Mille ans plus tard ou à peu près …

Nouvelle ontologique

On trouvera ici le 1. et ici le 2.

3

Donc (quelle merveilleuse conjonction qui semble coordonner des propositions qui ne peuvent être pour l’instant que juxtaposées !), donc, mille ans avant cette sorte de foire aux livres qui permit à un être humain contemporain de se procurer le texte du Livre des Sources, Abou Ya’qûb Sejestani s’intéressa par écrit à l’être.

Oui : pas à tel ou tel étant ou groupe d’étants, mais à l’être. Non : pas à l’être en soi, ou pas seulement. Mais à l’être. Le lecteur de ce texte comprit vite que ce serait difficile mais comme une certaine habitude l’avait déjà orienté vers ce genre de difficulté, il voulut s’obstiner, croyant sans doute, le pauvre, qu’habitude vaut habileté! Donc, il s’obstina et comprit ou crut comprendre, grâce à la traduction, que Abou Ya’qûb Sejestani utilise deux appelations pour désigner l’être. Il l’invoque sous le nom de Dieu, au vocatif, – d’une façon qui évoque la shahada, la profession de foi musulmane – surtout pour réaffirmer qu’on ne peut rien en dire sinon qu’il est. Mais surtout (surtout, parce qu’un traité d’ontologie ne peut pas en rester au vocatif), il le qualifie (oui, juste après avoir affirmé que l’être, étant le tout, est inqualifiable), il le qualifie de “Principe” (obligeamment Henry Corbin nous prévient qu’il traduit ainsi le mot arabe de Mobdi’) : non pas, le principe premier, mais le Principe.

Qu’on puisse ainsi identifier Dieu ou quelque divinité que ce soit (et surtout si on pense qu’elle est la seule, l’unique) à une sorte de prémisse logique dans un raisonnement incita d’abord notre lecteur tout neuf à ricaner : ou bien Abou Ya’qûb Sejestani, l’esprit obscurci par ses croyances religieuses, ne voyait pas la contradiction, ou bien, il la voyait mais il s’en accommodait par prudence… Il commença donc à ricaner, mais s’arrêta tout net quand il se rendit compte qu’il n’y avait contradiction que pour un esprit simpliste qui eût confondu le raisonnement logique dont le Principe constitue la prémisse avec n’importe quelle ratiocination du quotidien du genre le lait bout (prémisse) donc il va déborder, baisse le gaz sous la casserole. Et il ne s’agit pas de cela.

La force et l’intérêt de la pensée ismaélienne (de cette pensée ismaélienne là) c’est qu’elle tente de se maintenir au niveau de l’être en tant qu’être, sans s’attarder à le diviniser. Elle identifie bien l’être et Dieu, elle s’adresse même à Dieu comme à une personne supra-humaine, mais une fois ce salut exécuté dans des formes acceptables pour la culture locale, elle se développe en examinant de façon pointue le concept de l’être en tant qu’être.

Rien de plus éloigné de cette attitude intellectuelle que le Dieu horloger parfois envisagé par Descartes et qui, ayant créé l’horloge du monde et ses ressorts en mouvements perpétuels, n’a plus ensuite qu’à la laisser fonctionner sans plus s’occuper d’elle ou en n’intervenant qu’en cas de dysfonctionnement. « L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer Que cette horloge existe et n’ait point d’horloger. » dirait Voltaire un peu plus tard. Pour Abou Ya’qûb Sejestani, Dieu n’est pas une divinité qui aurait, un jour, décidé de créer le monde, comme d’une pichenette et qui n’aurait plus eu ensuite qu’à le laisser courir sur son erre parfaite. Pour Abou Ya’qûb Sejestani, Dieu est un concept et c’est pourquoi il l’appelle le Principe.

Là, notre lecteur aléatoire de Trilogie Ismaélienne était à son affaire. Car il avait le défaut de prendre l’ontologie fort au sérieux, pour des raisons souvent obscures aux yeux de ses interlocuteurs auxquels il affirmait régulièrement qu’il faut en passer par cette obscurité avant de comprendre son intérêt. S’il était évident (du moins, à ses yeux) qu’il en était passé par là, il lui arrivait de penser, et surtout de sentir, qu’il n’en avait pas fini avec sa traversée de la confusion. Alors, Abou Ya’qûb Sejestani lui parut tout à coup susceptible de le prendre par la main pour l’aider à en sortir. En voilà un qui ne reculait pas devant la difficulté !

(à suivre :4.)

Les commentaires ne sont plus admis.