Mille ans plus tard ou à peu près …

Nouvelle ontologique

On trouvera ici le 1. et ici le 2. et ici le 3. Pour le 4, ce sera ici et pour le 5, là.
Quant au 6 ce sera là.

7.

On le voit peut-être : notre homme, faisant les demandes comme les réponses, et sans doute les réponses avant les demandes, en arriva à considérer d’un autre œil les tergiversations alambiquées de Abou Ya’qûb. Bien que Henry Corbin en appréciât la profondeur, il laissa de côté les calculs minutieux et un rien obsessionnels sur les rapports entre les chiffres, les nombres, les lettres de l’alphabet arabe des Fatimides, les Imams, les Anges, les Génies, les Démons, pour concentrer son attention sur l’idée même de correspondance qui semblait avoir tant tenu à cœur aux Ismaéliens.

Abou Ya’qûb Sejestani, en ne l’interrompant pas, lui confirma le bien-fondé de ce choix. De ce fait qui n’en était pas vraiment un, notre homme alla jusqu’à y voir – et sans avoir envie de hausser les épaules – ce qui permettait au sage ismaélien, au terme d’une ascèse voulue absolue qui le dépouillait de l’existant pour s’approcher de l’étant le plus pur, d’appréhender, sans recourir ni au temps ni à l’espace, la coïncidence qui rendait le sage comme consubstantiel à l’Âme Universelle, au Logos, au Principe Instaurateur, à l’étre en tant qu’être. Oui, il en arriva à penser avec Abou Ya’qûb que le faire-être instaurateur aboutit, à l’issue d’un cheminement logique immédiat, à un croire-exister. Un croire-exister où la croyance est tellement invasive qu’il est la définition même de l’existence.

En lui – il était grand, chauve, malencontreux, âgé, pathologiquement lucide, sans amertume – il lui arrivait de découvrir, de craindre de découvrir, que cette croyance soit surtout de la crédulité. Et, pour ne pas être surpris par cette découverte, il anticipait sur elle, en en arrivant à s’énerver contre Abou Ya’qûb Sejestani dont le mysticisme rationnel et imperturbable lui paraissait avoir ignoré l’encombrement mensonger et perturbant de la recherche rationnelle. Mais, à mille ans d’intervalle, et même si ce millénaire n’est rien au regard de l’aveuglante éternité, son agacement lui paraissait devoir paraître bien véniel au sage Ismaélien.

Bref : notre homme sentait ou commençait à pressentir qu’il devait – pour que sa croyance fût enfin une croyance pure, non mêlée d’un soupçon de crédulité – l’asseoir sur une assise plus solide qu’un raisonnement à contorsions multiples. Il lui fallait de belles et bonnes intuitions dans lesquelles étant et existant se confondraient.

Or, à quelques temps de là, mais toujours dans ce millénaire qui n’en finit pas, il arriva soudain que notre grincheux sans amertume, alors assis ou se croyant assis dans son jardin à terrasses sur une grosse pierre en forme de banc, près d’un très vieux cerisier gommant roux de toutes ses cicatrices, se sentit disparaître.
Il ne disparut pas en un éclair, mais en un éclair il s’aperçut qu’il avait disparu.

Anéanti. Absorbé dans l’écorce du vieux cerisier qu’il regardait l’instant d’auparavant. Non, pas dans l’écorce du vieux cerisier : à force de la contempler en myope, il l’avait annihilée, n’en voyant plus qu’une anfractuosité ligneuse, si ligneuse même qu’elle en devenait minérale et qu’elle le happait. Mais le happant, elle se réduisait encore plus à la boursouflure ponctuelle qui en gênait l’entrée. Et soudain, il se rendit compte qu’il ne se rendait plus compte de rien, qu’il disparaissait, qu’il avait disparu.

Dans le moment même où il appréhendait le tout, le tout l’appréhendait : il était le tout. Ayant comme franchi l’infranchissable limite qui ferait frontière entre ce qui n’admet pas de limite et ce qui n’est que limite, un existant quelconque se retrouvait étant à l’état pur. Et par l’entremise immédiate de l’étant à l’état pur, l’être en tant qu’être se présentait, éternel, immobile, infini, ponctuel.

(à suivre:8)

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