« de la suavidad de la sua vida »

ou encore : de l’inexistence (33)

1. La démesurée.


Thérèse d’Avila a vécu entre 1515 et 1582, dans le Royaume d’Espagne. Cette période correspond bien à la grande époque de la Renaissance en Europe, mais l’Espagne semble occuper une place très particulière dans cette Renaissance. Vers 1515, on est plus occupé en Espagne par la volonté d’achever la Reconquista que de se livrer aux rêves de la Renaissance : la Reconquista, c’est en fait la conquête de la partie espagnole de la péninsule ibérique par des princes du nord s’appuyant sur une version très figée du catholicisme (ou comme ils disent, de la Chrétienté) contre des princes du sud s’appuyant eux plutôt sur une version très humaniste de l’islam et sur une version encore plus humaniste du judaïsme séfarade. Vers 1515, l’affaire est en voie de règlement définitif : les musulmans (les Maures) sont refoulés en Afrique du nord et les Juifs obligés de fuir (les ancêtres d’Edgar Morin se réfugient dans la Nouvelle Séfarade, Salonique, c’est-à-dire dans la partie grecque de l’empire ottoman) ou de se convertir plus ou moins sincèrement. Parmi ceux qui restent dans la péninsule les marranes sont soupçonnés par les catholiques de ne pas être sincères et ils doivent encore, quand naît la petite Thérèse, faire la preuve de leur loyalisme.

Cliquer sur la vignette pour l’agrandir

Thérèse a ainsi son grand-père paternel qui a dû acheter fort cher le droit de vivre en paix dans le royaume des Rois Catholiques. Comme les textes de Thérèse ne montreront jamais ( à la différence des écrits de la plupart de ses contemporains) une quelconque hostilité aux marranes, on peut être tenté de voir un lien entre une de ses origines familiales et les dissidences dont elle a fait preuve par la suite.

Thérèse a à peine un an lorsque les couronnes de Castille et d’Aragon passent sur la tête de celui qui va être connu sous le nom de Carlos I en Espagne et de Charles-Quint dans le reste de l’Europe. Son empire s’étend sur ce qu’on appelle aujourd’hui l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, la Belgique et les Pays-Bas et donc l’Espagne plus une partie de la Bourgogne ainsi que les possessions coloniales de l’Amérique en train de devenir latine. Charles-Quint est donc sur le papier le souverain le plus puissant de son époque, mais son empire est tellement étendu par rapport aux moyens de communication qu’il restera constamment travaillé par des forces centrifuges qui le conduiront à abdiquer en 1555.

D’ailleurs, la Castille où vit Thérèse sera souvent en rébellion contre son souverain, sans d’ailleurs que rien n’en transparaisse dans l’autobiographie de Thérèse. L’abdication de Charles-Quint met son fils Philippe II à la tête des Espagnes, comme on dit encore, mais aussi des Pays-Bas et de la Bourgogne, bien au delà de la mort de Thérèse. On retient surtout de son règne espagnol, la volonté politique (appuyé sur une Inquisition plus sévère qu’ailleurs et sur un flicage généralisé) de défendre le catholicisme le plus dur contre l’influence mineure des hérétiques de tous bords : protestants, bien sûr, mais aussi par exemple les catholiques exaltés connus sous le nom d’Illuminés ou Alumbrados et qui sont en fait des mystiques. Et là, Thérèse n’est pas loin.

La première mouture de ce texte (qui semble avoir été remanié plusieurs fois) a été écrite alors que Thérèse a 45 ans, ce qui ne me semble pas sans importance pour en comprendre le contenu : c’est déjà une femme âgée (beaucoup plus qu’une quadra d’aujourd’hui), mais elle reste une femme de désirs et désirable. Son confesseur lui demande alors d’écrire ce qui apparaît d’abord comme une confession destinée à expliquer comment elle se représente son état quand elle est convaincue d’être en présence de Jésus. S’il demande, c’est-à-dire exige, cette explication, c’est pour au moins deux raisons.

C’est d’abord pour que Thérèse montre comment sa vie antérieure l’a conduite non seulement à se faire religieuse mais en plus à vouloir réformer et durcir la règle monastique qui régit alors les Carmélites : Thérèse en effet refuse depuis longtemps la règle de mitigation (la règle mitigée) qui autorise les Carmélites, théoriquement coupées du monde, à maintenir des contacts avec leur famille et leurs alliés. Thérèse sait en effet, et d’expérience, que ces contacts sont l’occasion de relations personnelles dont le Démon se sert pour mettre les religieuses en état de péché mortel. Ce que son confesseur exige d’elle c’est qu’elle fasse état de ses expériences passées pour justifier son extrémisme. Si on en croit Thérèse, il lui aurait aussi demandé de ne pas être trop circonstanciée quand même sur ses expériences ! Il y aura donc du non-dit dans cette confession!

Son confesseur – qui partage parfois les élans de son ouaille et en soupçonne d’autant mieux les équivoques – lui demande aussi de bien faire comprendre (à d’éventuels inquisiteurs, par exemple) que ses élans mystiques ne sont pas inspirés par le Démon mais par l’amour divin. Il semble en effet que le seizième siècle espagnol ait vu se multiplier les Illuminés et surtout les Alumbradas que les autorités religieuses de l’époque considèrent comme « hérétiques ». Jean de la Croix (un voisin, un ami, presque un élève de Thérèse) est ainsi soupçonné de confondre de bonne foi le mysticisme et les séductions démoniaques. Aidé par deux ou trois collègues, ce confesseur ira même à un moment (c’est Thérèse qui le dit) jusqu’à exiger de Thérèse qu’elle éloigne ses visions en dressant contre elles le signe de croix, ce qu’elle fait (bien qu’elle en soit scandalisée) et ce qui ne les éloigne pas, nous dit-elle, puisqu’elles émanent de Dieu.


