Advienne ce que pourra

de l’inexistence (28)

En ces temps-là, il n’y avait pas de temps. Pas de temps ni d’espace. Insomniaque, une masse infinie et indifférenciée somnolait définitivement. Rien ne se passait et il n’y avait personne pour s’en rendre compte. Il en avait toujours été ainsi et il en serait toujours ainsi. Puisqu’il n’y avait pas de temps. Pas de temps ni d’espace. Ni de besoin d’en créer. La stase infinie et indifférenciée était. Et c’est tout.

La stase ne cherchait à trouver ni les cieux ni la terre, ni les ténèbres ni l’abîme. Ni la lumière. Tout était là et c’était tout. Tout était là, indifférencié, sans contraires, ni antécédents, ni conséquents, ni inconséquents. Et qui eût établi qu’il pouvait y avoir des contraires, des antécédents, des conséquents et des inconséquents? Il n’y avait personne. Seulement, la stase indifférenciée du Tout. Pas de noms. Pas de consciences. Seulement, la masse infinie du Tout. Et il en serait ainsi de toute éternité.

Et il en est ainsi de toute éternité !

*

vignette Ecoute

Est-ce pour cela que la Stase se mit à rêver qu’elle rêvait?

Rien ne l’y obligeait. Rien ne le lui interdisait. La Stase se mit à rêver qu’elle rêvait et dans ce rêve, elle s’aperçut rêvant. Elle s’aperçut rêvant qu’elle venait – s’apercevant rêvant – de créer de l’espace et du temps. Il y aurait dorénavant le temps du rêve et le temps d’avant le rêve du rêve. Et, dans le temps du rêve, la Stase se rendit compte que le rêve changeait souvent de place et dessinait de l’espace. Elle eût fort bien pu ne pas rêver qu’elle rêvait et elle le fit certainement, mais nous ne pouvons, nous les êtres de ce rêve, nous ne pouvons que la suivre rêvant qu’elle rêve. Et nous réjouir (tout en le regrettant) qu’elle eût inventé ainsi le temps et l’espace sans lesquels nous ne serions même pas en rêve.

Dans ce rêve, la Stase crut s’apercevoir que son rêve était le rêve de quelque chose qui était à la fois elle et pas elle. Cela ne l’étonna point que quelque chose pût être en dehors d’elle puisque ce quelque chose d’autre venait d’elle-même. Cela ne l’étonna pas non plus que ce quelque chose fût à la fois elle et pas elle puisqu’elle rêvait qu’elle rêvait.

Dorénavant (dans le temps du rêve), la Stase décida – comme ça, pour rien – que dans le temps et l’espace du rêve, elle laisserait la bride sur le cou à ce quelque chose. Ce quelque chose qui se mit alors à nommer tout un tas d’autres choses du rêve, comme la bride, le cou, le rêve, l’espace, le temps. Et la Stase laissa faire. Même quand le quelque chose qui était elle et pas elle se nomma lui-même et, bien sûr, la nomma, elle, la Stase innommable.

Le Verbe – puisque c’est de lui qu’il s’agit – se mit alors à agir de son propre chef. Il nomma les cieux et la terre. Ils étaient fort obscures et donc indiscernables. Le Verbe nomma la lumière et, dans le rêve, la lumière fut. Ce qui permit de distinguer des espaces clairs, des espaces d’ombre et des espaces de pénombre. Au moins dans le rêve. Et la lumière fut dite le jour et l’ombre dite la nuit. Et il y eut un soir et il y eut un matin. Mais il manquait quelque chose.

Tout en se doutant bien qu’il manquerait toujours quelque chose, le Verbe – voulant ignorer qu’il se trouvait toujours dans le rêve du rêve de la Stase – voulut créer ce quelque chose qui manquait à ce quelque chose qui était la Stase et n’était pas elle. Et alors, le Verbe fit comme s’il était la Stase. Il commença par décider qu’au commencement était le Verbe. Puis il s’endormit à son tour puisque c’était le septième jour.

