Mille ans plus tard ou à peu près …

Nouvelle ontologique

On trouvera ici le 1. et ici le 2. et ici le 3.

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Abou Ya’qûb Sejestani avait parfaitement conscience ( la langue, ici, nous joue un de ses tours : il avait imparfaitement conscience!), comme ses semblables, les doctes de l’ismaélisme, que la pensée humaine ne peut pas examiner l’être en tant qu’être autrement que par des allusions imagées condamnées nécessairement à l’échec, puisqu’elles peuvent au mieux espérer saisir un aspect de l’être en tant qu’être, alors que celui-ci se présente comme un tout indécomposable en aspects. Lui seul pourrait se saisir. Ce qu’il fait d’ailleurs : Abou Ya’qûb Sejestani en était convaincu. Mille ans plus tard, son lecteur aléatoire croyait partager cette conviction.

Qu’on y songe (et notre héros provisoire y songeait!) : deux images semblent s’imposer à l’ontologue comme à l’apprenti ontologue. D’une part, l’être en tant que tel est évocable par la pensée humaine sous l’image d’un espace infini englobant non seulement l’univers mais tous les univers possibles, imaginables et inimaginables. D’autre part, l’être en tant que tel est évocable par la pensée humaine sous l’image d’un point physique ou mathématique concentrant dans son intensité tous les possibles et les impossibles, les imaginables comme les inimaginables. Le pire – pensait notre être humain du fin fond de sa province – c’est que non seulement ces deux images s’excluent l’une l’autre mais qu’en outre et en même temps, elles ne s’excluent pas ! C’est d’ailleurs pourquoi notre lecteur, mille ans plus tard, découvrit avec reconnaissance ce que Henry Corbin faisait Abou Ya’qûb Sejestani appeler, dans son Livre des Sources, le Principe. Ça lui parut génial !

Certes, cela reste une image, mais l’assimilation de l’être en tant qu’être au Principe lui parut permettre à l’entendement humain de dépasser le conflit des deux métaphores de l’infini et du point. Le Principe, échappant comme tout principe logique à l’espace et au temps, est facilement assimilable à un point, mais ce point – ce point logique, mathématique et non physique – contient en lui les propositions logiques qui émanent de son caractère de prémisse. Mais la langue nous trompe, surtout quand il s’agit de traduire, et nous suggère que cette émanation s’effectue dans le temps et l’espace. Or, il n’en serait rien : il ne s’agit pas ici d’une effusion mais d’une infusion. Les effets, conséquences, corollaires, lemmes et théorèmes qui émanent du Principe n’en sortent pas. Ils restent contenus en lui et demeurent ses contemporains.

Dans une note de commentaire, ajoutée par Henry Corbin à sa traduction du Livre des Sources, notre homme s’aperçut que le philosophe traducteur signale que, pour Abou Ya’qûb Sejestani, l’être en tant qu’être est pensé non pas (surtout pas !) comme un étant mais comme un « faire-être », comme un « instaurateur ». Le faire-être est le Principe dans la mesure où il déduit de lui-même, et tout en restant un point, ce que l’Ismaélien nomme le Sâbiq, que Corbin traduit par « Première Intelligence ». Dans un point, il n’y a pas de distance, ni spatiale ni temporelle, et il ne faudrait pas voir – et ici, on ne sait plus si c’est l’auteur, son traducteur ou leur lecteur qui parle – entre le Principe et la Première Intelligence autre chose qu’une sorte de déduction logique : le Principe n’est ni avant ni devant ni au-delà ni en-deçà de la Première Intelligence et la Première Intelligence n’est ni après, ni derrière le Principe. Puisque le Principe est faire-être, la Première Intelligence s’en déduit logiquement (et immédiatement) comme le premier étant. Ah, mais ! Et c’est même un étant « à l’état pur » doté d’une réalité idéale unique ne comportant aucun vis-à-vis. Et débrouille-toi avec ça !

Notre homme se gratta la tête – constatant une fois de plus que l’exposition de sa calvitie aux rayons solaires y avait multiplié des dyskératoses antipathiques mais qui n’avaient rien à voir avec la Première Intelligence, quoiqu’elles fussent, elles aussi, des étants – ce qui ne l’aida pas beaucoup. Mais un peu quand même, car l’allusion à des étants de seconde zone sembla le conduire à maintenir sa pensée sur cet étant particulier, et même hors-classe. Spatialement et temporellement inséparable du Principe, la Première Intelligence s’identifia pour lui à ce que certains de ses maîtres en philosophie khâgneuse appelaient Logos. Mais si Logos est un étant, c’est qu’il est nécessaire de ne pas confondre étant et existant. Le Logos n’est pas un existant car il n’a pas besoin de la matière pour être. Pour les Grecs, c’est la rationalité qui articule entre elles les idées archétypes qui formeraient comme le texte d’un livre où tout est écrit : possible, réel, imaginaire, erreurs, mensonges. Finalement, c’est plutôt habile d’appeler cela La Première Intelligence.

(à suivre : 5)

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