Parmi les dernières livraisons de la revue en ligne « remue.net » je viens de trouver un texte intéressant proposé par Pierre Ouellet.

Glane 7 : « Au-delà des fins » par Pierre Ouellet

de l’inexistence (27)

Je ne connais pas Pierre Ouellet, mais on peut apprendre assez vite sur la Toile qu’il s’agit d’un écrivain québécois, enseignant de profession, et qui s’intéresse beaucoup à un romancier comme Antoine Volodine dont j’ai toujours raté les publications, tout en sachant qu’elles devraient m’intéresser.

Le texte de Pierre Ouellet dans remue.net m’a passionné pour au moins trois raisons.

D’abord, il m’a paru (tout de son long, ou presque) particulièrement bien écrit. Je sais qu’il s’agit là d’une raison peu convaincante puisque j’émets déjà une réserve et puisqu’il sera toujours possible de faire remarquer que ce que je qualifie de « bien écrit » relève de la subjectivité la plus éphémère. Je persiste quand même à souligner d’une part qu’il lui arrive de succomber à une certaine facilité par gourmandise du « bon mot » et surtout d’autre part qu’il réussit à rester clair, voire classique (j’apprécie!) pour évoquer des situations d’écriture fort baroques.

Par ailleurs, son texte présente à mes yeux l’avantage de m’introduire à la lecture (ou plus exactement : à l’envie de lecture) d’un groupe d’écrivains qu’il rapproche (est-ce à leur corps défendant?) sous ce commentaire personnel. Il y a là Antoine Volodine, bien sûr, une allusion à Valère Novarina, et des indications plus précises sur Alain Fleisher, Céline Minard, Patrick Chatelier, Pascal Quignard. Ces écrivains me sont inconnus ( Novarina et surtout Quignard, mis à part), mais que Pierre Ouellet les rassemble en inventant un mode grammatical ajouté à l’indicatif, au subjonctif, au conditionnel , à l’infinitif et à l’impératif et qu’il appelle « le Vindicatif », les transforme à mes yeux en hétéronymes d’un même personnage. Un peu à la manière dont il paraît que Volodine use fréquemment.

Ce sont ou ce seraient tous des écrivains de la véhémence, prenant source et souffle à la fois dans ce qu’ils vivent du monde (sur le mode négatif) et dans le commentaire qu’ils font ou qu’ils feraient des réflexions de quelques ancêtres comme Gersham Sholem, Walter Benjamin, Franz Rosenzweig, Ernst Bloch, penseurs juifs dissidents de la première moitié du siècle XX. Samuel Beckett assurant la liaison. Curieusement (au moins, à mes yeux), Pierre Ouellet ne rapporte pas l’écriture de ce groupe aux textes qu’ont pu produire Kafka, Musil ou même Rilke ou Marina Tsvetaeva. Que je le fasse spontanément explique en partie l’intérêt que je porte à cette interprétation.

Mais la raison principale de mon intérêt vient de ce que Pierre Ouellet centre son propos sur ce qu’il appelle « les fins » :

« Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir… » Beckett nous a laissé, il y a déjà plus d’un demi-siècle, le leitmotiv de notre époque. Sa rengaine, sa ritournelle, qui nous reste dans la tête longtemps. Une comptine, une chansonnette, dont l’air, le rythme et le refrain nous fascinent et nous obsèdent. On n’entend plus que ce battement : fin de l’Homme, fin de l’Art, fin de l’Histoire… Mais l’entend-on toujours d’une même oreille ? Le comprend-on toujours dans le même sens ? Suivant la même leçon ? On s’y est habitué, accoutumé, au point d’en être intoxiqué, de faire chaque jour, chaque nuit, une overdose de cynisme, de nihilisme, dont on ne souffre même plus, insensible qu’on est à cette espèce de scie : mort de cela ou de ceci, de la civilisation ou de la démocratie, mort de Dieu, de l’espèce, de la planète… mort de la Vie. L’addiction a ses effets : elle nous rend familiers avec une étrangeté, cette fin qui nous nie et nous renie, cette « chose » en négatif qui ressemble à un « manque » dont on serait drogué bien plus qu’à une réalité, un état de fait, une quelconque substance. Nous sommes devenus des camés de la fin, des accros de l’eschatologie, des défoncés de l’apocalypse… mais qui, étrangement, s’accommodent de cet état, même menaçant, comme si « vivre » au plus près de la fin et même au-delà était le seul mode d’être qui nous satisfasse vraiment.