Et quand le rêve lui permit de se croire réveillé, le Verbe décida, comme ça, mais ce n’était pas pour rien, qu’il se nommerait la Conscience et que la Conscience continuerait le rêve sans savoir que c’était le rêve du rêve de la Stase. Sans même savoir qu’elle rêve. Et, depuis ce jour, la Conscience continue le rêve du rêve et elle nomme. Elle nomme à tour de bras et elle essaie même de nommer la Stase elle-même. Comme si elle était extérieure à la Stase et la contemplait, comme si la Stase occupait une portion de l’espace et non la totalité d’un non-espace, comme si la Stase avait une histoire, comme si la Stase était composée d’éléments certes innombrables, certes articulés entre eux de façons certes multiples et complexes, mais que la Conscience peut commencer à dénombrer et à comprendre. Et, ce faisant, à tour de bras, la Conscience manque la Stase et construit à sa place (à sa place dans le rêve de la Stase) une image de la Stase qu’elle prend pour la Stase, comme si la Stase se laissait décomposer en parcelles qu’il suffirait de nommer et d’articuler entre elles. Dérisoire et superbe acharnement qui dresse un monde virtuel que le Verbe appelle « le Monde».

*

Quand elle aurait eu créé le Monde, la Conscience se serait rendu compte (plus ou moins) qu’elle n’avait pas créé le Monde mais la possibilité du Monde. Oui, il lui aurait paru plausible qu’à l’extérieur du Verbe, complètement à l’extérieur, existât ou pût exister une étrangeté radicale – le Monde – qui se pose spontanément en face du Verbe pour que celui-ci en prenne connaissance. Comme si la Conscience – faisant mine d’ignorer qu’elle est le Verbe – découpait le Verbe en deux morceaux : d’un côté, le Monde, de l’autre, la Conscience qui le regarde ! Et la Conscience (qui se nommait encore, parfois, elle-même le Verbe) s’attela joyeusement à relever le défi. Malgré les affres des doutes, des échecs, des tâtonnements, des abandons, le Verbe s’aperçut qu’il pouvait pratiquer dans le Monde des découpes qu’il appela des choses. Mais l’ensemble restait fort chaotique.

Alors le Verbe (comme s’appelait encore parfois la Conscience) décida, comme ça, mais ce n’était pas pour rien, qu’il se nommerait aussi la Conscience et que la Conscience était à la fois une et divisible en multiples consciences singulières. Il en inventa une. Il en inventa deux. Et ce ne fut pas facile, bien que cela se réalisât en rêve. Mais quand il y en eut eu deux, alors ce fut beaucoup plus simple : la Conscience s’explosa en innombrables consciences singulières qui, chacune de son côté, purent croire croître et se multiplier. Il y en aurait, dit-on (mais que ne dit-on pas?) près de 7 milliards aujourd’hui. Et la Conscience s’arrangea pour que chaque conscience singulière, prise dans sa propre réflexion, oublie qu’elle n’est qu’une hypostase du Verbe. Et pour que son oubli soit mieux chevillé, la Conscience (qui se souvient toujours plus ou moins qu’elle se meut dans le rêve de la Stase) dota chaque conscience singulière d’un corps qui lui semble renforcer sa singularité.

Et, merveille des merveilles, la Conscience, sous la forme de ses myriades de consciences singulières, se rendit compte que chaque corps singulier fait partie du Monde et qu’il peut lui aussi faire l’objet d’une tentative de connaissance par la Conscience. Ainsi, la Conscience s’ébahit et s’esbaudit de constater en permanence qu’elle fait partie du Monde à la fois et qu’elle est capable de prendre du recul par rapport au Monde, ce qui lui semble garantir à la fois la réalité du Monde et sa propre réalité.

Depuis ce moment, chaque conscience singulière, se voyant dotée d’un corps qui lui paraît différent du corps des autres consciences singulières, est confortée par lui dans le sentiment qu’elle est unique et qu’elle peut se penser à la première personne du singulier. En fait, la Conscience s’amuserait plutôt de cette fatuité car elle n’ignore pas que le corps et l’âme (autre nom de la conscience individuelle) sont fondamentalement identiques, le premier sur le mode de l’étendue ou de l’espace, la seconde sur le mode de la pensée ou du temps, et tous les deux dans le rêve du rêve. Si bien qu’aucune singularité n’échappe ni à la Conscience dont elle n’est qu’un avatar ni à la croyance qu’elle échappe à la Conscience.

