habitué à distinguer le poème de l’essai philosophique et (malgré Lucrèce) l’essai du poème.

Je remarque tout de suite que l’ambiguïté est partiellement levée par la bibliographie même de Michel Serres : non seulement elle mêle dans un sourire plus tendre que sarcastique Le Système de Leibnitz et des modèles mathématiques avec Hergé, mon ami ou En amour, sommes-nous des bêtes? avec et Le Contrat Naturel, mais l’auteur revendique en permanence ce que certains pourraient appeler le mélange des genres et qu’il préfère qualifier de composite. Composite comme composition, compote, compost, compromis, compromission et surtout compositeur. Comme Gilles Deleuze dont il fut l’ami, ce compositeur préfère à la Haine unitaire, linéaire, exclusive, trieuse, soustractive, l’Amour, l’amour feuillu, celui qui éclate en bouquet, en éventail, étoile ou carillon. Ou encore : Pour la logique autant que dans la politique, pour la constitution des choses ou des sociétés, dans la vie en général comme dans le monde paysager, dans l’amour comme à la guerre, bienvenue au tiers inclus.

Couper l’allure linéaire de l’essai philosophique – qui prétend souvent aller de dénotations précises en dénotations précises – par le recours à la composition poétique et ses connotations ouvertes sur l’intarissable et le composite n’est donc pas une coquetterie de l’auteur, ou pas seulement.

Alors “Gels” est-il un poème? Essentiellement, oui. Oui, par essence. Certes, il n’est pas un poème comme le serait l’inclusion dans la démonstration philosophique d’un tiers habituellement exclu par les exigences de rigueur que la philosophie des sciences affirme être siennes. “Gels” n’est pas un poème collé dans l’œuvre philosophique de Michel Serres comme on pourrait parfois y coller un mouvement musical, une vidéo, une lithographie, pour illustrer ou simplement pour décorer de fantaisie ce qui pourrait passer pour trop austère. Ce qui est poème ici, c’est la possibilité, la nécessité de l’inclusion, nécessité si puissante que si elle n’est pas satisfaite c’est toute la démonstration qui fuit. La composition doit composer avec le composite, avec l’exigence de composite. La philosophie de l’astrophysique doit rendre compte de la mécanique des solides en tenant compte de la mécanique des fluides ou peut-être plutôt rendre compte de la mécanique des fluides primordiaux, interrompus et mémorisés, en tenant compte de la mécanique des solides, nos contemporains, qui cassent et figent et nient les mémoires liquides ou visqueuses. L’inclusion du tiers exclu dans la démonstration philosophique casse à son tour ce qui casse, désarticule à son tour ce qui est articulé et fermement assujetti, disloque à son tour ce qui serait trop et mal loquace. Et c’est un travail essentiellement poétique. “Gels” est un poème.

C’est vrai qu’il semble commencer plutôt mal. La première strophe n’est strophe que par un découpage assez arbitraire, au moins à la première lecture, d’une phrase qui correspond à une argumentation conceptuelle. Ce n’est pas une strophe, c’est un paragraphe, comme la prémisse d’un syllogisme ? Oui mais. Oui mais quelque chose se passe qui alerte le lecteur. Ou plutôt, le lecteur-auditeur. Ou plutôt le lecteur qui se transforme aussitôt en auditeur. Ces mots, envisagés sous l’angle du paragraphe argumentant, n’ont pas besoin d’être prononcés à haute voix. Et pourtant, incités à cette attitude par le découpage graphique, nous les articulons si non à haute et intelligible voix du moins dans la voix basse de l’intime. À basse et intelligible voix. Et le paragraphe devient strophe : une scansion du texte s’impose ; une forme sonore surimpose son rythme à l’argumentaire, le casse, le malaxe sans tenir compte de son mouvement. Pourquoi la césure hache-t-elle ainsi “savoir graver / la face des solides… “? Peu importe la réponse, sauf qu’elle suppose une autonomie du texte signifiant par rapport au raisonnement qui semble être signifié. Sauf que l’interrogation ajoute un creusement à ce qui est linéaire. Il y a là un suspens. Une attente. Un appel au sens par delà les significations. Quelque chose commence.