Il va de soi, au moins à mes yeux, que je ne partage pas complètement, loin de là, ce point de vue, mais j’y reconnais une proximité telle avec ce que j’appelle « l’inexistence » que je ne peux pas éviter de me passionner pour ce que Pierre Ouellet écrit.

*


Saul première

Sur la véhémence

La véhémence n’est pas mon genre : avant toute réflexion, mais aussi après réflexion, je suis gêné par les explosions d’amertume ou de joie. Il me semble que l’explosion se vit dans l’intime où elle prend d’ailleurs toute sa place. Ou presque. Ou presque, car je ne peux pas nier que l’explosion, par nature, exige toute la place, exige d’être proférée, exige d’être entendue et d’occuper, dans l’instant, tout l’espace. Qu’elle permette de coïncider enfin avec soi-même, j’en conviens et j’approuve, mais je vois en même temps qu’elle est tueuse. Elle annihile tout ce qui n’est pas elle, même quand on parvient à la conserver pour soi ; alors si on la laisse s’expectorer elle ne tolère de partager l’instant et l’espace avec rien. Qu’elle croise alors une autre véhémence, et même si celle-ci est mue par les mêmes élans, et la voilà qui grince de jalousie, qui ricane de pitié ou de dépit, qui finit parfois, renfrognée, par se taire. Qu’elle soit de joie ou d’amertume, la véhémence est aussi impérialiste qu’impérieuse : se partager, pour elle, ce n’est pas chercher et trouver un modus vivendi avec les autres, c’est imposer sa toute-puissance, qu’il ne leur reste plus qu’à marcher au pas avec elle.

Et pourtant, son modèle reste le chant d’amour qui accompagne la jouissance. Le « h » aspiré de sa deuxième syllabe, le « h » inspiré qui la soulève est bien à la fois ce haut-le-cœur et cette assomption qui la font jaillir sur l’envers disloqué des paroles, quand les mots qui arrivent au corps s’anéantissent d’eux-mêmes pour sourdre, méconnaissables, dans un chant dissonant et comme dément. Accédant à l’existence intime, la véhémence présente ce que Thérèse d’Avila appelait « la suavidad », presque le contraire de ce que la langue française appelle « la suavité », cette réunion de la souffrance extrême et de l’extrême joie, quand le corps ne fait plus qu’un avec l’âme et l’âme devient une seule zone érogène, quand la présence à l’être se confond avec la présence de l’être, quand on est à la fois anéanti et identique au tout. Mais la véhémence se détache de son modèle quand elle éructe ses vociférations vers l’extérieur.

D’amoureuse, elle devient tueuse. Son élan vital est un élan létal : mort à l’autre qui n’entend rien, mort à la vie qui est si mal foutue, mort à l’ordre du monde, ce désordre sourd, mort à la mort comme délivrance exquise ! Je n’aime pas la véhémence. Je ne sais pas conjuguer le vindicatif. Mode défectif qui ne devrait se conjuguer qu’à l’irréel du passé. Mais la présentation que Pierre Ouellet en suggère m’oblige à essayer d’y réfléchir à deux fois !

*

Sauldeuxième

Le cri en travers du cri.

