Il semble bien qu’il y ait une quasi-unanimité, en Ardèche, pour refuser l’implantation de forages visant à estimer puis, éventuellement, à exploiter les ressources en méthane que les parties schisteuses du sous-sol profond peuvent contenir. Cette unanimité se traduit pour l’instant par le succès des campagnes d’information entreprises par des comités de lutte qui se sont créés à cette occasion : plus de 600 personnes à un rassemblement de l’Ardèche méridionale à Saint-Sernin, alors que les organisateurs n’en attendaient que quelques dizaines ; environ 80 personnes à une réunion d’information à Chassiers, trois fois plus que souvent et, lors de la manifestation nationale organisée à Villeneuve-de-Berg, le samedi 26 février, la Préfecture de l’Ardèche a avoué 10.000 manifestants. Il est remarquable que l’unanimité se retrouve au niveau des élus : le député de droite comme le sénateur de gauche, le conseiller général de Largentière comme son homologue de Vallon, tous les maires des cantons concernés. C’en est au point que les écologistes les plus véhéments, les chasseurs ou les professionnels du tourisme en arrivent à envisager de travailler ensemble.

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Pourquoi cette unanimité? Elle est due à la conjonction de deux sortes d’informations. D’une part et paradoxalement, le manque d’informations, le secret. D’autre part, quand celui-ci a commencé à être dévoilé, les impacts multiples et gravissimes révélés par ce dévoilement.

On a ainsi appris que des permissions de forages sur le territoire national avaient été attribuées par les pouvoirs publics à des entreprises et ce, depuis plusieurs années, avec accélération récente, sans que les médias n’en aient parlé, sans qu’ils en aient été avertis et sans que les commissions parlementaires aient été tenues au courant.

Pour prendre un exemple assez spectaculaire de ce secret : la multinaltionale “française “Total” (dont nous verrons qu’elle est au premier chef concernée par ce genre de recherches) a diffusé en mars 2007 un petit volume de publicité ou de propagande (je veux dire de communication) à destination de la partie du public qui s’intéresse aux actions financières du groupe. Cet opuscule – intitulé “Tight-gaz-réservoirs” est accessible sur la Toile mais il n’est visiblement là que pour vanter les mérites de “la Recherche & Développement” (R&D) du groupe.

Total a de solides assises financières, Total est audacieux, Total est efficace. Investissez donc dans Total! On s’aperçoit alors que la brochure donne quelques indications peu précises sur les prospections visant les réserves de gaz naturel non conventionnelles ( celles qui sont enfermées dans des couches d’accès très difficile, à la différence des réserves conventionnelles qui correspondent à des gisements bien circonscrits) mais qu’elle exclut la partie des réserves non conventionnelles qui nous intéresseraient pourtant, à savoir les réserves de gaz enfermées dans des schistes profonds. La brochure fait bien allusion aux forages horizontaux et au fractionnement explosif, mais elle laisse entendre que ces techniques sont maîtrisées et qu’elles s’appliquent surtout aux “tight gas”, ce qui n’est pas la vérité.

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(Il est possible d’avoir sur le plein écran cette image en plus forte résolution : il suffit d’un clic-gauche dessus puis taper la touche F11)

Or, en 2010, le secret a commencé à s’ébruiter, notamment quand le Conseil Régional de Midi-Pyrénées s’est aperçu qu’un rapport de la Direction Régionale de l’Industrie, de la Recherche et de l’Environnement, dormant dans ses tiroirs, faisait état qu’en octobre 2007 la technique du “fractionnement hydraulique” a été utilisée par la société ENCANA pour stimuler l’extraction de gaz de schistes en Haute-Garonne. C’est cette technique du “fracking” ou fractionnement hydraulique qui pose dans l’immédiat le plus de questions . Et elle en pose tellement qu’il faudra bien se demander ce qui peut se passer dans les têtes des “managers” et des responsables des départments de R & D (Recherche et développement) quand ils disent estimer que leurs modèlisations et leurs calculs sont assez au point pour être expérimentés en milieu réel non désertique. Par exemple, en Ardèche. Comment en sont-ils arrivés là ?

La R&D demande et fabrique des équipes de chercheurs extrêmement savants dans des domaines hyperspécialisés, “pointus” et dont l’irréalisable rêve est que l’homo scientificus coïncide complètement avec la raison mathématique. Sélectionnés dès le lycée, ils sont convaincus – sans réfléchir à cette conviction – que le réel est rationnel et que le rationnel est le réel enfin maîtrisé. Bien entendu, ce rêve n’est pas vécu comme un rêve : c’est un postulat. Un préjugé quoi !