Ne serait-ce que la métamorphose d’un des mots réputés être les plus plats, les moins “poétiques” du lexique : le mot “chose“. Voici ce mot n’importe quoi personnalisé, dé-chosifié “en quelque manière“. Emportée par le poème, une chose naît en tant qu’être actif, humain, penché attentif sur une autre chose et y grave – pour la première fois dans le Grand Récit multimillénaire – mieux que nous ne savons le faire, des graphes qu’il nous faudra apprendre à lire. Le geste de la chose sur la chose n’a pas d’âge, il les a tous. Il est l’instant, la fraction de seconde de l’état naissant. Il porte en lui sa répétition future, mais selon le temps du futur antérieur, puisque cette répétition eut lieu et temps bien avant l’histoire, bien avant la vie. Mais ce futur est en même temps un vrai futur, puisque le temps et le lieu de cette répétition sont encore à venir et le seront toujours. Dire le geste de la chose solide gravant sur du solide ne peut se dire qu’en se servant de l’aspect inchoatif de la langue du poème. L’aspect inchoatif qui essaie de saisir l’état naissant, par différence avec l’aspect progressif censé saisir le développement de ce qui est né et avec l’aspect terminatif qui permet les bilans.

Mais on fera remarquer avec raison que le texte de “Gels” contient aussi une présentation des étapes ou des chapitres du Grand Récit et même une sorte de bilan puisque le résultat de ce développement à partir de l’état naissant, c’est nous et le monde, le monde avec nous. Oui, c’est exact et c’est d’ailleurs pourquoi nous hésitons à faire de ce texte un poème : il fait la part trop belle à la prose conceptuelle inévitable si l’on veut raconter l’évolution et ses résultats. Et pourtant, malgré tout, c’est un poème qui cherche, bousculant, bricolant le langage conceptuel, à nous faire entrevoir, dans un éclair le point de vue à partir duquel une chose, même inerte (et peut-être même, surtout inerte), peut apparaître comme un vif. Un vif dans son apparaître. Avant même d’être vivant. Michel Serres dirait, comme le pli vif sur lequel se rabat en éclair la très longue durée.

Car il semble bien qu’il veuille partager non seulement des conclusions argumentées sur ce que la science nous apprend à propos du passé de l’univers mais aussi – et c’est le cas pour “Gels” – des intuitions (ou une intuition récurrente ?) qui lui permettent d’appréhender la présence vivante des mémoires fossiles dans les rocs les plus inertes. Et cela le rapproche de certains poètes.

J’en citerai plus loin trois qui ont eux aussi tenté parfois, chacun à sa manière, de laisser cette intuition pousser leur écriture à la transcrire. Sur le plan esthétique, leurs textes sont plus efficaces que “Gels”, mais c’est dû en grande partie à ce qu’ils sont moins encombrés que Michel Serres par leurs connaissances scientifiques et leur réflexion philosophique, bien moindres sans doute que les siennes . Dans “Gels”, l’émergence d’une présence à vif se manifeste dans l’écriture par un certain nombre de signes. J’ai déjà souligné que la répartition des graphes sur la page, avec le découpage en vers et en strophes, oriente la lecture vers une espèce de solennité poétique suggérant le recours à la voix basse, mais il est évident que ça ne suffirait pas à faire de “Gels” un poème.

Il y a aussi ce qu’on pourrait appeler le ton de la lecture/écriture : chaque proposition – qu’elle coïncide ou non avec un vers – s’impose affirmativement avec une force sereine – celle de l’évidence – donnant aux mots du poème le sérieux des Tables de la Loi. Cette hauteur, je crois que le lecteur la ressent comme intimement liée aux écritures qu’elle évoque, comme un écho très sourd de la gravure des choses rocheuses. Chaque proposition vient se poser sur la page ou plutôt vient y sourdre après un cheminement temporel si obstinément durable, si durablement obstiné qu’il prend pour nous, si brefs, figure d’éternité et qu’il confère à la proposition valeur immuable, oui, rocheuse. Ce sont des aphorismes.

Comme l’aphorisme, chacune d’elles se suffit à elle-même, sans référence à quelque texte que ce soit qui serait en amont, et surtout sans démonstration préalable. Ce sont des assertions que le lecteur accepte comme si, allant parfois contre ce qu’il pensait avant, elles allaient de soi, comme si elles allaient de soi du fait qu’il les prononce sur le ton de la conviction. Et quand le vers semble les casser et, par le rejet, paraîtrait y introduire une distance, elles conservent leur hauteur en récupérant aussitôt leur sens par le second vers (ou le troisième) : ce n’est pas une distance, c’est un point d’orgue. Et cette cassure, vite cicatrisée, de l’aphorisme par lui-même peut apparaître au lecteur comme un accès direct et immédiat à l’image que le poème fait naître :


Voici alors les tourbillons, spirales,turbulences,
les maëlstroms inachevés
où les éléments se rencontrent et s’entrechoquent.