La littérature à laquelle Pierre Ouellet se réfère et qu’il a tendance à définir, assez malencontreusement, comme « la littérature d’aujourd’hui », oscille – si j’en crois les exemples cités – entre le cri (vif, rapide, instantané, souvent lumineux) et l’amertume, plus diserte, plus obsessionnelle et plus confuse aussi. On aurait vite fait de la dire désespérée : impossible d’accepter le monde comme il est, mais impossible aussi de croire à un contre-monde radicalement autre, et surtout impossible, quand il arrive qu’on se leurre et qu’on croie entrevoir un contre-monde possible, de discerner quelque cheminement qui irait de l’un à l’autre. Alors, on gueule, on crie, on vocifère ou on patauge dans les gadoues. Et cela peut donner de très beaux textes, si j’en juge par les citations de Pierre Ouellet. Mais justement, ces textes, en quoi me paraissent-ils beaux ?

La question est globale, confuse et les réponses que je peux lui apporter seront forcément en vrac, dans le désordre. Agaçant, ce désordre, oui, mais partie intégrante de la beauté en question. Car ces textes, sur lesquels un silence aimable est entretenu par le microcosme, ont une capacité de jaillissement spontané, convulsif, compulsif – assez proche de Céline, de ce point de vue – mais bien repris en mains, le jaillissement, dans une écriture qui, restant claire, semble suggérer qu’il est possible parfois de passer de l’envers disloqué des mots à leur endroit loquace sans perdre de l’intensité. Cette qualité esthétique pourrait d’ailleurs induire en erreur le lecteur si, rassuré par elle, il passait à côté de l’effroi qui est à sa source. L’effroi ne se commande pas, mais il peut s’oublier.

Il peut aussi s’entretenir de lui-même quand l’écriture qu’il travaille de l’intérieur s’acharne dans le désespoir, y compris contre la complaisance qu’on pourrait y déceler. À partir de ce que Pierre Ouellet en dit et en cite, je vois certes l’inévitable complaisance mais aussi cette auto-destruction du cri qui se délite immédiatement, comme s’il s’en rendait compte. Il y a souvent comme un cri de travers à l’intérieur du cri. Comme un fausset qui le déraille. Un surcroît. Un manque aussi bien. Le cri ne doit pas être une délivrance, mais c’est une délivrance. Et qui ligote encore plus ! Alors, le vociférateur redémarre, comme si de l’écriture, de la véhémence en plus, profitait de la faille par les travers du cri pour repartir chargée ou rechargée d’intensité, ajoutant aux vitupérations contre l’ordre du monde la nouvelle hargne issue du cri lui-même.

Est-ce parce que la véhémence n’est pas mon genre ( la véhémence exprimée, s’entend), mais face à cette littérature du cri, j’ai une envie que je sens un peu ridicule ? J’ai envie de leur dire que je crois qu’ils se trompent ! Attitude risible dans la mesure où la véhémence n’invite pas au dialogue : au sens précis, ils n’en ont rien à foutre de mes ratiocinations ! Je vais pourtant m’obstiner. Entêtement qui est sans doute le fruit de ma véhémence intime…

Par prudence, je m’adresserai surtout à la présentation de ces écrivains par Pierre Ouellet. Son texte insiste sur la différence qu’il convient de ressentir et de comprendre entre leur messianisme et le millénarisme qu’on pourrait leur reprocher. Le millénarisme se situe dans l’Histoire (considérée comme un enchaînement objectif de faits passés) et prétend y mettre fin pour enfin accéder à un ordre qui ne soit pas jungle. Le messianisme post-humain (ainsi qualifié par Pierre Ouellet) se situerait, lui, au niveau d’une Contre-Histoire : il n’annonce pas la fin de l’Histoire des hommes sur le monde, il est la fin de l’Histoire, il est la fin du monde, il vit la fin du monde, il meurt la fin du monde. La Contre-Histoire, c’est l’intuition qu’il n’y a pas d’Histoire, qu’il n’y en a jamais eu, qu’aucun événement factuel ne nous la révèle, que le monde meurt, qu’il n’a jamais cessé de mourir et aussi bien que le monde, à chaque instant, naît à nouveau.