Encouragés et excités par leur encadrement et les commanditaires de la R & D, ils sont persuadés que la R & D ne se pose que des problèmes qu’elle peut résoudre et que les énergies fossiles sont indéfiniment non-non renouvelables ! Laissant aux poètes les “énergies renouvelables”, ils savent que leurs connaissances vont progresser au fur et à mesure de l’épuisement des sources conventionnelles d’énergie et qu’alors ils parviendront à exploiter les ressources non conventionnelles.

Certes, les hydrocarbures piégés dans des poches bien circonscrites donnent depuis longtemps des signes d’épuisement, mais depuis longtemps les progrés de la R & D ont permis, par des forages profonds ou des forages “off shore”, d’en trouver de nouvelles. Bien sûr, ces nouvelles poches piègent toujours de la ressource fossile et qui ne se renouvèle pas, mais elles nous ont fait gagner du temps et ce temps a permis à la R & D de mettre au point les techniques qui forent de plus en plus profond et qui ne forent pas seulement de façon verticale : la R & D peut s’enorgueillir (et elle s’enorgueillit effectivement, ce qui permet d’obtenir des subsides supplémentaires) d’avoir inventé comment forer horizontalement ou obliquement par rapport au fond d’un puits vertical.

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Pourquoi cet infléchissement du forage qui a lieu parfois à 4.000 mètres de profondeur? On nous explique qu’à un certain moment la tête de forage rencontre les couches de schistes à gaz. Ces schistes enferment le méthane qu’ils contiennent mais ils ne le font pas à la manière des pièges gréseux qui enferment les gisements conventionnels. Ils ne forment pas une poche. Ou alors c’est une poche percée. En fait, une multitude de petites poches, de minuscules pièges qui ne communiquent pas entre eux ou plus exactement dont la porosité et la perméabilité ne permettent pas aux billes de gaz de communiquer entre elles tant que les parois du schiste les en empèchent. La R & D est toute fière d’avoir permis aux industries de mettre au point des moyens qui traversent les couches de schiste en en suivant le pendage et les ruptures de pendage.

Et elle nous explique qu’à l’aide de séismographes et de carottages, elle a pu rassembler une mine d’informations qui lui permettent de modéliser non seulement l’état actuel de la couche schisteuse et de son environnement mais ce qui va se passer quand on fera exploser les parois des bulles pour que le gaz se rassemble et soit aspiré par les tuyauteries du forage. Car il s’agit de fractionner la roche-mère, de la fracturer, de la fracasser. Mais pas avec n’importe quel explosif.

L’explosif n’est pas un explosif, bien sûr, c’est un liquide, énormément de liquide à très haute pression, en fait de l’eau (et il en faut plus que beaucoup) avec des adjonctions de sable et d’un petit pour cent (un tout petit pour cent, le pauvre) de quelques centaines de produits chimiques top secret et dont il faudra reparler. La pression de ce liquide va alors fissurer les schistes et permettre au gaz libéré de remonter à la surface en suivant le chemin prévu à cet effet le long de la colonne de forage. Et là-haut, il sera brûlé en torchère avant d’être liquéfié ou placé en gazoduc. Tout est prévu, on vous dit !

C’est pourtant là que le bât blesse. La R & D est persuadée et elle veut nous persuader qu’en une quarante d’années d’expériences soigneusement analysées, elle s’est rendue capable de construire des modèles suffisamment subtils pour qu’ils donnent une image exacte de telle ou telle strate de schistes et de son environnement rocheux. Si la société Halliburton qui, dès 1972, mettait au point son procédé “Waterfrac” (fracturation hydraulique) et qui n’a pas cessé de perfectionner ses recherches en R & D, si cette société n’était pas capable de modéliser correctement, où irions-nous ? Et pourtant…

Et pourtant, Halliburton (ou Total ou GDF Suez…) est incapable de modéliser correctement ce qu’elle affirme modéliser correctement. Il n’est même pas sûr qu’elle puisse espérer (espérer rationnellement !) y parvenir un jour car le concept de modélisation implique que le modèle construit sélectionne dans l’objet étudié les grande lignes de forces et néglige consciemment ce qui leur échappe, s’interdisant par cette logique de connaître ce qu’il néglige. Or, ce qui est négligé ici ce sont les mécanismes physiques et chimiques que peuvent entraîner toutes ces microfissures aléatoires, ces réactions erratiques, ces variations microscopiques ou minuscules de faciès, de pressions, de températures, bref ce qu’on pourrait appeler la vie de l’inerte.