En rapportant à “Gels” d’autres textes de Michel Serres, on devine plus facilement que ses propositions (ces aphorismes) sont frappées pour lui d’évidence. Le texte de “Gels” fait lever l’apparition d’un monde autre (d’un univers ! et même d’un être…), neuf par rapport aux images que nous portons en nous sans trop y réfléchir. Et c’est son épiphanie qui confère à l’écriture de “Gels” cet aplomb. À l’évidence, l’auteur voit le monde autrement… et encore une fois, il ne s’agit pas seulement de voir, mais tout à la fois d’écouter, de toucher, de humer, de goûter, en un seul sens qui serait aux cinq autres ce qu’était pour les Grecs et le Moyen-Âge la quintessence par rapport aux quatre essences basiques. Ainsi envisagé, “Gels” est bien un poème. À la manière dont le de rerum natura de Lucrèce est un poème. Et on voudra bien se souvenir qu’en 1977, date de la parution de “Gels”, Michel Serres a publié aussi La naissance de la Physique dans le texte de Lucrèce. Fleuves et turbulences

*

Je voudrais citer ici deux poètes – et sans doute pourrait-on aussi en citer bien d’autres que je ne connais pas ou dont je n’ai pas présentement mémoire – qui me semblent pressentir parfois l’intuition centrale de “Gels”. Même si le rapprochement est arbitraire et surtout partiel (l’arbitre n’ayant pas toutes les pièces en mains, loin de là), j’ai cru retrouver dans les trois poèmes cités “le point aigu où le solide prend”.

Voici d’abord deux poèmes en prose, choisis par l’auteure d’un blog, malheureusement interrompu par la mort, et dont je recommande vivement ici la lecture. Ils sont extraits de “Pierres”, recueil de Roger Caillois.

*

pierres1

pierres2

Les deux textes de Roger Caillois suivent de très près – mais involontairement – l’intuition illustrée et commentée partiellement par “Gels”. Il n’en va pas tout à fait de même pour le poème suivant qui est extrait de “Vivante Pierre”, un recueil de Colette Gibelin, publié en 2000 (et couronné par “Le Prix Troubadours” de la revue “Friches”). On trouvera sur ce blog des indications éparses à propos de ce poète en utillisant le moteur de recherche qui est en marge gauche et des précisions en allant à Les Poètes au secours : Colette Gibelin


Frémissements de galets
lavés par la marée
Fissure en marche vers l’aurore
Quel vent des origines anime la matière
insuffle la vie
à la roche blessée ?


Alluvions, sédiments,
éboulis, effritements
Le temps gerce la chair minérale,
s’infiltre dans l’énigme
O mémoire du monde
close comme un fruit mûr
avant la chute.


Cœur de granit
et regard transparent du cristal
accrochant la lumière
pour ne pas renoncer
Turquoises, saphirs, opales
Ultimes flamboiements
des grandes forces telluriques


Stries, strates,
rayures vitales,
entassements millénaires
Le temps invente les fossiles
comme des étoiles oubliées


Et nous, imaginant bâtir d’éternelles montagnes
Nous, semant les cailloux de nos songes
Que sommes-nous sinon statues d’argile
et de sable, et poussière
périssables, comme la pierre
Nous, laves et scories
explosions et fragments


Lentement
une parole pétrifiée
sculpte la grotte aux statactites
et traverse
dans la nuit des météorites le silence de l’univers
Cependant qu’immobile, et pourtant vif,
travaillé d’énergie
comme un feu nucléaire
impassible, et pourtant écorché,
le rocher ardent
le rocher souffrant,
enseigne la genèse, et l’apocalypse
à qui voudra l’entendre.

*

Tant pis si ce billet prend une place encombrante : je voudrais maintenant esquisser une remarque sur ce que me semble impliquer la philosophie de Michel Serres, telle qu’elle apparaît dans “Gels”.

Serres parle souvent de l’instant comme d’une pliure soudaine dans laquelle le temps de tous les temps se condense (il dit souvent : se rabat, ou est rabattu) en un point, ici et maintenant. Il fait remarquer qu’à chaque instant des mémoires nombreuses (en fait, elles sont innombrables) cristallisent en un point. Mes trois quarts de siècle, bien sûr, mais aussi les centaines de millions d’années qui ont fabriqué en moi ce qui y est vivant, mais aussi les milliards d’années des molécules et des particules dont mon environnement immédiat est constitué, à commencer par moi-même. Je suis une chose, oui, et comme chaque chose, je suis une boite noire de boites noires. La gaillardise tendre de Michel Serres nous invite d’ailleurs à l’ouvrir cette boite noire : “elle ruisselle des secrets de Pandore”.