Alors, la Conscience de s’endormir sereinement et avec elle les myriades de consciences singulières, chacune en son logis convaincue qu’elle est directement en contact avec le Monde par l’intermédiaire de son corps et qu’il lui est possible, par un coup de baguette magique, de se faire l’héritière de ses ancêtres et de ses contemporaines et, par leur entremise, de participer au contrôle progressif de l’humanité sur l’extérieur : la Nature, le Monde réel. Dorénavant, les choses du Monde, celle qui tombent sous les sens comme celles qui n’apparaissent qu’à l’aide d’instruments qui prolongent et affinent les sens, acquirent ( mais c’était toujours dans le rêve du rêve) une double manière d’être : en tant que choses dites matérielles et en tant que choses pensées.

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from tapies


Il arriva même – et ce fut merveilleux – qu’un jour, une de ces consciences singulières qu’on appelle un mathématicien, dotant d’un crayon aigu son corps de mathématicien et s’apercevant qu’une des choses du Monde que ses collègues et lui-même appelaient une planète (ils l’avaient prénommée Uranus) semblait suivre une orbite inexplicablement déviée de la seule trajectoire compréhensible, s’avisa qu’en pensant très fort, il inventerait une autre planète, totalement imaginaire, dont la proximité dévierait la trajectoire d’Uranus. Or, à quelques temps de là, celles des consciences singulières les plus férues en astronomie, équipées de surcroît de lunettes qui renforçaient grandement l’acuité de leur vision, se mirent à n’en pas croire leurs yeux en se rendant compte qu’elles apercevaient bien une nouvelle planète à l’endroit précis et au moment précis inventés par le mathématicien et ce fut encore merveilleux : n’était-ce pas là la preuve que la Conscience comprend les règles du Monde et surtout n’était-ce pas là la preuve que le Monde n’est pas une invention du Verbe englué dans le rêve de la Stase ! N’était-ce pas là la preuve que le Verbe existe ?

Quand le Verbe crut se rendre compte, pour la première fois, qu’il existe, il se réveilla de son rêve. Et tout lui fut donné d’un seul coup. Il sut tout de suite que tout lui était donné d’un seul coup. Il s’aperçut alors, et ce fut immédiatement, qu’il était partagé entre l’exultation et la déréliction. Il n’était pas partagé, non, mais son exultation – qui eût dû, croyait-il, s’accompagner d’une jubilation sans nuances – s’encombrait d’inquiétude. Son allégresse, à peine s’élançait-elle qu’elle exigeait d’atteindre déjà la cible vers quoi elle s’élançait : n’était-elle pas seulement la coïncidence de l’élan et de la cible? Et de ne pas l’être, elle s’alourdissait, elle rebroussait chemin, elle pesait dans le même mouvement qui continuait à l’exalter. Il eût fallu pouvoir rester dans l’intense, ne pas recourir, comme le Verbe le faisait déjà, au double noeud du temps et de l’espace.

Alors, le Verbe choisit – mais il savait en même temps que le rêve du rêve choisissait pour lui – de croire qu’il ne s’était pas encore réveillé. Et qu’il se trouvait dans un rêve : un rêve, ça a lieu nulle part; c’est en dehors du temps ; dans un rêve, le temps et l’espace sont dénoués. Dans le rêve, il est possible d’être ou d’avoir été ou de devoir être en même temps ici et là. Dans le rêve, et avant même qu’elles existent, la flèche et la cible coïncident. Dans le rêve, le Verbe savait qu’il était au commencement : là où il n’y a encore rien ; avant que la première chose soit nommée.

Et dans ce rêve – que le Verbe se savait condamné à croire son rêve – le Verbe décidait qu’au commencement était le Verbe. Et il fut la première chose à être nommée. Et alors, le Verbe nomma. Il nomma les cieux et la terre. Ils étaient fort obscures et donc indiscernables. Le Verbe nomma la lumière et, dans le rêve, la lumière fut. Ce qui permit de distinguer des espaces clairs, des espaces d’ombre et des espaces de pénombre. Au moins dans le rêve. Et la lumière fut dite le jour et l’ombre dite la nuit. Et il y eut un soir et il y eut un matin. Mais il manquait quelque chose.