L’autobiographie de Thérèse peut être subdivisée en trois mouvements successifs auxquels il arrive de se chevaucher. Dans un premier temps, essentiellement consacré à la manière dont Thérèse, à quarante-cinq ans, se remémore son enfance, son adolescence et son entrée dans l’âge adulte, il s’agit vraiment d’une confession dans laquelle elle décrit l’état de péché que son attachement au monde lui a imposé. Ensuite, le texte – sans perdre complètement son caractère de contrition – présente, de façon à la fois imagée et détaillée, les différentes formes ou stades de l’oraison qu’elle a pratiquée et qu’elle recommande aux Carmélites qui viendraient à vivre dans un monastère respectant une règle plus sévère que la règle de mitigation. Enfin, revenant à un récit plus chronologique, Thérèse raconte ses démarches pour imposer aux pouvoirs politiques et religieux la création des premiers couvents du Carmel obéissant à une règle exigeante.

À quarante-cinq ans, Thérèse se représente et représente la petite fille qu’elle fut comme une gaminette continuellement tentée par la démesure. Âgée de 7 ou 8 ans, ne réussit-elle pas à entraîner son frère encore plus jeune dans une fugue au terme de laquelle les deux enfants espéraient rejoindre le monde des Maures musulmans pour s’y faire décapiter et ainsi témoigner de la grandeur de la foi chrétienne ! Ils n’allèrent pas bien loin. Loin de s’en offusquer la religieuse qui se confesse, quarante ans plus tard, éprouve visiblement une sympathie amusée pour ce qu’elle ne considère pourtant pas comme une foucade puérile: en parler assez longuement dans un texte qui est plus philosophique qu’événementiel laisse entendre qu’il y a là du sens et qu’il faudra y revenir.

Obligée par la sévérité paternelle (qu’elle dira plus tard approuver) d’accepter l’enfermement à l’intérieur du domaine familial, Thérèse la petite s’obstine : au lieu de chercher le désert au delà de la clôture, elle va le construire de ses mains (aidée en cela par le frangin subjugué) en deçà. Elle se fera ermite. Et la voilà qui entreprend de construire un ermitage dans le parc, une cabane, évidemment mal ajustée, dans laquelle elle va pouvoir s’isoler et prier et aussi pester contre la pauvre arrogance des grands. Elle ne veut pas encore devenir religieuse, c’est trop facile, un couvent, vous pouvez continuer à y bavarder, à y croiser des regards, non, elle veut être seule dans son désert. Et si les pierres de sa cabane ont tendance à s’effondrer, tant pis, elle ira en construire une autre un peu plus loin. Et une autre encore. Et encore un peu plus loin. Et encore un peu plus isolée dans les frondaisons familiales. Bien sûr, Thérèse, la Thérèse de la confession, montre qu’elle a conscience de cette futilité, mais si elle en parle trente-cinq ans plus tard, sous le regard nécessairement glacé de son confesseur, c’est bien qu’elle y voit encore une fois un sens ou du moins un appel au sens.

Arrive l’adolescence. À ce moment, chacun des deux parents a son rôle, très classique, bien défini : le père est chargé de la sévérité et on l’aime et l’admire pour ça ; la mère, presque toujours en couches et presque sans relevailles et qui finira par en mourir, se charge de l’indulgence. Doña Beatriz vit presque constamment allongée et dans les moments où sa fatigue lui en laisse la force, elle lit, elle lit beaucoup et elle laisse traîner ses livres. Ce ne sont pas forcément des livres de piété. Ce sont même souvent des livres de chevalerie. Oh! tout à fait conformes à la morale banale que Thérèse commence à abhorrer, mais d’être lus comme ils le sont (en cachette effrayée du père, avec la complicité honteuse de la mère, déjà aux frontières de l’interdit) les récits du preux chevalier, toujours en proie à l’adversité, à la lisière de la défaite définitive et y trouvant une souffrance suave, changent de sens. L’adolescente y lit ce qu’elle leur apporte, le plaisir douloureux de l’excès, l’approche outrancière de l’exact moment où, transporté de joie et de souffrance, le héros terrasse enfin le monde.

Transfigurée par ses lectures, Thérèse se sait jolie fille ou comme elle dira d’elle trente-cinq ans plus tard – et trop conventionnellement pour qu’elle puisse se croire honnête – plutôt bien dotée en charmes par la Providence. Elle est surtout piquante, aussi libre d’esprit que de corps, elle est visiblement le pôle (toujours un peu décentré) d’une bande de jeunes gens de la bonne société castillane, beaucoup de cousins (un peu plus âgés qu’elle pour certains), quelques cousines ou quelques voisines, alternativement captivés par la petite qui rejoue avec eux ses livres de chevalerie et quelque peu surpris par les moments, toujours inattendus, où elle les envoie bouler, elle-même déjà ailleurs.

Ces jeux adolescents – auxquels se mêlent, sous le prétexte de les surveiller, telle ou telle amie de la famille – multiplient les occasions, recherchées, de faire les regards, les mains, les lèvres se frôler dans une ambiance d’autant plus rieuse qu’elle est plus trouble ou du moins troublante. Et la Thérèse de l’autobiographie éprouve, malgré le temps écoulé, la nécessité de préciser que le secours de la sainte grâce lui permit d’éviter le péché mortel.

La suite se trouve ici

Répondre