On sent bien que ce qui plaît au gai philosophe, c’est surtout le rabattement, le mouvement de pliure et aussi le mouvement inverse de la science pour ouvrir la boite noire. “Biogée”, son dernier ouvrage littéraire en date, recense d’ailleurs des moments, souvent épiques, parfois lyriques, quelques fois cocasses, toujours poétiques dans lesquels il parvient à faire sentir au lecteur ou à l’auditeur l’allégresse du chercheur entrebâillant les pliures. La tentation est grande alors – et il y succombe avec joie – d’esquisser “Le Grand Récit” de l’Univers qui serait comme une légende des siècles d’aujourd’hui. Du Big Bang à l’instant présent et à ses projections vers l’avenir, s’esquisse alors une épopée tellurique fondée sur les acquis de l’astrophysique, de la géomorphologie, des sciences neuronales et de l’informatique, une épopée au sens poétique du mot, brassant dans un mouvement unique les éclats hétéroclites nés, aléatoirement, de la rencontre et de la connivence des sciences dures et des sciences douces. C’est réjouissant et convaincant.

Et pourtant ce rabattement du temps de tous les temps sur l’instant est susceptible, me semble-t-il, d’une autre interprétation. N’est-il pas possible de comprendre la prise du temps dans l’instant présent non pas comme le moment où le javelot se fiche en cible en en vibrant encore, mais comme l’intuition soudaine (que n’importe qui peut partager avec l’homme de science et de philosophie) que cet instant présent est éternel et immobile ? La cible et le javelot ne peuvent-ils pas se confondre avec ce point sans étendue ni durée, car hors de tout espace et hors de tout temps où et quand l’être est et c’est tout ? Si l’on s’en tient à cette hypothèse – comme je demande qu’on s’y tienne, au moins momentanément, au moins pour voir – il me semble qu’on est contraint par elle de se demander par quel biais il est alors possible d’envisager qu’en dehors de la réflexion qui en prend conscience (et donc en dehors du Grand Récit qu’elle se construit) il peut y avoir réellement une extériorité brute qui serait à la fois antérieure (de beaucoup!) à la réflexion et hors de sa portée, sinon par bribes toujours à refondre et à réajuster. Si l’être est, et c’est tout, alors il ne se subdivise pas en quartiers séparés, avec, par exemple, d’un côté la réflexion (et d’où sortirait-elle, celle-là !) et de l’autre le monde brut. Si l’être est, et c’est tout, il est le tout, rien n’y entre, rien n’en sort. Et c’est tout ! Il ne contient pas, quelle que soit la chose qu’on suppose contenue par lui. Cette chose, sa possibilité, c’est lui, l’être. Il est la réalité de cette chose. La réflexion, c’est l’être. D’une certaine manière c’est l’être. C’est l’être sur le mode de la réflexion. Il y a nécessairement tautologie.

Mais alors? Alors, la réflexion ? Alors, le temps, alors , l’espace ? Alors, l’Univers ? Alors, la Biogée? Alors, moi, toi, moi, nous, eux ? Alors, Michel Serres ?

Imaginons quelque chose comme un point. Un point éternel (sans origine ni fin concevable) de dimensions infinies (infinies par leur nombre et par leurs coordonnées). Ce point, sans durée ni espace, occuperait la totalité de l’espace et du temps, ce qui annihilerait espace et temps. Il serait et c’est tout.

Jamais, il ne se créerait et rien ne pourrait s’y créer. Jamais il ne se perdrait et rien ne pourrait s’y perdre. Jamais, il ne se transformerait et rien ne pourrait s’y transformer en autre chose. Ce serait la stase. Non pas une stase, mais la seule stase possible. La stase.

La stase n’est pas plus une personne qu’elle n’est une chose. Ni dieu, ni matière, ni quoi que ce soit, sinon le tout. Elle est l’être et c’est tout. Elle n’admet aucun attribut, puisqu’elle les admet tous et tous à la fois. Spinoza ( tiens, d’où sort-il celui-là aussi ?) semble avoir envisagé l’être comme étant selon une infinité de modes d’être qui lui échappent tous (et nous ne sommes pas plus avancés que lui!) sauf un : l’être sur le mode de la réflexion.