Et il peut arriver que la vie de l’inerte, malmenée par des modèles inadéquats, malmène la vie du plus vivant des vivants. C’est ce qui arrive en ce moment même dans la première puissance mondiale, à deux pas de la bande littorale du Nord-Est, là où se trouve les bassins versants des Appalaches qui alimentent en eau les conurbations de Boston, Philadelphie, New-York, Baltimore. Dans le district de “Marcellus Shale”, truffé de puits pour le gaz de schiste, l’eau est devenue imbuvable et inutilisable parce qu’elle est empoisonnée par la présence de méthane, de benzène, de détergents qu’on ne finit pas de recenser. Vous pouvez approcher un briquet de votre robinet et il flambe. Au moins un puits a explosé. Une maison aussi. Tout y semble pourri. Pourri de l’intérieur. Pourri d’en dessous. Et on sait ce qui s’est passé. Et on sait ce qui se passe en ce moment même.

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En ce moment même, le modèle mis au point par la R & D est mis à mal par le flux d’eau, de sable et de produits chimiques qui s’infiltre à travers ses lacunes, qui s’infiltre, qui s’exfiltre à travers les microfissures de la roche. La majeure partie, certes, demeure dans le tube et peut être remontée à la surface comme par une pipette, suivie par le méthane enfin domestiqué, aux aplaudissements rieurs de la R & D qui se congratule. La majeure partie, oui, mais le reste ? Et qu’importe que ce reste soit évalué par le modèle à 10%, au quart ou à la moitié, le reste est empoisonné (et empoisonnant) et commence à circuler : il suinte, le reste, c’est sa fonction. Une partie de ce reste remonte. Percole. Atteint les aquifères, se rit du barrage de béton que la R & D a dressé autour des tubes de forage, baptise l’eau des nappes au méthane, au benzène, aux poisons. Et ce beau merdier est à son tour pompé par la distribution d’eau dite potable. Et parfois en surface un puits flambe. Ou c’est parfois une maison. On trinque à l’eau gazée. On trinque.

La R & D avait-ellle prévu ça? Quand un modèle est parfait, il doit permettre d’envisager les effets de ce qu’il néglige pour être un modèle parfait. Même aux States où la vie humaine est moins protégée qu’en Europe occidentale. Même dans les Appalaches où la densité démographique est relativement faible et d’ailleurs assurée par des populations marginalisées regardées de haut par les ingénieurs d’en bas. Même en Ardèche.

L’unanimité de la réaction locale en Ardèche et ailleurs a entraîné ce qui peut apparaître comme un recul des pouvoirs publics ou, au moins comme une mise au point. En témoignent, lors des questions au gouvernement du mercredi, ces “échanges” entre un des ministres chargés du dossier et une députée du Var appartenant à la majorité présidentielle.cliquer ici. .

Il y a tout de même quelque chose d’un peu inquiétant dans la réponse de Madame le Ministre. En gros, elle nous dit de ne pas nous inquiéter, de bien comprendre que les cas de pollution évoqués (d’ailleurs fort timidement) par la parlementaire ont eu lieu aux USA (et au Canada), qu’ils témoignent de procédés “à l’américaine” et qu’il n’est pas question de les introduire tels quels en France. Avec son collègue de l’industrie et de l’énergie, elle a d’ailleurs missionné deux groupes de travail sur la question. Même si – contrairement à toute prudence et à ce que nous savons tous sur l’indépendance des experts par rapport aux lobbies industriels – nous faisions confiance à ces commissions, pourrions-nous croire, comme nous y invite la Ministre, qu’il y a une R & D à l’américaine et une R & D à la française ou à l’européenne ? Total ou GDF Suez, Encana ou Schuepbach Energy disposeraient donc de départements pour la R & D capables de ne pas tenir compte des résultats scientifiques atteints par Halliburton en quarante années de travaux ? C’est aussi convaincant que les conclusions de la fameuse commission sur les conséquences de Tchernobyl et le respect de l’espace français par le nuage radio-actif ! Non : s’il y a un domaine où la mondialisation et même l’universalisation sont avancées c’est bien la R & D. Non, pour la R & D universelle, les travaux de Halliburton font autorité

Donc, de deux choses l’une : ou bien, le gouvernement hésite à dire clairement aux industries pétrolières misant sur le gaz naturel non conventionnel qu’il est impossible d’exploiter celui qui se trouve dans les schistes français ; ou bien, le gouvernement hésite à dire clairement aux populations concernées qu’elles seront obligées, par des Déclarations d’Utilité Publique, d’accepter l’impensable. En attendant, dans les deux éventualités, un petit moratoire, ça permet de souffler.

