Sous les galets, la page…

de l’inexistence (25)

vignette Labeaume1

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Ce bief où coule une rivière est en faux-plat. Les eaux courantes sont toujours avalantes, n’est-ce pas ? La rivière descend comme sa fonction l’exige. Et même, elle court. De l’amont vers l’aval, bien sûr. De la droite vers la gauche, puisque l’instant se pose sur sa rive gauche. Elle coule plus qu’elle ne court. Elle étire au soleil le temps qu’elle met à couler. Elle ne coule pas, elle s’écoule. Elle fronce la surface de ses eaux – ridules, vaguelettes, surprenantes sur un si jeune visage – attentive, on dirait, à reprendre souffle après le passage des rapides d’amont : elle s’écoute s’écoulant.

L’haleine à nouveau alerte, elle ne va plus, comme à l’instant d’avant, plus vite que le sang dans ses veines. Le souffle apaisé maintenant, elle sait qu’il est inutile ici et maintenant de savoir qu’un peu plus bas après le pont-radier d’autres rapides l’attendent. Elle hausserait les épaules – au moins l’une d’elles – si quelque ombre passant sur le soleil lui en faisait la remarque. De l’amont vers l’aval, de la droite vers la gauche, elle coule à l’amble, elle s’écoule.

Finalement, ces rapides d’amont n’étaient pas si terribles qui l’ont poussée dans le dos comme en jouant à la course-à-l’échalote dans la cour de récré et qui l’ont lâchée, encore excitée, rieuse, ici et maintenant sur ce bief en faux-plat. Elle court, elle coule, elle s’ébroue, elle s’écoule, encore écoutant l’effroi qui ne brûle plus dans les bronches. Oui, rieuse, car ce n’était qu’un jeu, même si peut-être mortel, quand elle ne pouvait plus qu’aller en ligne droite, déchirant, déchirée, les arêtes rocheuses de sa peau de glace.

Ici et maintenant, il ne reste que le jeu et même qu’elle pose enfin ses galets, enfin libre. Sa ligne droite s’incurve, décline, irait presque jusqu’à biaiser quand elle passe sur un galet qui fait le gros dos et l’oblige à sortir la tête hors de l’eau pour regarder d’où elle vient. Mille fois, mille regards essaient ainsi de scruter, mais le soleil dans les yeux, les rapides d’où elle vient. Sereinement tumultueuse, elle est à fond plat et elle ébroue dans le silence et le soleil des consonnes qu’on pourrait dire liquides. Elle se calme, la rieuse. Elle love son sourire dans le silence et le soleil et l’heure. Elle redevient rivière, ma rieuse.

Et c’est pour cela sans doute qu’un navire calcaire aux mâts de bois mort et de verdure glisse vers l’amont, à moins que son mouvement remontant ne soit qu’un faux-semblant. Oui, les stries et diaclases de la nef de roc ne glissent vers l’amont, de la gauche vers la droite, que halées par le courant inverse. Espiègle, la rivière nage sur le dos et, comme elle, l’heure lève sans effort et sans hâte un bras nu puis l’autre et le navire remonte. L’heure est à la paix, elle hésite. Le monde est en suspens.

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Avec la patience du soir, on attend et l’on sait que l’on attend ce qui est déjà là. Depuis toujours et c’est pourquoi les rires de la rieuse se font sourire parmi les galets. Si ronds, si doux, si durs, les galets. Ils viennent juste de se poser là quand la rivière à fonds plats n’a plus assez de force pour les rouler vifs vers les rapides d’aval. Ils n’en finissent pas de venir juste de se poser là.

Un à un, les galets. Le contraire d’une foule sur une plage. Un à un, la rieuse au sourire d’eau les épèle et les pose. D’en tenir un dans son regard myope, elle sent, elle touche, elle entend ce qu’elle voit et c’est l’accord parfait de la paume et du sein. Lisse, la surface, si lisse qu’y apparaissent en un seul geste les mille traces incrustées. La rivière chante ce geste.

Elle s’impatiente dans la patience du soir qui vient. Trop de mots trop longs pour dire le cri de l’instant : scarification, frettage, abrasion, incision, incrustation, tribologie, aggradation, altération, palimpseste… Le cri de l’instant est sur la face inverse de ces mots qui bavardent, là où, recevant racine, ils giclent, incohérents à force de cohérence obscure, inchoatifs à force de ne pas cesser de naître, pressés d’une hâte disloquée qui exigerait qu’ils ne fussent pas des mots, mais peut-être des choses, peut-être des galets.

Une femme, que j’imagine jeune et qui ne l’est sans doute plus, vient s’asseoir sur la plage, là où le lit de la rivière, au plus doux de sa pente, s’évase sans effort, avant le pont-radier et les rapides d’aval. Je ne verrai pas ton visage, passante fatiguée, mais l’heure me le donne dans son ombre et je sais que tu poses ici, dans l’instant, le sac si vide et si lourd des mauvaises pensées. Il te faudra le reprendre, tu le sais. Tu ne veux pas le savoir et tu as raison, contemplant en aveugle clair-voyante l’eau et le jeu souriant de la rivière avec l’heure, quand le soleil de la fin de l’hiver commence à descendre en retenant ses ombres de s’allonger trop vite. Vois-tu le navire falaise remonter vers le soir ?

Sens-tu que voir n’est rien sans le froissement de l’eau sur ses rides, sans la levée d’un parfum d’humus entre de vieilles broussailles rajeunies par la plage, sans contre ta paume ce galet comme un sein, sans sur tes lèvres le sel improbable ? Sens-tu que le sens est là, ici et maintenant, t’effaçant soudain ? Et soudain, tu es là, nouvelle à nouveau, assise mais debout, le galet dans ta main. Le navire renaît falaise et la rivière, rieuse. Un petit vent frisquet s’attiédit au ras de l’eau. Dans ta main, le galet sous le lisse nous livre ses secrets.

Et je te vois repartir, et je veux ton allant, notre passante en allée, le sac et ses galets à l’épaule allégée, et la rivière n’en finit plus de lever un bras nu et qui tourne. Et vous, les galets de la Beaume à Labeaume, refermez avec soin les traces des temps dans le lisse des choses.

labeaume

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