Qu’est ce que l’être sur le mode de la réflexion par rapport à l’être, à l’être qui est, et c’est tout ? L’être sur le mode de la réflexion est une hypostase de la stase. Comme toute hypostase, l’être sur le mode de la réflexion peut s’envisager sous deux angles logiquement incompatibles : d’une part, il est l’être qui est et c’est tout, il est l’être d’où rien ne peut se séparer pour s’en déduire; d’autre part, il est comme dérivé, déduit de la stase, déduit en permanence de la stase.

Imaginons ce qui se passerait sur le second volet de l’oxymore. L’être sur le mode de la réflexion serait alors, dans sa logique, susceptible de se réfléchir, c’est-à-dire de concevoir conceptuellement un dédoublement purement logique, disons une sorte de possibilité, dont se déduiraient logiquement des séries de méta-concepts (ou des méta-séries de concepts). Abstraitement donc, la réflexion implique une mise à distance, pas forcément spatiale, pas forcément comme un miroir placé en face de l’objet réfléchi, pas forcément comme un miroir qui produirait une stricte symétrie inverse, une distanciation plutôt. Cette mise à distance implique à son tour (mais il s’agit d’un second tour qui ne se distingue pas, temporellement, du premier) que la sagacité de la réflexion porte non pas sur l’être sur le mode de la réflexion mais sur son image. Persévérer dans son être pour la réflexion, c’est se porter non pas impossiblement vers l’être, mais nécessairement vers un ersatz d’être produit par elle pour qu’elle puisse demeurer opérationnelle.

On le voit, dans cette hypothèse, on ne sort pas des enchaînements simultanés d’hypostases. L’être sur le mode de la réflexion est une hypostase de la stase. La réflexion en est une hypostase qui admet, elle aussi, l’ersatz d’être comme hypostase. On n’en sort pas, mais comment sortir de l’être qui est le tout ? Mais d’hypostase en hypostase – et sans qu’il y ait de l’une à l’autre ni distance temporelle ni distance spatiale – la réflexion parvient à concevoir comme lui étant indispensables les deux concepts fondamentaux de temps et d’espace. La réflexion arpente l’image de l’être qu’elle s’est fabriquée et il lui faut pour cela imaginer ses déplacements comme des mouvements allant d’un sous-espace à un autre sous-espace et passant du temps pour y aller.

Cet ersatz d’être, balisé par les dimensions du temps et de l’espace, constitue donc une sorte de bulle créée par la réflexion en acte, une bulle dans laquelle elle s’enferme en pensée et qu’elle appelle indifféremment, quand elle s’exprime en français, le monde, l’univers, la nature parfois ou même l’être ou, plus souvent, la réalité ou le réel. Le réel n’est pas comme une chose brute contre laquelle viendrait buter la réflexion, c’est une hypostase de la réflexion : c’est la réflexion, mais sur le mode de ne pas l’être, d’être quelque chose qui est placé en dehors d’elle et sur quoi elle réfléchit, à quoi elle se heurte, contre quoi elle bute, qu’elle aperçoit parfois avec surprise, comme si c’était la première fois.


Les résistances du réel face aux investigations de la réflexion seraient alors (dans le cadre de cette hypothèse) produites par une sorte de convention liée à la nature même de la réflexion : pour être l’être sur le mode de ne l’être pas, la réflexion doit poser en face d’elle la possibilité puis aussitôt la réalité d’une image dure de l’être. Comme une pétrification, un gel. Dans l’inertie apparente des plans, des angles, des arêtes, sont ainsi supposées dormir des mémoires très anciennes qui, sous leur apparente fossilisation, restent actives à travers les mémoires beaucoup plus récentes du vivant et, en particulier, à travers celles de l’Histoire.

Ainsi, la réflexion – qui est, même si c’est sur le mode de ne l’être pas, l’hypostase du tout de l’être – explose et se diffracte en myriades d’incidents, de péripéties, de palinodies, d’avatars, tranchés de biais par le temps et l’espace. S’abandonnant à sa pente, elle serait même capable ou contrainte de s’éclater en myriades de réflexions singulières (il y en aurait actuellement sept milliards de répertoriées), chacune hypostase de la réflexion unique, chacune étant donc la réflexion unique mais sur le mode de ne l’être pas, un mode qui contraint chacune à se croire dotée d’un corps et d’une âme, à la fois inscrite dans l’étendue et la durée par son corps et maintenue dans l’intensité de l’instant éternel par son âme. Chacune de ces réflexions singulières – vous, moi, eux, Michel Serres – se maintient comme différente des autres mais, quoi qu’elle en ait, et elle en a parfois beaucoup! elle ne peut pas ignorer (mais elle peut feindre de ne pas savoir…) que les autres sont toutes comme elle, hypostases de la réflexion unique.