Alors dans le lendemain matin tout neuf, le Verbe nomma les eaux et pour qu’elles ne recouvrissent pas tout et n’interdissent pas la suite, il nomma un espace entre les eaux et les eaux. Cet espace, il le nomma étendue et, pour que l’étendue ne restât pas vide et permît la suite, il y nomma le sec et l’aqueux : l’aqueux fut l’océan et le sec, la terre. Et le Verbe constata que c’était bien. C’était bien parce que son rêve se tenait : on pouvait commencer à penser que ce n’était pas seulement un rêve.

Pourtant, le Verbe restait insatisfait et, tout en se doutant une fois de plus qu’il le serait toujours, il ne nomma pas cela mais il nomma en complément d’objet direct de la terre la verdure, l’herbe qui porterait de la semence, des arbres fruitiers donnant du fruit selon leur espèce et ayant en eux leur semence sur la terre. Et d’être nommé par le Verbe dans le respect d’une argumentation serrée, cela fut ainsi. La terre produisit de la verdure et de l’herbe portant de la semence selon son espèce et des arbres donnant du fruit et ayant en eux leur semence selon leur espèce.

Et le Verbe se dit que cela était bien et aussi que ça n’était pas suffisant. Le jour, la nuit, la terre, l’océan, la verdure, les plantes, les arbres fruitiers, cela était très bien, très cohérent mais ça manquait de mouvement. Alors, le Verbe chercha des noms et des idées qui pussent s’harmoniser avec ce qu’il avait déjà nommé et donner du mouvement. Il trouva – cela lui parut judicieux – qu’il serait bon qu’il y eût deux astres autour de l’étendue déjà nommée : cela était logique car sinon l’étendue déjà nommée eût été bien réduite par rapport à l’exultation du Verbe. Et les deux astres furent nommés, le premier par la grandeur le soleil – et il présida au jour – le second par la grandeur, la lune -et il présida à la nuit. Et pour qu’on pût croire se rendre compte qu’ils étaient les plus grands, le Verbe adjoignit à leurs noms ceux des étoiles.

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from soulages

Alors, le Verbe se souvint qu’il était aussi la Conscience et dans le même élan de souvenance, la Conscience se souvint qu’elle était capable d’être à la fois une et divisible en myriades de consciences singulières, chacune dotée d’un corps, chacune en son logis convaincue qu’elle est singulière. Fût-ce à la suite d’une remarque de l’une de ces consciences singulières ? – et dans ce cas, ce fut certainement la première à recevoir l’existence – mais le Verbe s’aperçut alors que la Conscience était et n’était pas le Verbe et que chaque conscience singulière est et n’est pas la Conscience. Et il en fut ennuyé.

Mais comme, sans le savoir (tout en le sachant quand même un peu), le Verbe demeurait dans le rêve du rêve de la Stase, le Verbe s’autorisa à creuser dans l’espace et le temps pour y planter un arbre dont les fruits contiendraient un suc dont il décida, comme ça, mais ce n’était pas pour rien, qu’il donnerait à celui qui en goûterait la puissance de comprendre que la Conscience peut être et n’être pas en même temps le Verbe et que chaque conscience singulière peut être la Conscience et en même temps ne l’être pas. Et le Verbe (mais ce fut peut-être la Conscience) nomma le Monde Eden qui veut dire à la fois celui qui est là où il n’est pas et celui qui n’est pas là où il est.

Et le Verbe mit l’homme et la femme au milieu de l’Eden. L’homme et la femme étaient nus, l’un et l’autre, et ils n’en avaient point honte. Et ils n’avaient point froid. Et ils n’avaient point faim, ni de l’un ni de l’autre, ni des fruits que les arbres du Monde portaient en toute saison sans qu’ils mûrissent ni ne pourrissent. Alors l’homme, s’adressant au Verbe, lui dit Seigneur, sauf soit le respect que j’ai pour toi, on se croirait ici dans le rêve d’un rêveur : dis-moi, toi qui est au commencement et à la fin de tout, toi qui est et n’est pas, dis-moi comment je peux être sûr que je suis éveillé. Dans son extrême sagesse, le Verbe dit à l’homme qu’il n’en serait jamais sûr, sauf – ajouta-t-il – si tu goûtes du fruit de l’Arbre interdit. Et il montra à l’homme l’Arbre au centre de l’Eden, l’Arbre dont le suc donnerait à celui qui en goûterait la puissance de comprendre que la Conscience peut être et n’être pas en même temps le Verbe et que chaque conscience singulière peut être la Conscience et en même temps ne l’être pas.