Paradoxalement (par rapport à leur haine de l’Histoire), l’Histoire semble leur donner raison ! En ce moment, qui n’en finit pas de durer depuis au moins un demi-siècle, il semble en effet que ce soit la fin de tout, à la Beckett. Mais ce n’est pas à cette Fin de Partie qu’ils se réfèrent : par delà, l’impossibilité actuelle de faire tenir et de construire quelque récit historique que ce soit (et en quelque tradition que ce soit), Volodine, Minard et les autres sont convaincus qu’il n’y a jamais eu d’Histoire du monde et, pour eux, à la limite (et au delà!) cela n’a pas d’importance. Le monde est implosant, le monde implose et refuse d’imploser. Le Big Bang est un cri que personne ne profère. Que personne n’a jamais proféré. Quelqu’un, un jour peut-être, le proférera ? Ces spécialistes de l’aragne, du seizième sanglot, de la Peste Noire, du Temps sans temps, du Lieu sans lieu, seraient-ils d’incurables optimistes ?

Ils ont, en tout cas, et si j’en crois Pierre Ouellet, le pessimisme bien chevillé. Et c’est avec ce pessimisme-là que j’entends discuter ! « Au-delà des fins… », c’est le titre de la présentation de Pierre Ouellet : que l’on puisse seulement envisager qu’il y ait un « au-delà des fins » devrait au moins conduire à s’interroger sur le processus qui s’achève. Histoire ou Contre-Histoire ? N’est-ce pas pareil ? Que la fin de l’Histoire semble annoncer la possibilité -désirée avec tant de véhémence – d’une Contre-Histoire suppose qu’il y a eu un sens de l’Histoire dont les effets néfastes accumulés ont fini par entraîner la fin de l’Histoire. Une sorte de sens brut s’imposant aux êtres humains de hier et d’aujourd’hui aboutit, à l’instant (fort durable!) de la fin, à une sorte d’apocalypse molle qui n’en finit pas de finir. Les millénaristes fixent une date dans le futur pour la fin de la fin et quand cette date est franchie sans que la fin ait cessé, ils en fixent une autre. Les messianiques invitent à vomir l’Histoire, y compris les millénarismes, mais à trouver dans cet écœurement la force d’affirmer une Contre-Histoire, non pas comme positive (« voici ce qu’il faudrait faire et penser pour déclencher la Contre-Histoire ») mais comme le refus permanent et réitéré du sens. Et ils voient dans l’impossibilité de parler ou d’écrire sans quelque sens que ce soit une motivation de plus pour donner dans le Vindicatif.

Je remarquerai d’abord (mais je suis conscient que ma zénitude ne fait pas de moi un interlocuteur valable, y en a-t-il?) qu’il est très possible d’écrire un récit de l’Histoire qui montre (ou qui montrerait) qu’à toutes ses étapes l’Histoire a pu être vécue comme la fin de l’Histoire, y compris dans les périodes aujourd’hui considérées comme brillantes. Quand on écrivait une histoire de la naissance, de la croissance, de l’apogée et de la fin de tel ou tel empire ou de telle ou telle ambition, un soleil noir venu de la fin obscurcissait les étapes antérieures. Du point de vue de l’Histoire, les hommes ont toujours vécu dans la fin de l’histoire. Et il semble bien qu’il y a toujours eu des véhéments, des vindicatifs. Ce qui n’enlève rien à la spontanéité de la véhémence et de la vitupération. Ce qui devrait au moins alerter les imprécateurs…

*

Alerter les imprécateurs.

Les alerter sur quoi ? Oserais-je répondre sur l’inexistence ? S’il y avait – comme nous le ressentons spontanément – un temps et un espace réels, définissant un monde réel dans lequel nos corps s’incrusteraient selon les mille manières de la vie ou de la mort et hors duquel notre pensée, notre langage, notre écriture essaieraient en vain de nous arracher, alors, oui, il y aurait là de quoi hurler. Il y aurait là de quoi hurler car nos mots (nos narrations sur le monde, son passé, son présent, les états, les nations, les classes et même les individus que nos narrations institutionnalisent) ne sont pas des choses, ne seraient pas, ne pourraient pas être des choses du monde, ne pourraient pas éviter de manquer ce que nous prétendons leur faire désigner, y compris la véhémence.