Je suis un autre, mais sur le mode de ne l’être pas et pour rester sur ce mode, qui nous convient si bien, nous avons ce corps qui nous singularise beaucoup mieux que notre âme. Celle-ci, à force de se maintenir dans l’intensité de l’instant éternel, finit par exiger qu’on lui reconnaisse l’immortalité, ce qui gomme ses différences par rapport aux autres singularités.


Singulières singularités donc, dont l’origine réside moins dans l’accouplement parental ou l’accouchement maternel que dans la pente d’une réflexion unique, elle-même hypostase d’hypostase de la stase. Singulières singularités qui acceptent assez facilement que la mort efface leurs différences corporelles dans le moment où elle permet à leur âme de revenir se fondre avec les autres dans une sorte d’âme unique, elle-même hypostase d’hypostase de la stase.

Et oui, nous sommes de fugaces étincelles d’éternité, soumises à l’immobile et permanent mouvement de l’être envisagé (par lui) sur le mode de la réflexion. Et s’il arrive à tel ou tel d’entre nous de s’en apercevoir c’est souvent dans un soupir. Soupir de déception, mais aussi quart-de-soupir de la durée de la déception. Oui, nous ne sommes que ça et quand nous essayons, travaillés par le dur désir de durer, de transformer l’étincelle en incendie, c’est rien d’autre que des hologrammes, des simulacres. Et pourtant, lors du quart-de-soupir de l’étincellement, quelle épiphanie n’apercevons-nous pas !

La « boite noire des boites noires » est là, nous livrant, à chacun de nous, à la fois tous les temps de toutes les temporalités imaginables condensés en l’instant merveilleux, « le Grand Récit » envisagé par Michel Serres tout entier ramassé dans le mot qui n’a jamais été dit et qui ne le sera jamais plus, ce mot à l’envers disloqué et qui n’a pas d’endroit loquace, mais qui s’est en éclair forgé, angoisse et euphorie, dans la gorge d’un de ses simulacres. Et celui-ci, soudain – vous, moi, Michel Serres – s’est détaché sur la chaîne des hypostases, a existé.

Exister. Ex-ister. Se détacher enfin de la stase. Surgir enfin, fugace, neuf pour tenter (mais en vain?) d’ajouter sur le « Livre des Gels » la trace de cet instant. En attirant notre attention sur ce “point aigu” où se rabattent en un instant toutes les durées – les plus longues comme les plus éphémères – Michel Serres semble avoir l’intuition que celui qui se trouve ici et maintenant sur ce point (par hasard ou à la suite d’une recherche ou d’une préparation) aperçoit alors l’être en stase. Scientifique, poète et philosophe, il tente alors de retenir l’intuition dans une nouvelle durée dont le récit va permettre au philosophe, au scientifique et à l’historien, d’ajouter un paragraphe au Grand Récit. Quant au poète, sa tentative sera de quitter l’envers disloqué des mots (quand barbotent en silence les onomatopées du taiseux évoqué à l’entrée de Biogée) pour passer sur leur endroit loquace où l’intuition peut se perdre. Le point aigu devient alors l’heure des épousailles entre le tohu-bohu finissant et la gravure qui émerge.


L’heure est sans doute trop dire et dire trop.C’est une seconde qu’il faudrait dire, ou plutôt une mini-nano-seconde. L’epsilon qui la sépare de zéro pourrait être envisagé comme un dixième de seconde divisé par 10 à la puissance 43. Mais ce serait encore une métaphore temporelle. Une métaphore, oui, car il ne s’agit pas du “temps de Planck”, mais d’une allusion imagée à ce besoin de temps qui accompagne chaque éclair de la réflexion : il n’y a pas d’éclair de la réflexion puisque la réflexion, c’est l’être qui est et c’est tout, mais il y a des éclairs de la réflexion puisque celle-ci, hypostase d’hypostase de la stase, est la stase sur le mode de ne l’être pas. Sur le mode de ne l’être pas, c’est-à-dire en étant comme si la réflexion se développait dans le temps, apercevant par éclairs instantanés qu’elle est le tout de l’être et ayant besoin de croire que ces éclairs ont une durée.

(à suivre)

on peut aller à Advienne ce que pourra

Répondre