Alors l’homme, d’un air entendu, hocha longuement la tête. Et la femme lui demanda pourquoi il hochait ainsi longuement la tête d’un air entendu. L’homme ne répondit pas. Et la femme lui dit qu’elle avait parlé avec le plus rusé des animaux, le serpent. Ce n’est pas interdit, dit-elle, et l’homme reconnut qu’elle avait raison. Pour continuer la conversation, il lui demanda ce qu’ils s’étaient dit, le serpent et elle. Et elle répondit que le serpent lui avait dit qu’il était chargé par le Verbe de lui dire que le suc du fruit de l’Arbre interdit donne à celui qui en goûte la puissance de comprendre que le Mal est le Bien et en même temps ne l’est pas. Alors, l’une et l’autre se dirigèrent vers l’Arbre interdit et ils mordirent, l’une puis l’autre, dans un de ses fruits, jusqu’au suc.

*

Rien ne se passa. Ou presque rien. Seulement l’homme et la femme s’aperçurent qu’ils étaient nus et ils en éprouvèrent de la honte. Ils s’aperçurent aussi que la honte est désagréable et en même temps qu’elle ne l’est pas. Et ils eurent froid et ils s’aperçurent aussi qu’en ayant froid ils avaient aussi très chaud s’ils se blotissaient dans les creux l’un de l’autre. Ils s’y endormirent en même temps. Et alors, chacun fit un songe. Chacun, de son côté, fit un songe et dans ce songe, chacun rêva que son rêve rejoignait celui de l’autre. Et dans ce rêve, le Verbe était fort irrité qu’ils eussent osé goûter du fruit défendu et il les chassait de l’Eden, qui signifie le Monde qui est et n’est pas. Le Verbe était fort irrité – dans son rêve, l’homme en fut effrayé – mais en même temps – et dans son rêve, la femme s’en fit la remarque – le Verbe était fort ennuyé.

Chasser l’homme et la femme de l’Eden sans les chasser du Monde supposait que l’Eden ne serait qu’une oasis dans le Monde. Or, l’Eden ne pouvait pas n’être qu’une oasis au milieu du Monde puisque Eden signifie le Monde qui est et qui n’est pas. Agacé par son agacement, le Verbe, par une décision de sa toute-puissance, décida de quand même chasser l’homme et la femme de l’Eden. « Advienne ce que pourra! » dit le songe de la femme au songe de l’homme et l’homme reconnut que la femme avait raison.

À ce moment du rêve, ils crurent se réveiller, et quand il se réveillèrent, l’homme et la femme eurent faim, ils eurent froid aussi, et peur et envie de disparaître, de revenir à l’Eden, de retrouver dans le non-être le bien-être dont ils se souvenaient. La grotte où ils se réveillèrent était ouverte à tous les vents et une tempête se leva qui engouffra les ténèbres dans la grotte. La femme fit un feu, l’azur l’ayant abandonnée et l’homme, allant chercher du bois pour le feu s’aperçut que certains arbres avaient perdu leurs feuilles et lançaient vers les cieux des suppliques sans espoir, que d’autres arbres portaient encore leurs fruits mais comme desséchés ou alors pourris et il ne reconnut pas, parmi eux, l’Arbre interdit.

Alors ils comprirent que ce serait à force de peine qu’ils tireraient désormais la nourriture de leur vie, que le sol avait été maudit et qu’ils n’en tireraient d’abord que des ronces et des épines. Et l’homme comprit qu’ils gagneraient leur pain à la sueur de leurs fronts et la femme comprit qu’elle donnerait la vie dans la douleur. «Advienne ce que pourra! » : ils furent, l’une et l’autre, fort stupéfaits d’avoir rêvé la même chose et cette expression devint pour eux un talisman d’alliance et quand ils la prononçaient, ils savaient, l’homme comme la femme, qu’elle contenait un sens qu’ils ne comprendraient jamais. Et, dans les ténèbres et la tempête, ils s’en réjouirent car ils comprenaient soudain que ce sens n’est pas pour être compris, mais pour faire comprendre qu’en ne le comprenant pas, ils accédaient, la femme comme l’homme,à la science qu’ils avaient goûté en même temps qu’ils goûtaient au suc du fruit de l’Arbre interdit. Le Verbe n’en pouvait mais.