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Au sein du gouvernement, il semble que la ministre de l’Ecologie soit plus sensible que d’autres ministres aux tentatives des entreprises pétrolières de passer en force et qu’elle leur résisterait volontiers avec ce moratoire sur les autorisations d’exploration. Elle tient à faire cette distinction – moins significative qu’elle le prétend – entre forage d’exploration (consistant parfois, comme à Villeneuve-de-Berg à réactiver un ancien forage vertical en y ajoutant, et ça change tout, du fractionnement hydraulique pour en faire un forage horizontal) et forage d’exploitation “à l’américaine”. Cette distinction lui permet aussi de s’abriter derrière le Code Minier pour affirmer qu’elle ne peut pas annuler les permis d’exploration actuellement accordés. Bref, un petit côté faux-jeton qu’on va attribuer provisoirement à son souci de ne pas affronter directement certains de ses collègues du gouvernement ou de l’Elysée. L’échange suivant, qui a eu lieu, lors d’une autre question du député PS de l’Ardèche, Pascal Terrasse montre toutefois que la ministre pointe du doigt (sans insister, bien sûr) un argument que ne manquent pas d’utiliser les tenants du gaz de schiste. Madame Kosiusko-Morizet répond au député qu’exploiter du gaz de schiste dans le sous-sol français permettrait quand même d’échapper en partie aux importations d’hydrocarbures. C’est-à-dire qu’elle feint de croire qu’il existe potentiellement des techniques qui permettraient rapidement d’exploiter le gaz de schiste proprement (“à la française”) et que la mission confiée par elle et par son collègue, ministre de l’Industrie et de l’Energie, pourra, en quelques semaines en apporter la preuve.Un simple petit moratoire de communication suffirait alors à rassurer tout le monde !

Or, au fur et à mesure que les informations arrivent sur ce qui s’est passé depuis que le gaz de schiste est au bord de la place publique, on apprend des événements inquiétants. Dans cette interview, Corinne Lepage dénonce, par exemple, une initiative gouvernementale récente, puisqu’elle s’est déroulée en décembre et en janvier dernier, et qui a permis au gouvernement, par ordonnance, sans passer par le Parlement, de modifier le Code Minier de manière que le Code Minier interdise au gouvernement d’annuler les permis de recherche déjà attribués !

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Je voudrais développer ici ce que j’évoque dans le commentaire ci-dessous. L’incapacité de la R&D à modéliser ce qui se passe à des centaines de mètres de profondeur – pour des roches particulièrement feuilletées, brisées, fractionnées de façon aléatoire – est une incapacité durable dont il faut se demander si elle n’est pas définitive.

C’est peut-être le moment de reprendre les intuitions raisonnées de Michel Serres quand il invite les experts des sciences dures (à vocation technique conduisant à modifier “la nature”) à chercher avec leurs homologues des sciences douces (les “sciences humaines”) des passerelles à double sens pour permettre non plus l’humanisation de la nature (humanisation productiviste qui se traduit souvent par la transformation des hommes en choses) mais ce qu’il appelle “l’hominescence”.( On peut commencer ici)

Peut-être faudrait-il profiter de l’occasion pour souligner qu’il y a dans la recherche, quelle qu’elle soit, des limites qu’elle ne peut pas franchir et qu’elle ne doit pas essayer de franchir en prenant le risque d’exploser localement la nature et ceux qui, vivant avec, la font. Avec l’exploration des sous-sols profonds pour le gaz de schiste et, à fortiori, avec leur exploitation, cette limite semble bien être franchie.

2 réponses à “Gaz de schiste”
  1. Malik von Allmen dit :

    Très bon dossier, avec des liens bien instructifs. Serait-il possible de signaler ce document au “Collectif 07 stop au gaz de schiste” ?

  2. admin dit :

    Mais oui, Malik, c’est très possible. Je ne t’ai pas répondu tout de suite, parce que je n’étais pas sur le blog…
    Autre chose (ou la même chose) : ce billet est inachevé et je compte le compléter en insistant sur le fait que, pour de nombreuses années encore (sinon définitivement) la R&D ne sera pas en mesure de modéliser les schistes profonds de manière à pouvoir espérer maîtriser les conséquences du fractionnement, notamment la percolation jusqu’aux aquifères du méthane et des produits chimiques malangés à l’eau et au sable. Si j’avance cette remarque, bien que je sois analphabète dans ce domaine, c’est qu’il me semble qu’on touche ici du doigt les limites de la modélisation qui sont, peut-être, les limites des sciences dures quand elles prétendent gérer le “réel”.
    J’ai terminé aujourd’hui (modifié, le 3 mars 2010)

  3.  
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