C’est sans doute, Yves Bonnefoy qui a su le mieux, du moins à mes yeux, insister sur cette sorte d’exil qui est notre : le pays que nous voudrions saisir y compris avec nos mots est toujours tout près, mais hors de portée, comme un « arrière-pays » pour lequel nous voudrions tant quitter le premier plan. Comme si nous nous trouvions sur la rive d’un estuaire et rêvions d’un pont à une seule arche jeté vers l’autre rive. Mais la brume qui lève sur l’estuaire inachève définitivement l’arche et l’autre rive, entrevue pourtant, disparaît ne laissant qu’une absence intense.. Nous sommes, me semble-t-il, dans l’intensité d’une absence et c’est peut-être une définition de la présence ! Le réel est là, oui, tout près, mais il est pour être manqué, dans une espèce d’impératif futur, futur mais définitif et permanent. Il se peut – et en littérature ou en art, c’est souvent le cas – que chacun de nous vive mal ce ratage ontologique. Pas forcément dans la véhémence ou la vindicte – l’exemple de Bonnefoy nous le rappelle, et encore mieux l’effacement de Jaccottet – mais souvent dans la véhémence et en recourant au vindicatif présent.

Et ce, d’autant que l’ontologique cristallise dans l’existentiel. Le ratage inéluctable se traduit inéluctablement par des manques ou des trop-pleins contre lesquels nous croyons buter au jour le jour : trahisons (amoureuses, amicales, politiques, philosophiques…), malformations physiologiques, enfermements, misère, pauvreté, richesse éhontée, précarité des uns, outrances des autres, saloperies diverses contre lesquelles on a à peine besoin de nous inciter à l’indignation, conviction de chacun d’être le seul à s’indigner assez tandis que les autres ne savent même pas ou ne veulent pas savoir qu’ils sont malheureux … Oui, les écrivains du post-exotisme ont le monde devant eux. Et ce que Pierre Ouellet en cite et la manière dont il les commente donnent envie non seulement de les lire mais aussi, et sans illusion, d’attirer déjà leur attention sur ce qui est peut-être l’autre versant de la véhémence.

Car il faut aller jusqu’au bout et forcer la véhémence à se retourner sur elle. La Fin, dont nous ne savons pas s’il faut en sortir ou plutôt s’y enfoncer, la Fin est là, depuis toujours, niant en permanence qu’elle eut un début et qu’elle aura un terme, la Fin est là, consubstantielle à chacun de nous comme chacun de nous lui est consubstantiel. Toujours et jamais se rejoignent dans le dehors du temps. Ailleurs et ici, hors de l’espace. Oui, il y a partout le mensonge, y compris dans le vindicatif.

J’écoute Volodine, cité par Pierre Ouellet :

 » 124. Cache-toi dans la terre avec ton visage et tes viandes ![…]

129. Si tu vas dans la terre, dis les mots étranges, emporte ton visage et tes viandes ! […]

133. Interprète les cris, imagine l’ennemi, entre dans l’image étrange !

134. Écoute les cris, observe en toi l’image des cris ! […]

136. Ruine en toi l’image des cris !

Je l’écoute et j’entends ce qui résonne dans les points de suspension que Pierre Ouellet y place : que ce qui parle ici ce n’est pas Antoine Volodine, c’est le tout de l’être, c’est l’être, sans majuscule ni personnalisation, l’être qui, immuablement, est. Et c’est tout. C’est tout, oui, rien que le tout !