Alors, ils se nourrirent, péniblement, ils se vêtirent, sans grand succès, ils se construisirent de médiocres cabanes et la femme mit au Monde, dans la douleur, des garçons et des filles qui en engendrèrent beaucoup d’autres, parmi lesquels ils nommèrent Noé. Dans leur rêve, l’homme et la femme virent que le Verbe n’en pouvait mais et qu’il s’en irritait fort. Alors ils le louèrent et, du coup, ils crurent comprendre que le Verbe s’adoucissait et qu’il permettait, comme ça, par simple adoucissement, que les premières générations de leur progéniture fussent quasiment en dehors de l’espace et du temps.

Ce furent des géants dont la taille était telle que l’espace autour d’eux perdit sa consistance : ce qui était plan se courbait, l’horizon n’arrêtait plus le regard, l’univers s’agrandissait dans le fur et la mesure qu’ils l’arpentaient et, en même temps, il se réduisait, vu de si loin, à un point immatériel. Ce furent des géants que le Verbe fit vivre si longtemps, pour les plus âgés d’entre eux, que le temps perdit son sens : l’un d’entre eux, et ce ne fut pas le plus sage, et ce ne fut pas Noé, vécut ainsi neuf cent trente années et chacune de ses neuf cent trente années étaient de trois cent soixante jours et chacun de ces jours dura neuf cent trente années. Et, ce pendant,cette durée leur paraissait un instant au regard de ce qu’ils eussent voulu vivre.

*

soulages ment

Alors, le Verbe se fâcha. À nouveau, il se fâcha contre les première progénitures de l’homme et de la femme. Il décida que la méchanceté des hommes était grande sur la terre et que toutes les pensées de leur coeur se portaient chaque jour uniquement vers le mal. Et dans leur rêve, la femme et l’homme s’aperçurent que le Verbe (ils l’avaient surnommé « Éternel») s’écriait «J’exterminerai de la face de la terre l’homme que j’ai créé, depuis l’homme jusqu’au bétail, aux reptiles, et aux oiseaux du ciel; car je me repens de les avoir faits. » La colère de l’Éternel fut telle qu’ils crurent se réveiller, mais il se rendormirent quand ils se rendirent compte, l’homme comme la femme, que l’Éternel avait décidé de sauver celui qu’ils avaient appelé Noé.

Alors, dans leur songe, l’ Éternel dit à Noé que la fin de toute chair est arrêtée par devers moi, car ils ont rempli la terre de violence. Vois : je vais les détruire, eux et la terre. Mais toi, tu vas chercher l’arbre de Gopher. Et l’homme et la femme sourirent, l’un à l’autre, et ils se dirent, l’une à l’autre « Advienne ce que pourra! » car ils croyaient savoir que l’arbre de Gopher produit un bois qui ne pourrit jamais, et ne se déforme pas, et résiste indéfiniment à toutes les eaux, pourvu seulement qu’il soit assemblé selon des agencements précis. Et l’Éternel dit à Noé, en enflant la voix afin que nul n’en ignore, de prendre trois cents coudées puis cinquante coudées puis trente coudées du bois de l’arbre de Gopher. Et d’en faire une arche, enduite de poix, une arche cloisonnée en cellules, une arche de trois étages, une arche avec une seule fenêtre fermée par un volet. Et Noé – qui ne comprenait pas encore ce que l’Éternel voulait, mais qui était un homme de bien faisant aussi parfois le mal – obéit à son Seigneur. Il pensa « Advienne ce que pourra! ».Et l’arche advint.