Et s’il est de l’être d’être l’être sur le mode de la réflexion ; et s’il est de l’être sur le mode de la réflexion de se dédoubler et de se multiplier – à la fois l’être, le miroir et l’image de l’être dans le miroir – et d’inventer ainsi le temps, l’espace, des êtres singuliers pour subir le temps et occuper l’espace, leurs morts, et de ne jamais oublier qu’il s’agit de simples déductions logiques à partir de la réflexion, alors la réflexion (c’est-à-dire l’être), alors la réflexion (c’est-à-dire ces êtres singuliers que chacun de nous est) fait apparaître, à chaque instant et en tout lieu, un monde neuf, un monde, ici et maintenant, neuf à nouveau. Et le cri, fût-il de fureur, le cri, coïncidence absolue de l’âme et du corps, de l’un avec l’autre, de l’un et l’autre avec le tout, fût-il d’épouvante, le cri aperçoit soudain, ici et maintenant un monde neuf, un premier matin du monde, l’éternellement immuable premier matin du monde. Fût-il de fureur ou d’épouvante, le cri est de jouissance. Fût-il de jouissance, le cri est toujours aussi de fureur et d’épouvante.

C’est pourquoi, je ressens devant l’évocation de ce groupe incertain d’écrivains par Pierre Ouellet (et il faudra bien que je me décide à en entamer la lecture!), ce que j’ai ressenti devant « Les Enfants des Morts » de Ellfriede Jelinek, dans la traduction de Olivier Le Lay. Comme l’Autriche post-nazie de Jelinek, ce pêle-mêle d’espaces prolétariens plus ou moins soviétiques, d’espaces bombardés par forteresses-volantes rappelant la fin de la Seconde Guerre Mondiale, d’espaces irradiés annonçant Fukushima plus que Hiroshima, d’espaces en ruines reprises par des végétations équatoriales crie l’horreur et le refus, mais la déconstruction de l’espace et du temps, donc de l’Histoire, suggère au passage des aperçus jamais vus sur des perspectives inconnues dont les points de fuite un instant se rapprochent de vous, tels l’éclatante giboulée d’Après le Déluge, avant de s’enfuir et de s’enfouir. Un instant, vous avez entrevu la naissance du monde et vous ne l’oublierez pas.

*

L’histoire de Saul de Tarse


Saultroisième
Faites l’hypothèse, mes Vociférateurs, que vous n’êtes, comme n’importe qui, que des hétéronymes de Saul. Oui, de Saul, dit Paul, dit Paul de Tarse, alias Saint Paul. Pas tellement le Saul des épîtres aux uns et aux autres que l’hagiographie nous montre – lors d’une chute de cheval – apercevant enfin la figure de son Christ, mais le Saul qui inventa le chemin de Damas sur lequel auraient eu lieu sa chute et sa révélation.


Confortablement calé en selle sur sa monture, à la nuit tombée, ce haut gradé du pharisaïsme anti-chrétien, la rêne molle, somnole, bercé dans ses certitudes par le pas régulier du cheval. Pour lui, le monde est parfaitement lisse. Ou le serait s’il n’y avait pas ces sectaires qui grimacent contre lui et qu’il a tellement combattus qu’il en est un peu fourbu, ce soir. N’osent-ils pas, ces excités qui rêvent de martyr, s’en prendre à la fois à Rome et aux autorités juives qui collaborent en paix avec l’Empire! À vociférateurs, vociférateur et demi! Et un demi sourire fatigué achève de l’endormir. C’est peut-être pour cela que son cheval passe du pas à l’amble. Une aimable brise caresse et rafraîchit : oui, le monde est lisse. Tellement lisse qu’il en est ennuyeux, mais en ce moment, ici et maintenant, la sieste cavalière s’alimente à l’ennui.

Laissé à lui-même, le destrier berce de son allure régulière la somnolence de Saul. Les lumières de Damas se rapprochent. Au loin, très loin, vaguement le tonnerre. Le chemin descend, la végétation change. Parmi les cades et les cistes, apparaissent les premières graminées à fourrage. Sans modifier son rythme, le cheval du Pharisien guigne les touffes appétissantes. Et soudain, ne résiste plus et s’arrête. Le corps de notre cavalier, non prévenu de l’arrêt, poursuit sa marche en avant, comme si de rien n’était. Le monde n’est-il pas lisse ? Ennuyeux, mais lisse. Décollant de la selle, Saul continue son chemin encore bonhomme, accroche un peu la selle avec son éperon de gauche, passe par dessus les oreilles insouciantes de la monture et commence à obéir aux exigences de la gravité après avoir suivi celles de la translation linéaire.

Le différentiel de forces engendre une résultante assez tournoyante qui réveille Saul. Inventant au passage le ralenti cinématographique, il aperçoit – quelqu’un en lui – aperçoit ce qui l’entoure – lui qui est à peine encore lui – sous des angles inhabituels et inconstants. Les axes et les coordonnées qui les accompagnent réajustent autrement le monde : les lumières de Damas deviennent les premières étoiles ou, qui sait ? les feux de quelque bivouac bédouin ; l’orage qui menaçait retire ses nuages près d’une lune surhumaine qui ressemble, qui sait ? à Yahweh, mais bienveillant, ou à Auguste, mais en plus impérial; le sol se rapprochant, assez vite, ma foi, dresse, sub-vertical ou sub-horizontal, légèrement gauchi un mur de terre battue et de verdure… Et Saul, perdant son nom et devenant Paul, emplit de son existence allégée les campagnes du Golan, sachant de source sûre, obscure mais claire, qu’il est à jamais celui par qui le monde naît. Et cela sans majuscules…

Plus tard ou au même instant, le Caravage, entre un meurtre et deux bassesses flamboyantes, inventerait à son tour le motif fameux : Saint Paul, à terre, sans trop de bobo, bras tendus et ouverts, jambes symétriques, une tache rouge jeté sur et sous lui, accueille la lumière de la révélation, tandis qu’un serviteur, l’air surpris – d’où sort-il, celui-là ? contemple incrédule le démonté, que son cheval très calme cherche à ne pas piétiner. Combinée avec le clair-obscur célèbre, l’occupation de cette grande toile par la masse du cheval, qui paraît reléguer le cavalier et sa conversion dans un rôle accessoire, aurait un peu indigné les commanditaires de l’œuvre et valu une amende à l’artiste. Qu’on le rembourse ! Car, peut-être avait-il deviné que la lumière sur le centre de la toile ne descend pas vers Saul devenu Paul mais en émane : regard émerveillé d’un qui se réveille et découvre le dessin et le dessein du monde sur ce que nous prenons, nous les habitués du monde habituel, pour un pelage et une crinière.

C’est encore un pelage et une crinière, mais ce n’est plus un pelage et une crinière. Paul y entrevoit non plus les deux dimensions aplaties d’un dessin mais ce qu’elles subissent quand s’ajoute à elles le relief qui, à la fois, les efface et les révèle, les révèle et les annihile. Les annihile, car ce qu’elles semblaient dessiner avant la chute est repris ici et maintenant, sous l’effet des ravines de la troisième dimension, dans un autre paysage, non pas décrit, photographié, évoqué, mais actif comme s’il était se creusant, se créant selon une durée qui échappe au temps. En un instant, mais qui dure un peu, très peu, un nouveau monde se burine, à la fois l’outil qui scarifie, le matériau sculpté et déjà le regard de Paul. Son regard et aussi bien sa main qui sculpte et aussi bien son ouïe, ses papilles, ses narines, non pas séparément et à tour de rôle, mais donnés ensemble par un sixième sens qui n’appartient pas plus à Paul qu’à Saul. Un sixième sens qui ne peut pas être vécu comme un sixième sens mais comme le seul sens qui soit, qui sera, qui fut. Et, lorsque Saul, devenu Paul, se relève, avec ou sans l’aide du palefrenier, il entre dans ce nouveau monde jaillissant, le même que celui qu’il vient de quitter, vociférations incluses.

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