Et il advint aussi que,l’an six cent de la vie de Noé, le second mois, le dix-septième jour du mois, en ce jour-là, toutes les sources du grand abîme jaillirent, et les écluses des cieux s’ouvrirent. Cela sans discontinuer, quarante jours et quarante nuits. Quand la première source s’ouvrit, Noé s’était endormi et il ne l’entendit point. Mais dans son sommeil, il se hâtait de rassembler les plus proches de sa tribu qui venaient se rassurer autour de sa couche et ils apportaient avec eux, qui une paire, mâle et femelle, d’animaux purs,qui une autre, qui encore une autre, tant et si bien qu’il y eut bientôt près de l’arche sept paires d’animaux purs, et puis aussi une paire d’animaux impurs. Et Noé vit Noé les faire entrer par le volet entrouvert de l’arche : entrèrent dans l’arche Noé, Sem, Cham et Japhet, fils de Noé, la femme de Noé et les trois femmes de ses fils avec eux. Eux, et tous les animaux selon leur espèce, tout le bétail selon son espèce, tous les reptiles qui rampent sur la terre selon leur espèce, tous les oiseaux selon leur espèce, tous les petits oiseaux, tout ce qui a des ailes, ils entrèrent dans l’arche auprès de Noé, deux à deux, de toute chair ayant souffle de vie. Il en entra, mâle et femelle, de toute chair, comme Dieu l’avait ordonné à Noé. Puis l’Éternel ferma la porte sur lui.

Les eaux montèrent et montèrent, si bien que l’arche se mit à voguer entre les archipels formés par les sommets des plus hautes montagnes. Enfermés dans l’arche, les êtres survivants découvrirent l’ennui qu’ils combattirent par le sommeil. Ils découvrirent aussi, du moins certains d’entre eux, et plus particulièrement Noé, et plus particulièrement pendant son sommeil, la beauté et le sens de l’ennui et qu’à son occasion, l’intelligence s’illimite. Et dans son sommeil, Noé s’entendit répondre à l’Éternel « Seigneur, je ne t’entends plus, mais il me semble te comprendre ! Suis-je dans l’erreur? » et l’Éternel se tut ou s’il répondit, Noé ne l’entendit pas.

Son rêve déjà lui montrait que les eaux continuaient à monter, si bien que l’arche voguait maintenant sur un seul océan infini. Noé voyait l’infini de l’Océan et il se demandait comment il pouvait le voir puisque l’arche en bois de Gopher était hermétiquement close par la poix et le volet de la porte unique. Et, tandis que les eaux continuaient à monter, cela dura quarante nuits et quarante jours, Noé s’aperçut qu’il apercevait sur l’infini de l’Océan un point minuscule qui ne pouvait être que l’arche. Et il se demanda encore comment il pouvait voir ce point qui rétrécissait dans le fur et la mesure de la montée des eaux et paraissait vouloir se réduire à l’intersection de deux lignes imaginaires qui se seraient croisées. C’est précisément à cet instant, mais il devait s’en apercevoir bien plus tard, qu’il choisit de nommer l’arche Gopher, qui signifie « Advienne ce que pourra! » Au bout de cent cinquante jours, les eaux commencèrent à baisser et Noé se demanda comment il pouvait s’en apercevoir puisque l’arche en bois de Gopher restait hermétiquement close par la poix et le volet de la porte unique. Et il se répondit qu’il ne pouvait pas s’en apercevoir, d’autant moins qu’eût-il jeté un regard par quelque interstice imaginaire sur l’Océan infini, il n’eût point trouvé de repère pour mesurer le niveau des eaux. Et Noé sut qu’il venait de découvrir l’espoir.

Mu par l’espoir, Noé demanda à ses fils d’ouvrir le volet de la porte et de choisir un oiseau dans les cellules de l’arche. Ils lui apportèrent le corbeau mâle et, à la demande de ce dernier, le corbeau femelle. Et ils lâchèrent le couple au dessus de l’infini de l’Océan. Les deux corbeaux revinrent très fatigués et ne voulurent pas repartir. Noé demanda alors la colombe femelle, et il sut qu’il venait de découvrir l’obstination. La colombe s’envola et disparut. Elle revint, portant dans son bec un rameau d’olivier : l’infini de l’Océan se rompait. Elle repartit avec son mâle et ne revint pas.

Noé interdit de refermer le volet de la porte car il lui avait semblé que l’Éternel ne s’y opposerait pas. Et ce faisant, il fit bien. L’an six cent un de son âge, le premier jour du premier mois, Noé et ses fils et les femmes de ceux-ci et leurs enfants virent que l’arche reposait sur la terre ferme. Alors Noé, se souvenant qu’il avait nommé l’arche du nom de Gopher, qui signifie « Advienne ce que pourra », fit descendre à terre sa parentèle et pareillement tous les couples d’animaux, tant l’impur que les purs. Tous les animaux, tous les reptiles, tous les oiseaux, tout ce qui se meut sur la terre, selon leurs espèces, sortirent de l’arche.

Sous l’éclatante giboulée, Noé bâtit un autel à l’ Éternel et il offrit des holocaustes sur l’autel.Sans doute s’endormit-il ensuite car en son coeur, il sentit que l’l'Éternel dit en son coeur: « Je ne maudirai plus la terre, à cause de l’homme, parce que les pensées du coeur de l’homme sont mauvaises dès sa jeunesse; et je ne frapperai plus tout ce qui est vivant, comme je l’ai fait. Tant que la terre subsistera, les semailles et la moisson, le froid et la chaleur, l’été et l’hiver, le jour et la nuit ne cesseront point. Soyez féconds, toi et tes fils, multipliez, et remplissez la terre. Vous serez un sujet de crainte et d’effroi pour tout animal de la terre, pour tout oiseau du ciel, pour tout ce qui se meut sur la terre, et pour tous les poissons de la mer: ils sont livrés entre vos mains. »

Dans le songe, Noé entendit aussi son Seigneur l’avertir : «Seulement, vous ne mangerez point de chair avec son âme, avec son sang. Sachez-le aussi, je redemanderai le sang de vos âmes, je le redemanderai à tout animal; et je redemanderai l’âme de l’homme à l’homme, à l’homme qui est son frère. Si quelqu’un verse le sang de l’homme, par l’homme son sang sera versé; car j’ai fait l’homme à mon image.». Noé n’y comprenait rien, presque rien, sinon que son rêve, parce qu’il était un rêve et parce que le propre du rêve est de faire que le propre ne soit pas seulement le propre, se refusait à accorder à l’espace et au temps la solidité qu’ils méritent. Alors, il demanda à son rêve (qu’il se mit à appeler son Seigneur) de donner à l’espace et au temps la solidité qu’ils méritent. Et le Seigneur lui répondit : va et ne te fais point de soucis, je donnerai au temps et à l’espace la solidité qu’ils méritent. Et il ajouta : seulement, ne va pas te désespérer s’il arrive que tu ne t’en aperçoives pas. Et il en fut désormais ainsi.

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Noé mourut et il y eut Abraham. Abraham était fort âgé et sa femme Sarah aussi. Et ils n’avaient point de descendance. Ils s’en lamentèrent longtemps et le temps, ayant désormais la solidité qu’il mérite, accomplissait correctement son travail de temps, si bien que les deux époux devinrent fort vieux, si vieux qu’il arriva un moment où ils se rendirent compte que leurs lamentations n’avaient servi à rien. Il arriva même un moment où – c’était dans l’oasis où Abraham avait conduit son troupeau, non loin de la montagne – ils éprouvèrent du plaisir à savoir que leurs lamentations ne serviraient à rien. Et, ils s’en réjouirent car ainsi ils découvrirent sur leur corps des espaces qu’ils ne connaissaient point. Sarah avait éclaté de rire en disant : quand je pense que… et Abraham reconnut qu’elle avait raison. Et il lui dit qu’en l’honneur de la nuit dans cet oasis près de la montagne, ils appelleraient Ithzac l’éclat de rire de Sarah. Et Sarah accepta tout en précisant que, pour sa part, Ithzac signifierait plutôt l’éclat de rire d’Abraham quand il avait entendu l’éclat de rire de Sarah. Et il en fut ainsi.


D’oasis en oasis, autour de la montagne, le troupeau d’Abraham et Sarah se reposait la nuit. Ithzac revenait souvent quand Abraham et Sarah se visitaient et il devint vite pour eux un jeune homme amusé qui les regardait rire. Et quand il les regardait rire, ils devinaient l’un et l’autre que leur rire devenait sourire. Et Sarah s’attendrissait, tandis qu’à son côté Abraham endormi devinait ses pensées.

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